Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/Texte entier

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 9-272).

à Henry Malherbe


CHAPITRE PREMIER

prisonnier
(9 mars 1916).

Deux soldats du 85e Saxon me conduisaient à travers champs vers l’intérieur des lignes ennemies.

J’ouvrais de grands yeux. Les feldgraù[1] se démenaient autour de nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant, soufflant, braillant ; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin ; d’autres revenaient en hurlant : des blessés. Car l’Allemand qui souffre pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière, tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé : le ravin du Bois-Chauffour.

C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.

Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de quelques-uns de ces gourbis : les réserves allemandes se chauffaient. Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion français entrât dans leur champ de tir.

Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.

Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec joie.

Offizier ? demandaient-ils.

Ia, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.

Offizier ! répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un général de bonne prise.

Mais pas un ne m’adressa la parole.

Mes gardiens me conduisirent à un jeune feldwebel coiffé de la casquette. Il parlait français.

— Officier ?

— Oui, répondis-je.

— Artilleur ?

— Non, chasseur à pied.

— Ah ! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et puis il y a du danger.

Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.

Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle flottait un petit drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse ; car l’Allemand a une odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour cette besogne on employait surtout des Français chasseurs ou soldats — qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois, gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours, dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait plus d’Allemands à soigner.

Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir, surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats creusaient hâtivement de nouvelles fosses.

Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis, d’armes brisées, de vieux papiers et d’ordures, qui me rappelaient certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens ou les Bavarois ? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en gros caractères, ce mot affreux : « Flammenwerfer ». Mais tous se montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des cigares, et du pain quelquefois.

— Pain K. K. ? demandait un chasseur.

Ia, Ia, répondait un grand gaillard. Gùt, Gùt. (Bon, Bon).

— Noir, reprenait l’autre, dégoûté.

Ia, Ia.

Et ils ne se comprenaient pas.

Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait partout, écœurait.

J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.

— Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3e ?

— Tué, mon lieutenant.

— Tué ? Comment ?

— Enterré par une grosse marmite.

— Et le lieutenant P*** ?

— Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la cavalerie, est mort sur le parapet de la tranchée, sabre en main. Il n’y a plus d’officiers à la 3e, ni à la 4e.

Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5e compagnie, par une balle à la tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4e.

— Et le capitaine V*** ?

— Il était blessé au moment de l’attaque.

— Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la cuisse. Mais qu’est-il devenu ?

— Ils ont dû le tuer.

Dans un coin — déjà, — quelques prisonniers travaillaient pour les Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.

Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5e compagnie. Il avait des larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade. Nous nous serrâmes les mains.

— Et le capitaine V*** ?

— Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R*** aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.

Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement sommaire.

On apportait sur un brancard un soldat allemand, qui avait les deux jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits. Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges. L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre pitié que celle de deux officiers français.

Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid. J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle : était-ce le prélude d’une contre-attaque ? Si elle réussissait, si elle nous délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la faveur de la nuit, si…

Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus tard, — trop tard pour nous.

Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait, en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.

Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers, qui du moins ont la vie sauve.

— La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en Allemagne. Oui, oui, gùt, gùt.

Puis, ils questionnaient.

— Croyez-vous que nous prendrons Verdun ? Un autre, plus lyrique, affirmait :

— Dans deux semaines, Verdun kapùt. (C’en est fait de Verdun.)

Ia, Ia, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.

Ia, Ia, répétaient-ils en chœur : Verdun, et la paix.

Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les derniers.

Dans tous les groupes, c’était la même chanson.

Verdun kapùt, la guerre est finie.

Soudain, un coup de sifflet.

Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil et grimpent dans la direction des tranchées : une compagnie part en renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul officier depuis que nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils ? Qui conduit les troupiers ?

Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie :

— Voilà le capitaine !

Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.

Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.

Comme nous nous étonnons de les voir vivants :

— J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que, pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez, un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas assez tôt, mon ordonnance parait pour moi. Et nous n’avions comme armes que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil. Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant — et tout cela s’est passé en quelques secondes, — un officier allemand survenait, qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi, avec l’ordre de me protéger.

— Très curieux, fis-je.

— Bien plus ! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.

Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier allemand.

Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa parole ? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route ? Peut-être. Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite : afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement de cruauté ? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit par n’être plus dupe.

Le capitaine poursuivait :

— J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque chose, je vous le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous. Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine. Ils n’ont pas insisté.

On nous conduisit enfin à un officier, à un major[2], lequel, sortant d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.

— Vous êtes officiers ?… Combien ?… Capitaine ?… Ah, capitaine… et lieutenants ?… Ah, lieutenants… et adjudant ?… Ah ! capitaine, active ? réserve ?… Votre tranchée est prise ? Vous avez beaucoup de pertes ?…

Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.

Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux paroles du major.

— Vous êtes blessés ?… On vous soignera… Vous êtes fatigués ?… On va attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.

Il s’exprimait parfaitement en français.

Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et, la nuit venant, il nous emmena.

Au dernier moment, il nous dit :

— Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers ?

— Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder ?

— Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers, c’est l’habitude en Allemagne.

Et nous partîmes.

La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine boitait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre, nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour, il nous dit encore :

— L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il faudrait courir. Est-ce que vous pourrez ?

En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux. Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques. Nous traversons un important réseau de fil de fer : ouvrage allemand ? ou, plutôt, vieille défense française ? Les obus n’éclatent pas loin de nous. Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français soutiennent ou transportent.

Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de nos chasseurs.

Nous essayons de protester :

— Vous nous avez dit que les ordonnances…

— Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance. C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il nous retrouvera là-bas.

Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent des fourrés.

Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.

Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa disposition son téléphone personnel.

Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de brancardiers fatigués.

— Un instant, fait-il.

Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.

Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous parvenons à la ferme des Chambrettes.

Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.

Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables : tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts de claies, de gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées, rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était en arrière de nos lignes ?

Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus du sol, entouré d’un sentier de caillebotis, — gourbi somptueux, digne d’un général de division.

Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre solidement étayée.

C’est le poste de commandement du colonel.

Au fond, des lits de camp : bas-flanc, matelas et couvertures. À droite, une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé. Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une boîte de cigares, et une grande carte du secteur.

Le plus âgé des deux officiers allemands est l’oberst[3] commandant le 36e régiment saxon d’infanterie. Il grisonne. Il parle lentement et difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne. Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction. L’oberst a l’air gêné.

— Où avez-vous été pris ?

En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui, l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue :

— Par qui ?

… Avez-vous eu beaucoup de pertes ?

… Beaucoup de prisonniers ?

… À quel effectif étiez-vous ?

… Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun ?

Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le vieil oberst aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la forme.

Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne peut se retenir de nous poser la question que nous attendons :

— Croyez-vous que nous prendrons Verdun ?

C’est leur grande inquiétude nationale.

Le capitaine réplique sans broncher :

— Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne l’aurez pas.

Le vieil oberst nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne saurais démêler s’il sourit parce qu’il a pitié de ce qu’il considère comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.

Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a conduits transmet un ordre au téléphone.

Le vieil oberst nous dit :

— Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier général de la division, à Villes.

Puis, sans hésitation :

— Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier ?

Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.

Mais le capitaine répond :

— Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont les inévitables accidents du travail.

L’oberst penche la tête pour acquiescer.

À son tour, le capitaine pose une question.

— Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa famille puisse avoir son corps, après la guerre ?

L’oberst penche encore la tête et répond :

— C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous fournir les renseignements nécessaires ?

L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les indications du capitaine.

L’oberst ajoute :

— Votre camarade sera enterré convenablement.

Nous n’avons jamais su si la promesse de l’oberst a été mieux tenue que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à Mme V***.

Mais le cuirassier s’est présenté.

On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous saluons et nous sortons.


à José Germain


CHAPITRE II

des chambrettes à rouvrois
(9 mars 1916).

Le cheval du cuirassier, une superbe bête, est attaché à un arbre. Comme des obus battent la lisière du bois, il regimbe. Son cavalier le calme et lui parle à voix basse, puis l’enfourche et nous demande si nous sommes prêts. La question est moins une politesse qu’une injonction. Hélas ! oui, nous sommes prêts. Nous nous mettons lentement en route. La canonnade s’est apaisée. Toute la campagne est blanche. Il fait froid. Où dormirons-nous, ce soir ? Après tant de forces dépensées, nous éprouvons un violent besoin de dormir. La tension des jours derniers et l’excitation du combat sont tombées, une pesante lassitude nous reste, et de la fièvre.

À peine sortis du bois, nous voici au milieu d’attelages en station.

— Ravitaillement, dit le cuirassier.

Ce sont en effet des cuisines roulantes, arrêtées en ordre et formées en parc. Toutes les voitures sont attelées de quatre chevaux ; tous les chevaux ont une couverture dépliée sur le dos. Les hommes de corvée sont silencieux. Ils nous regardent passer, ne nous reconnaissent peut-être pas, s’écartent, et ne disent rien.

Il tombe de la neige en flocons menus et du verglas. La route est défoncée et creusée d’ornières profondes. Nous glissons. Il faut se raidir pour éviter les chutes, et on ne les évite pas toujours. Le cuirassier, qui a toutes les peines à tenir son cheval, met pied à terre.

Peu à peu, lentement, nous nous éloignons du champ de bataille et de la ligne de feu. Les obus français ne nous gênent plus. Les carrefours sont libres. Notre artillerie n’entrave pas à cette heure, et si loin, le travail nocturne, toujours si intense. Des coups de canon nous arrivent assourdis. Nous sommes prisonniers. C’est la pensée obsédante. Nous sommes des vaincus, et nous marchons vers l’exil. Quel sort nous est réservé ? Et surtout, comment préviendrons-nous ceux qui vont s’inquiéter là-bas ? Nous n’avions jamais prévu que nous pourrions tomber vivants aux mains de l’ennemi. Demain, les papiers officiels nous porteront comme « disparus ». Or, nous avons trop souvent répété nous-mêmes que « disparu » est un mot de politesse et de pudeur qui cache un autre mot, trop pénible. Seront-ils rassurés, et quand seront-ils enfin rassurés, ceux qui peut-être dans quelques jours nous pleureront ? Mornes et douloureuses pensées, que notre fièvre ressasse à loisir.

Le cuirassier essaye de lier conversation. Va-t-il nous demander si nous croyons qu’ils prendront Verdun ? C’est un grand gaillard maigre, sans manteau, coiffé du casque à pointe. Il baragouine un peu de français, appris dans nos villages occupés, et nous baragouinons, le capitaine et moi, un peu d’allemand, souvenir des leçons du collège. Pourtant nous parvenons à nous entendre à peu près.

Il est Prussien, il est sur le front depuis le début ; il a pris part aux premières batailles dans le Nord, quand c’étaient encore les jours de la cavalerie et des combats d’hommes. Il nous dit, ce que nous avons déjà entendu plus de dix fois depuis que nous sommes prisonniers, que pour nous la guerre est finie. Il accompagne sa phrase d’un soupir de regret, et nous demande si nous croyons et si l’on croit en France que « ça durera longtemps encore ». Comme nous n’avons aucune raison de lui dorer la pilule, le capitaine V*** lui répond :

— Quand la France sera kapùt (abattue, morte, détruite), quand l’Allemagne sera kapùt, il ne restera plus debout que les Anglais. Alors, la guerre sera finie, — dans deux ou trois ans.

Tristement, le cuirassier approuve. Il n’aime pas l’Angleterre. Il suit la mode. Lecteur docile des journaux, il n’en veut à la France ni du mal qu’ils ont voulu nous faire, ni du mal qu’ils nous ont fait, ni de tout le mal qu’ils n’ont pas pu nous faire, précisément parce que l’Angleterre les empêcha de mener jusqu’au bout leur fureur. Et maintenant l’Allemagne déteste cette France si pitoyable qui s’est défendue, mais elle hait terriblement l’Angleterre, car l’Allemagne a fini par découvrir pour les besoins de sa cause et par imposer à ses hommes cette idée que c’est l’Angleterre qui a cherché la guerre. Le cuirassier prussien s’apitoie en effet sur notre pauvre France. Comme la route que nous suivons est labourée d’ornières très profondes, qui lui donnent un aspect irréparable, il nous dit :

— Après la guerre, ça vous coûtera cher, la remise en état de ces chemins, ils sont bien abîmés. Partout c’est pareil. De même pour vos forêts : nous les avons complètement déboisées.

Dans ce paysage de neige et de misère, cette phrase, moins charitable que cynique, car le cuirassier ne regrette rien, nous brise le cœur. Répondre ? Et quoi ? Que les coupables seront punis ? Qu’ils seront condamnés à payer ? Mais ne faut-il pas retenir cet aveu d’un simple soldat, qui marque leur impuissance désormais certaine, qu’ils ne semblent plus espérer garder pour eux ces terres qu’ils occupent en Belgique et chez nous ?

Tout en devisant tant bien que mal, nous arrivons à hauteur de l’ancienne première ligne française, celle du 20 février 1916. Nous n’en voyons pas grand’chose. De chaque côté de la route partiellement refaite, nous apercevons des éléments de tranchées clayonnées, des sacs à terre, des créneaux, un réseau de fils de fer. Ce petit coin du champ de bataille paraît intact, ou du moins peu endommagé. Autant que la nuit nous le permet, nous remarquons aussi que la position est telle que nous l’avons perdue et que, comme nous disons en style militaire, les tranchées n’ont pas été « retournées » contre nous par les Allemands en vue d’une défense probable.

La route est longue et pénible, et nous sommes fatigués. Le cuirassier ne sait pas très bien où il nous conduit. Il parle d’Azanne et de Villes, sans que nous puissions démêler si nous allons à Villes ou à Azanne. Mais nous sommes prisonniers, et nous n’avons qu’à nous laisser conduire.

De grandes ombres trapues se découpent sur le bord de la route.

— Des minenwerfer tout neufs, nous dit le cuirassier.

Il y en a une douzaine, qui attendent sous la neige. À leur suite deux masses plus hautes et plus longues, plus élégantes aussi : ce sont deux canons lourds, mais des canons français, de 155, pris à nos artilleurs. Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop crues de notre guide.

Un convoi nous précède. Un carrefour est encombré de voitures et de chevaux. Dans le désordre et le brouhaha, des blessés légers gagnent par leurs propres moyens le premier poste d’évacuation. L’un d’eux, qui a gardé son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s’emportant, déclare qu’il faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l’allemand, comme tout le monde, car personne n’aura plus le droit de connaître une autre langue que la leur. Ce troupier de deuxième classe, socialiste ou césarien, est un pangermaniste convaincu.

Comme cette marche est pénible ! Nous glissons, nous tombons, nous soufflons, nous avons soif. Précisément nous touchons à une espèce de bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent éclairée par une lanterne, travaille à je ne sais quelle réparation. Le cuirassier l’appelle et lui demande s’il a de l’eau à nous donner. L’homme n’en a pas, mais il prend un de nos bidons et disparaît pour aller chercher ce que nous désirons tant. Et nous nous asseyons près de la baraque.

Quelques minutes après, l’homme revient. Quelle joie ! Mais quelle stupeur quand nous voyons qu’au lieu de nous rendre le bidon, l’homme l’approche de sa bouche, avale une gorgée d’eau, passe sa main sur le goulot et tend la gourde au capitaine ! Cela, évidemment, pour nous prouver qu’il n’avait pas empoisonné notre boisson. Et voilà que ce mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l’autre guerre, de celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 faisant goûter par leurs hôtes forcés les mets qu’on leur avait préparés ; et je songe à leur méfiance perpétuelle, parce qu’ils n’ont jamais l’âme tranquille, et je songe aussi que, plus naïf et donc inférieur selon leur morale, je n’aurais même pas pensé que l’eau de cet homme pût être empoisonnée. J’ai souri du geste de ce soldat allemand, geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays neutres, geste si peu français. J’ai bu de cette eau. J’aurais vidé le bidon tout seul sans être rassasié. Nous étions quatre à nous partager un litre de cet élixir.

Enfin nous allons arriver à Villes, car nous apprenons que nous allons à Villes. Pour les derniers cent mètres, nous tendons le jarret. En cachette, je fais l’examen de mes poches. Je déchire en menus morceaux tous les papiers que je possède, des lettres, des photographies, deux billets de banque, et je les sème peu à peu dans le fossé de la route.

Encore un coup de collier et nous arrivons à Villes.

L’aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions bien déjà, hélas ! ce que la guerre peut faire d’une bourgade en l’anéantissant comme à Souchez, par exemple, et en l’écrasant sous les obus au point de ne plus permettre à l’agent de liaison égaré de retrouver même l’emplacement approximatif de l’église. Mais ce village que nous avons devant nous a été systématiquement détruit par l’ennemi. Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en sont la cause à peu près certaine : mais toutes les autres maisons qui sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n’ont pas autre chose : les portes, les fenêtres, les planchers, les poutres, les chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les meubles aussi, on a tout enlevé, soit pour étayer des tranchées ou construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle pas de tout ce que l’on a pu expédier en Allemagne. C’est le premier village de ce genre que nous voyons : une tristesse lourde nous pèse sur les épaules.

Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en pataugeant dans la neige et la boue, et en évitant de nous cogner aux hommes de corvée qui grouillent autour de nous. C’est ici le même ordre et le même silence que nous avons remarqués près de la ligne de feu. On nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le cuirassier s’informe du chemin à suivre. On nous conduit au P. C. de la division, qui se trouve en dehors de l’agglomération.

Un long sentier de caillebotis nous dirige vers le point que nous croyons être le terme de notre route. Nous nous y engageons, heureux d’échapper à la boue glaciale. Nous sommes en pleine campagne. D’immenses tentes se dressent devant nous : c’est un lazarett (hôpital). Nous nous rangeons pour laisser passer un blessé que l’on ramène sur un brancard de la salle d’opérations. À notre gauche, un moteur ronfle. Nous pensons que c’est grâce à lui que tout le campement que nous traversons est éclairé à la lumière électrique.

Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creusé dans la terre, couvert et étayé d’un nombre surprenant de rondins, et l’ensemble a la forme d’une pyramide de proportions excessives. Jamais nous n’avions vu d’abri de cette importance. Il est vrai que la vie d’un général de division est chose sacrée en Allemagne, et nous n’ignorons pas que le Kronprinz lui-même a donné l’exemple des précautions à prendre à la guerre. On accède au P. C. par un couloir à ciel ouvert taillé dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier frappe à l’une d’elles et pénètre dans une vaste salle où nous apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant que notre cuirassier rend compte de notre arrivée et remet l’ordre écrit qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-tête, crânes tondus, nous regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance pénètre à son tour dans la grande salle avec un plateau où je compte huit verres. Ces messieurs vont sans doute célébrer leur victoire de la journée, et ce n’est probablement pas pour nous convier à la fêter avec eux qu’ils se font apporter ces verres. Non, certainement ; car peu de temps après, le cuirassier sort du P. C., et il n’a pas l’air content.

Il n’est pas content du tout. Il nous annonce en effet, d’une voix maussade, qu’il vient de recevoir l’ordre de nous conduire sans délai à la Kommandantur de Rouvrois.

Rouvrois ? Où est-ce ? Est-ce loin ? Est-ce près ? Le cuirassier nous montre le bout du papier qui lui fixe l’itinéraire et nous lisons ces quatre noms : Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la distance qui sépare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms représentent tout de suite pour nous un nombre considérable de kilomètres. Nous sommes déjà éreintés. Nous sommes tous plus ou moins blessés. Le sait-on ? Ou s’en moque-t-on ? Mais pourrons-nous arriver jusqu’au bout ?

Quand nous nous remettons en route lentement, très lentement, il nous semble que nous ne ferons même pas cent mètres. Hélas ! dans quelle galère sommes-nous embarqués ! Nous sommes prisonniers, oui, bien prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, sinon du bétail, qu’on pousse devant soi jusqu’au jour des préliminaires de paix, où l’on discutera le prix de rachat de chaque tête ? En Allemagne, nous sommes un objet de haine ; et en France un objet de mépris. N’importe. Il faut marcher, même quand on n’a rien mangé depuis trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait à refuser d’aller plus loin ; car dans l’ignorance où nous sommes de ce que nous deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se séparer de ses camarades, qu’il ne reverrait jamais sans doute.

Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant un kilomètre environ, nous reprenons la mauvaise route par où nous sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d’artillerie : quatre gros canons montés sur des chariots massifs aux roues énormes, chacun d’eux tiré par huit chevaux. Et tout de suite après, nous entrons dans la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avançons à grand’peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.

À la première halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n’a pas connu la fatigue à sa dernière période, ne pourra pas me comprendre. J’avais conservé, dans la poche de ma capote, ma carte d’état-major au 1/80.000e, la seule que nous eussions à notre disposition au début des affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons à nous situer dans l’espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. À la clarté de la lune et à la lueur d’une allumette, nous nous trouvons sans difficulté. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voilà Rouvrois. Nous avons déjà fait une douzaine de kilomètres. Nous en avons encore une trentaine à faire pour parvenir à Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu’à nouvel ordre. Trente kilomètres ! Est-ce possible ? Mais les ferons-nous ? Mais comment les ferons-nous ? Il neige toujours. Il fait froid. La route est complètement défoncée. Nous enfonçons dans les ornières. Nous glissons dans des trous profonds. Véritable marche au Calvaire. Nous marcherons toute la nuit. Arriverons-nous ? Et quand arriverons-nous ?

Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule Le Désert et qui, tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures ? Ainsi, pour nous, ce soir, tout se résume en ceci : de la nuit, de la neige, du froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de Mangiennes.

Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. Le village a l’air vide et ne semble pas abriter des troupes au cantonnement. À tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur bois indiquent, par un mot et une flèche, les directions à prendre. Et nous sortons de Mangiennes sans tâtonner.

De Mangiennes à Pillon, nous mîmes certes plus de temps que je n’en mettrai à le rapporter. C’est la même marche, dans le même paysage, avec la même fatigue, sur une route identique, peut-être un peu moins mauvaise, bien qu’elle soit très mauvaise encore. À chaque halte, il nous apparaît que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons néanmoins jusqu’à la halte suivante, où nous nous apercevons que nous sommes encore plus brisés qu’à la précédente, ce que nous aurions cru impossible. Somnambules que nous sommes, nous n’avons plus la ressource de penser. Nous allons, groupe muet, éclopé, fourbu, glacé, à côté d’un cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est épuisé de marcher à pied dans la neige glissante, en soutenant son cheval qui le gêne plus qu’il ne l’aide.

Si nous avons trouvé facilement notre route à travers Mangiennes, la chose est moins aisée à Pillon, car il n’y a ici aucun de ces gigantesques écriteaux, qui étaient si nombreux là-bas. Je tire de nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu’il doit suivre. Il regarde ce que je lui indique, mais il ne se décide pas. Il n’a sans doute pas confiance en nous. Il frappe à la porte d’une maison qui semble être une ambulance. Vainement. Personne ne répond. Tenant toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succès. Il trouve enfin une espèce de ferme, disparaît, revient, attache sa monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au fond de laquelle nous voyons, chichement éclairés, deux hommes mal vêtus et deux cuisines roulantes côte à côte. L’un des cuisiniers est occupé à tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l’autre, debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l’immense marmite. Ni celui-ci, ni celui-là ne nous adresse la parole.

Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle dérision ! Nous amener dans une cuisine alors que nous n’avons rien mangé depuis quarante heures ! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la croûte devant nous ? Il n’en faut pas douter. Déjà on lui donne du pain et une tranche de bœuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la viande et du café. Qui n’a jamais eu faim ne concevra point que nous n’ayons pas eu la dignité de refuser cette pitance clandestine. Nous avons mangé et bu. Pour la première fois, nous goûtons en pays ennemi de ce fameux pain de guerre, si cruellement cinglé par nos railleries françaises. Il n’est pas bon, il est même mauvais, mais nous avions faim, et il nous contente. Quant au café, s’il est nécessaire de l’appeler ainsi, c’est une vague décoction de je ne sais quoi, sans sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous lèverait le cœur, si le froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel fut notre premier repas en Allemagne.

L’impression que nous en pûmes tirer, c’est que le soldat boche n’a peut-être pas une cuisine très fine, mais il a de quoi se sustenter.

Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le cuirassier nous dit sans aucun embarras :

— On vous demandera si vous avez mangé. Vous répondrez non.

Sa phrase est moins une prière qu’un ordre.

Comme nous passons devant l’église de Pillon, l’horloge sonne quatre coups. Je regarde ma montre : elle marque trois heures. S’est-elle arrêtée ? Non, il faut désormais que nous nous réglions sur l’heure allemande et que nous tenions compte d’une différence de cinquante minutes.

Les derniers kilomètres d’une étape paraissent toujours plus longs. Ceux-ci nous semblent interminables. L’arrêt que nous avons fait dans la cuisine de Pillon nous a cassé les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux reins, aux épaules, sans parler des blessures du combat. On doit se raidir et se tendre de toute sa volonté pour marcher encore.

À la lisière d’un petit bois, nous rencontrons un cavalier en patrouille. Tout en passant, il nous dit :

— ’ten Abend (Bonsoir).

Il ne s’est peut-être même pas aperçu que nous sommes des prisonniers.

Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons à Rouvrois. Nous avons tellement répété que nous n’en pouvions plus, que nous aurions besoin d’inventer une expression pour marquer à quel degré de fatigue nous atteignons. Ah ! se coucher ! s’allonger ! se reposer ! dormir ! dormir surtout, comme des brutes, après tant d’émotions et de surmenage. Est-ce que nous dormirons ? Est-ce vraiment ici qu’on nous retiendra ? Ne va-t-on pas d’ici nous expédier plus loin ? Qui sait ? Et pourquoi non ?

La kommandantur occupe une petite maison en briques. Une inscription en gros caractères noirs la signale par ces mots : « general k d o ». La même inscription se trouve sur une lanterne à verre rouge accrochée, non pas à la porte d’un établissement spécial, mais au premier étage de la maison voisine, qui fait le coin de la rue. Un grand poteau chargé de fils téléphoniques et télégraphiques se dresse près de la kommandantur ; et le quartier général est gardé par une sentinelle de la landsturm, qui, l’arme à la bretelle et les mains dans les poches de sa capote grise, se promène le long d’un sentier de caillebotis, en rotant régulièrement toutes les trente secondes avec une vigueur qui nous surprend d’abord quelque peu.

Le cuirassier est entré à la kommandantur. Nous nous sommes assis sur un banc de pierre, le dos contre la muraille. Il fait froid. La nuit s’achève. Le capitaine s’est assoupi. La sentinelle continue sa lourde promenade en rotant consciencieusement avec la même régularité, comme par gageure, à moins que ce ne soit un procédé recommandé par les consignes du poste pour résister au sommeil.

Mais voici que le cuirassier sort de la kommandantur. Il a l’air plus satisfait qu’au départ du P. C. de la division. Sa mission est finie. Il nous dit adieu très simplement et nous remet entre les mains d’un fantassin en calotte de campagne qui, baïonnette au canon, nous conduit, à une cinquantaine de mètres de là, dans une petite maison de pauvre apparence.

Allons-nous enfin nous reposer ? Nous entrons dans une pièce qui a, pour tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un poêle. Le parquet est sale. Les murs suintent l’humidité. La table est recouverte d’un enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne sont pas trop propres. Une odeur infâme règne. Ne soyons pas dégoûtés. Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d’autres sans doute.

Sous la surveillance d’un feldwebel, l’homme qui nous a conduits dispose les paillasses l’une à côté de l’autre. Puis, de lui-même et avant que le sous-officier ait pu l’en empêcher, il se met à nous allumer du feu dans le poêle. Pendant que nous nous installons et que lui s’emploie à ce travail, le feldwebel le traite à plusieurs reprises, et à mi-voix, de « dummkerl », comme si nous ne devions pas comprendre qu’il le sacre imbécile et triple imbécile. Et cela nous assure sans hésitation des sentiments que le feldwebel nourrit à notre égard.

à Jacques Boulenger


CHAPITRE III

de rouvrois à pierrepont
(10 mars 1916).

Nous n’avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. Ai-je rêvé ? Où suis-je ? J’ai l’esprit lourd, comme un malade qui entre en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l’effroyable journée de la veille me revient à la mémoire. Je regarde autour de moi. Quelle tristesse ! Déjà mes camarades se lèvent. Ils ont les traits tirés, les paupières plombées, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. Le même désespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les quatre. Et c’est dans un silence navrant que nous faisons notre toilette, vaille que vaille, pour la première fois depuis cinq jours. Depuis cinq jours, nous n’avions pu nous débarbouiller : l’eau, ce matin, est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.

Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est là, baïonnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de près. Il n’a pas la physionomie d’un mauvais diable. Il louche un peu et montre un vif désir de causer avec nous. Il ne s’exprime d’ailleurs pas en un français trop incorrect.

Comme tous ceux que nous avons vus jusqu’ici, cet Allemand commence par nous parler de lui-même. Viendront ensuite les questions qu’il brûle de nous poser. C’est un procédé d’une habileté assez pesante ; mais, à force d’entendre toujours les mêmes questions et les mêmes affirmations sur la guerre, la France et l’Angleterre, je me persuade que ces Boches récitent une leçon apprise.

Ainsi pour cet homme. Il veut être trop aimable. Il nous raconte qu’il a fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, doucereusement même, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir l’air d’y toucher. Il ne pérore pas depuis cinq minutes, que déjà il nous pousse sa charge contre l’Angleterre. D’abord, les Russes n’existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les Français ne leur ressemblent point. Voilà de bons soldats. Eux seuls ont opposé à l’Allemagne une résistance sérieuse. Eux seuls empêchent l’Allemagne d’arriver plus vite à la victoire. La France sera vaincue, mais l’Allemagne estime la France comme elle le mérite. Si seulement la France comprenait mieux son intérêt ! Mais elle s’est jetée dans les bras de l’Angleterre ; l’Angleterre la mène par le bout du nez, elle la saigne à blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d’hommes et d’argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre de ses colonies. Cette Angleterre est haïssable. C’est pourquoi notre homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n’est-ce pas, puisque les Anglais font durer la guerre à plaisir ?

Notre homme n’en reste pas là. Nous l’écoutons. Nous n’avons rien d’autre à faire.

— La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, vous verrez. On a beaucoup d’égards chez nous pour les officiers prisonniers.

Cette considération personnelle ne nous émeut guère. La sentinelle reçoit cette réponse, qui exclut toute sentimentalité, que la certitude d’avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d’un soldat français et que la captivité, même dorée, à supposer qu’elle le soit, ne vaut pas la satisfaction de souffrir à sa place dans la misère quotidienne de la tranchée.

C’est tout un drame qui se joue là, dans cette pauvre chambre de Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un drame d’idées et de caractères qui reproduit en petit l’effroyable tragédie où, des deux races aux prises de la mer du Nord à la frontière suisse, l’une proclame le droit de vivre, et l’autre défend le droit de mourir. Le même malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend rien à notre attitude, et le regard étonné dont il nous enveloppe signifie que décidément nous sommes de piètres individus, que nous ne serons jamais sérieux et qu’enfin nous sommes pitoyables.

La journée du 10 mars devait nous offrir, dès notre entrée chez l’ennemi, un raccourci d’à peu près tout ce que nous verrions par la suite. Sans plus tarder, nous allions connaître la profondeur du fossé qui sépare la France lumineuse et libre de l’Allemagne asservie et embrumée. D’un côté, des idées ; de l’autre, des appétits ; ici, des sentiments ; là, des méthodes. Les deux peuples se touchent sans se confondre. Et ce n’est pas faute d’être éclairée sur nous que l’Allemagne garde ses principes à elle. Ses hommes sont d’une curiosité extraordinaire. Tout les intéresse de nous. Ils ne se lassent pas de nous interroger. Ils veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu’on ne l’ignore pas, ce n’est point pour s’améliorer que l’Allemagne cherche à s’instruire. Elle a des principes nettement arrêtés. Rien ne pourra l’en distraire. Elle s’y tient comme un chien s’accroche à un os. Et, si elle montre tant de curiosité envers nous, c’est pour se convaincre un peu plus de sa supériorité et se raffermir dans son orgueil.

Ce matin-là, nous étions évidemment à l’ordre du jour de Rouvrois. Nous attendions la visite de tout ce qu’un état-major qui se respecte traîne avec soi d’officiers pleins d’importance. Aussi ne fûmes-nous pas surpris, quand, vers les huit heures du matin, entra dans notre cellule un officier allemand qui se présenta à nous comme interprète. Il nous demanda quel était le plus ancien de nous tous, et il sortit aussitôt, après avoir invité le capitaine V*** à sortir avec lui.

Nous pensions que nous allions subir l’un après l’autre, et séparément, l’interrogatoire de rigueur. Il n’en fut rien. L’interprète n’était pas chargé de nous interroger. Il désirait seulement causer avec le capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle délicatesse de savoir-vivre ! Mais combien plutôt la ruse était grossière ! Car, sous le prétexte d’une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le plus ancien d’entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s’y trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des choses précieuses, alors que son interlocuteur s’en allait les mains vides.

L’impression retirée par nous de cet entretien d’allure familière confirme celle que nous avons eue déjà en quittant le gourbi des Chambrettes : les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils trouvent que le succès ne répond pas à leur attente. Ils voudraient savoir si nous avons des réserves d’infanterie et d’artillerie en arrière de notre ligne, qui semble précaire, mais qui peut-être cache un piège. Ils ne se fient pas aux déclarations que leur ont faites quelques soldats français qu’ils ont capturés, car ils ont plus d’une fois éprouvé que ces déclarations, fausses à plaisir, ne servaient qu’à les égarer. Comment obtenir qu’un officier parle ? C’est bien difficile, et il faut emprunter des chemins détournés.

L’interprète croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le croient. Il estime néanmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans pertes pour les assaillants. Mais il est d’une intelligence peut-être plus grande, à moins que les idées propagées par le gouvernement de Berlin ne soient dosées suivant les classes qu’on veut toucher, et, tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirmé que la prise de Verdun terminerait les hostilités, il professe quant à lui qu’elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n’est point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de l’Allemagne !

— Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous montrer exigeants au moment de la paix.

À l’heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de plus réconfortant pour un prisonnier que d’assister à la faillite des espérances du vainqueur et au commencement des déceptions démoralisantes ?

Nous écoutions passionnément ces propos du capitaine, lorsqu’un nouvel officier entra dans la chambre. Après l’échec de l’autre, venait-il officiellement celui-ci ?

Il est grand, de belle prestance sous l’uniforme gris, et même il ne manque pas d’une certaine élégance. Il parle bien le français, il porte sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ôté sa casquette en entrant chez nous. Après quelques paroles de politesse, il nous montre une feuille de papier écolier où sont inscrits déjà quelques noms d’officiers, et il nous demande de nous inscrire à notre tour. Nous consultons la liste : nous n’y voyons personne que nous connaissions, et nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d’un régiment de notre division. Cette petite cérémonie terminée, nous nous préparons à une attaque en règle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de tergiversations que nous n’aurons pas de peine à garder le dessus.

Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit :

— Regardez.

Et il déplie devant nos yeux un grand tableau imprimé indiquant la composition de tous nos corps d’armée, divisions et brigades. Un trait de crayon bleu encadre les unités que les Allemands ont pu identifier devant eux à Verdun, depuis le 21 février, premier jour de l’offensive.

L’officier a un sourire satisfait. Mais il nous montre du doigt plusieurs points d’interrogation, faits au crayon bleu aussi, qui déparent le beau travail qu’il nous exhibait. Son geste est d’une candeur touchante, et c’est nous maintenant qui, pour toute réponse, nous contentons de sourire. Alors l’officier replie mélancoliquement son tableau.

Pour dissiper la gêne qu’il sent, il nous annonce que nous quitterons Rouvrois dans le courant de l’après-midi, vers deux heures. Nous irons à Pierrepont, qui est un point d’embarquement, et nous partirons avec un certain nombre de soldats français, prisonniers comme nous, lesquels sont gardés et parqués dans l’église du village.

Le capitaine profite de l’occasion pour demander ce que sont devenues nos ordonnances.

— Un major du 36e saxon, dit-il, nous avait promis qu’on nous les laisserait. Mais on nous les a retirées en route pour transporter des blessés.

L’officier s’empresse de répondre que la promesse du major sera tenue, que c’est une chose certaine, que les Allemands ont l’habitude de ne pas séparer les ordonnances de leurs officiers et que par conséquent les nôtres nous seront rendues lors de l’embarquement en chemin de fer. Et sur cette promesse, qui ne lui coûte que quelques phrases, l’officier se retire.

C’est maintenant l’heure de notre premier repas officiel, et ce sera le plus important de la journée, selon la coutume allemande, car il est de règle là-bas de manger beaucoup le matin et peu le soir. Un soldat, qui doit rester à notre disposition jusqu’à ce que nous ayons achevé, place sur la table des assiettes creuses, des cuillers, des fourchettes, des tasses et une grande cafetière pleine de café. Le café sera notre boisson : il ne ressemble pas plus à ce que nous appelons chez nous de ce nom, que la fade lavasse que nous avons prise, la nuit précédente, dans la grange de Pillon. Quant à notre pitance, elle ne sera pas compliquée. Le soldat apporte une marmite et emplit nos assiettes d’une soupe épaisse, faite de potage condensé, de riz et de petits morceaux de viande de la grosseur d’un dé à jouer. J’avoue que cette soupe nous parut succulente. Le soldat qui nous sert est d’une prévenance extrême. À peine ai-je vidé mon assiette qu’il me l’enlève. Que va-t-il me donner ? — Une deuxième assiettée de la même soupe. Car, je peux le dire maintenant, on ne nous présentera pas autre chose. Libre à nous de reprendre trois ou quatre fois de cet unique plat. Alimentation simple et rustique dont il faudra nous accommoder. Encore serait-elle suffisante, si nous en avons toujours autant, et surtout si l’on nous distribuait un peu de pain. Mais notre menu de ce matin n’en comportait pas.

Manger et dormir sont à peu près les seules occupations d’un prisonnier. Nous nous sommes donc allongés sur nos paillasses après ce magnifique repas. Savions-nous ce que nous ferions ? Avant notre départ, qui était fixé pour deux heures, nous voulions nous reposer et nous mettre en état de supporter de nouvelles épreuves.

À deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne m’a ému comme celui-là.

La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands ? Nous ne savons pas, et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.

Pour aller à Pierrepont, nous quittons la route Rouvrois-Longuyon. Le carrefour est occupé par des troupes au repos, section de munitions ou de parc d’artillerie. Des chariots et des caissons sont alignés, des soldats nous regardent passer. Deux officiers sont parmi eux, et, au moment où nous allons les croiser, ils nous saluent.

Il fait froid. Un pâle soleil n’arrive pas à nous réchauffer. La plaine est blanche de neige autour de nous, et tout le paysage est d’une tristesse infinie.

Nous approchons d’un village : c’est Arrancy. Sur la route, des civils, jeunes et vieux, travaillent sous la surveillance de soldats en armes. On ne nous avait pas trompés, quand on nous avait dit en France que nos pauvres frères des régions envahies subissaient le régime des Travaux Publics. Devant leur détresse effroyable qu’il n’est que trop aisé de voir dans leurs yeux et sur leurs visages amaigris, nous oublions la nôtre. La nôtre commence. Ils endurent la leur depuis dix-neuf mois. Honte à ceux qui commettent ces crimes ! Et honte à ceux qui, par leur faute et par leur imprévoyance, ont pu permettre que ces crimes fussent commis !

Comment oublierais-je le ton de ce cantonnier minable, qui, à deux pas de son gardien, trouve le courage de nous dire, après tant d’heures noires :

— N’est-ce pas que ce n’est pas vrai qu’ils ont pris Verdun ?

Quelle force y a-t-il donc dans le cœur d’un Français pour que jamais le moindre doute ne le touche quant aux destinées de sa patrie ? Ainsi de cet homme. Depuis dix-neuf mois il est esclave. Depuis dix-neuf mois il a faim, il ne sait rien de ce qui se passe chez lui. Un jour, le maître brutal, désespéré de sa résistance, lui annonce qu’il s’est emparé de Verdun. Et l’esclave, avec son bon sens et sa foi éternelle, lui répond :

— Ce n’est pas vrai.

Homme d’Arrancy, qui que tu sois, Français que je ne reverrai peut-être de ma vie, tu m’as donné une belle leçon. Le peuple d’où tu sors ne peut pas être vaincu. Et ta forte parole me fait oublier ce que j’ai vu ensuite dans ton village d’Arrancy. Je t’avais rencontré avant d’y entrer.

Quel spectacle navrant en effet, quelle douleur à chaque pas renouvelée ! Voici une jeune femme qui vient vers nous. En riant elle adresse quelques mots au hussard qui nous précède, fait un pas, prend un air tragique, nous demande en passant :

— Ça ne va donc pas ?

Et, sans attendre notre réponse, elle lance déjà des plaisanteries aux soldats qui nous suivent.

Dans toutes les maisons, il y a des soldats allemands. Par les fenêtres ouvertes, car on veut nous voir, c’est nous qui voyons. Les Allemands sont là comme chez eux, installés en famille. Est-il possible que cette chose soit ? N’est-ce point par la terreur qu’ils ont occupé nos pauvres foyers sans défense ? Hélas ! Un de mes camarades m’apprend que, déjà, avant la guerre, ce pays était infesté d’Allemands plus ou moins déguisés, qu’on n’y dissimulait ni de la sympathie pour l’Allemagne, ni de la défiance et de la mauvaise humeur contre nos troupes quand elles y cantonnaient. Faut-il que je le croie ? Mais devant ces horreurs, comme il grandit, comme il grandit, l’humble cantonnier de tout à l’heure !

À la sortie du village, à deux cents mètres environ, les hussards nous font quitter le chemin et entrer dans un champ en bordure couvert de neige. Puis, ils nous arrêtent. Halte. Dix minutes de repos.

Quand on nous remet en route, pour les derniers kilomètres qui nous séparent de Pierrepont, deux fantassins allemands nous emboîtent le pas. Ils sont équipés et vêtus de neuf et portent la casquette grise à visière et à bandeau rouge que portent les sous-officiers. L’un d’eux paraît tout jeune. Naturellement ils se mettent à nous parler, et naturellement leur curiosité nous pose toutes les questions obligatoires qu’on nous a déjà posées.

Combien de temps durera la guerre ? Que dit-on en France à ce sujet ? Les Allemands prendront-ils Verdun ? S’ils prennent Verdun, la paix sera signée. L’Angleterre est une infâme nation de traîtres et de pirates. La France, au contraire, est très sympathique ; on l’estime et on la plaint. Pourquoi faut-il qu’elle se laisse mener par le bout du nez au gré de l’Angleterre ?

Nous discutions encore avec nos deux catéchumènes en armes, quand nous arrivons à Pierrepont.

Un capitaine nous arrête et sépare les officiers de la troupe. Une contestation s’engage à propos de l’adjudant-chef Ch*** qui voudrait bien nous suivre.

— Est-il officier ? demande le capitaine.

— Il est adjudant-chef.

— Il n’est pas officier ? répète l’autre.

— Non, mais offizierstellvertreter[4].

— Je regrette. Il n’est pas officier. Je ne peux emmener que les officiers.

Mais la dispute n’est pas finie.

— Nos ordonnances sont avec nous. On nous a promis…

— Tout à l’heure, réplique le capitaine.

Et il nous emmène par un escalier qui descend la grand’rue.

Près de la gare, nous traversons les ruines de ce qui fut une usine française, mais on l’a incendiée et détruite. Puis nous prenons par un vaste jardin désert, tout blanc de neige.

Au détour d’une allée, nous rencontrons un général très vieux, qui se promène les mains derrière le dos, en compagnie d’un major aussi vieux que lui et qui a l’air d’un Bismark à quatre galons, tant sa figure est empreinte d’aménité. Ces deux hommes, qui ont peut-être déjà fait la guerre en 1870, nous rappellent plus d’une image de jadis, peut-être à cause de l’uniforme qu’ils portent, qui est celui d’autrefois.

En un français difficile, mais poliment, le général nous apostrophe :

— Quand avez-vous été pris ?

— Hier.

— Où ?

— À Douaumont.

Le vieux major fait un pas en avant, lève le bras, et, la face cramoisie, il hurle :

— Vous mentez. Il y a longtemps que le fort et le village de Douaumont ne sont plus aux Français.

— Je le sais, riposte froidement le capitaine V***. Nous avons été pris à trente mètres à l’ouest de Douaumont-village.

Le vieux major jubile. Il avait raison, mais il n’est pas satisfait. Sur un ton où ne manque pas une lourde ironie, il nous demande :

— Qu’est devenu le colonel Driant ?

Toujours imperturbable, le capitaine V*** réplique du tac au tac :

— C’est à vous qu’il faut le demander.

Cette fois le vieux major est pleinement satisfait, s’il a voulu ranimer en nous une douleur. Il ne dit plus rien. L’incident est clos, et nous continuons notre route.

C’est pour revenir à la belle usine détruite que nous avons fait le tour du vaste jardin. On nous arrête devant un bâtiment épargné par les flammes. Ce sera notre prison provisoire. La porte s’ouvre. Une grande salle. À l’entrée, le poste de police, composé d’une douzaine d’hommes de la landsturm. Dans le fond, à droite, une table et des bancs. Plusieurs officiers français se lèvent et viennent au-devant de nous.

Cependant, un leùtnant à l’aspect rogue, que nous avons aperçu en arrivant, fait irruption. Comme nous sommes têtus, nous demandons nos ordonnances. D’ailleurs, nous venons d’apprendre que les officiers prisonniers qui sont ici ont des soldats français à leur disposition. Pourquoi ne réclamerions-nous pas nos ordonnances, si elles doivent être moins malheureuses près de nous, et puisqu’on nous les a promises ? Mais le leùtnant rogue n’est pas de cet avis. Il estime que nous n’avons pas besoin de nos chasseurs, pour le moment, et il ajoute qu’on nous les rendra au point terminus de notre voyage, au débarquer.

Il est cinq heures. La nuit tombe. On nous sert le repas du soir. Nous n’aurons, paraît-il, rien de plus que nos hommes ; et ce qu’on nous donne, c’est du pain et du café. Repas léger qui ne nous chargera point l’estomac. Et nous avons faim quand nous nous couchons dans un coin de l’immense ruine, en attendant qu’on vienne nous appeler pour l’embarquement, qui doit avoir lieu dans le courant de la nuit prochaine.


à Roland Dorgelès


CHAPITRE IV

l’usine de pierrepont
(11 mars 1916).

Bien des combattants l’ont déjà noté : nul n’a jamais dormi d’un sommeil plus profond que les soldats pendant la guerre. Aussi faisait-il grand jour quand je me réveillai dans l’immense corps de garde de l’usine de Pierrepont, le 11 mars 1916. Si je fus surpris de me trouver là à 7 heures ½ du matin, ce fut uniquement parce qu’on nous avait annoncé que nous partirions dans le courant de la nuit.

Accroupis sur nos paillasses à la manière des Arabes, les cheveux en désordre et les yeux gonflés, nous formions un groupe lamentable. Ah ! puisque nous ne partions pas encore, pourquoi nous avoir réveillés ? Pour boire cette infâme boisson tiède, fade et si peu colorée, que je me refuse à nommer café ?

Les officiers français, prisonniers comme nous, et qui ont couché dans une petite pièce attenant à la nôtre, sont déjà debout. Depuis trois jours, ils sont enfermés dans l’usine détruite. Depuis trois jours, on leur dit chaque matin : « Vous partirez ce soir. » Et chaque soir on leur dit : « Vous embarquerez cette nuit. » Un peu plus habitués que nous aux mensonges et aux ruses des Allemands, ils sourient de notre surprise. Nous avons l’impression que Pierrepont est un point de rassemblement des prisonniers de l’offensive de Verdun et que, si nos camarades attendent depuis trois jours, c’est que les prisonniers ne sont pas assez nombreux pour qu’on forme un train complet. S’il en est ainsi, puissions-nous attendre ici pendant six mois ! Mieux que les communiqués de la presse allemande, notre séjour nous renseignera sur le succès ou l’échec de l’attaque de Verdun.

Rien de plus sinistre que cette prison, vaste et froide, où, gardés par une douzaine de soldats allemands, quelques officiers français se racontent les derniers événements de leurs combats. La lumière qui entre ici est douteuse. Nos vêtements sont couverts de boue, des pansements d’un blanc éclatant soulignent le mauvais état de nos capotes. Nos chaussures ont des aspects épiques, et, quant aux objets de toilette, ils nous font totalement défaut. Mais il paraît qu’une kantine peut nous ravitailler, et Fritz est chargé de faire nos achats à cette kantine.

Fritz ne s’appelle probablement pas Fritz. Sans lui demander quel est son nom véritable, ni si celui-là lui convient, on l’a baptisé Fritz, et il répond. C’est un bonhomme falot, d’une quarantaine d’années, qui a toujours l’air de tomber de la lune. Il est coiffé de la calotte ronde sans visière. Il ne sait pas un traître mot de français. Mais nos réminiscences du collège suffisent pour qu’il nous entende. Il nous entend d’ailleurs à sa façon et ne se trompe jamais. Quand on lui commande une boîte de sardines, il nous apporte régulièrement une boîte de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons contact. Il est indispensable. Il en profite.

D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or ; et enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. Qu’est-ce que cela signifie ? Et faut-il voir là aussi une manœuvre sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur tous les toits et dans toutes les feuilles ? J’essaye d’interroger Fritz. Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son feldwebel.

Le feldwebel, qui commande le poste de police chargé de nous garder, est un homme grand, maigre, à la figure en lame de couteau et aux yeux gris. Il est coiffé de la casquette à visière. Par ses allures moins raides, il tranche sur tous les autres soldats que nous avons vus. Il affecte un laisser-aller qui détonne parmi les mannequins de l’armée allemande. Pour donner un ordre à ses hommes, il ne se croit pas obligé de hurler. À chaque instant, il se rapproche de nous pour nous dire quelques mots mi-français mi-allemands, qui n’offrent aucune espèce d’intérêt mais qui évidemment veulent être aimables. C’est lui-même qui nous propose de nous découvrir en ville un peu de schnaps, si nous en désirons ; mais il nous fait sa proposition à voix basse et nous demande de ne parler de rien aux hommes de garde, dont il se méfie. Ces façons nous déconcertent. Je lui remets ma petite gourde de poche, qui porte la marque d’un coup de crosse, et il nous quitte pour retourner auprès de ses camarades. Quel drôle de personnage ! Est-ce que son affabilité ne cacherait pas un piège ?

Brusquement, des éclats de voix éveillent notre attention. Grande dispute dans le poste de police ! Nos gardiens causent de la guerre, de la paix, de Verdun, le tout dans un brouhaha guttural où plus d’une phrase nous échappe. Mais ce que nous saisissons bien, c’est que le feldwebel fait plus de bruit que les autres, et notre stupéfaction est sans pareille, d’entendre la harangue pacifiste et antimilitariste dont il écrase ses hommes. Il affirme ses convictions de social-démokrate avec une assurance qui ferait sourire de pitié le grand état-major de la social-démokratie de Berlin. Il ne discute pas. Il énonce des vérités d’une voix âpre. Et il se laisse emporter si loin par la colère, qu’il ne s’aperçoit pas que nous l’écoutons, nous, prisonniers, avec une curiosité bienveillante, et que ses hommes sont contraints de le lui faire remarquer. La dispute tombe. Pour dissiper le malaise qui succède, le feldwebel sort, et la porte claque derrière lui. Décidément nous en verrons de toutes les couleurs, pour peu que notre voyage continue.

Sur ces entrefaites, on nous apporte notre repas du matin. Il y a pour chacun de nous un morceau de bœuf bouilli, et pour tous une énorme marmite de riz à l’eau. Afin de juger, sans doute, de notre satisfaction en face de cette abondance de riz, un leùtnant à la figure mauvaise jette un coup d’œil sur la table. Mais sa figure se renfrogne quand il aperçoit les boîtes de conserve et le fromage, dont nous croyons nécessaire de corser notre menu, et, avant de se retirer, il nous annonce, sur le ton terrible qu’il prendrait pour nous faire part d’une condamnation à mort, que nous devons nous tenir prêts à partir à deux heures. Pensait-il nous attrister ? Rien ne pouvait nous être plus agréable, dans la situation où nous sommes, que la nouvelle de notre départ. Encore ne la recevons-nous que sous toutes réserves. Il y a quatre jours que nos camarades entendent ce refrain matin et soir. N’est-ce pas dans un conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam qu’on inflige à un prisonnier le supplice de l’espérance ? Et, toutes proportions gardées, nos maîtres ne vont-ils pas nous traiter de la même manière ?

Quoi qu’il en soit, nous nous tiendrons prêts à partir. Notre bagage est mince, et il ne nous faudra pas des heures pour endosser nos manteaux.

Le feldwebel est revenu. Avec toutes sortes de précautions, il tire de sa poche droite ma petite gourde, qui est pleine de cognac, et de sa poche gauche un sac de papier. Ce sont des gâteaux, et il m’en explique la provenance en allemand. Mais il parle si bas et si vite que je ne comprends à peu près rien à ses confidences. J’entends seulement cette phrase : « Comme ça, vous verrez qu’il y a de braves gens en Allemagne. » Est-ce que par hasard le feldwebel voudrait me faire un cadeau ? Je fais celui qui a compris, et, tout en répétant des « ja, ja » d’homme qui entend bien, je lui donne deux marks, et je m’éloigne avec mes gâteaux. Puisqu’il a accepté mon pourboire, le feldwebel ne voulait pas me faire un cadeau. Et mon esprit se perd dans cette histoire obscure.

J’ouvre le sac : ce sont des gaufrettes de ménage, et, stupeur ! en belle place, il y a un bristol. Une carte de visite, avec ce nom : « Madame Georges C*** ». J’ai compris. Je montre ma trouvaille au capitaine V***. Mais nous désirons d’autres renseignements.

Le feldwebel appelé nous les donne sans se faire prier. C’est une Française qui, par l’entremise du sous-officier allemand, envoie cette friandise et cette carte de sympathie à des officiers français prisonniers. Le feldwebelnous fait l’éloge de Madame Georges C***. Elle est très charitable, dit-il, elle est bonne pour tout le monde, elle soulage toutes les misères qu’elle peut soulager.

Une grande pitié nous prend. Le feldwebel ne se doute pas du prix qu’ont pour nous les louanges qu’il accorde à une Française entre tant de Françaises.

Comme nous n’avons pas de cartes sur nous, le capitaine V*** déchire une feuille de carnet, y inscrit son nom, le nom du lieutenant T***, le mien, et ajoute ce seul mot tracé d’une main ferme : « Merci ». Le feldwebel s’engage à la remettre à Madame C***. Et il continuerait de causer, s’il n’était pas interrompu par Fritz, qui me tend un journal que je lui ai demandé, la Metzer Zeitùng (Journal de Metz).

Pour la première fois depuis la guerre, j’ai une feuille allemande entre les mains. Je suis anxieux de connaître comment se fait le « bourrage des crânes » de l’autre côté du Rhin, et je m’attends à lire des déclamations effarantes et de solides études assez saugrenues. Et d’abord, je constate que la Metzer Zeitùng publie les communiqués français et anglais comme les communiqués allemands. Reste à savoir s’ils sont fidèlement reproduits et si la traduction n’est pas d’une fantaisie nécessaire. Il est vrai qu’à l’heure actuelle la France est en mauvaise posture, du moins aux yeux des Allemands, et l’on peut sans crainte présenter au public ses bulletins de Verdun. Quant au communiqué allemand, il chante victoire, comme juste. Toutefois, je dois reconnaître que, aujourd’hui, dans ce numéro 60 de la gazette messine, l’état-major prussien n’exagère pas l’importance de ses derniers succès et ne dissimule pas que la partie est dure. À la date du 10 mars, il rend compte précisément de l’affaire d’où nous sommes sortis vaincus et prisonniers, et il dit simplement :

« Der Albain-Wald ùnd der Bergrücken westlich von Douaumont wurden in zähem Ringen dem Gegner entrissen. »

( « Le bois Albain et la crête à l’ouest de Douaumont ont été dans une lutte opiniâtre arrachés à l’adversaire. » )

Je ne songe pas à tirer vanité des éloges que l’ennemi faisait ainsi de notre défense. Mais j’avoue que, dans l’état de dépression physique et morale où nous étions à ce moment, après notre chute, cette phrase nous récompensait de nos efforts et nous restituait un peu de courage. Les mots du communiqué étaient, en effet, d’une force qui rendait hommage à nos chasseurs. Ils qualifiaient la lutte d’opiniâtre, mais le vocable signifie aussi « acharné » et « sauvage », et le substantif que je rends par « lutte » appartient au style lyrique, et son archaïsme précieux évoque des images de tournoi, tandis que le verbe, qui achève la phrase, marque la violence de l’arrachement. Mais je sais aussi que l’emphase est le moindre défaut chez les Boches, et je n’attribue pas plus d’importance qu’il n’est raisonnable à ces deux ou trois lignes officielles qui par avance nous réhabilitaient, si nous avions eu besoin d’être réhabilités.

À quatre heures, le leùtnant aux yeux terribles vint nous chercher.

On nous fait sortir et on nous fait mettre sur quatre rangs, ce qui constitue une opération assez difficile, bien que nous ne soyons pas nombreux : les camarades veulent se grouper par sympathie, car nul ne peut être assuré des événements futurs, et l’on conçoit qu’il nous faut quelque temps pour tomber d’accord. Alors on nous compte, posément, en nous désignant l’un après l’autre du doigt, pour éviter une erreur ; puis on nous compte de nouveau pour plus de sûreté ; et, afin de contrôler les résultats des deux premières opérations, on nous compte une troisième fois : c’est très compliqué de compter jusqu’à dix, et on ne pourrait pas se tirer de ce travail délicat, sans employer une bonne méthode, bien allemande. Après quoi, on nous entoure de soldats en armes et on nous emmène vers la gare, qui est toute proche.

Nous longeons une voie de garage en remblai, où stationne un train. Dans les vagons à bestiaux, dont les portes sont fermées, sont déjà entassés des sous-officiers et des troupiers français.

Le long de la voie, des hommes travaillent, gardés par des sentinelles. Ils sont coiffés d’une casquette plate, grise, et portent une veste noire qui se boutonne sur le côté. Des bandes rouges sont peintes sur leurs manches et du haut en bas de leur pantalon. Quand nous passons près d’eux, ils nous sourient doucement, comme à des compagnons d’infortune, et ils nous disent :

— Rousski, Rousski, camarades !

Ce sont des prisonniers russes.

Aux fenêtres des maisons voisines, il y a des femmes et des jeunes filles. Elles nous font des signes de la main et agitent des mouchoirs. Mais on les oblige à se retirer.

Devant le train, en effet, circule, plein d’importance, le vieux major apoplectique qui, hier, a donné au capitaine V*** un si grossier démenti. Avec des vociférations ridicules, il nous exhorte à monter dans les vagons devant lesquels on nous a arrêtés. Nouvelles hésitations. Il y a là trois voitures de voyageurs, et dans toutes nous apercevons des officiers français. Les groupes d’amis qui ne veulent pas se disloquer s’arrangent entre eux. Le capitaine V***, T*** et moi, nous trouvons de la place dans le même compartiment. Un capitaine et un lieutenant sont déjà installés. Nous nous serrons la main. Ils viennent de Stenay, où est logé le quartier général du Kronprinz, commandant en chef des troupes d’assaut de Verdun.

Le lieutenant de W*** est blessé à la joue : un éclat d’obus lui a déchiré les chairs à partir de la bouche. Au premier poste de secours allemand, on l’a recousu tant bien que mal, et plutôt mal que bien. W*** est très affable. Avocat, il partageait sa vie entre Paris et Douai, où sa famille est encore bloquée. Sa voix est frêle et pleine de charme.

Les quatre coins du vagon sont occupés par des soldats en armes. La plupart ne présentent aucun caractère particulier. Mais, en face de moi, j’ai une tête bien connue : un troupier boche, vêtu de la capote sombre de l’ancien uniforme, et coiffé de la calotte ronde à bandeau rouge de l’infanterie. Il a de gros yeux bleus, une mâchoire carrée, des pommettes saillantes. Il regarde autour de lui d’un air stupide, comme s’il était à la fois satisfait et gêné d’être assis au milieu d’officiers qui sont les prisonniers de sa grande Allemagne. C’est le type classique du boche de Hansi, lourd et grotesque. Il a la peau rose et luisante. On songe à une vitrine de charcuterie. Et, pour comble, cet homme pue terriblement des pieds. Par moments, il m’arrive de ses bottes à tige demi-courte une odeur fétide qui me donne des nausées, et je suis obligé de fumer vigoureusement des cigarettes, pour éviter les haut-le-cœur. Si notre voyage doit être de longue durée, ce voisinage sera plaisant au possible.

Vers cinq heures, le train siffle : un officier allemand monte dans notre compartiment. C’est un lieutenant du service des étapes, qui nous accompagne comme chef de convoi. Le casque de cuir noir le grandit. Quand il l’enlève pour le remplacer par la casquette grise que lui tend le soldat aux pieds pourris, qui est son ordonnance, il a l’air doux. Châtain foncé, avec des yeux ternes, il porte la barbe en pointe, et il rappelle ainsi la physionomie populaire du tsar Nicolas II.

Nous sommes partis ; nous roulons vers notre destinée. Où allons-nous ? Le désir de le savoir ne nous tient peut-être pas beaucoup. Depuis dix-neuf mois de guerre, nous sommes habitués aux voyages dont on ignore le terme, et l’incertitude où nous sommes à présent de notre destination ne nous semble ni anormale, ni trop pénible. Tant d’événements en quarante-huit heures ! Sur quel paysage l’aurore de demain se lèvera-t-elle pour nous ? Nous pourrions poser la question au lieutenant qui nous emmène. Il nous répondrait peut-être, car il paraît vouloir causer avec nous. Mais à quoi bon ?

Nous roulons lentement, très lentement. Nous nous arrêtons souvent en pleine voie. De longs convois sanitaires nous dépassent. Ils sont bondés de blessés. La campagne est d’une tristesse mortelle. Le lieutenant du service des étapes se croit obligé de nous promettre que, plus loin, le train marchera à une allure plus raisonnable. Cet espoir ne nous cause aucune joie, sinon celle de constater que, tout méthodiques et merveilleusement organisés qu’ils sont, les Allemands n’ont pas mieux que nous trouvé le moyen d’éviter les embouteillages des gares et des lignes à proximité du front.

La nuit vient peu à peu. Les vagons ne seront pas éclairés, par mesure de prudence. L’horizon se brouille et le paysage s’efface. Bientôt nous serons seuls dans l’obscurité et tout à nos pensées, scandées par le bruit du train qui accélère sa vitesse. Morne voyage. Nous ne disons plus rien.

Soudain, de gigantesques lueurs rougeoient près de nous. Des flammes puissantes s’élèvent. Nous passons devant les hauts-fourneaux de Thionville, que les Boches appellent Diedenhofen. Ici se préparent des engins de mort pour nos camarades. Les cheminées trapues que le feu travaille prennent un air tragique dans l’ombre où elles surgissent à nos yeux. Et puis nous rentrons dans la nuit. Nous roulons maintenant à une allure assez vive.

à Pierre Benoit


CHAPITRE V

cobern — coblence — mayence


Un prisonnier a le réveil pénible. En ouvrant les yeux, il n’a pas conscience tout de suite de sa situation, et, pour peu qu’il sorte d’un rêve agréable, s’il se préparait à trouver la vie charmante en reprenant contact avec elle, il a besoin d’un peu de réflexion pour constater qu’il n’a aucune raison de se réjouir.

Quand je me réveillai, j’étais transi de froid et je ne compris rien au brouhaha qui m’entourait. Nous étions arrêtés dans une grande gare. Il était 4 heures du matin. Ces soldats vêtus de gris, armés de fusils… Ah ! oui, je suis prisonnier.

Où sommes-nous ? À Cobern. Ce nom-là ne me rappelle rien, et je suis embarrassé pour me situer en Saxe, en Pologne, ou au Brandebourg.

Le leùtnant du service des étapes a remis son casque et il fait descendre ses hommes encore lourds de sommeil ou las d’insomnie, je ne sais pas. J’ai dormi si profondément ! Quant à nous, nous ne devons pas descendre. Nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage. Notre escorte est au bout du sien. Sa mission est terminée. Et nos gardiens, qui tous portaient le casque recouvert du manchon gris-vert en toile, nous passent en consigne à des soldats de la landstùrm (armée territoriale) qui, eux, portent comme coiffure une casquette en toile cirée grise, semblable à celle des employés du gaz de Paris, mais qui s’orne d’une croix de fer et de quelques mots allemands.

Dès que nos territoriaux sont installés, ils nous font descendre des vagons où nous pensions demeurer. Toutefois nous pouvons y laisser nos bagages. On va seulement nous conduire à la « restauration ». Diable ! Est-il possible ? Je n’ignore pas qu’en Allemagne une « restauration » est un restaurant, et je conclus, naïf, qu’on nous offre une collation au buffet de la gare. Il est vrai que, depuis notre repas de midi, hier, nous n’avons rien mangé. Mais enfin, les Allemands réparent leur oubli et font bien les choses. Tant, après une nuit d’un sommeil de plomb, l’esprit français est prompt à l’optimisme.

Ce n’est pas au buffet qu’on nous emmène, mais vers un grand bâtiment en planches, construction de guerre édifiée sur le prolongement de la gare même et qui a une centaine de mètres de long : immense réfectoire militaire, pourvu d’un nombre imposant de tables et de bancs en bois blanc. Nous y pénétrons en colonne par un et on nous canalise à la file indienne vers trois hommes, vêtus de toile et coiffés de la calotte de repos, devant qui nous défilons successivement. Le premier nous remet un énorme bol, qui a deux centimètres d’épaisseur de lèvres et qui serait mieux placé dans l’officine d’un pharmacien que dans une salle à manger. Le deuxième nous donne une cuiller. Et, planté devant une gigantesque marmite, le troisième nous emplit le bol d’une espèce de soupe qui a toutes les apparences d’un cataplasme de farine de lin. Après quoi, chacun de nous s’assied où il veut. Cette soupe, qui n’est qu’un potage Kubb quelconque aggravé d’orge, est d’une fadeur sans pareille, et la cuiller, quand on l’y plonge, remue une mixture gluante à dégoûter l’estomac le plus solide. Étrange alimentation ! Est-ce pour des prisonniers qu’on a spécialement préparé cette horrible ratatouille ? Ou la sert-on aussi aux troupiers boches qui font halte à Cobern ? Le capitaine V***, qui a déjà voyagé en Allemagne, penche pour la seconde hypothèse. On a beau n’être pas difficile et l’on a beau s’attendre à toutes les brimades : mais on a le droit de ne pas se pâmer de satisfaction devant une nourriture semblable. Car on ne nous distribuera rien, après cette soupe, dans ce magnifique bâtiment de la « Restauration » de Cobern.

Comme on nous reconduit vers nos vagons, nous passons devant une petite kantine où je demande la permission de m’arrêter. Un soldat m’accompagne, baïonnette au canon, c’est indispensable. La vendeuse est une jeune femme brune en tablier blanc à bavette. Sa mise affecte une certaine coquetterie et son comptoir est orné avec une recherche de goût très touchante, sinon récompensée. Il est à peine cinq heures du matin, et cette jeune vendeuse, dont les cheveux bruns m’alarment, est aussi éveillée et plus avenante sans doute que vers midi telle marchande de journaux de telle gare de chez nous. Mais il est probable que l’Autorité veille en Allemagne à ce que ses serviteurs considèrent les clients comme des clients et non pas comme un bétail malpropre. Quoi qu’il en soit, la vendeuse brune de Cobern me vend quelques tablettes de chocolat, des cigares, des allumettes et, parce que le vin et la bière sont interdits aux prisonniers, deux bouteilles de Bellthal, eau minérale, légèrement gazeuse, spécialité des environs. Deux civils s’étaient effacés devant moi, sans m’adresser la parole d’ailleurs, mais non sans une nuance de déférence sensible, car pour un Allemand un officier, même sous-lieutenant, même Français, est un personnage considérable et quelque chose de sacré, pour ainsi dire. Et j’avoue que l’on éprouve une saine fierté à lever la tête devant ces esclaves. Enfin, je ne pouvais pas m’éterniser à la kantine, et, salué par un aimable « Atieu » de la vendeuse, et suivi de mon garde du corps, je regagnai mon vagon.

Je trouvai le capitaine en conversation animée avec un jeune feldwebel, gras, rose, poupin, indécent de santé et de vie. Il était vêtu d’un uniforme gris de campagne d’une coupe parfaite et d’une correction incontestable, et sa casquette venait du meilleur chapelier. Ah ! que d’élégance, quoique bouffie, et comme on sentait en ce jeune Allemand la fine fleur de la bourgeoisie cossue, pansue et repue ! Embusqué, certes oui, il l’était, ce feldwebel, et avec une impudence, un sans-gêne et un naturel où ne peut atteindre qu’un embusqué de chez eux. Débordant de santé, il se déclarait satisfait de son sort et il ne baissait pas la voix pour affirmer qu’il aurait pu être officier, s’il avait voulu, mais qu’il aimait mieux être feldwebel à Cobern que leùtnant ou haùptmann devant Verdun. On n’est ni plus cynique, ni plus simple.

Un arrêt assez long était prévu pour nous ici. Car tous les prisonniers du train devaient défiler dans l’immense baraque pour y savourer un bol de la soupe incroyable. Notre gros embusqué de feldwebel ne se lassait pas de causer. Il parlait le français sans trop de difficulté et il nous montrait sa joie de causer avec des officiers français. Songez donc ! Ces officiers français, ces terribles hommes, si dangereux par l’épée ou par l’ironie, il en tenait plusieurs qui étaient prisonniers, qui représentaient la grande victoire allemande de Verdun. Ach Gott ! quel succès, demain, chez madame la doctoresse Otto Krantz ou chez madame la première adjointe de la Sous-Présidence de la Société des Déménagements des Régions Occupées, quand lui, si musqué dans sa charmante tenue de campagne, raconterait qu’il avait eu entre ses mains des officiers français et que véritablement ils ne lui avaient pas fait peur. Un frisson courrait sur les chairs épanouies de ces dames, et Frida von Wurtzel adresserait au cher et intrépide fiancé un sourire plein de gemütlichkeit. Car il est important de pouvoir dire son mot des affaires de Verdun. Que sait-on au juste par les journaux ? Ils mentent peut-être. Depuis huit jours et plus, ils annoncent la chute de la ville comme imminente, comme chose faite, et on ne sait jamais rien de plus. Ah ! l’armée du Kronprinz prendra-t-elle Verdun ? Verdun, c’est la clef de la guerre. Qu’en pensent messieurs les officiers prisonniers ? Qu’en pense la France ? Que Verdun ne sera pas pris ? Cette angoisse est affreuse. Décidément, le feldwebel aura un beau succès dans les salons de Cobern.

Le feldwebel est d’une curiosité que ne rebute pas l’heure matinale. Il sait beaucoup de choses aussi. Il approche de près les hautes personnalités militaires et civiles. Sans cela, après dix-neuf mois de guerre, serait-il encore à Cobern ? Mais, puisqu’il sait tout, peut-être saurait-il si, oui ou non, on va nous rendre les ordonnances qu’on promet de nous rendre de moment en moment depuis les Chambrettes ? En effet, il le sait, et il nous dit :

— On vous les rendra à Coblentz. Là vous changerez de train pour aller à Mainz. Mainz est une jolie ville. Vous serez très bien.

Et d’autres phrases sans intérêt, mais lyriques, et qui ne nous rassurent pas sur le sort de nos ordonnances. Tant y a qu’après avoir ri du grotesque feldwebel, nous sommes fatigués de son affabilité. Il ne nous amuse plus. Nous le lui faisons comprendre et il s’en va, léger d’esprit, avec une souplesse de mastodonte béat. D’ailleurs, pendant que ce grotesque nous égayait, le jour peu à peu s’est levé. Il est déjà sept heures, et le train repart. Dans moins de deux heures, nous serons à Coblentz.

Coblentz ! Que de souvenirs en nous à l’énoncé de ces deux syllabes ! C’est de là qu’en 1792, le 30 juillet, étaient parties les armées coalisées, fortes de 150.000 hommes. Elles aussi, elles voulaient prendre Verdun avant de marcher sur Paris. Danton avait prêché la levée en masse pour sauver la patrie en danger. Vergniaud avait décrété que quiconque proposerait de se rendre serait puni de mort. Ainsi nous-mêmes, tout récemment, pour défendre Verdun et pour sauver la patrie en danger, nous avions reçu l’ordre de tenir à tout prix et de ne pas céder un pouce de terrain. Mais, le 20 septembre 1792, la victoire de Valmy avait récompensé nos pères en chassant les Prussiens hors de France. Quand sonnerait aussi l’heure d’un autre Valmy ?

Coblentz, nous t’appelons Coblence, et ce nom te sied mieux, car tu as été ville française. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle, tes rues brillaient de nos uniformes. Et nous sommes tous assurés en France, en ce moment même où nous semblons fléchir, que tes rues verront de nouveau des soldats de chez nous. Tes filles souriront vers nos troupiers vêtus de bleu, comme le ciel de la Touraine et du Valois. Curnonsky, cet excellent garçon, me l’a juré. En octobre 1914 il m’adressait aux armées une carte pleine d’espoir, et il me donnait rendez-vous ici, à Coblence, pour le mois de mars 1915, « par un froid matin », disait-il. Hélas ! j’arrive au rendez-vous avec une bonne année de retard, par un froid matin, en effet, et ce n’est pas en vainqueur que j’arrive. Mais Curnonsky n’a pas tenu sa promesse. Heureusement pour lui.

La gare de Coblence est très grande. Elle paraît plus grande encore, en ce dimanche matin, à cause du peu de monde qu’on voit sur les quais balayés par le vent aigre. Quelle tristesse ! Les rares civils, femmes ou hommes, qui attendent leur train, ont des mines d’enterrement. Les femmes, prodigieuses d’anachronisme, sont habillées à la mode d’il y a quatre ou cinq années. Leurs chapeaux sont d’un ridicule émouvant et leurs jupes traînent sur le sol. Quant aux hommes, ils sont gourmés à un point excessif, et les dessins de Hansi, que nous prenions jadis pour des caricatures, nous apparaissent à présent comme des modèles sérieux dont chaque Allemand essaye de se rapprocher le plus possible. La couleur des coiffures est tout à fait indigène, et, comme chez un peuple supérieur tout doit être supérieur, je ne suis pas surpris en constatant que les femmes, comme les hommes, exhibent gravement des parapluies et des souliers d’une taille supérieure.

Le gros feldwebel de Cobern était bien renseigné. On nous a fait descendre à Coblentz. Sur le quai, on nous range par quatre ; on nous compte une première fois, on nous compte une deuxième fois, et on nous compte une troisième fois. Le chiffre trois est sacramentel en Allemagne. Des curieux nous regardent sans insister. Au fond, malgré les sentinelles qui nous contiennent, tous ces civils n’ont pas l’air rassuré. Sait-on jamais de quoi ne sont pas capables ces hommes d’un pays où les francs-tireurs surgissent d’entre les pavés des rues pour assassiner lâchement les braves soldats boches qui, par pure précaution, sont obligés de se faire précéder de vieillards, de femmes et d’enfants ? Toujours est-il qu’on ne nous laisse pas traîner sur le quai. On nous conduit vers une voie de garage, et l’on nous fait monter dans une voiture qui, de l’extérieur, paraît être un fourgon à bagages, mais qui, à l’intérieur, a des banquettes de bois disposées dans le sens de la marche, comme un tramevet.

Et nos ordonnances ? C’est peut-être le moment de les réclamer ? Nous n’y manquons pas. L’officier à qui nous nous adressons balbutie des choses obscures et, comme justement le train qui nous a amenés siffle et part, emportant vers Darmstadt les soldats dont nous sommes désormais séparés, il fait un geste d’ignorance, d’impuissance et d’indifférence. Oh ! nous n’avions plus beaucoup d’espoir ; mais alors, pourquoi nous avoir offert de nous rendre nos ordonnances, dans le ravin du Bois-Chauffour, puisque nous ne demandions rien ?

Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes dans le « vagon spécial » de la voie de garage, on nous en retire. On nous remet par quatre, on nous compte : une fois, deux fois, trois fois ; et on nous dirige sur un train ordinaire qui va à Mainz. Le chef de détachement ne semble pas savoir ce qu’il doit faire de nous. Nous nous installons d’abord dans une voiture de 3e classe à couloir. Mais elle n’est pas chauffée. Nous descendons pour nous transporter dans une voiture voisine et semblable, mais chauffée. On nous compte et on nous enferme. Des soldats nous gardent. Les banquettes et les boiseries du vagon sont d’un jaune clair. Tout est extrêmement propre. Quoi d’étonnant ? Tant de choses sont interdites aux citoyens de la bonne Allemagne ! Tous les coins disponibles du compartiment sont occupés par des pancartes prohibitives. Il y en a partout, de ces pancartes : sur les cloisons, sur les portières, au plafond. Défense de fumer. Défense de cracher. Défense de jeter des papiers. Défense de se pencher au dehors. Défense d’introduire des chiens. Tout est défendu. Mais je n’avais pas vu le plus beau : c’est un écriteau de carton qui résume, en dix paragraphes d’une écriture grasse, les dix commandements du temps de guerre, qui conseille l’économie, qui ordonne de ne pas gâcher ceci et de conserver précieusement cela. Il est même prescrit de ne pas laisser le savon dans l’eau trop longtemps, quand on se lave les mains. Et je note que pas une inscription irrévérencieuse ne commente au crayon une de ces phrases de l’Au-to-ri-té. On ne badine avec la loi en Allemagne. Mais les vagons, même ceux de 3e classe, même pendant la guerre, n’y sont pas des écuries plus ou moins mal désinfectées. J’aime trop ma France pour ne pas souffrir de ses petits défauts.

Pendant que nos camarades luttent là-bas, dans la neige et la boue, sous les obus et les balles, nous allons, nous, « faire les bords du Rhin ». En toute autre saison, ce voyage serait peut-être charmant. Mais, dans les circonstances présentes, il ne saurait l’être, et je suis persuadé que je goûterai peu le pittoresque de ces paysages fameux. Je ne tenterai pas de les décrire, d’abord parce que je les ai mal vus, ayant l’esprit trop inquiet et le cœur trop ailleurs, ensuite parce que je n’ai pas l’intention de développer dans ce livre les souvenirs d’un voyage en Allemagne et parce que mon seul but est de dire ce qu’un prisonnier a vu en Bochie, pendant la guerre, ce qui est différent.

D’autre part, ces paysages sont connus. Le fleuve coule à notre gauche, large, calme, sillonné de bateaux marchands tirés par des remorqueurs. Ses rives abruptes, la terre, les rochers, l’eau et le ciel, tout a une teinte à peu près uniforme gris-bleu d’ardoise. Des brumes voilent les lointains. C’est d’une étrange mélancolie. Sur les flancs des montagnes, à notre droite, la vigne pousse, maigre et chétive, au milieu des cailloux et, pour ne pas perdre un coin de sol, elle escalade le roc aussi haut que possible en petites terrasses successives.

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.
Il a tenu dans notre verre.

Comme il est douloureux, ici, à cette heure, le souvenir de la chanson de Musset !

Nous nous arrêtons à toutes les gares. Elles sont propres, trop propres presque, comme si elles ne servaient jamais. Il faut croire que la guerre gêne les Allemands autant que nous pour le moins, car de nombreuses femmes tiennent les emplois qui étaient jadis réservés aux hommes ; facteurs, lampistes, visiteurs, portent jupe et, en même temps, une casquette plus ou moins galonnée, car il y a en Allemagne une maladie nationale, qui est, à proprement parler, celle de la casquette. Il n’est point de corporation, de syndicat, de groupe et sous-groupe, qui n’ait la sienne, d’une forme et d’une couleur spéciale. Et l’on éprouve quelque malaise à voir cette multitude de casquettes, qui sont autant de coiffures militaires, ne l’oublions pas, et qui marquent à quel point toutes les classes de la société sont ici enrégimentées dans un service quelconque.

Les villages que nous traversons sont aussi d’une propreté remarquable. Les maisons ont toutes des façades peintes à neuf. Elles rivalisent entre elles de gentillesse et d’ornements. Avec leurs toits élevés en pointe, et leurs boiseries apparentes dont la couleur sombre tranche sur la clarté des murs, elles font penser à ces illustrations faciles et classiques d’histoires médiévales. Nous avons tous la mémoire pleine d’images semblables, eaux-fortes ou dessins à la plume. C’est aujourd’hui dimanche, le temps est beau, il y a du monde dans les rues et sur les places, et, comme si nous étions assis devant l’écran d’un cinéma, nous voyons ici des gens qui entrent à l’église au moment où la cloche sonne pour annoncer que la messe commence, et là, plus loin, nous assistons à la sortie de l’office.

De temps en temps, au sommet d’une montagne, un burg domine. Tantôt il est en ruines et tout croulant de poésie. Tantôt il dresse des murailles restaurées avec un goût qui lui donne un indélébile aspect de pacotille bien allemande.

Ces paysages sont majestueux. Tel est l’adjectif qu’il est ordinaire de leur appliquer. Il leur convient, et il est difficile de rester insensible devant eux, car ils imposent. Des vers de Hugo me viennent sur les lèvres :

…Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire
Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,
Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,
Un château renommé parmi tous les châteaux,
Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,
Un burgrave fameux parmi tous les burgraves ?

Je les récite à mi-voix, pour moi-même, en pensant à autre chose, et je ne m’aperçois que je les récite que parce que la sentinelle de notre compartiment me regarde avec des yeux ronds.

Voici Boppard, nom que je refuse de considérer comme germanique. Et bientôt nous passons devant le célèbre rocher de la Lorelei. Eux aussi, les vers de Henri Heine me viennent sur les lèvres, et la sentinelle est de moins en moins tranquille en m’entendant réciter :

Ich weisz nicht was soll es bedeuten,
Dasz ich so traurig bin.


Mais je me tais sur ce mot, car je sais trop pourquoi je suis triste. Jusqu’à Mainz, où le train s’arrête à midi, je me perds dans les souvenirs de chez moi. Voilà ce que m’a fait la Lorelei.

Mainz, que nous appelons Mayence. Grande ville. Une honte affreuse nous serre le cœur. Nous allons probablement défiler à travers des rues pleines de passants, car c’est aujourd’hui dimanche, et midi est l’heure de la foule. Nous ne pouvions pas arriver à Mayence en un moment plus mal choisi pour nous. Il va falloir se raidir sous les regards de ces Allemands qui sont nos maîtres à nous, vaincus et prisonniers. Et où irons-nous ? La promenade à travers la cité sera-t-elle longue ? Les soldats et les officiers boches, qui deviennent de plus en plus arrogants à mesure que nous nous éloignons de la zone des armées, auront des sourires satisfaits et narquois. Oh ! la honte ! la honte, inconnue jusqu’à cette heure, nous allons la connaître.

Les quais de la gare sont aussi déserts que ceux de Coblence. On ne voyage donc pas pendant la guerre, en Allemagne ? Ou les cités vastes sont-elles vides maintenant ? Y aura-t-il plus d’animation dans les rues, à notre passage ?

Nous nous préparons à descendre. Mais nous ne descendons pas.

— Pas encore, nous dit-on ; plus loin.

On nous avait pourtant affirmé qu’on nous conduisait à Mayence. Alors ? On nous avait trompés ?

Le train repart. Cinq minutes à peine s’écoulent, il s’arrête de nouveau dans une gare d’importance secondaire. Nous sommes à Mainz-Sud. C’est ici que nous descendons. On ne nous avait donc pas trompés. Mais la citadelle où l’on doit nous enfermer est à une centaine de mètres au plus de cette station de banlieue ; aussi nous a-t-on laissés dans nos vagons jusqu’ici. Il n’y a presque personne sur le quai, en dehors des employés. Nous ne défilerons pas à travers Mayence. Nous sommes délivrés d’un gros poids.

Nous n’ignorons plus rien des habitudes allemandes. De nous-mêmes, ou à peu près, nous nous rangeons par quatre devant la porte de sortie, et nous nous laissons compter une fois, deux fois, trois fois. Le nombre est exact.

’s stimmt, disent les Boches.

La citadelle se dresse formidable devant nous. Une grande masse grise. De toutes petites fenêtres, et des meurtrières. Un énorme porche d’accès, avec une porte massive, gardée par des soldats. Des têtes se montrent aux fenêtres. Au moment où nous entrons sous la voûte du réduit, un officier allemand nous salue.

Le voyage est terminé. Voici la prison. Une cour immense, limitée par trois bâtiments principaux. Quelques officiers prisonniers nous saluent. Ils portent les anciens uniformes du temps de paix.

L’un d’eux s’approche de nous :

— Verdun ? demande-t-il d’une voix émue :

Plusieurs lui répondent à la fois :

— Toujours à nous.

Mais on l’éloigne.

Nous obliquons à gauche. J’aperçois des Anglais, des Belges, un Russe. Mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage, on nous fait entrer dans le bâtiment no III.

à J. Valmy-Baysse


CHAPITRE VI

la quarantaine
(12 mars 1916).

Au deuxième étage du bâtiment no III de la citadelle de Mayence, de nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre no 28 reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre no 28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours suffisant.

Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres qu’on nous donnera, même les plus fantaisistes.

Le long des murs, dans le sens de la longueur de la pièce, deux rangées de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires réglementaires de sous-officiers, sont alignés.

Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour saluer.

— Bonjour, messieurs ! dit-il sans accent.

L’oberleùtnant (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux, souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie civile. Pendant la guerre il est officier d’artillerie, et, au camp de Mayence, il est chargé de la censure.

Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que nous devons remplir nous-mêmes en double expédition : l’une restera entre les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident, un détail intéressant d’ordre militaire.

En effet, voici le piège où l’on nous attend :

— À quel corps appartenez-vous ? À quelle compagnie ?

… À quelle brigade ? À quelle division ?

… À quelle armée ?

Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions indiscrètes, l’oberleùtnant s’en aperçoit et m’en fait la remarque. Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela à être renseigné, il me dit en souriant :

— Vous faisiez partie de l’armée Pétain ?

Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui réponds, en souriant aussi :

— Je ne sais pas.

Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveillant son enquête, jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur. J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de toutes nos heures ? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs ? Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.

En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre no 28 pendant quatre ou cinq jours.

— C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.

Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on se représente l’idée de liberté en Allemagne.

— Vous serez bien, dit-il.

Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière précaution ! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si l’on en a ? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs désirs ? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu, tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui se fatigue ?

Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé. La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la correspondance que nous expédions est limitée — et il faut qu’elle le soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à écrire et à encombrer le bureau du censeur, — nous pourrons en revanche recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5 kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous plaît.

Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi nos familles apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire : tout lui est profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien, pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc ; qu’elle croie surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est pavée de plus de bonnes intentions que l’Enfer lui-même ; et la France lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de l’Allemagne.

Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence à expédier tout de suite notre première carte postale ? Je n’exagère pas. Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser. Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache, aujourd’hui, et demain, et toujours. Ad prœdam natos Germanos, constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne, si nous voulons à jamais respirer librement.

Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord pour le proclamer : l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé se retrouve partout : là, détruire par la force ; ici, ruiner par la suggestion ; là, par le poing ; ici, par la parole. En fin de compte, le résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans un triste état quand ils rentreront chez eux.

Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter l’avenir sous les couleurs le plus roses.

Trois ordonnances sont à nos ordres : un Belge, un Français et un Russe, commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.

L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau à peine plus long que le travers de la main.

— Ration pour 24 heures, nous dit-il.

Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne devons pas nous plaindre : on nous donne « du pain d’officier ». Les officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une ration dérisoire de la boule militaire que nous connaissons.

Notre menu comprend : un potage à la semoule ; une tranche de viande comme on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau ; des épinards ; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des kartoffeln, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les kartoffeln se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson, de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.

— Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance belge.

Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine, et les Allemands moins que personne.

L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et regarder ce qui se passe à l’extérieur ? Lorsque nous serons sortis de cette chambre no 28, qu’entre nous nous appelons le « saloir », nous aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis longtemps. Mais quelles sont-elles ?

Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment ; à droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont pareils au bâtiment no III que nous occupons. Au fond, au loin, des constructions d’importance moindre : c’est là que sont installés les différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.

Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois, par deux, isolément ; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles. Quelle misère ! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade générale.

Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires, qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.

Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des philosophes rassis. Tous les uniformes sont représentés au camp de Mayence : le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent. Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués qu’au bleu horizon si pimpant ! La plupart des Français qui sont ici viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.

Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas être dupe de pareils procédés.

La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la confiture. Pas de pain, bien entendu, puisque nous en avons reçu à midi une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire. Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.

Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie politique et de littérature. Au front, il a fondé l’Écho des Boyaux, et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis, des Marges… L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa couchette, lit les Trains de luxe d’Abel Hermant, le seul livre que possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient. Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.

Resterons-nous au camp de Mayence ? Rien n’est moins sûr. L’ordonnance belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune. Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.

Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en or, etc… Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir ; s’il était pincé, on l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques camarades se font forts de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.

Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni moins copieux ni moins alléchant que les deux autres. Nous avons une tranche de pâté, des asperges, des kartoffeln, naturellement, et… une surprise : un minuscule bout de pain, du genre « flûte », long comme les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait. Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.

à Jérôme et Jean Tharaud


CHAPITRE VII

le saloir de mayence
(13 mars 1916).

Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture ? Le profit en est double : le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé que l’Allemagne mourait de faim.

Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous annonça à tue-tête que ce pot de marmalat est notre ration de toute la semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi prochain. On n’est pas plus prévenant.

Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement pas sur l’hygiène des principes anglais. Nous sommes obligés de nous débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre ? Comme je bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.

Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que nous attendions.

Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche, avait-il l’air d’un officier conquérant au milieu de vaincus ? Il y avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions douter de la pureté de ses sentiments.

La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du « saloir », on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible. Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la neurasthénie qui ronge certainement nos « anciens », nous sombrerons plus vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues. Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce le mot « soldats » comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que nous voudrons.

D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme Die Woche, par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles sont la Gazette des Ardennes, la Gazette de Lorraine, le Continental Times, le Petit Bruxellois, etc… Il y en a d’autres. La Gazette des Ardennes est particulièrement recommandable, nous dit monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.

Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile, numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc… Ils resteront dans la chambre pendant notre absence. Personne n’y touchera. Une sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver. L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre absence. Mais que faire ? Quelques officiers veulent essayer à tout prix de sauver des trésors : qui des billets de banque, qui une boussole, qui un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes : sous une armoire, dans une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je ? Et, pleins d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est installée au sous-sol même du bâtiment no III.

Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du Baderaùm, un soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une plaque portant un numéro. À cet anneau nous enfilerons par la boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un trousseau, et le tout ira à la désinfection. À côté du soldat français, au seuil même de la salle qui précède le Baderaùm, se tient un soldat allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu ! que cette organisation est admirable ! La chemise et le caleçon sont en jersey de coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter un peu mieux à nos proportions.

La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la chambre no 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque : tous ces caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme, sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque. Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait rendu nos effets désinfectés.

Dans la chambre no 28, une surprise nous attendait : nos petits sacs individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour nous dévaliser ! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient été retournées ; les coiffes de nos casques avaient été fouillées ; les Trains de Luxe d’Abel Hermant n’étaient plus là ; toutes les cachettes avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de toutes les espérances.

Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les kartoffeln abondaient, et nous eûmes même un supplément de consolation : de la marmelade. Notre rage d’ailleurs eût été vaine. Il ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à ces excès de mardi-gras.

Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le dessert. Le plat de marmelade était vide.

— En voulez-vous d’autre ? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.

— Oui, oui, fîmes-nous.

Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat :

— Il n’y en a plus. (Keine mehr).

Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en captivité.

Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et un brouhaha de voix retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre repos. En effet, comment expliquer cela ? Était-ce le changement de régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton suraigu :

Latrinen ! Latrinen !

Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que Latrinen. Un prisonnier s’amuse de peu.

L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous rendrait, dans le courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans impatience ce moment. À 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe, avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait pas grand chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.

Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets, les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du « butin de guerre ». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque objet qu’on lui retirait ; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour : 78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre ; mais les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont les seules à avoir cours ; d’un côté, elles portent le chiffre de la somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks ; et de l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription :

« Wertmarke — Zitadell Mainz ».

L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait. L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres, et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait sourire à part soi de nos prétentions ! Il ne s’emportait pas, il gardait un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.

Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le « saloir » de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit au point que je pensai rêver : c’était un Allemand à lunettes, grand, large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la chambre no 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions se passe l’interrogatoire de rigueur.

La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes. Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre no 28. Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera. Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant, l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou moins vite sur un camp quelconque d’officiers prisonniers du Wurtemberg ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est pas fini ? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle ? Il va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands, voir d’autres camarades ?

à Henri Massis


CHAPITRE VIII

la fenêtre fermée et la porte ouverte
(14-15 mars 1916).

Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour plusieurs. À 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L*** avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures. Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait signalés ; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.

L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin : rasoirs, pâte dentifrice, brosses, souliers, pantoufles, etc… Tous ces articles sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller : l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions. Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de prisonniers.

Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs, vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne incroyable, il rudoie ce hurleur de Latrinen, lui obéit quand ça lui plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur toujours en garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend que dans les villes la population, strictement et durement rationnée pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai ? Il affirme qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous défions de ce Belge, peut-être à tort du reste : nous jugeons qu’il a trop de libertés dans le personnel des ordonnances ; alors que les autres ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut. Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve ? Rien n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous écoutons son bavardage.

Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction, l’humble prisonnier russe qui nous sert à table ! Gros cosaque bouffi aux cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au nom de « Rousski » quand Latrinen l’appelle !

Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs fois de suite « Rousski ! Rousski ! » et baragouine des ordres ou des imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit bonhomme de travail. Quand Latrinen dépasse l’ordinaire limite de ses criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure :

— Sale Boche !

Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît bien.

Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, Latrinen pensa devenir fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, Latrinen nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas ! quand il se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les morceaux de pain de la journée : il n’en trouvait plus que vingt et un, et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème insoluble. Latrinen s’arrachait les cheveux. Une ration avait été joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.

Comme cette journée est longue ! Nous n’avons rien à faire, rien à lire. Quel supplice ! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont arrivés hier.

Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le Belge ? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim. Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir. Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur, parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour, mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque jour à droite et à gauche.

Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance augmente ou diminue dans le cœur d’un captif ! La longueur des heures est périlleuse. Cette chambre no 28 est une cage sinistre. Entendre les conversations, d’ailleurs peu animées des camarades, est une fatigue. S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs est une douleur. Que faire ? Se planter derrière la fenêtre fermée et regarder le spectacle de l’immense cour ? Peut-être, mais quelle vanité !

La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge. La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule. Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi, parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie, exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit faire rire. Bergson le démontrerait aisément.

Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance, car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.

À la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni dans la chambre no 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un cadeau de grand prix.

Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp de Darmstadt nous donnait connaissance du « rapport des cuisines », qui est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit ! Car il paraît que les Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte, demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.

C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre no 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent par petits groupes avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même par gestes ? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier ? Les heures sont interminables.

Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. À 6 heures ½, on n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée ? Mais je me trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et profession. À mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon opinion sur la guerre ? Sur les attaques de Verdun ? Toujours les mêmes questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.

J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre no 23 qui serait désormais la mienne.

Elle est située dans le même bâtiment no III, au rez-de-chaussée, près de la kantine.

La chambre no 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits. Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas ; mais un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers, carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables. Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit, dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils. Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique, avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un piano, loué par un des officiers de la chambre.

Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le capitaine B***, des chasseurs à cheval, est le plus aimable, et son accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un sous-lieutenant dans la tranchée ? Mais je n’hésite pas à affirmer que toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer Verdun.

Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques :

— Nous n’en avons jamais douté.

Ô notre France lointaine ! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi ! Quand tout s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer ; et, si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances :

— Nous n’en avons jamais douté.

De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être digne de mes camarades.

Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un Parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano avec une grande simplicité. Un lieutenant écrivait des lettres. Un autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais allongé sur mon lit.

Charme ineffable et souverain de la musique ! Plus d’une fois on a admiré sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer l’émotion que peut susciter une page de Chopin, — car c’est du Chopin que j’entendis, puis du Grieg, — dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et d’impuissance ?

Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la bamboche bondissait hors de la caisse sonore. Ô souvenirs atroces ! Des courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je discute gravement de questions de politique étrangère et du péril allemand, tandis que la jolie fille bâille… Mais, ce soir, j’ai envie de pleurer, comme une femme.

À 10 heures ½, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous n’avons pas à nous en occuper, Les camarades sont couchés. Le silence est sur toute la chambre. Dorment-ils ?

Soudain, la porte s’ouvre. Un feldwebel entre, une lanterne à la main. Un officier le suit. Ils passent ; devant chaque lit, le feldwebel lève sa lanterne. C’est le contre-appel.

à Émile Henriot


CHAPITRE IX

le camp de mayence
(16 mars 1916).

Je croyais qu’une fois sorti de cette geôle sombre qu’était le « saloir », je serais le plus heureux des prisonniers. Il me semblait que j’éprouverais un plaisir sans pareil à goûter, dans l’immense cour de la citadelle de Mayence, cette liberté que monsieur le censeur nous avait promise avec tant de grâce. Je ne connus qu’un ennui sans bornes et une effroyable tristesse. Une grande prison, parce qu’elle permet quelques mouvements, est plus déprimante qu’une cage où l’on se retourne avec peine. C’est du moins le sentiment que je tirai de mon apprentissage de la vie en commun dans un camp de prisonniers. Dans cette foule d’officiers français, russes, anglais et belges, je me trouvai plus isolé que jamais. Quand on est captif depuis plusieurs mois, on ne se souvient plus de ses premières heures de captivité, et on laisse le nouveau camarade à sa dangereuse solitude, non point tant par égoïsme que par négligence ou par oubli. Le camp de Mayence m’apparut comme un désert sinistre.

J’eus tôt fait d’épuiser les curiosités que la citadelle pouvait m’offrir. Le tour du propriétaire n’était pas compliqué. La bibliothèque est ici, le réfectoire est ici, la salle de douches est ici, l’infirmerie est ici, la kommandantur là, et le bureau du payeur là. J’avais tout vu. À huit heures du matin, je n’avais plus rien à connaître et je n’avais plus rien à faire. Alors j’eus la vision nette du supplice que les Allemands nous réservaient : l’ennui et l’inaction. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau n’auraient pas imaginé celui-là. Un affreux désespoir me prit. D’autant qu’il ne m’était pas encore permis d’organiser quoi que ce fût. Rien ne m’assurait que je demeurerais au camp de Mayence. Pour ce motif, la bibliothèque des prisonniers ne m’était pas ouverte. Les camarades de chambre me prêtèrent un livre dont ils n’avaient pas besoin pour le moment : c’était la Conquête de Plassans, de Zola. Dans l’état de misère morale où j’étais tombé, je ne pouvais pas trouver de plus noir quinquina.

On ne saurait se promener toute la journée ni tenter de battre des records de marche du matin au soir, en tournant en rond dans une cour comme un cheval de moulin, et particulièrement quand on traîne la jambe. Il n’est pas expédient non plus de passer des heures et des heures à poser aux anciens prisonniers des questions qui m’intéressent sans doute, mais qui risquent de les importuner. Enfin, on ne dort pas à volonté, malheureusement, et il n’est pas d’exercice plus périlleux que de se livrer à la douleur des souvenirs. Il ne me restait qu’à errer comme un chien perdu, au hasard, n’importe où. C’est ce que je fis.

L’appel du matin m’apporta une diversion. À neuf heures et demie, dans la cour, les prisonniers se rassemblèrent par bâtiment et se groupèrent par chambre. Un sous-officier passa, nous compta pendant que nous continuions à bavarder, vérifia le nombre sur un cahier qu’il tenait à la main, et s’occupa d’un autre groupe. L’opération n’avait rien d’imposant, ni de strict, ni même de militaire. Les prisonniers causaient, riaient, plaisantaient, fumaient. Mais la cérémonie n’était pas terminée. Soudain, quelqu’un poussa cet avertissement :

— Vingt-deux à bâbord !

On rectifia la position. Les plaisanteries se turent. Les cigarettes se dissimulèrent le long de la cuisse. Les têtes étaient droites. Par la gauche, en effet, un haùptmann, sabre au côté, défilait rapidement devant chaque groupe, portait les doigts à la casquette en nous regardant tandis que nous le regardions en portant les doigts au képi, et disparaissait vers la droite. Tel un général, un jour de revue, galope devant le front des troupes. Les conversations reprirent. C’était fini. Les prisonniers se dispersèrent.

Mais un nouveau rassemblement se formait, plus familier, autour de l’officier boche qui s’était planté sur un tertre, au pied d’un arbre. Un feldwebel' lut un ordre de la kommandantur, en allemand. Je n’entendis pas grand’chose, parce que tous chuchotaient, ou à peu près. Un lieutenant belge se mit à nous traduire le papier officiel. Déjà un camarade m’entraînait et la plupart des prisonniers s’en allaient.

— Qu’a-t-il dit ? demandai-je.

— Je ne sais pas, me répondit-on.

Visiblement, les ordres de la kommandantur n’intéressaient personne.

La kantine était ouverte. Désireux de faire quelques emplettes, j’y allai. C’est un véritable bazar, où l’on achète les choses les plus saugrenues : des objets de toilette, des pliants de paquebot, des raquettes de tennis, des chaussettes, des pots de confiture, des livres, des partitions de piano, des tapis, du papier à lettres et des enveloppes, des cadres pour photographies, des lampes et des réchauds, bref, tout ce que souhaiterait un prisonnier qui veut s’arranger une petite vie supportable. Tous les articles sont de qualité médiocre et tous sont d’un prix très haut, naturellement. La kommandantur prélève un tant pour cent sur chaque objet, et elle voile ce vol sous le prétexte d’amélioration de l’ordinaire. Ne sommes-nous pas là pour tout accepter d’un cœur joyeux ?

Il est assez difficile de se faire servir à la kantine. Elle est encombrée de clients, car ils n’ont pas le droit d’y venir tous les jours ni à toute heure, et d’autre part les soldats boches qui tiennent la boutique ne sont pas nombreux. Enfin les prisonniers russes ont pris possession des comptoirs, et leurs désirs sont compliqués et leur choix est hésitant. Plusieurs d’entre eux sont assis pour se décider avec moins de fatigue. On leur montre vingt articles différents ; ils les palpent, les examinent, discutent entre eux sur le prix et sur la qualité, demandent autre chose, occupent toute la kantine ; et quand ils s’en vont à regret, par trois ou quatre à la fois, l’un d’eux n’emporte le plus souvent qu’un litre d’alcool à brûler, ou Brennspiritus, comme on dit ici, mais il l’emporte avec mille précautions, ainsi qu’une icône précieuse.

Un camarade me confie que les Russes consomment beaucoup d’alcool à brûler. Ils le boivent, paraît-il, parfumé quelquefois, comme ils boivent de l’eau de Cologne ; mais ils le boivent aussi au naturel, sans grimace. Ils sont très gentils, m’affirme-t-on, et sympathiques, mais terriblement ivrognes. Pour s’enivrer avec du Brennspiritus, il faut en effet avoir un penchant assez vif pour les liquides puissants. Mon camarade ajoute que les Anglais ne le cèdent pas aux Russes sur ce point, mais avec cette différence qu’ils sont trop grands seigneurs pour se contenter d’alcool à brûler ou d’eau de Cologne : par l’entremise de soldats boches qu’ils soudoient au tarif fort, ils arrivent à se procurer des liqueurs moins barbares que celles dont les Russes s’accommodent.

Les Anglais se distinguent dans les camps de prisonniers par leur désir d’ignorer les Boches et leurs prescriptions. Ils consentent à être prisonniers parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais leur bonne volonté ne va pas plus loin. Ils se montrent aimables pour les Français et les Russes, mais ils vivent entre eux. Les prisonniers doivent prendre leur repas au réfectoire commun ; les Anglais n’y mettent pas les pieds. Ils mangent dans leurs chambres et préparent leurs repas sur des fourneaux à charbon, achetés à la kantine, qu’ils ont simplement installés dans les couloirs de la citadelle. Une odeur de cuisine traîne partout, et il n’est pas d’instant de la journée où quelque bouilloire ou casserole ne chante sur le feu des Anglais. Les murs en sont noircis de fumée. Mais nos Alliés, flegmatiques par définition, ne prennent pas garde à ces détails. Ils n’écoutent pas les cris des Boches. Causent-ils des dégâts ? Ils paient sans discuter. Un Anglais ne discute jamais avec un Allemand. C’est sa façon de réagir contre l’ennemi que ce mépris terrasse. Le Français a une autre façon ; il rit de tout et empoisonne le Boche de réclamations, de protestations et d’observations, à propos de tout et de rien, mais en ne sortant jamais des limites de la tenue militaire. Le Français évite de donner prise à la sévérité ennemie. Il se sent d’autant plus fort ensuite, quand il lui plaît de montrer aux Boches qu’il n’est dupe ni de leurs mensonges ni de leurs vilenies.

Ainsi pour la nourriture. L’Anglais ne va pas au réfectoire. Il abandonne sa ration aux Allemands. Le Français au contraire va ponctuellement au réfectoire, et pas un repas ne s’écoule sans qu’un prisonnier aille porter son assiette au haùptmann de service en lui affirmant sur l’honneur qu’on ne nourrit pas si mal des officiers désarmés. Si chaque officier allemand attaché à un camp de prisonniers faisait le compte des camouflets que ces terribles Français lui ont infligés, nous aurions un total assez coquet pour tous les camps réunis. Mais peut-être tous les officiers allemands ne sont-ils pas capables de distinguer un éloge d’un camouflet. Je n’oublierai pas de sitôt la scène que je vis lors de mon premier repas au réfectoire de Mayence. C’était à midi. On nous donna de la « soupe russe », car l’ardoise du menu ne la désignait pas moins pompeusement, et des pruneaux. Rien d’autre. Un lieutenant de dragons mit son assiette sous le nez du haùptmann en lui disant sans pouffer :

— Je vous demande la permission de quitter la salle, monsieur. Vraiment, j’ai trop bien mangé, ce matin.

Et le haùptmann, rougissant jusqu’aux oreilles, essayait de ne pas perdre l’air digne qui sied à un représentant d’une nation sérieuse. Car on ne mangeait pas bien au camp de Mayence. La chère y était maigre, encore que cet adjectif puisse tromper le lecteur en éveillant en lui des idées de viande qu’on n’y connaissait que sous des espèces rares, chiches, pauvres et douteuses. Je ne me trompais pas, quand je prévoyais que le régime plantureux de la quarantaine ne durerait point. Il n’y a pas plus de ressemblance entre les repas du réfectoire et ceux du saloir qu’entre les dîners de chez Chartier et ceux de chez Paillard. Mais il était nécessaire que nous écrivissions à nos familles une carte postale débordante d’optimisme.

Ai-je besoin d’ajouter que les prisonniers ne s’attardent pas en face de la soupe russe et des pruneaux ? En moins de dix minutes, ils s’en allèrent les uns après les autres, emportant leur serviette et leur pain, et la plupart d’entre eux, du moins ceux qui sont captifs depuis assez longtemps pour recevoir des colis de France, regagnèrent en hâte la chambre où ils mangeraient enfin. Mes camarades se restaurèrent avec leurs provisions. Moi, qui n’avais rien, je me contentai d’étendre sur un morceau de pain un peu de cette confiture d’abricots que j’avais achetée à la kantine et qui n’avait certainement d’abricots que la couleur et le nom peinturluré sur l’étiquette du pot. Ce régal achevé, je m’allongeai sur mon lit et je voulus m’intéresser à la Conquête de Plassans. Mes camarades causaient. L’odeur des plats qu’ils mijotaient sur des lampes à alcool me tourmentait. Et j’avoue qu’un sentiment assez cruel me traversa, quand ils dégustèrent ensemble un café dont l’arôme français fut tout ce que j’en reçus, car on me laissa bien tranquillement sur mon lit, dans mon coin, en contemplation devant les phrases de Zola. Je profitai de la distraction de mes compagnons d’infortune pour les examiner à loisir.

À côté du capitaine, dont j’ai déjà parlé, qui est petit, modeste et aimable, et qui parle avec un accent du Midi à peine perceptible, le lieutenant L*** forme un contraste saisissant. Grand, balafré, haut en couleurs, la poitrine large, fier de pratiquer des sports athlétiques, il est vêtu d’une tunique noire à brandebourgs noirs qui lui donne une allure de dompteur. Exubérant, brave garçon, bon caractère, il cherche de temps en temps des effets de voix pour chanter :

Manon, sphinx étonnant, véritable sirène,
Cœur trois fois féminin……

Il ne va jamais au delà. Il parle haut, rit souvent et se dispute amicalement avec tout le monde. C’est un ancien capitaine au long cours. Aussi ne l’appelle-t-on que « Matelot ». Il houspille sans se gêner le lieutenant D*** qui porte l’uniforme de dragon et qui reste presque toujours tête nue, même pour sortir. Grand, avec le nez busqué et les cheveux bien coiffés, le lieutenant D*** est l’officier de cavalerie correct, poli, et un peu raide. Mais Matelot réserve ses plus grosses bourrades pour un sous-lieutenant de zouaves vêtu de la nouvelle tenue, qui est petit, qui a des cheveux frisés, qui paraît tout jeune, qui a des timidités de jeune fille et qu’on raille pour son inexpérience amoureuse que Matelot affirme complète. Tels sont les officiers les plus notables de la chambre. Les autres, qu’on voit moins, échappent à mon attention, et je ne citerai que pour mémoire un sous-lieutenant indigène de tirailleurs algériens qui étale un teint triplement basané et qui écorche sans pitié la langue française.

Mes camarades sont prisonniers depuis des dates différentes. Bien peu sont tombés aux mains des Allemands dans les premiers jours de la guerre. On s’en rend compte assez vite quand on les regarde de près ou qu’on cause avec eux. Ils ont encore de l’entrain, de la bonne humeur. Quelle différence avec les victimes de Charleroi et de Maubeuge ! Les blessés de Charleroi ont souffert toutes les ignominies : les Allemands à cette époque se croyaient assurés de la victoire et donc de l’impunité. Bien rares sont nos blessés d’alors qui n’ont pas eu à souffrir les traitements les plus durs. Ils gardent dans leurs yeux le souvenir de ces jours de détresse. Quant aux prisonniers de Maubeuge, qu’ils soient de l’armée active ou de la territoriale, ils sont d’une tristesse morne. Tous ont l’ancienne tenue du temps de paix, et leurs képis souples du genre foulard et les galons circulaires dont se placardent les manches de leurs tuniques nous sont déjà si vieillots, que ces malheureux semblent les survivants étonnés et perclus de Sedan. Dix-neuf mois de captivité pèsent sur leurs épaules. On croirait à les voir qu’ils sont prisonniers depuis toujours et qu’ils le seront toujours, et une pitié respectueuse serre le cœur de celui qui les rencontre dans l’immense cour de Mayence, solitaires ou groupés, silencieux, voûtés, perdus à jamais.

Il faut reconnaître que les Allemands en 1916 sont envers les prisonniers nouveaux d’une sollicitude touchante qui n’hésite pas à prévenir leurs désirs. N’est-ce pas naturel ? Quand un officier arrive pour la première fois dans un camp comme celui de Mayence, il y arrive les mains vides et, le plus souvent, vêtu de boue et casqué, il éprouve un peu ce sentiment de honte légère du simple combattant qui tombe à l’heure du dîner dans une popote d’état-major où le drap est d’une élégance rare et le cuir d’un fauve particulier. Autant dire que le pauvre diable est en chemise. Si, par précaution, comme on le pratique quelquefois, il a confié son portefeuille au sergent-major avant de monter en ligne, ou si les soldats boches ont jugé à propos de l’en alléger, il n’a guère que quelques sous dans la poche. Comment, en attendant que des colis lui parviennent de France, s’y prendra-t-il pour se procurer les objets de nécessité urgente dont il aura besoin ? D’autre part, les Allemands paient la solde d’avance, le premier jour du mois. Ainsi, tombé entre leurs mains le lendemain du jour où le trésorier opère, vous ne percevrez pas un centime pour tout le mois en cours et vous devrez néanmoins rembourser à l’administration le prix de votre nourriture. Vous, Français, vous seriez embarrassé devant ce problème. C’est que vous n’entendez rien aux affaires sérieuses. L’Allemand par bonheur veille sur vous. Et le payeur du camp est autorisé à vous verser des avances sur vos soldes futures. Signez un reçu, on vous remet immédiatement cent marks. Vous courez à la kantine, vous en sortez le porte-monnaie dégarni, et vous ne toucherez plus un pfennig à la caisse impériale et royale avant six mois. Mais l’opération n’est-elle pas excellente, qui vous met en mesure de parer à vos désirs immédiats, et qui vous prouve que les Allemands ont souci de votre détresse ?

Rien n’est laissé au hasard dans un camp d’Allemagne. Tout y est merveilleusement bien organisé, jusqu’à l’extorsion de vos économies, qui se pare de belles apparences. Au surplus vous savez que vous n’êtes rien, puisque vous appartenez désormais à la Grande Allemagne. Ici, il faut oublier qu’on affiche dans les écoles de France la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ici, vous n’avez qu’un seul droit, qui est de tout supporter comme vous pourrez. En revanche, la nomenclature de vos devoirs est plus longue que la table de nos immortels principes de 89. L’un compense l’autre. Monsieur le censeur nous avait déjà énuméré quelques-unes des obligations auxquelles nous serions dorénavant soumis. Mais ses avertissements n’avaient pas ce caractère officiel qu’il est bon d’apporter en toute chose avec méthode. La kommandantur décida de réparer cette faute.

Le soir, après l’appel de six heures, les nouveaux prisonniers furent convoqués au bureau de Monsieur le Censeur. Herr Schmidt n’y était pas. Mais des scribouillards nous attendaient, et un lieutenant français, un de nos anciens, fut chargé de nous faire le discours d’usage. Il le fit avec un tact admirable. Devant la valetaille boche qui écoutait, et qui comprenait sans saisir les nuances de notre camarade, il nous apprit ou nous rappela toutes les interdictions qui sont notre partage. Il les passait en revue sommairement, du bout des lèvres, comme si on l’eût obligé à vider devant nous une poubelle d’ordures, et sa voix ajoutait aux menaces réglementaires la caresse d’une ironie toute dégoûtée. La bobine enfin dévidée, il résuma en ces termes :

— Bref, mes chers camarades, n’oubliez pas que, pour toutes les fautes, vous tombez sous le coup des lois martiales, et c’est la grâce que je vous souhaite.

Un étrange sourire mit à sa harangue le point final, tandis que les scribaillons nous rendaient notre liberté. Dehors, la nuit tenait la cour immense où les trois énormes bâtiments se dressaient en noir sur le ciel sombre. La journée s’achevait lentement. Dans la chambre, mes camarades travaillaient en silence. L’un lisait ; l’autre écrivait une lettre ; un autre traduisait en français une page d’allemand. Le capitaine B*** était penché sur un minuscule métier.

— Oui, me disait-il, je fais de la tapisserie. C’est un excellent moyen de passer une heure ou deux chaque jour. Quelquefois aussi, je m’occupe à sculpter ce cadre à portraits. Que voulez-vous ? Je me suis mis à l’étude de l’anglais, mais on ne peut pas se contenter d’exercices uniquement intellectuels. On sombrerait vite dans le spleen. Les travaux manuels sont un refuge.

Il m’avouait sa misère à voix basse. Je le regardai. Ses yeux ne montraient qu’une résignation triste. Il poursuivit :

— Je ne suis pas très habile. Ma tapisserie ne vaut pas grand’chose, et ma sculpture est mauvaise. Je ne renonce pourtant ni à l’une ni à l’autre. Ce sont les deux compagnes de mes longs loisirs. Sans elles, je ne sais pas ce que je deviendrais. Il faut être solide ici pour échapper à la folie qui nous guette. Vous souriez ? Vous en viendrez au même point que nous, vous verrez. Ah ! ce n’est pas drôle, la captivité ! Vous verrez, vous verrez. Vous ferez de la tapisserie, et vous sculpterez des cadres à portraits en noyer d’Amérique.

Je ne souriais pas. J’étais découragé. Je regardais fixement la trame serrée où les laines variées s’assemblaient en un dessin de couleur vive. Et je songeais à ce déplorable roman de Zola qui m’attendait sur mon lit.

à Louis Thomas


CHAPITRE X

vers un autre camp
(17 mars 1916).


La citadelle de Mayence m’apparaissait vraiment comme une prison terrible. Je ne savais pas si j’étais condamné à y demeurer ou si la fantaisie des bureaux de la kommandantur avait déjà décidé de m’expédier ailleurs. Mais rien ne pouvait m’être plus agréable que d’aller n’importe où, même au fond de la Prusse la plus orientale, pourvu que je ne fusse pas contraint à l’unique contemplation de ces trois bâtiments de la Caserne des Cadets et à la promenade en rond dans la cour immense. Voir quelque chose, voir autre chose, voyager, je ne rêvais pas d’un sort meilleur. Les anciens m’affirmaient en vain que le camp de Mayence était en somme l’un des moins mauvais. Leur expérience ne me convainquait pas. Aussi ne fus-je pas mécontent, lorsque le 17 mars au matin, alors que je sortais de ma chambre, un feldwebel m’arrêta, en m’appelant par mon nom :

— Vous quittez ce soir le camp de Mayence.

— Bien. Où vais-je ?

— Je l’ignore, vous partirez à 7 heures 1/2.

— Est-ce que d’autres officiers partent aussi ?

— Oui, quinze officiers.

Et le feldwebel me tendit la liste de départ. J’y relevai les noms du capitaine V*** et du lieutenant T***, tous deux du même bataillon que moi, et dont je n’avais pas encore été séparé depuis le combat du 9 mars. Au vrai, je n’espérais pas qu’on ne nous séparât point. Je connaissais assez les Allemands pour être assuré qu’ils n’avaient aucune propension à la complaisance. J’attribuai donc à un heureux hasard notre départ en commun, et sans rien marquer de ma joie qui aurait fort bien pu provoquer un contre-ordre ultérieur, je rendis au feldwebel la feuille de papier qu’il m’avait offerte.

Mes préparatifs ne furent pas longs. Un peu de linge, quelques objets de toilette, mon pot de confiture d’abricots, mon casque, le tout ne tint pas beaucoup de place dans la valise rouge de carton gaufré — ersatz peau de porc — si magnifique, que j’avais achetée la veille à la kantine. À 8 heures du matin, j’étais déjà prêt à me mettre en route. Mais nous ne devions prendre le train qu’à 7 heures 1/2 du soir.

Il faisait nuit, quand on rassembla dans la cour les quinze exilés. Nos bagages furent déposés sur une charrette à bras. On nous distribua des sacs de papier contenant un repas froid, plus une bouteille de café pour deux, et le chef de notre détachement, un feldwebel, reçut une provision de cinq marks par officier pour les imprévus du voyage, car on nous avait retiré notre monnaie de singe de la citadelle de Mayence pour en donner au feldwebel l’équivalent en monnaie véritable qui, dans notre nouveau camp, serait de nouveau transformée en jetons spéciaux. Toutes ces dispositions nous permettaient de supposer que notre déplacement serait d’une assez longue durée. Mais je ne m’en plaignais pas.

Nous étions au complet. On nous avait compté une fois, deux fois, trois fois. Nous n’avions plus qu’à gagner la gare. Une petite formalité de rien restait à accomplir. Sur un ordre du feldwebel chef de détachement, les hommes qui nous escortaient chargèrent leur fusil avec ostentation et firent manœuvrer la culasse avec tant d’insistance qu’il n’y avait pas moyen de ne pas considérer cette opération délicate comme un avertissement sérieux.

Un vagon de deuxième classe, à couloir, nous était réservé tout entier.

Dans le même compartiment nous fûmes quatre : le capitaine V***, le lieutenant T***, moi, et un soldat de la landsturm. Rien ne signala notre embarquement. Sur le quai, les rares voyageurs nous regardaient sans rien dire. Une pancarte indiquait que le train se dirigeait sur Darmstadt. Allions-nous en Bavière ? Le soldat qui nous accompagnait déclarait ne rien savoir. Et pourtant il était bavard et il aurait bien voulu causer avec nous. Mais quoi ! Celui-là aussi nous aurait servi toutes les rengaines politico-historiques que le Gouvernement Impérial et Royal a mises à la mode, et quelle fatigue d’entendre toujours les mêmes niaiseries répétées avec la même conviction !

Les temps ont bien changé depuis le 2 août 1914. Au début, au moment de Charleroi, alors que les masses allemandes marchaient triomphalement sur Paris sans voir le gouffre ouvert de la Marne, jamais un prisonnier français n’aurait voyagé dans les conditions où nous voyageons. Le prisonnier français, blessé ou non, était moins que rien. On ne sait pas au juste pourquoi on ne l’achevait pas sur place. Mais on le traitait avec tant de haine et de sauvagerie que ce crime seul, s’il n’y en avait pas tant d’autres, suffirait à flétrir à jamais l’Allemagne. Les exemples sont trop nombreux : le martyrologe de nos prisonniers est inépuisable. Je connais un lieutenant d’infanterie, un de ces enfants de la promotion de Montmirail qui se gantèrent de blanc pour mourir. Il m’a raconté sa passion. Il avait une balle dans le cou ; les brancardiers allemands l’avaient ramassé près de Morhange. On l’empila dans un vagon à bestiaux avec des soldats français et des soldats allemands, tous blessés. Les Allemands étaient couchés sur de la paille, et ils avaient des couvertures. Les Français gisaient sur la planche nue, et la plupart étaient déshabillés à cause de leurs plaies. Le voyage dura plusieurs jours. À chaque gare importante, on ravitaillait les Allemands, on les gavait de friandises. On ne donnait rien aux Français et on les injuriait. Une fois, le petit lieutenant, épuisé par la fièvre, demanda de l’eau à une femme. De l’eau ! Cette femme était une diaconesse, une Schwester, une religieuse ; elle avait l’insigne de la Croix-Rouge. Elle refusa de donner de l’eau au petit lieutenant, en lui criant à tue-tête qu’elle n’avait rien pour ces chiens de Français. Ce n’est pas tout. En cours de route, pendant la nuit, un soldat mourut, un troupier au pantalon rouge, un chien. On le tira du vagon, devant une foule où les femmes étaient nombreuses. Merveilleuse journée d’août ! Du soleil, de la clarté, des toilettes légères, des ombrelles, des couleurs chatoyantes. Sur le quai, un brancard, avec un cadavre sanglant. Et les douces Allemandes se jetèrent sur le mort, et les ombrelles horribles le frappèrent avec rage. Mais combien d’images semblables me reviennent à l’esprit ! Et vous aussi, vous en connaissez de ces histoires dont vous niez quelquefois la possibilité, tant elles dépassent les limites de l’effroyable.

Aujourd’hui, nous sommes loin de ces jours sinistres. Charleroi fut une victoire sans lendemain. La Marne fut un charnier d’Allemands. L’Yser fut un charnier d’Allemands. Paris n’a pas été atteint. La guerre est perdue. Il faut sauver la face. Et voici que Verdun est un charnier d’Allemands. Depuis un mois bientôt, les assauts se multiplient, le sang coule, les hommes tombent, et Verdun n’est pas pris, et le rêve de la paix entrevue sur les ruines de la citadelle inviolée s’évanouit dans la fumée des obus impuissants, et l’heure approche peut-être où les criminels seront jugés, où les coupables devront rendre des comptes, tous les comptes. La France n’est pas vaincue. On la croyait faible. Elle est encore très forte. La France ne sera peut-être pas vaincue. Et alors, et alors, il faut la ménager, il faut craindre le châtiment, il faut craindre la vengeance. On ne dit plus rien maintenant aux prisonniers français quand ils passent sur le quai d’une gare. Ils sont redoutables, ces prisonniers, car ils parleront après la guerre, ils se plaindront, ils demanderont que justice soit faite. Ce n’est donc plus par la brutalité qu’il faut agir sur eux. L’intérêt mieux compris invite à plus de circonspection. Mais, parce qu’on ne sait jamais comment les choses peuvent tourner et qu’après tout la France est toujours à la merci d’une révolution, car elle doit être lasse de la guerre, il faut user de tous les moyens pour détruire ses prisonniers. Sans les étrangler dans leurs geôles, on peut ruiner leur santé morale et du même coup toucher la France en plein cœur. La méchanceté doucereuse de l’Allemagne de 1916, mal fardée, ne vaut pas mieux que la méchanceté cynique de l’Allemagne de 1914.

Voilà pourquoi nous n’avions pas envie d’écouter notre gardien dans ce vagon qui nous emportait vers une destination inconnue. C’était un homme de 46 ans, blond et pâle. Il avait l’air fatigué. À peine étions-nous installés que lui-même se mettait à l’aise, enlevait son équipement, posait son fusil dans le filet à bagages, ôtait le shako de cuir bouilli à double visière et se coiffait de la calotte ronde à bandeau rouge. Singulier gardien, qui alla jusqu’à nous offrir des cigares, et qui n’avait sans doute pas d’illusions sur nos chances de lui échapper.

Petit-Jean avouait :

« Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. »

Pareil à Petit-Jean, ce que je connais le moins mal de toute l’Allemagne, ce sont nos marches de l’Est. Depuis Pierrepont, je roule à travers des régions dont les points principaux me rappellent tel détail d’histoire, ou tel fragment de poème, ou telle légende. Tout un bric-à-brac de souvenirs scolaires me revient. Quoi de plus odieux que ces réminiscences stupides dans un moment pareil, où je voudrais ignorer absolument tout des pays que je traverse ? Et comme ce nom de Heidelberg, cité des étudiants, sonne faux dans ma mémoire ! Je n’ai rien vu de la ville. La nuit est sombre. Je n’ai rien vu non plus de Carlsruhe, où nous arrivâmes vers quatre heures du matin. J’aurais pourtant désiré de chercher les ruines dont nous parlait notre gardien, car il paraît que nos aviateurs ont bombardé sérieusement la capitale du Grand-Duché de Bade. Une bombe aurait même touché le palais ducal. Mais nous repartions avant l’aurore.

À Offenburg, le train s’arrêta pendant vingt minutes. Nous ignorions toujours où l’on nous emmenait. Vers la Forêt-Noire ? Vers le Wurtemberg ? Dehors, maintenant, c’était le soleil. Dans le lointain, à droite, des montagnes bleues se dressaient. Le paysage n’a rien de comparable aux environs de Mayence. Les maisons sont coquettes, comme les classiques chalets suisses, maisons de fantaisie, maisons-jouets, avec des balcons de bois découpé, des toits pointus et des corniches ajourées. Les prairies, d’un vert normand, percées d’innombrables petits canaux, sont couvertes d’arbres fruitiers. Nous approchons d’un village dont nous n’apercevons d’abord que des toits énormes, couleur de terre, qui ont l’air d’écraser des murs bas. C’est Biberach-Bell. Puis c’est Haslach. Sur la route, qui s’allonge en suivant la voie ferrée, un chariot passe, traîné par deux bœufs harnachés comme le sont chez nous les chevaux. Tous les petits villages que nous traversons paraissent extrêmement propres, autant qu’on puisse en juger de loin, et il s’en dégage une impression de fraîcheur. Mais nous sommes en Allemagne, et, pour que nous ne l’oubliions pas, voici un hiatus qui blesse : ce pont métallique de forme trapue sur un délicieux ruisselet qui paraît navré de porter cette horreur au-dessus de lui. Tel contre-sens remet les choses au point et donne une chiquenaude à l’enthousiasme incongru du voyageur. La route, d’un seul côté, est bordée à intervalles réguliers par de très vieilles bornes de pierre verdies par le temps, qui suscitent des images puériles de chevauchées anciennes sur des chemins douteux. Tout le bric-à-brac des souvenirs romantiques s’impose à nouveau. Cependant, je retombe vite dans la réalité. Quel est ce cortège ? Un groupe de femmes, précédé d’un groupe d’hommes qui marchent derrière un lourd chariot de ferme attelé d’un seul cheval. Nous arrivons à sa hauteur. Un cercueil, qu’aucune draperie ne couvre, est posé sur le chariot. Et pas un prêtre n’accompagne l’enterrement.

Nous sommes en pleine Forêt-Noire. Hornberg, petite ville charmante au fond de la vallée. À flanc de montagne, un vieux burg en ruines la domine. Mais le burg est à moitié caché par un horrible hôtel transformé en hôpital, près duquel un cimetière montre nettement un grand nombre de croix toutes neuves.

Le train sort d’un tunnel pour entrer dans un autre, comme s’il jouait à cache-cache, et le jeu se prolonge pendant une bonne heure. Entre deux tunnels, nous apercevons de belles échappées d’escarpements. La vallée est à nos pieds. Ses pentes, qui sont d’admirables pâturages où pas un animal ne pâture, sont sillonnées de rigoles concentriques où coule une eau claire, et, vu de haut, tout le paysage a l’air d’une carte topographique où ces rigoles tiendraient lieu des courbes de niveau.

La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen ! Nous n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse accablait nos épaules.

Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de 1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même si nous n’avions pas ri.

Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le monde fume le cigare en Allemagne. C’est à ce moment qu’il se décida enfin à nous révéler le nom de l’endroit où il nous conduisait. Nous allions à Vöhrenbach. Dans une heure, nous serions arrivés à notre nouvelle prison. Il ajoutait que le camp était de création récente et que les officiers prisonniers étaient enfermés dans un grand bâtiment de pierre, en dehors du village.

De nouveau la tristesse nous saisit. Le pays que nous traversions était d’une pauvreté rare : des plaines d’un vert jaunâtre très sec, à l’infini, sans un accident. Depuis Donaùeschingen, la locomotive avait, comme signal d’avertissement, non plus un sifflet, mais une cloche. Ces sons de cloche dans la morne campagne ensoleillée retentissaient d’une façon lugubre. Aux moindres haltes, le train s’arrêtait. À l’une d’elles, derrière la barrière du passage à niveau, un soldat français nous salua. Il était minable et travaillait dans une ferme voisine.

— Et Verdun ? nous demanda-t-il de loin.

Et, pour nous remercier de la nouvelle que nous lui jetions de l’échec allemand, il nous lança ce cri de réconfort :

— Ils crèvent de faim.

Cette petite scène nous avait émus. Nous ne songions plus à notre découragement. D’ailleurs, une fois de plus, le paysage changeait d’aspect, et, fuyant le plateau désolé, le train rentrait dans la Forêt-Noire des bois touffus, des collines abruptes, des monts plus rudes, des rigoles d’eau claire, et de la neige. La campagne semblait moins peuplée et nous serions au bout du monde dans ce Vöhrenbach, quoique assez près de la Suisse, ce qui nous soutenait beaucoup ; mais aussi, comme devait s’exprimer le Bœdecket, cette région était plus pittoresque. Enfin, satisfaits ou non, la volonté allemande nous envoyait à Vöhrenbach.

Un leùtnant nous attendait à la gare. Derrière lui, une marmaille considérable se préparait à nous recevoir comme des curiosités. Que d’enfants ! Jamais je n’en vis tant en si petite bourgade. Mais la stupeur ne m’empêcha pas de supputer que, dans quinze ans, l’Allemagne lèverait sans peine contre nous deux fois plus de soldats qu’elle n’en avait levés en 1914. Ces gamins grouillaient dans la cour de la gare comme des fourmis dans une fourmilière. Ils nous examinaient en silence. Ils s’approchaient de nous, et ils nous emboîtèrent le pas dans la grand’rue de Vöhrenbach que nous devions traverser de part en part, le camp étant situé à l’autre extrémité de la commune. Tout ce que je remarquai, c’est que le village n’offrait absolument aucun caractère particulier. Au coin d’une rue, un civil braquait vers nous un appareil photographique. Brusquement toutes les têtes se tournèrent à droite et tous les coudes gauches se levèrent devant les figures. L’amateur de souvenirs renonça à prendre un cliché aussi décevant.

Au bout de la grand’rue, quand nous y fûmes, nous vîmes enfin au loin un bâtiment de dimensions respectables, qui avait l’air d’un hôtel ou d’une mairie. Le soleil en éclairait la façade toute blanche. Une double enceinte de solides poteaux de bois, reliés entre eux par des réseaux de fils de fer barbelés, entourait la prison. La route longeait la clôture. Au premier poteau, une inscription interdisait aux civils de causer avec les prisonniers et de stationner devant le camp. À chaque angle de l’enceinte, une sentinelle de la landstùrm s’immobilisait à notre passage devant sa guérite peinte en jaune et rouge, aux couleurs du duché de Bade. Derrière les fils de fer, comme les autruches et les gazelles au Jardin des Plantes, quelques officiers se chauffaient. Ils vinrent au devant de nous.

Nous étions au camp de Vöhrenbach.

à Louis de Gonzague Frick


CHAPITRE XI

le camp de vöhrenbach
(18 mars 1916).


Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que l’horizon n’y était pas limité par des murs. À Mayence, on se promenait à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du dehors. À Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large ; sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village même, un terrain plus vaste s’étendait : d’abord une cour, au sol préparé, d’une cinquantaine de mètres de large ; puis, en contrebas, un morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base. La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme toute, il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante : prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord, cette situation était plus agréable.

De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux de la kommandantur, la cuisine, la salle de douches qu’on installait et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances. L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.

L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait cependant qu’un étage : en bas, c’était l’immense réfectoire et la kantine ; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un Offiziergefangenenlager.

Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson, corned beef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière, soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier touchait chaque lundi sa ration d’une semaine et elle lui aurait à peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des kartoffeln en robe de chambre à peu près à tous les repas, et l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en effet pendant quelques jours.

Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre, de rutabagas et de choux rouges, et encore ! On nous rationna même pour les kartoffeln. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les rembourser de notre poche, faisant ainsi l’acquisition forcée d’un matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne. Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et, trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je, en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.

Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des expédients, en ménageant la chèvre et le chou, — méthode coûteuse, si l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode, — cette étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne, pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur mettre le doigt sur la plaie. La kommandantur des camps éprouvait le besoin de souligner par des ordres et des commentaires écrits ou oraux la qualité des misères qu’on nous imposait.

Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage, pour y subir le discours « de bienvenue » du commandant du camp.

Le maître de nos personnes était un oberst, un colonel aux cheveux blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté : le colonel classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester sérieux. Il nous dit :

— Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par gestes, et, si vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes. Toute résistance est inutile.

Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il poursuivit :

— En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin, messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos officiers prisonniers le soient chez vous, en France.

La patte de velours du début détendait ses griffes, Les paroles de l’oberst de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de Mayence.

L’oberst était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les autres ?

Par la suite, le vieil oberst, qui était Freiherr von Seckendorff, se révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure : un homme indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France, ne subissent chez nous des représailles trop justifiées. Cette impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses Fritz ? Tout un camp de Français était mis à la question, et les représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de Berlin ; mais Paris ne réclamait rien de son côté.

C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique ; je ne sais pas ce qu’ils devinrent quand les sammies entrèrent dans la guerre, mais je sais que jusqu’au 1er janvier 1917, les Anglais ne furent jamais tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient :

— Bah ! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés recevra son châtiment.

Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas ? Nous connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au chapitre, où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs :

Oublions le passé, reviens !

Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions, même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur, d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.

Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs, il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence, loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que les Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914 que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous, soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux ? En nous groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.

Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les miennes : elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles. Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe ; d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation ; d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se perfectionner dans leur spécialité ; tous enfin, de travailler à s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de notre prison. À chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment, en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point nos impressions nouvelles de captivité.

La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la réussite d’un « trois piques contrés ».

à André Lamandé


CHAPITRE XII

têtes de boches
(5 avril 1916).


Le camp de Vöhrenbach était commandé par l’oberst Freiherr von Seckendorff, vieillard grognon que nous appelions Kœniggraetz, parce qu’il avait jadis combattu à Sadowa et parce que des prisonniers français ne seraient pas français s’ils ne coiffaient pas leurs geôliers d’un surnom. Le bonhomme en vit de toutes les couleurs. Son attitude dès le début trahissait le désir qu’il avait de vivre sans histoires. Malheureusement pour lui, nous n’étions pas décidés à jouer les chiens couchants, et Kœniggraetz ne goûta à peu près jamais la tranquillité qu’il souhaitait, s’il la souhaita. Écœuré de notre ingratitude autant que mû par son tempérament de hobereau soudard, il occupa ses journées à nous chercher des poux. Quand son imagination ne lui suggérait aucune tracasserie, il s’en prenait aux sentinelles du poste de police, hommes de la landstùrm, auxquels il avait toujours quelque chose à reprocher. Il hésitait quelquefois à nous injurier, et sa rage s’abattait alors sur le personnel du corps de garde qu’il pétrifiait dans une raideur d’automates dont nous nous amusions.

Freiherr von Seckendorff, dit Kœniggraetz, avait la manie des discours. Pour le moindre événement, il se présentait à nous au moment de l’appel du matin, et il nous haranguait. Chaque fois c’était la même comédie. Il commençait en français, d’une voix calme, presque aimable, cherchait ses mots, ne les trouvait pas toujours, et tout à coup, au tournant d’une phrase, excédé de fatigue et ne contenant plus ses impressions, se jetait tête basse dans les lourdes périodes allemandes. Sa voix montait, pleine de graillons, libérant toute une bile, dont nous avions de la peine à ne pas rire.

Meine Herren… Meine Herren

Le vieillard tonitruait, bafouillait, levait la canne, secouait la tête, et, pour finir, saisi d’une quinte de toux furieuse, il s’en allait en prenant le ciel à témoin de son impuissance.

Freiherr von Seckendorff était suivi constamment par son adjoint, un capitaine de cavalerie qui ne se mêlait à aucun débat, qui passait pour être le gendre de son colonel, et dont nous ignorions le nom. Quand j’aurai dit que nous l’appelions Tête de veau, je n’aurai pas besoin de tracer le portrait de ce comparse falot et sévère.

Monsieur le Censeur, leùtnant d’infanterie, était certainement l’officier le plus cruel, le plus sournois, et le plus acharné de toute la boîte. Combien de fois, devant lui, n’ai-je pas éprouvé de fortes démangeaisons au bout des mains ? Il rappelait le Herr Schmidt de Mayence, comme s’il eût été son frère, mais il avait moins de désinvolture et un peu plus de lenteur d’esprit. Avant la guerre, disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa mission avec un zèle parfait. À le voir, vous n’eussiez jamais pensé qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon, quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses rancunes à l’oreille de cette ganache de Kœniggraetz !

Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce labeur de larbin. Comprenait-il mal ? Il convoquait l’auteur de la lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait qu’une carte, écrite au crayon, — car nous ne devions écrire qu’au crayon en 1916, — cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables : « Il neige ».

Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöhrenbach, c’est pour le courrier qui nous arrivait de France. Il avait l’air alors, non plus d’un policier, mais d’un dégoûtant bonhomme qui, par le trou de la serrure, dans une chambre d’hôtel, épie le coucher de jeunes époux. Songez à la souffrance d’un officier français qui voit, entre les mains d’un officier boche, les lettres de sa fiancée, de sa femme, ou de sa maîtresse, qui voit le monstre se vautrer dans des tendresses qui ne sont pas à lui, qui voit le rustre violer le secret de deux cœurs ! Monsieur le Censeur avait des raffinements. Vous envoyait-on une mauvaise nouvelle capable de vous attrister ? Vous apprenait-on la mort d’un parent ou d’un ami ? Vite, monsieur le Censeur vous remettait l’enveloppe afin que vous pussiez pleurer plus tôt. En revanche, souvent, on gardait dans les tiroirs de la censure le courrier de plusieurs jours d’un même officier qu’on surveillait. On confrontait les différentes feuilles de papier. On cherchait si la quatrième page du 12 avril, si obscure, ne faisait pas suite à la troisième page du 11 avril. On rapprochait les textes. Et, quand on ne découvrait rien, pour plus de sûreté on supprimait froidement le tout.

Un jour, un lieutenant sut que son beau-père était décédé. Le matin même, un jeudi, nous avions remis à la kommandantur notre carte hebdomadaire. Le lieutenant alla frapper à la porte de monsieur le Censeur.

— Voulez-vous me rendre ma carte de ce matin ? dit-il. Mon beau-père étant mort, je désirerais ajouter quelques mots de condoléances pour ma femme.

Il ne demandait pas une faveur extraordinaire, ce garçon. Monsieur le Censeur eut un beau geste.

— Mais pas du tout, monsieur, dit-il. Dans des circonstances pareilles, nous vous autorisons à écrire une carte supplémentaire. Allez écrire cette carte, monsieur, et apportez-la. Elle partira tout de suite par le courrier de ce soir, sans subir la retenue de dix jours, qui est de règle.

Le lieutenant remerciait. Le censeur protesta :

— C’est tout naturel, monsieur.

Seulement, trois mois plus tard, comme il était de nouveau en face de monsieur le Censeur, le lieutenant vit sur la table sa carte supplémentaire, qui n’était jamais partie.

Cependant, si monsieur le Censeur gagnait sur nous de nombreuses parties, combien de coups d’épingle n’a-t-il pas reçus dans son amour-propre ! Et aussi combien de coups de couteau ! Les lettres qu’on nous adressait, toutes dépourvues de renseignements militaires, nous révélaient pourtant bien des choses au nez de la censure. Dès le début de juillet 1916, au moment de l’offensive franco-anglaise de la Somme conjuguée avec l’offensive russe, l’enthousiasme des succès se devinait dans toutes les enveloppes venues de France. Il y aurait un beau recueil à publier avec toutes ces nouvelles spirituellement déguisées qui nous réjouissaient chaque jour. C’était une débauche de détours, d’allusions et d’images où le Boche perdait pied. Si monsieur le Censeur était amateur de statistiques, il fut probablement étonné de constater que, sur les deux cents officiers de son domaine, les trois quarts pour le moins étaient vignerons, car quelle mère n’annonçait pas à son fils que la vendange de 1916 serait magnifique ? Pour peu qu’il eût l’esprit critique développé, il jugeait aussi sans doute que les familles françaises ne se fatiguaient pas pour baptiser leurs filles ; en effet, presque tous les officiers avaient pour sœur ou pour cousine une Marianne ou une Françoise dont la santé était l’objet de bien des sollicitudes. Et ce nous était une douce joie de nous communiquer entre nous les secrets français qui trompaient la vigilance de monsieur le Censeur.

Il est vrai que monsieur le Censeur n’opérait pas seul et que ses aides n’avaient peut-être ni la même conscience ni la même astuce que lui. De ces deux soldats qui le soulageaient d’une partie de sa besogne, l’un était aussi méchant mais plus bête, et l’autre, qui n’était pas bête du tout, ne s’acquittait de ses fonctions qu’avec nonchalance.

Les-Méziés (ainsi nommé parce que, quand il avait un ordre à nous traduire, il commençait par ces mots : « Les messieurs sont prévenus », qu’il prononçait : « les méziés » ), ancien employé chez une marchande de fleurs de Nice, avait plutôt la tête de ces laquais en livrée préposés à l’ascenseur dans les palaces. Il avait l’air hargneux et constipé. Il nous détestait de tout son cœur et nous le lui rendions. Son collègue, dit la Galoche, à cause de son menton, était plus couramment nommé Sourire d’Avril. Né en Alsace, et il s’en vantait, il dirigeait avant la guerre, à Mulhouse, une petite pension pour jeunes gens. L’issue de la lutte le tourmentait peu. Français ou Allemand, il avait l’intention de retourner à Mulhouse et d’y poursuivre ses modestes affaires. Il n’apportait aucune ardeur à son service. Il semblait gêné le plus souvent, et il souriait quand il entendait nos plaisanteries, dont les-Méziés enrageait.

Ces deux hommes, si dissemblables, nous distribuaient les colis de France, l’après-midi, dans la cour quand le temps le permettait, et au réfectoire en cas de pluie. Ils les ouvraient, retenaient par ordre les papiers et les toiles d’emballage, et fouillaient tous les recoins, toutes les boîtes, tous les sacs. Les officiers se disputaient pour être inspectés par Sourire d’Avril. Il visitait les paquets d’un œil distrait. Il ne dissimulait pas son admiration pour les victuailles que nous recevions et qui sans doute excitaient son envie, car tous ses jours n’étaient pas jours de bombance. Il s’écria même une fois, devant un jambon d’York, d’ailleurs somptueux :

— On ne meurt pas encore de faim en France.

Cela lui valut un regard indigné de son camarade qui, lui, ne nous faisait grâce de rien, exécutant strictement les instructions de monsieur le Censeur et se réglant sur lui. Monsieur le Censeur daignait de temps en temps descendre jusqu’à mettre les doigts dans nos boîtes de pâté et nos pots de moutarde.

Nous n’avions pas le droit de recevoir n’importe quoi. Les liquides étaient soumis à l’examen du médecin du camp ; on nous retenait l’alcool. Les livres, pourvu que la date de leur publication fût antérieure au 2 août 1914, étaient d’abord arrêtés par la censure, qui les feuilletait avec soin avant de nous les rendre. Certains paquets de cigarettes portaient une étiquette aux couleurs des Alliés ; on les confisquait. Les journaux, les revues, on les confisquait. Mais, si l’on fouillait si attentivement, c’était pour découvrir les lettres cachées, les boussoles, les cartes et l’argent allemand qui devaient permettre des évasions. Quelquefois, une riche trouvaille enchantait la kommandantur. L’officier coupable était puni. Mais que de choses les plus malins ont publiées ! Je ne veux révéler ici aucun procédé, mais je peux dire que l’ingéniosité des expéditeurs nous surprenait souvent nous-mêmes. Les Boches savaient que nous recevions des cartes et des boussoles, mais elles s’éclipsaient admirablement. Des articles de journaux français arrivaient jusque sous les fenêtres de la kommandantur. On redoublait de vigilance et de ruse de part et d’autre. L’heure des colis était toute de fièvre. Chaque distribution avait l’allure d’un combat. Et combien furent subtilisés en entier, même de dimensions considérables, sous les yeux des trois censeurs et des deux hommes de corvée qui gardaient le lot défendu !

Un officier allemand se distinguait des autres, au camp de Vöhrenbach, par une attitude nettement différente. À cause de son physique, nous l’avions surnommé le Lièvre effrayé. Il traînait la patte, ayant été grièvement blessé du côté de Saint-Quentin en 1914, et il avait un air effaré dès qu’il rencontrait un groupe d’officiers français. Quand il était chargé de l’appel, il se hâtait de nous compter pour endurer moins longtemps le tête-à-tête. Il s’occupait de l’ordinaire et de la kantine. Jeune, il était certainement le moins répugnant de nos geôliers. Certes, il ne nous distribuait pas les douceurs à pleine poignée, car il n’avait pas à nous en distribuer, et il s’acquittait de ses fonctions ponctuellement. Il ne nous témoignait non plus aucune sympathie. Mais les brimades auxquelles il nous voyait condamnés, et qu’il avait mission de nous appliquer, semblaient lui causer un dégoût réel. Seul de toute la bande, il conservait un maintien militaire tel qu’on se plaît à l’imaginer d’après les récits des temps anciens. On aurait dit qu’il ne se sentait pas à sa place, comme officier, parmi les garde-chiourme dont il partageait l’infamie. Quelle différence entre le Lièvre effrayé et le docktor Rueck, médecin du camp !

Ce juif, petit, boulot, fleurant le suint, était l’homme le plus faux de tous ces hommes faux qui nous entouraient. Il avait la manie dangereuse de déclarer à qui l’écoutait qu’il n’était pas Allemand et qu’il n’était pas soldat. Lui aussi il se plaçait au-dessus de la mêlée, se contentant d’être juif et médecin. Ainsi il essayait d’amadouer les prisonniers par l’étalage factice d’une bonhomie rondouillarde qui pouvait dérouter d’abord. Nous apprîmes à le connaître. Il recherchait la conversation des Français et s’efforçait de leur tirer les vers du nez. Il se targuait de ne pas appartenir à l’état-major du camp. Au fond, il avait pour nous autant de basse rancune que les autres, et il fit punir deux officiers, l’un qui ne l’avait pas salué, et l’autre, l’abbé T***, qui avait prononcé tout haut le vocable ignoble de « Boche ». Herr doktor Rueck désirait étudier de près les Français sur lesquels il avait jusqu’alors les idées les plus saugrenues, qu’il rejetait d’ailleurs avec peine. Quand un nouvel officier arrivait à Vöhrenbach, il subissait un examen médical et moral minutieux. Le médecin juif l’auscultait, le tournait, le palpait, le retournait, touchait les blessures, interrogeait les réflexes, tâtait le pouls et posait au patient les questions les plus indiscrètes sur sa vie intime et sur son ascendance. Il voulait absolument que chacun de nous fût atteint de maladies vénériennes, et il tombait de haut en constatant que le nombre des Français pourris était pour ainsi dire nul. Et ses étonnements l’amenaient à des grossièretés de langage inouïes. Je me rappellerai longtemps qu’il me demanda avec une insistance sinistre s’il n’y avait pas eu de fous dans ma famille.

Le doktor Rueck n’avait pas rang d’officier. Son compagnon ordinaire était le feldwebel-leùtnant du camp. Pendant la guerre, l’Allemagne a accordé la patte d’épaule de leùtnant à de nombreux feldwebels, de même que la France a créé des officiers à titre temporaire. Mais, tandis que dans notre armée les officiers à titre temporaire sont sur le pied d’égalité en face des officiers à titre définitif, les feldwebels-leùtnants n’ont de l’officier que les droits de commandement, rien de plus, et ils ne mangent pas à la même table que les officiers propriétaires de leur titre. Celui de Vöhrenbach était le grotesque de l’endroit. Sabre de bois, ainsi appelé parce qu’il était tout fier d’avoir au côté un sabre terrible, avait un autre sobriquet : Barzinque, corruption de « par cinq », que nous nous plaisions à lui faire répéter chaque fois qu’il était chargé de l’appel, où nous devions nous aligner sur cinq rangs de profondeur. Chien de quartier comme l’était l’adjudant de semaine à la caserne en temps de paix, Barzinque rôdait du matin au soir de corridor en corridor. Il était sans cesse aux aguets derrière une porte, et c’était notre joie de sortir précipitamment de nos chambres pour bousculer un Barzinque pourpre de confusion. À son avis, nos planchers n’étaient jamais assez propres, et nos lits étaient pliés toujours trop tard. Comme il n’osait pas nous adresser d’observations, il harcelait nos ordonnances, qui l’envoyaient à la promenade. Il parlait fort peu le français et ne le comprenait guère, bien qu’il prît des leçons acharnées. On pouvait risquer toutes les facéties avec ce guignol.

Un jour, il entra dans une chambre :

— Bonjour, messieurs.

Poli, il tenait sa casquette à la main et cherchait dans sa mémoire la phrase qu’il avait préparée. Son crâne chauve luisait au soleil. Nul ne venait à son secours et il roulait des yeux d’homme qui se noie.

— Tu peux te couvrir, lui dit un lieutenant. La tête de veau, ça se mange froid.

— Oui, oui, fit-il lentement. Et, se coiffant, il sortit.

Un autre jour, il entra dans une autre chambre.

— Bonjour, messieurs.

C’était sa façon de se présenter, le sourire aux lèvres et la casquette ôtée. Mais cet effort lui faisait perdre le fil de ses idées, qu’il désirait exprimer en français. Cette fois, il se débrouilla tant bien que mal, et on finit par deviner que, l’oberst ayant résolu de passer une revue de casernement, le lendemain, après l’appel, il fallait déplacer deux armoires, qu’on avait dressées en équerre près de la porte pour que Sabre de bois, dit Barzinque, nous espionnât plus difficilement.

Le lendemain matin, avant l’appel, Barzinque revint. Les officiers s’habillaient au milieu d’un joli tohu-bohu.

— Bonjour, messieurs.

Les armoires n’avaient pas bougé.

Personne ne souffla mot. Le feldwebel était plus embarrassé que jamais. Il commença :

— Cette armoire… cette armoire est…

Et il s’arrêta court.

Une voix cria :

— En bois.

— Oui, oui, répondit le pauvre diable. Et il sortit en se recoiffant.

Ce n’était pas un pauvre diable. Méchant autant que n’importe quel Boche, il se frotta les mains quand le camp de Vöhrenbach devint camp de représailles. Il se donnait de toute son âme à l’exécution des mesures prescrites par Berlin. Il jubilait surtout, quand il enfermait un prisonnier dans l’in-pace des arrêts de rigueur. Triste individu qui n’avait jamais respiré l’air du front, vous vous en doutiez, et qui montrait au grand jour la bassesse de ses instincts, il grimaçait comme une caricature à côté des officiers du camp dont il léchait les bottes à tout propos.

Tels étaient, du plus grand au plus petit, les nobles seigneurs à qui le Gouvernement Impérial et Royal avait confié le soin de nous séquestrer.

à Emmanuel Bourcier


CHAPITRE XIII

offeziergefangenenlager
(10 avril 1916).


On m’a souvent demandé :

— Quand vous étiez prisonnier, vous ne sortiez donc pas ?

Et je répondais :

— À l’intérieur du camp, oui, à de certaines heures ; mais en dehors des fils de fer, jamais.

À Vöhrenbach, le pourtour du bâtiment nous appartenait. C’est là que nous prenions un peu d’exercice. Quelques officiers, désireux de s’entretenir en forme malgré la captivité, se consacraient chaque jour à un entraînement méthodique, et, plusieurs heures de suite, passaient de la marche à la course et de la course à la marche. Ceux-là, on avait l’œil sur eux, et la kommandantur les soupçonnait de se préparer à l’évasion, cauchemar des geôliers allemands. Mais, sans pratiquer le sport à ce point, la plupart des prisonniers tournaient autour de la prison, tous dans le même sens, et c’est surtout avant le moment de l’appel que la cour étroite s’emplissait de marcheurs.

Le plus horrible, dans cette captivité des officiers, c’est l’inaction. Pourriez-vous imaginer plus sombre châtiment : tu seras enfermé et n’auras rien à faire. Rien à faire ! Je me rappelais souvent les paroles du capitaine B***, de Mayence. Mais je voulais espérer que je réussirais là où tant d’autres avaient échoué. Quelle vanité !

Tout le monde travaillait autour de moi, dans une espèce d’émulation silencieuse. Peu à peu, des livres nous arrivaient de France. La kantine nous en procurait d’autres, et je garde un exemplaire du Double Jardin de Maeterlinck, parce qu’il avait été volé quelque part, comme la reliure de l’ouvrage le prouve. Les officiers qui savaient un peu d’allemand, essayaient de se perfectionner et donnaient à des camarades studieux les premières notions de cette affreuse langue. Ainsi j’avais décidé d’approfondir mes études de jadis. Je revis la grammaire, et m’attelai de nouveau aux contes de Grimm et au Romancero de Heine avant d’aborder les véritables Niebelungen dont j’aurais voulu pénétrer les arcanes. Deux contes puérils et trois courtes chansons de Wilhelm Müller suffirent à me dégoûter de mon ambition. Tout me semblait odieux de ce pays, les sons rauques de ses tendresses poétiques, la couleur de ses paysages, l’aspect de sa typographie et l’odeur de ses soldats. Écœuré, je rangeai mes livres allemands pour ne plus les ouvrir. De nombreux camarades n’eurent pas plus de courage. La langue des Boches rebute.

D’autres s’accrochèrent aux Anglais et aux Russes, qui se mettaient fort gentiment à leur disposition. Ceux-là ne furent pas plus heureux. À peine commençaient-ils à se débrouiller au milieu des fantaisies de l’alphabet slave et à se tirer tant bien que mal d’une page des Voyages de Gulliver, qu’ils durent renoncer à pousser plus loin. Le camp de Vöhrenbach devenait camp de représailles, et les compagnons anglais et russes nous quittèrent. Seuls les Français devaient connaître les joies du sévère régime. Ce fut une débâcle.

La musique était pour beaucoup un refuge. La kommandantur avait loué un piano. La kantine fournissait des violons, des flûtes, et jusqu’à des cithares dont on pouvait jouer sans initiation aucune. Un groupe de capitaines et de lieutenants s’exerçait à déchiffrer les quatuors les plus ardus. L’heure où il nous était permis de les écouter était une heure d’un grand prix. Mais le programme des représailles nous interdit la musique, et les officiers gardèrent leurs instruments dans les étuis de carton que la kantine refusa de reprendre.

Grâce à des cotisations, nous avions créé une bibliothèque. En attendant que la charité française vînt à notre aide, elle était bien modeste, notre bibliothèque de Vöhrenbach, à ses débuts. Toute sa richesse consistait en quelques romans des collections à 0 fr. 95 de Fayard, de Calmann-Lévy, de Laffitte et d’Albin Michel. Toutes les œuvres n’étaient pas de choix. Nous avions dû accepter ce que la kantine avait pu concentrer de volumes divers. Et nul d’entre nous ne sut jamais par quel mystère figuraient au catalogue les Aventures du Colonel Ramollot.

Pourtant, aux premiers jours de notre captivité, nous étions encore si las et si meurtris que nous trouvions souvent un peu de charme à nous étendre au soleil, dans la cour. La kantine vendait naturellement des pliants et des fauteuils de paquebot. L’après-midi, aux instants le plus chauds, la prison prenait des airs de maison de convalescence, comme une autre Villa des Oiseaux. Les Anglais en particulier pratiquaient beaucoup la chaise-longue au grand air. Ils s’installaient au milieu de nous, fumaient une pipe de tabac blond, tiraient un livre de leur poche, l’ouvraient, renversaient la tête, se posaient les poèmes de Rossetti sur les yeux, et s’endormaient.

Mais c’est le dimanche que les fauteuils s’accumulaient le long des fils de fer. Le dimanche, en effet, les prisonniers mettent une certaine coquetterie à suspendre leurs minces occupations. On revêt sa meilleure vareuse ; presque tous les officiers assistent à la messe, dans le réfectoire transformé en chapelle pour la circonstance, et ce zèle religieux n’est pas une des choses qui surprennent le moins nos bons geôliers. Ils nous croyaient de farouches athées, comme le docteur juif nous croyait tous syphilitiques. La guerre aura redressé bien des erreurs dans l’omnisciente Allemagne.

Que pensent de nous les civils qui passent de l’autre côté de la clôture, sur le chemin qui monte vers le bois de pins, là-haut, au sommet de cette colline ? Ils nous regardent comme on regarde les fauves dans un jardin zoologique. Car, comme nous, ils chôment, et ils profitent de la douceur du temps pour aller à la campagne.

Un de ces dimanches d’avril, au bout de la prairie, là où le domaine des prisonniers se termine en pointe de triangle, deux officiers faisaient les cent pas en fumant des cigarettes. Une vieille femme descendait la côte. En passant près d’eux, comme la sentinelle lui tournait le dos :

— Courage, messieurs ! leur dit-elle en français. On ne peut pas vous parler. C’est défendu. Ils sont méchants. Ils me frapperaient, moi, une pauvre vieille !

Et elle s’éloigna dans la direction du village, laissant les deux officiers émus et déconcertés, tandis que la sentinelle revenait lourdement vers la guérite jaune et rouge.

Les Anglais prenaient un plaisir extrême à ces spectacles du dimanche. Ils étaient trois ou quatre, pas davantage, tous très jeunes et presque tous aviateurs. Ils n’avaient rien de l’attitude un peu raide qu’on prête à ceux de leur race. Ils riaient de nos plaisanteries sans retenue, et eux-mêmes ne détestaient pas d’exercer leur humour aux dépens des Boches. Ils y apportaient une ardeur juvénile qui nous réjouissait. C’étaient les meilleurs garçons du monde.

Un jour, la kommandantur avait introduit quelques vaches dans le camp, pour leur faire paître l’herbe qui devenait trop haute entre les deux rangées de fils de fer de l’enceinte. Elles fournirent à un Anglais l’occasion d’une farce. Il s’approcha des fils de fer et, apostrophant la sentinelle à qui il montrait un morceau de pain bien blanc et d’un beau poids :

— Vous n’en avez pas, hein, du pain comme celui-là ?

— Ah ! non, répondit la sentinelle, malgré le règlement, car elle espérait qu’un présent inespéré allait lui échoir. Et elle roulait des yeux cupides.

L’Anglais reprit :

— Nous ne savons plus qu’en faire, tellement nous en avons.

— Oui, oui, approuva la sentinelle.

— Et nous le donnons aux vaches, conclut l’Anglais en offrant le quignon merveilleux à la bête la plus voisine.

Nos alliés sont terribles. On racontait d’un autre lieutenant une anecdote qui révèle exactement la façon dont les Anglais se comportent en face des autorités allemandes. Le gouvernement de Berlin oblige les officiers prisonniers à saluer les officiers allemands, sans égard aux grades de ceux-ci ou de ceux-là. Les Français esquivent la difficulté en exécutant un demi-tour par principe chaque fois qu’ils s’aperçoivent qu’ils vont croiser un leùtnant ou un haùptmann. Les Anglais agissent plus franchement. Ils affectent d’ignorer leurs gardiens. Un jour, celui dont je parle se trouva nez à nez avec un Boche.

— Monsieur ! fit l’Allemand.

— Monsieur ?

— Vous ne m’avez pas salué.

— Je ne sais pas.

— Je suis officier.

— Je ne connais pas.

— Vous devez me saluer.

— Je ne sais pas.

L’Allemand était blême.

— Vous serez puni.

— Je ne sais pas, répondit l’Anglais. Il fut puni, en effet.

Or, quand il sortit de la chambre des arrêts de rigueur, après sept jours d’isolement, il rencontra l’officier qui lui avait valu ces loisirs, et il ne le salua pas. La scène fut violente de la part du Boche et laissa l’Anglais tout à fait calme.

— Monsieur ! Vous ne m’avez pas salué !

— Je ne sais pas.

— Je suis officier.

— Je ne connais pas.

— Mais vous venez de quitter les arrêts parce que vous ne m’avez pas salué, la semaine dernière. C’était moi…

— Je ne sais pas.

L’Allemand n’avait qu’à lâcher la partie. Il la lâcha, en grognant des imprécations. Mais l’Anglais ne retourna point dans la chambre des arrêts.

Il ne faut pas croire cependant que les autorités impériales et royales ménageaient les prisonniers britanniques. Sans doute, tout au moins jusqu’à la fin de 1916, ils ne leur infligeaient pas les mille tracasseries dont les Français eurent constamment à souffrir. Mais ils avaient parfois contre eux des gestes pénibles dont je rapporterai l’exemple suivant, que je tiens de la victime, un jeune lieutenant irlandais.

Les Boches ne digéraient pas le dédain que les officiers de la « méprisable petite armée » leur témoignaient en tout temps et en tout lieu. Quand ils en capturaient un, ils éprouvaient un besoin sadique de l’intimider. Mais les Anglais ne tremblaient pas. Ainsi pour ce lieutenant. Il avait été pris du côté de Loos, le 25 septembre 1915. Tout de suite, dans le premier village où on l’emmena, on l’enferma au fond d’un cachot obscur comme en décrivent les romans populaires, et on lui annonça qu’il serait fusillé. Pendant trois jours, on le laissa dans son cachot ; on ne lui apporta pas la moindre nourriture et pas le moindre verre d’eau ; chaque soir on lui disait :

— Vous serez fusillé demain.

Enfin, après ces trois jours de torture, qui n’arrachèrent pas un seul mot de protestation à ce malheureux, on le tira de son trou et on le poussa vers une grande cour. Le peloton d’exécution promis attendait dans un coin, l’arme au pied.

— Demandez grâce ! cria un officier allemand.

— Non, répondit le condamné.

Alors, on le planta devant le peloton, et on lui attacha les mains derrière le dos. On voulut lui bander les yeux, il refusa. Un ordre bref : les soldats mirent en joue. Mais, la plaisanterie ne pouvant aller plus loin, car on n’avait pour but que de terroriser le prisonnier et de le réduire à merci, l’officier allemand marcha vers l’officier irlandais, et, les yeux dans les yeux :

— Je vous fais grâce, dit-il.

L’autre ne répondit rien. Il n’avait pas bronché.

Les Russes ne ressemblaient pas aux Anglais. Ils acceptaient les derniers outrages avec un fatalisme tranquille. Le gouvernement du Tsar ne s’occupait pas de ses prisonniers. Pour lui, c’étaient des hommes perdus, et il les abandonnait aux mains de l’ennemi, quitte à ne pas s’inquiéter davantage des prisonniers allemands qu’il oubliait sans façon dans un quelconque district. Et nous avons pu voir, jusqu’en 1916, cette anomalie : les prisonniers russes recevant en Allemagne du pain fourni par la France, alors que les prisonniers français n’en recevaient pas. Car les captifs voyaient des choses extraordinaires. Mais, pour en revenir aux officiers du Tsar, ils savaient qu’ils n’avaient rien à attendre des bontés du Petit-Père. Ils ne lui en gardaient pas moins une dévotion touchante et un dévouement complet. Je n’ai aucun renseignement sur leur conduite au moment de la Révolution. En 1916, ils haïssaient l’Allemagne autant que nous la haïssions nous-mêmes, et, s’ils n’affichaient pas des sympathies très chaudes pour l’Angleterre, ils ne cachaient pas en revanche leur amitié pour la France.

Rien de plus émouvant que leur camaraderie. Ils nous comprenaient mal, et nous ne les comprenions guère. Souvent, pour nous entendre, nous devions recourir à la langue allemande dont ils possédaient quelques bribes. L’intention suppléait à l’effet. Ils étaient les premiers à nous annoncer les bons communiqués, et il fallait accepter leurs félicitations immédiates à la kantine. On m’avait dit à Mayence que les Russes étaient d’incroyables ivrognes. Hélas, ils l’étaient. Ils ne buvaient pas pour le plaisir de boire : ils avaient toujours d’excellentes raisons de s’enivrer, mais ils en avaient trop, de ces excellentes raisons. Ils célébraient tout : la fête du tsar et la fête de la tsarine, la fête des principaux grands-ducs et celle des plus importantes grandes-duchesses. Ils buvaient quand la Russie remportait un succès ; ils buvaient quand les alliés étaient victorieux, cela pour manifester leur contentement ; mais, quand les alliés enregistraient un revers, ils buvaient aussi, pour oublier la fâcheuse nouvelle, et, quand la Russie encaissait une de ces raclées comme elle seule en encaissa pendant la guerre, la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer leur désespoir.

On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis, les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils nous apparurent en captivité.

D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais, nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons, et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées, comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et nous le surnommions Poincarévitch. Mais, plus souvent, nous l’appelions : l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des grenadiers de Sibérie. Il s’étonnait qu’avec ma taille je ne fusse que chasseur à pied et il tenait absolument à me classer dans les grenadiers, comme lui. Trop embarrassé pour le convaincre, j’acquiesçais à son désir. Chaque fois qu’il prenait son verre pour boire, il se levait, disait : « Vive la France ! Vive famille ! » Et nous répondions : « Vive Russie ! » Et l’oncle Michel se levait à tout instant pour recommencer.

Son camarade habituel (on les rencontrait rarement l’un sans l’autre) était un petit bonhomme maigriot, sec comme un coup de trique, qui nous saluait comme eût salué un automate, en observant un impeccable garde-à-vous. Il ne savait pas un mot de français, mais il baragouinait un peu d’allemand. Il ne supportait pas le vin, tandis que l’oncle Michel supportait tout. Aussi, dans nos réunions, pendant que le Johannisthal emplissait nos verres, il se faisait servir de la bière, par quatre bocks à la fois. Encore nous avouait-il qu’il n’avait pas beaucoup de goût pour la bière.

Le troisième des officiers russes de Vöhrenbach ne fréquentait guère les deux autres. Sobre, il n’allait jamais à la kantine. Il recherchait plutôt les conversations sérieuses. Il parlait sans difficulté le français, l’allemand et l’anglais. Il travaillait beaucoup. Grand, mince, le front soucieux, les yeux profonds, il semblait sorti d’un roman de Dostoïewsky. Aujourd’hui, après tant de vicissitudes, je pense à Kerensky, quand il me souvient de cet artilleur un peu mystérieux.

Faut-il ajouter que la meilleure entente régnait entre les prisonniers français, anglais, et russes ? Il n’y avait pas de Belges à Vöhrenbach, et je n’ai vu jamais ni des Italiens, ni des Serbes, ni des Roumains. Mais, par ce qui se passait en 1916, je crois pouvoir affirmer que le temps n’a dû que raffermir cette entente entre tous les alliés. Plus que sur le champ de bataille, en effet, on apprend à se connaître et à s’aimer dans les camps d’Allemagne. Les malheurs communs rapprochent plus encore que les joies partagées. Ce n’est pas à ce résultat que l’Allemagne voulait arriver en réunissant dans la même infortune des représentants des différentes nations qu’elle cherchait à disjoindre, et pendant la guerre et en vue des temps futurs. Mais c’est à ce résultat qu’elle est arrivée.

En captivité, dans ces heures d’une longueur mortelle, on prend conscience de soi-même et des autres. Rude école ! Si l’Allemagne, en nous imposant toutes les vexations, tendait à nous déprimer et à nous diminuer, elle s’est trompée, une fois de plus, comme toujours. Le prisonnier français échappe au maléfice. Combien de fois n’ai-je pas retourné ces idées dans ma tête, là-bas, aux jours les plus difficiles ! Je m’accoudais à la fenêtre, après le dernier appel. La nuit d’été coulait, calme et lente. Par-dessus la cour baignée de lumière électrique, au delà du bourg endormi, au delà des monts boisés, je fuyais vers l’Ouest, loin, très loin de ces endroits maudits, et je sentais contre ma main les battements de mon cœur. Je dominais tous les camps de l’Allemagne, du haut de ma fenêtre de Vöhrenbach. Car nous le dominions, ce camp de Vöhrenbach.

C’est un lieu tragique, un vallon,
Un pays sans grâce et sans gloire,
Trop vert, trop gris, trop roux, trop blond,
Quelque part dans la Forêt-Noire.

Près d’un village des plus laids
Un morne bâtiment s’élève.
Est-ce une usine, est-ce un palais ?
C’est la prison de notre rêve.

Un double rang de fils de fer
Nous enclot du reste du monde.
C’est la borne de notre enfer
Et de notre tombe profonde.

C’est là que nous vivons, parmi
Nos songes que le temps mutile.
L’air qu’on respire est ennemi
Et le ciel lui-même est hostile.
 
N’importe. Rien n’atteint jamais
Le vol radieux de nos rêves.
Ils trouvent bas tous les sommets
Et toutes les distances brèves.

Ils vont, nos rêves douloureux,
Par-delà les monts et les plaines.
Il n’est pas de prison pour eux :
Qui pourrait leur forger des chaînes ?

à R. Christian-Frogé


CHAPITRE XIV

le sens de l’honneur et quelques autres vertus
(15 avril 1916).


Le camp de Vöhrenbach semblait d’abord devoir être une espèce de paradis. Peu à peu, il se transforma, et, moins d’un mois après mon arrivée, devenu camp de représailles, il nous permit de goûter par avance les tristesses du purgatoire. Mais, pour mieux nous montrer quel éden nous avions perdu, la kommandantur nous dosa les vexations successives avec une science tout à fait raffinée, où, d’ailleurs, la caisse du camp s’augmenta de bénéfices sérieux.

Un jour, vers la fin du mois de mars, une grande nouvelle courut de chambre en chambre : les Boches organisaient pour les prisonniers des promenades à la campagne. Aussi vous expliquerai-je d’abord que, pendant la Grande Guerre, les prisonniers n’ont pas connu le régime de 1870. Vous avez la mémoire encore pleine des libertés que Déroulède avait, quand il était captif sur parole aux mains des Prussiens. Pendant la grande guerre, on n’est pas prisonnier sur parole. Même si vous vouliez vous engager sur l’honneur à ne pas vous enfuir, le gouvernement allemand n’accepterait pas : lui-même ne se considère lié par aucun honneur, par aucun traité, par aucun scrupule, et vous ne pensez pas qu’il croira que vous êtes moins sot que lui. D’ailleurs le gouvernement français, qui n’avait pas fait grand’chose pour ses officiers prisonniers, s’était néanmoins ému de leur sort, et leur avait interdit de donner aucune parole d’honneur aux Boches. De cette façon on punissait l’Allemagne du peu de respect qu’elle avait étalé pour les chiffons de papier. En conséquence, tout comme de vulgaires condamnés de droit commun, les prisonniers étaient enfermés dans des camps plus ou moins vastes, et ils n’en sortaient jamais, hormis pour un transfert dans un autre bagne.

Cette sévérité eût été compréhensible, à la rigueur, si la guerre n’avait pas duré plus de six mois. Mais, quand elle menaça de s’éterniser, de bonnes âmes songèrent qu’au jour de la délivrance il ne sortirait peut-être plus des geôles que des loques effrayantes. Alors le gouvernement français autorisa ses officiers prisonniers à prendre part à des promenades collectives, sous réserve qu’ils ne promettraient de ne pas s’évader que pour la durée de chacune d’elles. Et c’est ainsi que la kommandantur fut amenée, à la fin du mois de mars de 1916, à organiser des sorties à l’extérieur.

Les choses ne se passèrent pas sans de longs pourparlers.

Sortirait qui voudrait. Chaque jour, vingt-cinq prisonniers franchiraient la porte du camp, après avoir apposé leur signature au bas d’une feuille de papier. Seraient-ils accompagnés ? Les prisonniers prétendaient ne pas l’être, puisqu’ils juraient de revenir. La kommandantur refusait, sous prétexte qu’elle avait charge de les garder et de les défendre contre les insultes de la population civile. Sans doute lui souvenait-il des brutalités de 1914. Elle proposa de désigner un officier allemand qui seul conduirait les promeneurs et les guiderait. On accepta, à condition que l’officier allemand serait sans armes. L’accord était conclu. Il y eut encore des tiraillements parce que la kommandantur exigeait que les Français s’engageassent, non seulement à ne pas s’enfuir, mais aussi à ne pas mettre à profit la promenade pour préparer une évasion : subtilité insidieuse, qui enchaînait à jamais tous les officiers qui auraient une fois signé le papier fatal, puisque le gouvernement allemand pourrait affirmer que les évadés avaient forfait à l’honneur en reconnaissant les abords et les environs du camp. C’est pourquoi les Français se divisèrent en deux groupes : ceux qui renonçaient à courir les risques des fourberies allemandes, et les autres, qui iraient en promenade.

Les autres étaient une centaine. Immédiatement, la kantine, toujours prévoyante, mit en vente un stock de cannes à l’usage des excursionnistes : piolets, bâtons ferrés, joncs à pommeau de luxe, et de vulgaires bouts de bois vernis de treize sous qu’elle n’hésita point à taxer trois marks soixante-quinze. Et elle n’en vendit pas loin d’une centaine.

Vingt-cinq officiers devaient sortir. À une heure de l’après-midi, on les rassembla devant le poste de police, on fit l’appel nominatif pour s’assurer qu’aucune supercherie n’avait été commise, on les compta une fois, deux fois, trois fois, on les rangea par quatre, on les compta de nouveau. L’officier allemand désigné pour ce service et le médecin du camp étaient en tête de la colonne. Le chef de poste et des hommes de garde surveillaient la porte afin que nul officier supplémentaire ne se faufilât parmi les privilégiés, et la caravane s’éloigna lentement. De nos fenêtres, nous la suivîmes longtemps des yeux. Nous étions quelques-uns à penser que nous n’en verrions pas une autre le lendemain.

Ce fut en effet un magnifique scandale, le lendemain matin seulement, lorsque l’officier de jour, en nous comptant lors de l’appel du matin, dans la cour, s’aperçut qu’un officier lui manquait. S’était-il trompé ? Il nous compta une seconde fois. Nous étions rassemblés en trois groupes, chaque groupe sur cinq rangs de profondeur, en une sorte de carré sans quatrième côté. L’officier compta posément. Quelques sourires effleuraient des bouches.

Pâle, il demanda :

— Y a-t-il un malade ?

Personne ne répondit.

L’autre perdit contenance :

— Il n’y a pas un monzieur qui est resté dans sa chambre ? demanda-t-il de nouveau.

Pas un mot ne s’éleva de nos rangs.

Le pauvre leùtnant ne savait plus où se fourrer, il rougissait, il demeurait immobile, il nous regardait. Des murmures couraient. Alors il prit une décision, envoya chercher le contrôle nominatif du trésorier, et l’appel individuel eut lieu, dans l’ordre alphabétique des noms, chaque officier appelé sortant de la foule et se rangeant derrière les autorités du camp accourues à la nouvelle de la catastrophe. On avait prévenu le vieil oberst. Les cuisiniers étaient sur le seuil de la cuisine. Les Boches cachaient mal leur fureur. Nous jubilions. Soudain, le feldwebel nomma :

— Monzieur le lieutenant Grampel !

Nul ne se présenta.

— Monzieur le lieutenant Grampel ! répéta le feldwebel.

Aussi vainement que la première fois.

— Il est absent ? demanda le leùtnant de service.

— En permission, lança une voix.

Le coupable était trouvé. Le lieutenant Grampel, chasseur à pied de la division Driant, las déjà après quelques jours de captivité, avait pris la clef des champs. La cage était de fer et le gardien attentif, mais l’oiseau s’était envolé.

Sur ces entrefaites, Freiherr von Seckendorff, « commandeur de ce camp », arriva, suivi de son officier d’ordonnance qui s’intitulait lui-même, avec un inimitable accent qui transformait la phrase en une injure candide, « aide de ce camp ». Il s’annonça de loin. Gesticulant et vociférant, il gourmandait une sentinelle, Dieu sait pourquoi, comme si elle eût sa part de responsabilité dans la catastrophe. Le vieil oberst était démonté. Sa voix tremblait de rage mal contenue.

— Depuis quand est-il absent ? nous cria-t-il.

Il s’imaginait peut-être que nous trahirions notre heureux camarade.

— Depuis quand ?

Il insistait en brandissant sa canne.

Comme nous nous contentions de ricaner entre nous, pressés en désordre autour du vieillard exaspéré, il perdit dans sa colère le peu de français dont il disposait, et c’est en allemand qu’il nous couvrit d’invectives, prenant à témoin son bon vieux Gott de la fourberie de ces Français, pour finir par nous jeter cette insulte :

— Vous n’êtes pas des gens d’honneur.

Il croyait, étant de race félonne, que l’évasion s’était produite pendant la promenade, grâce à la complicité d’un officier qui aurait signé son engagement et cédé sa place ensuite au lieutenant Grampel, lequel n’avait rien signé. Il avait tant de confiance dans la discipline de ses hommes et l’organisation de son service de garde, qu’il ne pouvait pas admettre d’abord que le lieutenant Grampel fût sorti en surnombre, au moment du départ de la caravane, au nez et à la barbe de toute l’administration du camp réunie. Et, après nous avoir copieusement et bassement injuriés, il conclut :

— Il n’y aura plus de promenades.

La conclusion était naturelle. Nous l’attendions. Les promenades furent en effet supprimées, mais la kantine ne remboursa point les joncs, piolets et bâtons ferrés désormais sans emploi. C’était autant de gagné pour elle.

Cet incident, par la façon dont il s’acheva, prouve le peu de prix que les Allemands accordent à une parole d’honneur et la facilité avec laquelle ils imposent aux prisonniers des affronts plus cuisants que des gifles. Je citerai un autre exemple de cette lâcheté. Il m’est personnel. Chronologiquement, il n’a pas sa place ici, mais je ne pousserai pas plus loin la publication détaillée de mon journal de captivité. Désormais, je ne veux plus rapporter que les faits saillants d’où j’ai tiré des impressions vives et de précieux enseignements.

Dans le courant du moins de juin, nous étions en régime de représailles. Les douches se trouvaient supprimées. Malade, j’en avais besoin. Mais les ordres du ministère de la Guerre de Berlin étaient formels : l’infirmerie ne devait pas me soigner. Néanmoins, à la suite d’une réclamation que j’avais présentée au délégué de l’ambassade d’Espagne, lors de sa récente visite, la kommandantur avait décidé de m’envoyer, deux fois par semaine, à l’établissement de bains communal de Vöhrenbach. Elle exigeait de moi la promesse écrite et signée, chaque fois renouvelée, que je ne tenterais pas de fuir depuis le moment où je quitterais le camp jusqu’au moment où j’y rentrerais. En échange, elle me ferait accompagner par un soldat sans armes, guide plutôt que gardien. Le colonel B***, prisonnier de Verdun, qui était le plus ancien de nous tous et par conséquent notre seul chef, m’avait accordé l’autorisation de signer la promesse qu’on me demandait. J’acceptais les formalités fixées naguère pour les promenades.

Un soldat sans armes, en effet, me conduisit à l’établissement de bains, qui était situé à l’autre extrémité du village, assez loin du camp. Il y pénétra en même temps que moi, et il s’installa, d’un air tranquille, dans la salle d’attente, où traînaient des journaux, tandis que je m’enfermais dans ma cabine.

Quelle stupeur, quand j’en rouvris la porte ! Un soldat, un autre, était là, à deux pas, baïonnette au canon et cartouchières gonflées. Un coup de matraque sur le crâne ne m’eût pas assommé plus efficacement. Je n’avais rien à dire à cet homme, qui exécutait un ordre. Je rentrai au camp, les jambes faibles et le cœur chaviré.

Je rendis compte au colonel B*** de l’offense qu’on nous avait faite à tous en ma personne, puis j’allai protester à la kommandantur. Je n’y trouvai que l’officier censeur. Naturellement il feignit de ne pas comprendre. L’honnête homme ! Il n’était au courant de rien. Il ne savait même pas que je devais sortir ce matin-là. Son innocence était si manifeste que ce fut lui pourtant qui me rendit le papier de ma promesse, car il l’avait devant les yeux, sur sa table de travail. Il bafouilla des excuses, accusa le chef de poste qui, n’ayant peut-être pas reçu la consigne nécessaire, avait cru devoir expédier cet autre soldat en armes. Comme si les Allemands avaient l’habitude de prendre si peu de précautions, et comme si le chef de poste n’avait pas refermé lui-même la grille sur mon guide et sur moi ! Mais je n’étais pas dupe, et, tout assuré d’autre part que j’étais de la vanité de ma protestation, je dis à l’officier censeur que désormais je ne sortirais plus et que je me plaindrais à l’ambassade d’Espagne. Je ne me dissimule pas qu’il dut rire de mes prétentions, derrière mon dos.

À Verdun, des médecins français avaient été pris dans leur poste de secours avec leur personnel et leurs blessés. On les interna eux aussi au camp de Vöhrenbach, comme de vulgaires combattants, ce qui était une atteinte de plus à la Convention de Genève. Je me rappelle certain docteur assez âgé, aux digestions délicates, qui mangeait en face de moi au réfectoire. Il ne cessait de nous énumérer et de nous réciter les articles de la fameuse Convention que les Allemands violaient sans vergogne en le traitant ainsi qu’un prisonnier ordinaire. Il consentait à loger et à prendre ses repas avec nous, si besoin était ; mais il voulait circuler librement dans tout le camp et même, au moins, dans le village, le jour et la nuit, sans gardien et sans rien promettre. Il protestait chaque matin auprès du censeur, auprès de l’officier de service, auprès de « l’aide de ce camp », et auprès du Freiherr von Seckendorff. Il rédigeait réclamations sur réclamations, qu’il portait consciencieusement à la kommandantur ; et la kommandantur, qui ne lui cachait même plus combien cette douce obstination l’amusait, jetait au panier non moins consciencieusement les plaintes du médecin. Ses confrères et lui subirent le régime commun jusqu’au jour où il plut au gouvernement impérial et royal de les renvoyer à Lyon, en échange de quelques-uns des siens.

Ces anecdotes minimes, je ne songe pas à les comparer au crime des traités belges déchirés en août 1914. Néanmoins, je ne les juge pas sans intérêt. Il est certain que l’Allemand est fourbe de naissance, traître par tempérament, et vil de toutes les manières. Il faut que ces anecdotes de rien, que tant de prisonniers rapporteront de captivité, soient connues. Ce n’est point par hasard, ce n’est point par un besoin immédiat et temporaire, ce n’est point par nécessité militaire et parce que la fin justifie les moyens, que l’Allemagne a trahi la parole qu’elle avait donnée à la Belgique. C’est parce que chez elle la duplicité, la ruse, le mensonge et l’ignominie vont de pair avec l’appétit et la violence. Avant 1914, cachant son hypocrisie autant que sa brutalité, l’Allemagne était enchaînée. La guerre, tant attendue, l’a libérée de toute contrainte et lui a ôté son masque. Nous l’avons vue telle qu’elle était et telle qu’elle est. Et qu’on ne vienne pas nous chanter que cette Allemagne bestiale et sournoise est l’œuvre d’un kaiser, d’une dynastie ou d’une caste. Nous, prisonniers meurtris par les Allemands à chaque heure de notre captivité, nous savons que le plus modeste des paysans de Saxe, que le plus humble des ouvriers de Bavière et que le plus petit des employés de commerce du Hanovre sont, au même titre que le plus grand des hobereaux prussiens, des hommes méchants et sans honneur, jaloux et sans humanité, et qu’ils ont tous une âme de tortionnaires, s’ils ont une âme. Je m’exprime ici sans passion, je le jure. J’ai longtemps attendu avant de livrer au public mes impressions de captif. Je les ai longuement portées. Depuis plus de sept ans, je suis sorti des prisons allemandes. Mais, aujourd’hui, 15 mars 1924, en relisant les notes que j’écrivais en 1916, je ne trouve pas un mot à y effacer. Les Allemands ont trompé le monde. Ils le trompent encore. Et je le dis à ceux qui m’écoutent : méfiez-vous d’eux toujours, quel que soit le nouveau masque qu’ils se posent sur le visage.

Les Allemands ne croient pas à l’honneur, qui est une religion pour ceux qui n’en ont pas d’autre. Ils n’ont pas le respect des choses religieuses. Le peuple qui a tiré sur la cathédrale de Reims et sur tant d’églises est un peuple sans foi ni Dieu. Cependant, ce crime est si monstrueux, qu’on pourrait supposer qu’ils avaient perdu le sens commun quand ils l’accomplissaient. Et peut-être, dans l’humble vie quotidienne, sont-ils les fidèles agenouillés que l’on sait d’un Dieu qu’ils vénèrent et redoutent ? Il n’en est rien. Sans rappeler ici l’attitude saugrenue des gros dignitaires de l’église allemande pendant la guerre, on a le droit d’affirmer que protestants du Nord et catholiques du Sud se rejoignent au même point. Certes, tous font étalage d’une foi solide. Ainsi, par exemple, dans les camps allemands on honore les prêtres français qui sont si mal honorés en France. Quel que soit leur grade ou leur emploi, on les incorpore au milieu des officiers, et, s’ils n’étaient que brancardiers de deuxième classe au front, on leur verse la solde d’un sous-lieutenant. Tellement l’Allemagne veut signifier qu’elle a pour les représentants du culte un zèle que n’ont même pas ses ennemis. Mais là se borne sa charité chrétienne, qui prend la figure d’un opportunisme très politique.

Il y avait à Vöhrenbach plusieurs prêtres français. L’un d’eux était capitaine d’infanterie et l’autre sous-lieutenant, dont les Boches apitoyés enrageaient ; car comment peut-on être assez barbare pour forcer des hommes de Dieu à tenir un fusil ou un sabre ? Ils ne songeaient pas en effet que leur cause ne devait rien avoir de sacré, en dépit de leurs déclamations tapageuses, pour qu’un prêtre fît œuvre pie en les combattant. Ils acceptaient cependant deux autres ecclésiastiques, qui portaient le brassard des infirmiers. Or, le dimanche, on transformait en chapelle un coin du réfectoire afin que nous eussions notre messe : les Allemands ont de ces soucis déconcertants. Mais aucun de nos quatre prêtres n’était autorisé à la dire pour nous. Le curé de Vöhrenbach se dérangeait, nous bâclait le saint mystère en cinq secs, et nous offusquait les yeux d’une chasuble d’un bleu de Prusse outrageant. Visiblement, la corvée lui déplaisait. Bientôt, il cessa de venir, par bonté d’âme. Il fallut tolérer les services d’un prisonnier. La kommandantur y consentit enfin, mais, de l’Introïbo jusqu’à l’Ite, missa est, un officier allemand, capable de comprendre le sermon du prêtre et nos cantiques militaires, assistait à la cérémonie, et, le plus souvent, cette mission était confiée au médecin du camp, le doktor Rueck, qui était juif.

L’abbé T*** était sous-lieutenant. Belle et grande figure, noble caractère. Un jour, au cours d’une conversation familière avec des camarades, il employa l’adjectif « boche » à propos de je ne sais quoi. Depuis 1914, le mot est passé dans la langue, mais il blessait profondément nos ennemis, et il nous était interdit de le prononcer. Or, le doktor Rueck avait entendu l’abbé T***. Il courut à la kommandantur. Sans aucune considération religieuse ou sentimentale, le Freiherr von Seckendorff, catholique fervent, infligea au coupable six jours d’arrêts de rigueur et lui défendit de dire la messe pendant deux semaines. Qu’on décide après cela de la valeur des grimaces allemandes !

à Pierre Ladoué


CHAPITRE XV

autres têtes de boches
(Avril 1916).


La kantine était le point vital de camp de Vöhrenbach. De là, tout sortait : les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que les exigences de la kommandantur nous laissaient d’argent disponible sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en 1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait : cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et pour l’entretien de la bibliothèque, et vous verrez que le sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.

Elle comprenait deux rayons bien distincts : le bazar et le bar. Au bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée qu’il était aidé par la douce kommandantur. C’était un juif de Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines ! Je n’insisterai pas davantage : ainsi présenté, notre bonhomme est assez beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.

La kommandantur avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à moins d’hésitations. Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.

J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard, pour nous les offrir le jour même où la kommandantur organisait des promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines ; puis, comme la vente ne rendait plus, la kommandantur interdit la photographie et donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début, ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques, de luxueux et de divins ; puis, tout le monde étant servi, la kommandantur nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises longues.

Le plus souvent, la kommandanturinterdisait sans commentaires l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois, on daignait nous communiquer les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde : nécessité de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la Guerre interdisait la vente de l’étain.

Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin, les prisonniers ne pourraient plus acheter de Brennspiritus. Et il en était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait, à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.

Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son collègue le bijoutier du bazar. Mercanti, et rien de plus, il ne se souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la détente ; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins artificiels.

Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en satisfaction de soi-même, il était toutefois plus rose de chair que son comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance indéniable, quoique malheureuse.

Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un feldwebel allemand s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, à « faire kamarad ». Je doute que des prisonniers boches aient vu en France des tableaux aussi joyeux.

Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur prescrivait de fuir notre conversation. Mais il n’est pas de règlement qu’on ne tourne, même en Allemagne.

La garde du camp était confiée à des hommes de la landsturm. Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.

Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération de l’officier, qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse, on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader grâce à la connivence d’une sentinelle : ils lui donnaient une cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils paraissent, ces prodiges furent réalisés ; néanmoins, je m’empresse de l’ajouter, assez rarement.

Les hommes de garde, dont la kommandantur n’avait pas tort de suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle, d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.

Freiherr von Seckendorff, « commandeur de ce camp », n’avait sans doute pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait les sentinelles de criailleries continuelles.

À chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il brandissait sa canne, et les éclats de sa colère s’entendaient de loin. Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait :

Posten !

Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels : Balai Hygiénique et Makoko.

Le Balai Hygiénique tirait son nom de la forme de sa barbe, qui singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les meubles d’un Salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous. Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase, qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs officiers entendirent. Il disait :

— Ils se plaignent de la nourriture ? Si j’étais le commandant du camp, il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.

Le feldwebel de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions Makoko, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous trompions, le Makoko devenait un mystère ethnographique. Son emploi d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier jour des représailles. Aussi Makoko se rendait-il indispensable en remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.

Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune turpitude : par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.

à Adolphe Boschot


CHAPITRE XVI

le régime des représailles


L’Allemagne ne pouvait pas ne pas se rendre compte de l’état lamentable de prostration où la captivité réduisait les prisonniers qu’elle détenait. Néanmoins, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait rien tenté pour adoucir leur sort. Son intérêt trouvait son compte à notre décrépitude. Mais son intérêt aussi, éveillé par le spectacle de nos misères, voulait qu’elle s’inquiétât du sort de ses propres prisonniers. S’il lui était indifférent que nous dussions rentrer chez nous comme des loques humaines, il ne lui convenait pas que ses enfants lui fissent retour dans les mêmes tristes conditions après la guerre. Pour éviter ce danger, elle n’hésita pas à employer un moyen infaillible : ce que nous appelons « chantage », elle le qualifia « représailles ».

La méthode est simple. Qu’un prisonnier écrive à ses parents qu’il n’est pas heureux en France, il n’en faut pas davantage. Les parents transmettent la plainte au Gouvernement Impérial et Royal. Berlin ordonne que tout un camp de prisonniers français subisse telles et telles mesures vexatoires, informe Paris de sa décision, et ajoute que l’ordre sera rapporté quand tel camp de France aura reçu telle et telle amélioration. J’ai eu sous les yeux la lettre qu’un officier boche envoyait à son père. Il disait : « En un mot, on ne se fait aucune idée en Allemagne du traitement indigne auquel nous sommes soumis ici. Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles[5] ». Les citoyens allemands n’avaient peut-être pas beaucoup de droits, mais l’Empire les défendait. Nous, nous sommes accablés de droits, mais on nous laisse le soin de les défendre nous-mêmes. J’admire cette petite phrase de rien : « Les autorités responsables devraient prendre des mesures de représailles. » Les autorités étaient responsables, en Allemagne. Mais les autorités françaises, comment agissaient-elles ? Elles capitulaient. L’Allemagne obtenait les satisfactions qu’elle réclamait. Par contre-coup, les représailles imposées aux prisonniers français étaient levées.

— Que demandez-vous de plus ? dira-t-on.

Les prisonniers français ne demandaient pas la fin des représailles. Qu’ils fussent en représailles ou non, leur situation n’était ni meilleure ni pire. Et ils se réjouissaient d’être un peu plus maltraités, quand ils apprenaient qu’ils l’étaient parce que les prisonniers allemands gémissaient en France. Nous savions tellement que les bandits de 1914 ne gémiraient jamais assez ! En outre, il nous répugnait que la France, toujours et toujours, capitulât : nous sentions que quelque chose d’anormal se tramait chez nous. Il nous sautait aux yeux qu’un désaccord existait entre le peuple français qui avait la volonté de vaincre, et les hommes du gouvernement, ministres, députés et sénateurs, qui avaient une âme craintive. 1914 avait ouvert les portes toutes grandes à l’enthousiasme français. À la France, qui se retrouvait jeune, il fallait un gouvernement jeune. Elle conserva, l’imprudente, la kyrielle de vieux politiciens, bardons de la défaite de 1871, ou héritiers podagres des vaincus. Depuis sa naissance, la Troisième République avait refusé le fer à l’Allemagne. L’heure n’est plus d’examiner ses torts ou ses raisons. L’histoire enregistre simplement. Mais en 1914, quand il n’y eut plus moyen de se dérober à l’attaque des Barbares, la nécessité s’imposait de jeter, avec les anciennes terreurs, tous ceux qui avaient eu peur officiellement pour la France. Ainsi des vaincus ou des fils de vaincus ne pouvaient nous mener à la victoire que par des chemins détournés. Nous avions inventé la diplomatie, ce bridge où la France était toujours « le mort ». La faillite de la diplomatie en 1914 aurait dû entraîner la faillite des diplomates. Il n’en fut rien. Et, parmi tant d’errements qui ont marqué la conduite de la guerre, il nous est apparu, à nous prisonniers, que le gouvernement de Paris était impuissant à nous sauver de la ruine.

Pendant que la France faisait la guerre à la va-comme-je-te-pousse, l’Allemagne faisait la guerre totale. Elle la faisait aux soldats du front et aux civils de l’intérieur. C’est un point acquis, qu’elle manœuvrait autant dans nos usines et dans nos champs par les écrits louches et les paroles suspectes que dans les tranchées par les canons et les gaz empoisonnés. Elle travaillait à détruire le moral des hommes et des femmes de l’arrière dans le temps où elle tuait et blessait les guerriers de l’avant. Terrible entreprise. Les prisonniers eux-mêmes servirent à l’Allemagne. En effet, pour ces questions de représailles, elle ne s’en tenait pas à des échanges directs de notes avec Paris. Elle faisait intervenir les victimes. Quand un camp était mis en représailles, tous les prisonniers avaient le droit d’écrire en France une lettre, souvent deux, et quelquefois trois, pour annoncer les tourments qu’on leur préparait et les motifs de ces punitions. En sorte que l’Allemagne atteignait un double but : elle obtenait des douceurs pour ses Fritz, et elle décourageait les familles françaises. Les familles tremblaient pour leurs prisonniers : chaque mois leur apportait de nouvelles transes. Le désir de la paix se glissait dans les esprits avec une insistance croissante. Rien de plus dangereux pour la France. Rien de plus précieux pour l’Allemagne. Et vous voyez que le régime des représailles, arme de guerre, sort des limites de nos camps, où nous supportions tout, pour prendre une importance qui dépasse nos ennuis personnels de prisonniers.

La Russie n’y allait pas par quatre chemins, et elle observait en face des menaces allemandes la seule attitude raisonnable. Elle ne s’occupait guère de ses prisonniers, je l’ai dit, mais, quand elle s’en occupait, elle s’en occupait bien. Un jour, l’Allemagne voulut inaugurer contre elle le système qui réussissait avec la France. Elle mit en représailles mille officiers russes et envoya la nouvelle à Pétrograd. Pétrograd répondit :

— Faites comme il vous plaira. De mon côté, à partir d’aujourd’hui, je modifie mes habitudes. Dorénavant, tous les officiers allemands que je détiens seront traités comme de simples soldats prisonniers. Je les logerai au milieu d’eux, dans les mêmes baraques. Ils seront astreints aux mêmes corvées. Je leur supprime toute la correspondance. Ils n’écriront plus, et ne recevront plus ni lettres, ni colis de victuailles. J’ai dit.

Trois jours plus tard, l’Allemagne renonçait à ses tracasseries et les représailles des Russes furent levées.

Pourquoi la France montrait-elle moins de fermeté que la Russie ? Point d’interrogation que nous nous posions souvent. À l’heure actuelle, au moment où je mets de l’ordre dans mes souvenirs de captivité, le problème me semble simplifié. Ces effroyables affaires de trahison, qui ont marqué chez nous l’issue de la lutte, nous donnent la clef du mystère. Tant que l’Action Française a prêché dans le vide, tant que ce magnifique vieillard de Clemenceau qui lui, seul de toute la politicaille, s’est rajeuni quand la France entière se rajeunissait, ne s’est pas dressé pour réagir, la guerre ne finissait pas. Août 1917 est une date historique, comme septembre 1914. La Marne et Clemenceau ont sauvé la France et gagné la victoire. De l’une à l’autre de ces deux dates, la France a pataugé. On sait désormais pourquoi. Mais, en 1916, au plus beau du gâchis, nous ignorions, nous prisonniers en Allemagne, pourquoi nous étions des pantins entre les mains des hommes du kaiser. Peu importe, d’ailleurs, que le capitaine Bouchardon ait étudié ou non les agissements criminels de tant de jolis personnages par rapport aux prisonniers français. Notre conviction a trouvé enfin les coupables qui nous valurent un supplément de misère, et leur châtiment a balayé nos peines.

Je crois qu’il n’y a pas un seul officier français prisonnier qui n’ait connu le régime des représailles. Les uns après les autres, tous les camps d’Allemagne l’ont pratiqué. Seulement, le régime n’était pas le même partout. L’Allemagne dosait les représailles. Elle en jouait comme de son artillerie aux calibres divers. Il y eut des camps terribles, en Pologne par exemple, où des officiers, sans distinction de grade, d’âge ou de santé, furent livrés à eux-mêmes au milieu des bois et des marécages ; où ils devaient tout faire sans aucun secours ; où ils devaient se construire un refuge contre les intempéries ; où ils ne recevaient plus de nouvelles de France ; où ils étaient séparés du reste des vivants. Le camp de Vöhrenbach fut moins affreux. Les seules tortures qu’on nous y infligea étaient d’ordre moral. Désunis, nous aurions pu sombrer dans le découragement. Mais nous nous tenions par la main, je l’ai déjà dit, et toutes les mesures que l’on prit contre nous ne nous tirèrent que des éclats de rire et des chansons. C’est une réponse que les Allemands n’attendaient pas, et elle les exaspérait, parce qu’ils ne la comprenaient point.

Le 14 avril 1916, vers huit heures du soir, le chef de bataillon L*** réunit les officiers du premier étage dans la salle de gymnastique, et leur communiqua les ordres de la kommandantur. Les officiers allemands du camp de Saint-Angeau s’étaient plaints de n’avoir pas trouvé en France les marques de déférence et de sympathie qu’ils préjugeaient mériter. En conséquence, le gouvernement de Berlin décidait que le camp de Vöhrenbach serait brimé jusqu’au jour où les officiers allemands daigneraient reconnaître que le camp de Saint-Angeau était devenu tolérable. Berlin nous autorisait à écrire trois lettres en France pour signaler la situation qui nous était faite. C’était le chantage sans scrupule. Suivait l’énumération des mesures prescrites.

Des murmures couraient autour du commandant L***, qui n’arrivait plus à dominer le tumulte. Personne n’écoutait la longue liste des vexations qui nous menaçaient. Une espèce de fièvre s’emparait de nous. Enfin ! l’Allemagne offrait une distraction à notre oisiveté ; car nous ne doutions pas que les représailles ne dussent nous apporter un peu de mouvement.

La joie nous tenait.

— Où est ce Saint-Angeau ?

— En Auvergne.

— Dans le Cantal.

— Vive Saint-Angeau !

— Ah ! ils ne sont pas contents, messieurs les Boches ?

— Chacun son tour.

— On les aura.

Ce fut dans un brouhaha inaccoutumé de voix, de cris, de conversations, qu’on se rassembla pour l’appel. Des mots fusaient de la foule.

— Saint-Angeau !

Le Lièvre effrayé, qui était de service, avait l’air plus effrayé que jamais. Derrière lui des plaisanteries s’étouffaient.

— On les aura !

L’annonce des représailles avait réveillé le camp. Tant qu’elles durèrent, l’agitation ne se relâcha pas. Loin de nous attrister, les ordres de la kommandantur nous égayaient. Chaque semaine nous donnait une nouvelle raison de nous réjouir. En effet, le régime du camp ne changea pas du jour au lendemain. Pour agir plus efficacement sur nous, à la manière d’un acide lent, les mesures se succédaient sans hâte. On espérait ainsi nous agacer de plus en plus. Mauvaise psychologie.

Nous étions huit ou dix officiers par chambre. On nous y entassa jusqu’à une vingtaine. Nous fûmes serrés comme des sardines dans une boîte. Mais plus on est de fous, plus on rit. Et nous menions un agréable tapage. On nous avait enlevé les châlits. On nous laissa provisoirement les petits sommiers carrés, qu’on remplacerait plus tard par des paillasses, comme à Saint Angeau. On ne toucha pas d’abord à nos deux couvertures ; mais, bientôt, on nous en retira une, comme à Saint-Angeau. À Saint-Angeau, les officiers allemands n’étaient éclairés que par une lampe à pétrole. Nous, nous avions deux lampes électriques ; on nous supprima une ampoule. On nous supprima les petites armoires militaires où nous rangions nos vêtements, et l’on posa des planches à bagages le long des murs, comme à Saint-Angeau. Vous pensez bien que tous ces déménagements ne s’effectuèrent pas dans un silence passif. Une chanson circulait déjà à travers le camp, et, quand une porte s’entrebâillait, on entendait ce refrain narquois, imité de l’À Ménilmontant d’Aristide Bruant :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

La kommandantur s’inquiétait de cet état d’esprit. À chaque brimade qu’elle ordonnait, on sentait qu’elle redoutait une explosion. L’affichage du nouveau règlement excitait un enthousiasme délicieux. Le papier, rédigé en français, s’il vous plaît, disait gentiment :

« Vous mangerez sur vos chambres. Le réfectoire ne servira que comme passage pour la kantine. Les billards seront supprimés, tandis que le piano restera à votre disposition. La vente à la kantine de friandises, comme par exemple de sardines et autres objets de luxe (sic), sera supprimée ; les confitures seront vendues comme jusqu’ici. »

Pouvions-nous pleurer devant des textes pareils ? La kommandantur ne comprenait pas notre hilarité.

Pour que les représailles de Vöhrenbach eussent plus de poids sur le gouvernement de Paris, une cinquantaine de « personnalités politiques et militaires » allaient grossir notre effectif. Nous attendions le colonel Colignon, que les Boches poursuivaient d’une haine spéciale, et le lieutenant Delcassé, fils du ministre, qu’ils envoyaient dans les camps les plus durs.

En revanche, les Russes et les Anglais nous quittaient. Ils demandèrent à partager nos peines et à rester parmi nous : beau geste, qui en dit plus long que toutes les phrases sur la fraternité des alliés. Mais ils partirent, le 18 avril, dans la matinée : Berlin les expédiait ailleurs. Quel émouvant départ ! Ils étaient dans la cour. Nous les entourions. Le vieil oberst Freiherr von Seckendorff nous regardait d’un air peu rassuré. Quatre Anglais avaient l’intention de s’évader, en sautant du train en marche. L’un d’eux ne cachait même pas le pantalon de civil qu’il portait sous son manteau d’aviateur. Quand ils franchirent la grille du camp, toutes les fenêtres étaient noires de têtes penchées, et, soudain, jailli de toutes les bouches, le God save the King éclata par-dessus le camp, vers nos compagnons fidèles qui, de loin, nous répondaient en agitant leurs mouchoirs, et en criant : « Vive la France ! » La neige tombait. Le vieil oberst demeurait immobile au milieu de la cour. Quelles réflexions pouvaient l’occuper ?

Dans l’après-midi, la manifestation eut encore lieu, mais pour saluer l’arrivée des camarades qu’on nous avait promis. Ils s’avançaient, masse épaisse, capotes bleues, képis rouges, escortés par une ribambelle de gosses curieux du spectacle, car tout Vöhrenbach était sur des épines. Une Marseillaise immense courut à la rencontre de nos frères. La kommandantur devenait folle. Le poste sortit en armes. Les soldats firent entrer à coups de crosse les nouveaux prisonniers, que cette réception étonna. Ils nous l’avouèrent par la suite. Ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Et pourtant c’étaient d’anciens prisonniers. Ils venaient de Heidelberg, mais il n’y avait parmi eux ni le colonel Colignon, ni le lieutenant Delcassé, ni aucune célébrité politique ou militaire. Sans doute réservait-on le lieutenant Delcassé pour un camp mieux choisi. Car il épuisa toutes les représailles, jusqu’au jour où on l’envoya enfin en Suisse ; mais on l’y envoya trop tard ; il y mourut : les Boches l’avaient tué.

Le soir, dans toutes les chambres, au milieu d’un fouillis de sommiers, de couvertures, de malles, de valises, et d’ustensiles de cuisine, on chantait. Le chef de poste monta pour nous prier de nous taire. Dans la plupart des chambres, il fut conspué. Comme le réfectoire nous était désormais fermé, on nous avait distribué des gamelles réglementaires. Elles devinrent des instruments de musique. L’officier de service, l’invraisemblable Barzinque, dit Sabre de Bois, toujours si plein d’importance, resta prudemment couché, ce soir-là. Un vent douteux soufflait sur le camp.

La journée du 19 avril ne fut pas plus calme. Les nouveaux prisonniers n’étaient pas habitués à ces manières. Ils n’auguraient rien de bon du scandale. Ils descendirent pourtant à l’appel du matin, comme les autres, avec leur gamelle à la main. On avait l’impression que le moindre geste maladroit provoquerait une révolte. Il y avait de la poudre dans l’air. Nous étions prêts à tout. Le train de l’après-midi nous amena encore une dizaine de camarades du camp de Villingen. Comme la veille, la Marseillaise déferla sur nos gardiens désorientés. Comme la veille, le poste sortit, mit baïonnette au canon, chargea sur ceux d’entre nous qui s’attardaient dans la cour, et toute une escouade tint nos fenêtres sous la menace des fusils. Le vieil oberst s’arrachait les cheveux. L’aide de ce camp se démenait de droite et de gauche. Monsieur le Censeur contractait plus que jamais ses mâchoires carrées, et Barzinque, devenu enragé, hurlait des choses inintelligibles. Et tous percevaient par moments le refrain goguenard :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

Cependant, comme à Saint-Angeau, les restrictions s’accumulaient. Nous mangions dans nos chambres. La musique fut interdite. Interdits, les fauteuils et les chaises-longues. Interdit, le tennis ; interdits, les agrès de gymnastique. La salle de douches fut fermée. Les lavabos furent fermés. On ne laissa qu’un robinet dans la cour. Ce robinet fut cause de scènes épiques. Les prisonniers faisaient leur toilette en plein air, et, comme ils n’avaient aucune raison de cultiver la crasse ou de ménager la pudeur des populations, la plupart exhibaient aux quatre points cardinaux leur nudité totale. Vociférations, cris, grincements de dents, tout fut vain. Mais la kommandantur rouvrit la porte des lavabos.

— On les aura ! fut le mot de cette victoire.

Nous tenions ferme. Les Boches aussi. Ils n’étaient pas satisfaits des lettres que nous avions écrites en France. Il y avait de quoi. Aucun de nous ne se plaignait. Nous avions profité de l’aubaine de ces trois lettres pour nous délivrer par avance de tout ce que nous ne pourrions plus dire, puisque désormais nous n’aurions plus droit qu’à une carte de dix lignes toutes les semaines. Et tous nous nous étions arrangés pour que nos familles ne s’alarmassent point.

Les représailles continuaient. Les contre-ordres suivaient les ordres. On ne s’y retrouvait plus. On nous rendit le réfectoire, parce que nous gâtions le plancher des chambres et parce que nous réclamions le remboursement du matériel que nous avions payé. Le colonel B***, le plus ancien d’entre nous, fut écroué dans la cellule des arrêts de rigueur sans motif spécial.

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

Les mauvaises nouvelles dont les Boches nous faisaient part nous réjouissaient. Et notre plaisir n’avait plus de bornes, quand nous apprenions de bonnes nouvelles de France. Or, nous sûmes que deux des officiers anglais qui devaient s’évader en quittant Vöhrenbach, étaient en sûreté à Berne : la kommandantur en fut charitablement informée. Des troupes russes avaient débarqué à Marseille : nous ne pouvions pas ne pas célébrer ce succès qui coïncidait avec la fête de Pâques. Le lendemain, les journaux ne nous furent pas distribués. La vente de l’alcool à brûler cessa. Le général commandant le XIVe corps d’armée nous inspecta le 24 avril. On nous permit d’écrire une nouvelle lettre en France. Personne n’écrivit. Les Boches étaient furibonds. Le 28, un colonel, du cabinet du ministre de la Guerre, nous inspecta. Évidemment, on voulait constater les progrès du régime. Le colonel en fut pour son voyage. On nous retira les serviettes de toilette que l’administration nous fournissait gratuitement, et l’on nous rappela que la kantine en vendait. La kommandantur était assaillie de réclamations. L’un exigeait la nourriture que les officiers allemands avaient à Saint-Angeau. L’autre se plaignait de l’éclairage électrique et voulait une lampe à pétrole.

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !

La prairie nous était consignée. Une barrière limitait la zone de nos promenades circulaires. Les gens du village, plus que jamais, s’approchaient des fils de fer pour mieux nous voir. Le bruit de nos manifestations bouleversait les civils. Un groupe de jeunes gens passa devant le camp en chantant la Wacht am Rhein. Nous répondîmes en chantant la Marseillaise une fois de plus. On nous défendit de la chanter, sous peine des pires châtiments. Le capitaine Chéron porta une lettre de protestation à la kommandantur : il fut expédié dans un camp de représailles plus rudes, en Pologne.

Au milieu de l’effervescence générale, des évasions ajoutaient leur pittoresque. Un même soir, à la tombée de la nuit, trois officiers franchirent les clôtures. Comme par hasard, les lampes à arc refusèrent de s’allumer dans la cour. L’électricien cherchait en vain les causes de l’accident. On crut à une manœuvre d’un prisonnier. Toute la garnison de Vöhrenbach prit les armes et accourut au pas gymnastique. On craignait une mutinerie. On alluma des torches. On organisa des patrouilles. On doubla les sentinelles. Tout le monde était aux abois. La femme du censeur assistait à l’alerte. Des cris montaient :

Posten ! Posten !

Posten !

Nuit superbe. À dix heures et demie, Barzinque s’aperçut que deux officiers manquaient. Il était fou de joie. Tout le camp respira. On s’attendait à une catastrophe, et il ne s’agissait que d’une évasion ! La tragédie s’achevait en farce. Seul, le vieil oberst Freiherr von Seckendorff, dit Kœniggraetz, ne riait pas.

Le jour vint où l’on nous distribua les fameuses paillasses dont on nous menaçait depuis longtemps. Au lieu de paille, elles contenaient des copeaux, qu’on nomme là-bas Baùmwolle, ou laine de bois. Quel pays ! Cela produisit de nouvelles réclamations : nous voulions de la paille, comme à Saint-Angeau. Mais on eût été bien gêné de nous en fournir.

Une espèce de rythme animait les représailles. On nous rendait ceci d’une main, pour nous prendre cela de l’autre. Ainsi, l’on nous permit de jouer au billard et d’user des agrès de gymnastique, mais on suspendit le paiement des mandats jusqu’à une date indéterminée. Le 5 juillet, on nous restitua les châlits, sans toutefois nous desserrer. Le 7, on nous annonça solennellement que les représailles pour la correspondance étaient levées et que, sous peu de temps, le camp de Vöhrenbach redeviendrait un camp ordinaire. Que s’était-il donc passé ? Rien, hormis que les Français et les Anglais avaient attaqué sur la Somme, et l’offensive tournait mal pour l’Allemagne. La France s’était redressée après Verdun et donnait un coup de boutoir. L’Allemagne n’avait donc plus d’amis là-bas ? Mais alors, la prudence conseillait peut-être de se montrer moins dur pour les prisonniers français ? L’Allemagne voyait chaque jour ses hommes et ses officiers s’en aller vers les camps de France. Il était temps sans doute de lâcher un peu les brides. Éternelle politique des Boches ! Quand la fortune leur souriait, ils se montraient impitoyables. Quand leurs affaires se brouillaient, ils s’humanisaient. Quel prisonnier n’a pas observé les effets de cette loi de la balance dans les camps en Allemagne ?

L’offensive de la Somme amena la fin de nos représailles le 29 juillet. La vie normale allait recommencer à Vöhrenbach, sauf pour la musique et les douches, dont l’interdiction subsistait. Le 30, on réorganisa des promenades à l’extérieur. Décidément l’offensive des alliés était sérieuse. Hélas ! nos espoirs s’effondrèrent. Le 9 août, on arrêta les promenades. Le 27, on nous signifia qu’à l’avenir nous ne pourrions plus sortir dans la cour après six heures du soir, comme à Saint-Angeau. Les Boches reprenaient du poil de la bête. L’offensive ne les inquiétait plus. Enfin, le 14 septembre, ils étalèrent de nouveau toute leur sereine cruauté, en nous infligeant la mesure la plus barbare de toutes : suppression totale des soins du dentiste, même dans les cas graves. L’ordre du ministre, en date du 5 septembre, disait textuellement : « Selbst in schweren Fällen ». Après cela, on n’a plus qu’à tirer l’échelle.

Disons vrai : il y eut des représailles plus sombres que celles du camp de Vöhrenbach. Néanmoins, celles que j’ai essayé de décrire ici suffirent pour ébranler le système nerveux de plus d’un prisonnier. On ne vit pas impunément avec l’esprit toujours tendu contre un ennemi sournois qu’on veut dérouter et humilier. Tant que les mauvais jours durent, on se tient droit, on subit le choc, on fait tête, on riposte.

Mais ensuite, quand la fièvre tombe, quand le calme renaît, quel écroulement sinistre ! Des officiers y ont perdu la raison. D’autres y ont gagné des neurasthénies incurables. Tous y ont laissé un peu de leur force. Si c’est ce que l’Allemagne désirait, elle est arrivée à ses fins. Mais espérait-elle autant de succès, quand ceux de Vöhrenbach lui jetaient au nez leur :

Comme à Saint-Angeau !
Comme à Saint-Angeau !


à René Le Gentil


CHAPITRE XVII

la vie quotidienne
(Octobre 1916).


Même pendant les représailles, les journées de Vöhrenbach étaient longues. Le problème de chaque matin comportait des solutions restreintes et peu variées, et plus d’un prisonnier se demandait au réveil par quels chemins il arriverait à l’appel du soir. Les travaux intellectuels, qui semblent les seuls raisonnables, finissent vite par fatiguer. Il n’est pas de pire endroit qu’une prison pour se pousser dans la connaissance du Dalloz ou pour se pénétrer des secrets du moteur à explosion. Quant aux lectures simples, elles supposent une santé physique et morale qu’on n’a pas toujours. Et l’on en vient tout naturellement à bricoler. Plus d’un officier rapportera de sa captivité un violon d’Ingres.

Les Russes avaient mis à la mode l’art des tapis. Les blessés aussi, dans les hôpitaux de France, exécutaient de ces réseaux de fils de coton ou de soie. Les ventes de charité vous en ont donné le dégoût. Pour un prisonnier, la confection d’un petit tapis était son premier travail manuel. Il en achevait deux ou trois, de la taille d’un mouchoir de poche, et, pour passer à un autre genre d’exercice, il accrochait au mur son métier rectangulaire ou octogonal qui ne servirait plus. D’autres soucis l’appelaient. Généralement, il se tournait soit vers le Tarso, soit vers le Kerbschnitt.

Le Kerbschnitt, c’est la sculpture par entailles. On prend une planche de noyer d’Amérique, qui est une matière tendre, on y trace des dessins géométriques, et, avec un canif spécial, on creuse le bois. On obtient ainsi des panneaux qui rappellent certaines armoires bretonnes ou des bahuts basques. Une importante maison allemande alimentait la kantine en objets bruts, mais ornés de dessins tout prêts, que l’artisan n’avait plus qu’à sculpter : coffrets de toutes les tailles et de toutes les formes, petits bancs, ronds de serviettes, nécessaires de bureau, cadres à portraits, portemanteaux, tabourets, et jusqu’à des fauteuils et des tables. La kantine procurait tout ce qu’on désirait.

Le tarso est plus délicat, sans exiger un apprentissage extraordinaire. On prend une planche de noyer d’Amérique ; on y trace un dessin quelconque : fleurs, fruits, guirlandes, paysages ; avec un couteau à lame minuscule, on marque une incision profonde le long de toutes les lignes du dessin ; ensuite, soit avec des liquides particuliers, soit avec des couleurs à l’eau, on peint le motif à volonté ; enfin, quand la peinture est sèche, on vernit la planche avec du vernis-tampon, à la manière des ébénistes. Il faut des jours, et des semaines quelquefois, pour que le résultat soit satisfaisant. Mais alors le succès récompense l’ouvrier ; le vernis s’est étalé merveilleusement, il a comblé les incisions marquées par le couteau, et le panneau terminé imite, à s’y tromper, la marqueterie. Les objets qu’on traite au tarso sont les mêmes que ceux qu’on sculpte. On en vend qui sont préparés. Mais rien ne vous empêche d’effacer la garniture boche avec du papier de verre et de la remplacer par une décoration de votre goût. Les raffinés vont plus loin, et, dans ces incisions au couteau qui doivent abuser le regard, ils introduisent de l’étain ou du cuivre. L’effet n’est peut-être pas plus heureux, mais l’achèvement de l’œuvre demande plus de temps, et le prisonnier ne souhaite pas autre chose.

Ce ne sont là qu’ouvrages de jeunes filles. D’aucuns, plus ambitieux, construisent eux-mêmes les coffrets avant de les décorer et de les vernir. Ils achètent à la kantine une planche de noyer, ou de poirier, ou de citronnier, ou d’acajou, ou de palissandre, de l’épaisseur et des dimensions qu’il leur plaît, car la kantine fournit tout, et ils exécutent le montage de la boîte dont ils rêvent, en queue d’aronde, comme les meilleurs professionnels. De la boîte au meuble, la distance n’est pas grande. Des officiers ont construit de jolies choses au milieu des laideurs qui les entouraient, et j’ai vu des classeurs ou des étagères qui étaient de véritables objets d’art. Cependant que certains s’usaient les yeux sur des dentelles compliquées, d’autres s’appliquaient à ces sparteries d’aspect rude qu’on nomme du makramé, et quelques-uns, qui ne doutaient de rien, s’exerçaient à relier en toile ou en cuir les livres de la bibliothèque ou de leurs camarades.

Mais tout camp de prisonniers possède des spécialistes auxquels tout le monde pense et dont personne ne parle : ce sont les topographes, qui, parmi les gardiens qui vont et viennent, trouvent le moyen de reproduire à la main, à un nombre indéterminé d’exemplaires, la carte indispensable à celui qui va s’évader. Ils se dévouent pour tous avec une ardeur que rien ne démonte. Le temps n’a plus de prix en prison. Une carte est-elle découverte par la kommandantur ? Peu importe. Le topographe en reproduit une nouvelle, et l’incident est clos.

Enfin, bon nombre d’officiers tiennent un journal de captivité en double ou en triple expédition, de crainte que l’une d’elles ne soit confisquée par les Boches trop curieux. On collectionne les ordres odieux, les mots significatifs, les anecdotes ridicules. Celui-ci inscrit ponctuellement sur un carnet les menus qu’on lui a servis depuis qu’il est en Allemagne ; un autre enregistre le contenu des colis qu’il reçoit de France ; un troisième possède tous les communiqués officiels, aussi bien ceux des empires centraux que ceux des puissances de l’entente, et l’on a souvent recours à lui pour trancher une discussion d’où l’on ne sortait pas.



Les prisonniers ont le droit de s’abonner à des gazettes dont la kommandantur autorise la lecture. On s’arrange pour que, dans une même chambre, on ait des feuilles différentes, afin de pouvoir confronter les nouvelles, et tel s’abonne pour un mois à la Frankfùrter Zeitùng ou à la Koelnische Zeitùng, terrible aux Français, et tel choisit le Lokal Anzeiger de Berlin, qui est un organe officieux, ou la Neùe Freie Presse de Vienne, tandis que tel enfin préfère Der Bùnd de Berne. On ne peut pas lire tous les journaux allemands : le Vorwaerts, par exemple, et les cahiers où pérore Maximilien Harden nous sont interdits. En revanche, certaines feuilles suisses, telles que le Bùnd ou le Berner Tagblatt, sont permises. Inutile, j’imagine, d’insinuer que ces journaux sont pour nous d’une neutralité suspecte. Et la preuve en est qu’on me refusa à Vöhrenbach un abonnement aux Basler Nachrichten, qui ne paraissaient pas assez neutres sans doute à monsieur le Censeur. Car il y a des neutralités que l’Allemagne n’admet pas : celle du Journal de Genève ou de la Gazette de Lauzanne n’entrait pas plus dans nos camps que la partialité de l’Action Française ou du Figaro.

Cependant, l’Allemagne ne nous condamnait pas à ne lire que des journaux de langue allemande. Je dis : de langue, car c’est tout ce que n’avaient pas d’allemand la Gazette des Ardennes, le Petit Bruxellois, et le Continental Times. Les Français et les Anglais pouvaient tous comprendre la lettre, sinon l’esprit de ces horribles papiers. La Gazette des Ardennes, la plus notoire, était une arme aussi dangereuse que les gaz asphyxiants. Elle attaquait le moral des populations envahies et des camps de prisonniers. On ne songe pas sans angoisse au désespoir qui a dû frapper les esprits faibles et livrés à eux-mêmes, quand on leur prouvait que tout allait en France et chez les alliés comme dans le pire des mondes. Pour quiconque ne savait pas lire, les articles étaient bien écrits. Pas un numéro de la Gazette des Ardennes ne paraissait sans contenir des « morceaux choisis » de Clemenceau ou de Gustave Hervé. Admirez le système : on découpe, dans un éditorial quelconque, un ou deux paragraphes où se font jour des restrictions, ou des protestations, ou des plaintes sur les affaires et leur conduite et leurs conducteurs, et le tour est joué. Le lecteur accuse Clemenceau de trahison et pleure sur les destinées de la France, sans songer que, dégagé du contexte qui l’éclairait ou l’excusait, le paragraphe immonde ne signifie peut-être plus ce que l’auteur voulait qu’il signifiât. En outre, il serait nécessaire de comparer les originaux et les reproductions, car rien ne prouve que la Gazette des Ardennes n’ait jamais publié de faux Clemenceaux ou des Hervés de commande. À Vöhrenbach, on s’amusait des turlupinades de la Gazette des Ardennes. On n’était dupe ni des lamentations « d’un bon Français », ni de l’apitoiement sans signature d’un Boche sur les malheurs de la France livrée aux Anglais. Mais quand la kommandantur nous demandait de lui remettre nos vieux journaux pour que les soldats français eussent quelque chose à lire dans leurs camps de misère, elle prêchait dans le vide.

Tous les soirs, vers cinq heures, on nous affichait le communiqué boche sur le mur du poste de police. C’était un des moments de la journée les plus importants. On se groupait autour du papier officiel. Un capitaine traduisait à haute voix pour tous ses camarades. Mais on lui réclamait souvent le texte exact, qui nous intéressait en particulier aux jours de nos offensives. Le communiqué boche réalisait alors des prodiges d’expressions, et il exécutait, suivant les circonstances, une admirable gymnastique de phrases, de périphrases et de litotes charmantes. Avec un peu d’habitude, sans être très fort en allemand, on se rendait compte de la valeur de nos succès, rien que par les circonlocutions dont l’état-major de Berlin enconfiturait ses échecs. Le vocabulaire de la défaite était d’une richesse inouïe. Quels poètes que ces Allemands ! Et d’abord, qu’on le sache, les vaillantes troupes du kaiser avaient toujours repoussé l’ennemi. À y regarder de près, c’était vrai, car le communiqué ne disait pas si l’ennemi avait été repoussé sur sa ligne de départ ou après avoir enfoncé le front allemand sur dix kilomètres de profondeur. D’ailleurs on repoussait l’ennemi de tant de façons ! On l’avait contenu, ou arrêté, ou chassé, ou refoulé ; ou bien, on s’était retiré devant lui, à moins qu’on n’eût évacué la position planmässig, conformément au plan fixé. Au fond, les Allemands ne faisaient que ce qu’ils voulaient, et l’échec de Verdun était conforme au plan, et conformes au plan aussi les pertes de la Somme. Avec des principes pareils, on n’est jamais vaincu. Le communiqué boche nous offrit souvent des joies insoupçonnables.

Les murs de la plupart de nos chambres étaient tendus de cartes, et de bonnes cartes, vendues à la kantine. Tous les fronts, nous les avions, même celui de Mésopotamie, à une échelle sérieuse. Le front français tenait en cinq feuilles au 1/100.000e, tirées pendant la guerre d’après notre carte au 1/80.000e. Le front russe, au 1 /250.000e, allait du plafond jusqu’à un mètre du sol. Des ficelles, retenues par des épingles, suivaient les variations de la ligne. Dans une chambre, les gains réalisés au cours de la bataille de la Somme étaient peints de couleurs différentes pour qu’on pût juger des progrès de chaque mois. À côté de ce tableau de victoire, on avait affiché froidement la carte des environs de Vöhrenbach et de la frontière suisse. Elle était trop apparente pour que la Kommandantur s’avisât de la chercher à cette place. Malheureusement, un jour, Sabre de Bois, dit Barzinque, visitant la chambre, s’arrêta devant le point faible. Mais un lieutenant s’empressa de le renseigner :

— C’est le front de la Somme, monsieur. Voyez-vous ? Toute cette partie en jaune, c’est l’avance des Français pendant le mois de juillet. Cette tranche bleue, c’est la portion conquise par les Anglais en août. La zone rouge

— Oui, oui, répondit lentement Barzinque.

Et il s’en alla sans insister.

Lorsque les armées allemandes avaient remporté un succès, nous en étions informés avant l’heure du communiqué. Brusquement, dans le courant de l’après-midi, les cloches de l’église entraient en branle et, durant quelques minutes, elles sonnaient à toute volée. Chaque jour de victoire était jour de Pâques. L’airain s’en donnait comme s’il se reposait depuis des années. Et rien ne nous poignait le cœur comme cette ivresse sonore d’où nous venait un désespoir affreux, tel un mauvais songe. Quel tumulte pendant ces mois de mars et d’avril 1916 ! Quand la musique commençait, une angoisse voilait nos yeux :

— Verdun ?

Un matin, les cloches sonnèrent à tout casser. Quel événement allait-on nous annoncer ? La prise de Paris ? Ou la fin de la guerre ? Pleine de sollicitude, la Kommandantur nous afficha cette brève nouvelle :

« Le sous-marin Deutschland est en Amérique. »

Et les journaux se réjouirent pendant trois jours. On doit le reconnaître, l’effort allemand méritait un peu d’attention : un submersible de commerce, d’un fort tonnage, avait déjoué la surveillance des marines alliées et fourni une longue course. La menace n’était pas grosse de conséquences et le raid ne demeurerait qu’un raid, mais enfin, soyons généreux, l’Allemagne avait exécuté un joli tour de force. Ce fut du délire lorsque, quelque temps plus tard, échappant encore aux Anglais et rompant le blocus, le sous-marin rentra à son port de départ. L’Allemagne y perdit la tête, et les gazettes publièrent sérieusement que le Deutschland avait ramené du nickel, du caoutchouc et de l’or en lingots pour une somme telle qu’il n’eût pas fallu moins de dix fois le tonnage du Deutschland pour le transporter. La prouesse tournait à la tartarinade. L’Allemagne grisée ne cacha pas que le Deutschland repartait sans délai pour un nouveau voyage. C’était narguer l’Angleterre. Le sous-marin partit en effet. Mais les cloches restèrent muettes. Des semaines passaient. Le silence persista.

Pour en finir, un officier arrêta monsieur le Censeur, lui fit part de nos inquiétudes, et lui demanda ce que le Deutschland était devenu. Monsieur le Censeur eut un regard si dur, que l’on comprit : le sous-marin se reposait dans un port de la côte anglaise.

Les écoliers de Vöhrenbach consacraient leurs vacances à des jeux dont je ne me serais pas étonné, s’ils les avaient menés autrement. Mais ils me dévoilaient toute l’âme de la race.

Vous devinez qu’ils jouaient « à la guerre ». Tous les enfants de France n’ont pas eu de divertissement plus savoureux. Pourtant, quel désaccord entre les gosses de chez nous et ceux de là-bas !

Chez nous, vous savez comment on pratique ce jeu si amusant. Nous sommes trois petits garçons et une petite fille. La petite fille, c’est l’infirmière. Jacques se coiffe du bicorne de général. Paul devient son officier d’ordonnance, et Pierre fait le cheval, parce qu’il est plus jeune. Et, tout de suite, le désordre éclate. L’infirmière prétend que le général est blessé, même avant la bataille, et le général se laisse dorloter. Pendant ce temps, Pierre jette sa bride et se transforme en artilleur, et l’officier d’ordonnance, abandonnant son poste, passe dans l’aviation. Notre grand Poulbot a pour toujours fixé de ces scènes qui vous désarment. Mais qu’aurait-il extrait des jeux de Vöhrenbach ?

À Vöhrenbach, les jours de congé, une troupe sort du village. Ils sont cinquante, ou quatre-vingts, ou cent. Ils marchent par quatre, au pas, bien alignés.

Ils ont des fusils. Un chef les guide. Ils chantent la Wacht am Rhein, et ce n’est pas une chanson pour rire ; c’est un chœur à deux voix, parfaitement mené. Ils s’avancent vers le camp des prisonniers. Je les regarde. Ces gosses m’inquiètent. Ils longent les fils de fer. Soudain, des commandements. La formation se dilue. Des colonnes par un se meuvent. Les gosses vont à l’assaut du bois de sapins qui couronne la colline. Ils tirent des coups de fusil. Un clairon sonne la charge. Les petites colonnes s’étendent en lignes de tirailleurs. Est-ce possible ? Je rêve sans doute. Ces gosses… Le plus âgé n’a pas douze ans. Chez nous…

Des camarades sont à côté de moi. Ils regardaient eux aussi et tous se demandaient s’ils ne rêvaient pas. Et nous ne disions rien, rien, rien.

De temps à autre, la kommandantur nous offrait la comédie. Sans le vouloir, bien entendu. Elle avait tellement la hantise de l’évasion, qu’elle en soupçonnait vingt projets à la fois. Monsieur le Censeur a-t-il lu une lettre qui ne lui a pas semblé très catholique ? Sabre de Bois a-t-il vu, par le trou de la serrure, des préparatifs inquiétants ? Le médecin juif a-t-il recueilli des bribes de conversation ? En toute hâte, le Freiherr von Seckendorff s’alarme et il ordonne que des fouilles soient faites.

Un officier entre dans la chambre,

— Monsieur X*** ?

— Présent.

— Le commandant du camp m’a dit de visiter vos bagages.

— Visitez-les.

Et le prisonnier, que l’incident avait distrait, reprend ses occupations, comme si l’affaire ne l’intéressait pas.

L’Allemand est décontenancé,

— Vos bagages, monsieur, où sont-ils ?

— Là, monsieur, sous mon lit et sur cette planche.

Si c’est le Lièvre effrayé qui opère, il rougit jusqu’aux oreilles, qu’il a très grandes. Si c’est Barzinque, brute épaisse, il tire à lui la cantine et l’ouvre sans scrupule. Il remue tout, déplie le linge, plonge les doigts dans les poches des vêtements, ouvre les boîtes et farfouille à plaisir. Seule, la colère de ne rien trouver le trouble. Le Lièvre effrayé, lui, procède plus vite et plus sommairement. Ces bassesses indignes le gênent. Il pourrait mettre la main sur une boussole sans se rendre compte qu’il touche une boussole. Il a hâte de s’acquitter. Il exécute l’ordre, parce qu’il est soldat, mais il l’exécute mal. Et puis, il ne nous croit pas assez nigauds pour laisser traîner nos secrets dans une malle. Le plus délicat reste à accomplir.

— Monsieur X*** ?

— Présent.

— Je dois vous fouiller aussi.

— Faites, faites.

Le prisonnier se lève, se plante devant le Boche, et attend. Barzinque n’hésite pas. Le Lièvre effrayé voudrait bien s’en aller.

— Votre portefeuille, je vous prie ?

— Prenez-le.

Le prisonnier ne bouge pas. S’il ne savait pas que son impassibilité écrase l’Allemand, il poufferait.

— Vous n’avez plus rien, monsieur ?

— …

— Vous avez une carte et un kompass (boussole) ?

— …

— Vous avez aussi de l’argent allemand ?

— …

— Le colonel dit que, si vous les donnez, il ne vous punira pas. Mais, si vous ne les donnez point, vous recevrez des arrêts de rigueur, et toute la chambre comme vous.

— …

La cérémonie est terminée. Fut-elle plus sinistre que ridicule ? Quand Barzinque s’en va, fier comme un âne qui porte un sac d’éponges, ou quand le Lièvre effrayé s’éloigne en se cognant à tous les meubles, tant il est confus, tous les prisonniers de la chambre éclatent de rire, et quelqu’un conclut toujours :

— On les aura.

Les officiers de l’armée française ont à maintes reprises rendu hommage au dévouement de leurs ordonnances. Mais quel hommage ne devons-nous pas aux nôtres, nous, officiers prisonniers ? À Vöhrenbach, ils étaient une trentaine de soldats, et presque tous ne méritent que des éloges. Certes, quelques-uns ne faisaient pas toujours un joli métier, quand ils espionnaient pour le compte de la kommandantur. Hélas ! la faim est mauvaise conseillère, et nous les oublierons, ces malheureux, pour donner toute notre gratitude aux autres. Car les autres étaient magnifiques.

Il n’y avait pas d’évasion d’officier où ne fût mêlée au moins une ordonnance. Souvent, le soldat quittait le grenier pour s’installer dans le lit d’un lieutenant, ou bien, revêtu d’une capote prêtée, il se glissait parmi nos rangs au moment de l’appel. Il dépensait des prodiges de ruse, pour tromper les Allemands et tromper aussi certains camarades à l’affût. Il n’ignorait pas ce qu’il risquait, la cellule et le retour dans un camp de troupe, bagne horrible. Mais il risquait tout d’un cœur ardent.

Et quelle insolence dans leur attitude en face des geôliers ! Ils avaient de splendides audaces. L’Allemagne les habillait de façon à les rendre minables et souvent grotesques. Elle leur posait sur les bras et les jambes une bande à la peinture rouge. Ils grandissaient d’autant. Ô soldats de chez nous, si simples sur le champ de bataille, si dignes dans les camps d’esclavage ! Comment noter cet héroïsme de toutes les heures dont vous ne vous relâchiez jamais et cette vertu française qui flambait en vos yeux tristes ?

Quelquefois, une animation fébrile pénétrait au camp de Vöhrenbach, je veux dire parmi nos gardiens. C’est lorsqu’on attendait la visite d’un secrétaire de quinzième classe de l’ambassade d’Espagne. On balayait, on lessivait, on astiquait, on corsait l’ordinaire du jour, on hurlait, on chambardait tout. Cependant les prisonniers souriaient, dédaigneux du spectacle qu’on préparait.

Mise en scène parfaite. On gardait les apparences d’une haute impartialité. L’envoyé du roi Alphonse entrait à la Kommandantur, causait avec ces messieurs, se faisait montrer tous les locaux, examinait les poubelles, goûtait la purée de choux, admirait le paysage, et constatait que l’air de la Forêt-Noire est un air très sain. Après quoi, dans la chambre du colonel français assisté des chefs de bataillon, les prisonniers délégués par leurs camarades soumettaient leurs réclamations au secrétaire de l’ambassade. On avait toute liberté pour se plaindre. Les Allemands n’assistaient pas à l’entretien. À quoi bon ? Le secrétaire prenait des notes, et, la séance terminée, allait présenter ses observations respectueuses à la kommandantur. Quand il s’en allait, il nous laissait de belles promesses ; puis, comme par hasard, les officiers qui s’étaient plaints faisaient partie du prochain convoi pour un autre camp.

Qu’est-ce que l’Allemagne pouvait craindre des remontrances espagnoles, si les remontrances espagnoles se produisaient ? L’Allemagne ne se soucie pas plus du jugement des neutres que des condamnations de l’histoire. Lorsque des bandits sont devant la cour d’assises pour avoir égorgé une dizaine d’innocents, il serait plaisant de leur rappeler la boutade célèbre : « Méfiez-vous de l’assassinat. Il conduit au vol, et de là à la dissimulation. » L’Allemagne se fichait des reproches oiseux. Entre deux visites de l’envoyé du roi Alphonse, nous portions des lettres de protestations à la Kommandantur. Monsieur le Censeur souriait et les fourrait au panier.

à Henry de Forge


CHAPITRE XVIII

les évasions


La vie des officiers prisonniers était assez insupportable pour que tous n’eussent qu’un désir constant et qu’un rêve : s’évader. Au premier abord, puis à la réflexion, l’entreprise paraissait le plus souvent impossible. Quel espoir de déjouer la surveillance des gardiens, de nuit et de jour, quand un épais réseau de fils de fer vous entoure et qu’une sentinelle est installée de trente en trente mètres le long de la barrière ? Comment franchir tant d’obstacles ? La raison démontrait la vanité du rêve. Et le rêve s’obstinait. Une seule issue : le hasard, mais guetté, cherché, provoqué, et voulu. Quand on examine la solidité du filet qui nous enfermait, on ne comprend pas que tant de prisonniers aient pu en sortir. Car, si le nombre est restreint de ceux qui ont passé la frontière, le nombre est considérable de ceux qui ont quitté leur camp. Beaucoup ont échoué au-delà. Il faut des forces peu communes pour arriver jusqu’au bout. La volonté ne suffit pas à soutenir dans l’épreuve un corps fatigué par un régime déprimant. Combien de malheureux, qui avaient parcouru à pied des centaines de kilomètres à travers l’Allemagne, sont tombés épuisés à quelques pas de la frontière suisse !

L’échec ne décourageait pas. En l’espace de deux mois, un lieutenant a tenté trois évasions. En quatre ans, le capitaine Derache, des chasseurs, ne s’est jamais résigné au sort des captifs, et c’est au douzième essai qu’il a réussi. On rapportait de lui une évasion sublime. Il était prisonnier dans un camp des bords de l’Elbe. Les environs étudiés, il se prépara. Seul, sans aide et sans confident, il creusa une galerie que nul ne soupçonna. Il l’étayait de caisses démolies et de boîtes de conserves vides. Il se débarrassait de la terre avec des ruses compliquées. Cette galerie le mena jusqu’à un égout. Le capitaine Derache s’équipa et partit. Longtemps, il marcha dans les immondices. Il apercevait une clarté au bout de l’affreux chemin. Hélas ! tout s’écroula. Comme dans la scène des Misérables, une grille fermait la sortie de l’égout. De l’autre côté, c’était le jour, l’Elbe et la liberté. Mais la grille, scellée au mur, en haut, à droite et à gauche, barrait la route. Que faire ? Le capitaine secouait la grille maudite. Elle tenait bon. Soudain il sentit que par le bas elle n’était pas scellée. Sans hésiter, il s’enfonça dans les ordures, plongea, se glissa sous la grille, piqua une tête vers l’Elbe, traversa la rivière à la nage, et se redressa. Il était libre. Tant de courage méritait une meilleure récompense. Malheureusement, deux jours plus tard, le capitaine Derache rencontra des gendarmes. Il reçut deux balles au bras, fut repris, et, parce qu’il avait commis un crime immense, on l’enferma dans une forteresse, où, pendant six mois, on le tint au secret.

Il y eut des évasions tragiques. À Villingen, un officier russe fut tué par une sentinelle. Les sentinelles criaient : « Halte ! » une seule fois, et tiraient. D’autres tentatives, vite connues dans les autres camps, causaient des joies délicieuses. Ainsi l’évasion de ces vingt-sept officiers qui, la même nuit, sortirent par une fenêtre d’un des forts d’Ingolstadt, traversèrent à la nage le fossé d’eau qui entourait la prison, et gagnèrent tous la campagne, sans éveiller l’attention des gardiens. Pour que la kommandantur ne s’inquiétât pas de leur santé, ils lui laissèrent un bref billet et l’informèrent qu’ils s’en allaient en emmenant avec eux une ordonnance, « pour leur cirer les chaussures ». Impertinence bien française.

Ces événements étaient une de nos grandes distractions. Longtemps à l’avance, on savait quel officier « travaillait » son projet, et l’on discutait entre amis les chances du camarade. Une évasion se montait avec autant de soins qu’une offensive du front, mais nous disposions de moyens limités. L’art consistait à faire tout avec rien. La question des vêtements était la moindre. Il y avait toujours dans les camps des pantalons, des vestons et des casquettes ou des chapeaux. D’où venaient-ils ? Où se cachaient-ils ? Mystère. Autant de problèmes dont la solution nous importait peu. Nous avions aussi des cartes, des boussoles, de l’argent boche. Il ne restait plus à démêler que le point principal : sortir du camp. Ici chacun gardait pour soi son idée. Et les imaginations avaient du travail.

Celui qui pouvait s’aboucher avec une sentinelle, se faufilait à une heure convenue sous les fils de fer, quand l’homme acheté était de faction. Procédé très simple, dont l’efficacité ne dura point. En effet, après chaque évasion, la Kommandantur augmentait le nombre des sentinelles, et bientôt elles furent si rapprochées les unes des autres qu’il fallait la complicité de trois d’entre elles pour passer : la corruption devenait pour ainsi dire chimérique.

En outre, j’ai observé que de nombreux camarades, qui comptaient sur les factionnaires, étaient presque toujours repris au milieu même du réseau. Et je me demande si les Boches, au dernier moment, ne se ressaisissaient pas : ils avaient reçu déjà un peu de pain, quelques boîtes de conserves, ils n’espéraient peut-être plus rien du prisonnier qui s’évadait, et ils avaient à gagner en prévenant la Kommandantur.

Le mieux était de sortir de toute autre façon. Un matin, alors qu’un brouillard très épais couvrait tout le camp, un capitaine résolut de tenter froidement la chance. Entre deux guérites, il coupa les fils de fer avec une cisaille. Personne ne le voyait, il ne voyait personne et il n’entendait rien. Patatras ! Le dernier fil coupé, il se trouva nez à nez avec un Boche qui faillit lui marcher dessus. Le scandale fut moins grand que vous ne présumez. Le capitaine aurait dû être traduit en conseil de guerre, à cause du bris de clôture dont il s’était rendu coupable. Mais la Kommandantur ne lui infligea que quatorze jours d’arrêts de rigueur, parce que la cisaille avait été vendue par la kantine.

Les déguisements avaient des adeptes. On racontait des histoires merveilleuses propres à susciter des imitations. Les anciens nous disaient qu’à Mayence, un lieutenant français était sorti de la citadelle par le porche, en plein midi. Les hommes de garde lui avaient même rendu les honneurs. Quoi d’étonnant, puisqu’il portait une tenue très correcte d’officier allemand, et jusqu’au sabre ? Ailleurs, un capitaine s’était habillé en ecclésiastique sans se faire remarquer, il avait frappé à la kommandantur et, se présentant comme un prêtre suisse, chargé par la Croix-Rouge de visiter les prisonniers, ainsi qu’en témoignaient ses papiers en règle, il avait parcouru son camp en compagnie des officiers boches. On lui avait tout montré. Il s’était entretenu avec quelques-uns de ses camarades, il avait inscrit des notes sur son carnet, et toute la kommandantur le reconduisit jusqu’à la porte avec les marques du plus profond respect.

À Vöhrenbach, les déguisements furent moins romanesques, mais aussi curieux. Le plus commun était celui de nos ordonnances, qu’on surveillait un peu moins que les officiers. Toutes les après-midi, vers deux heures, une dizaine d’ordonnances, conduites par deux soldats allemands en armes, allaient chercher à la gare les colis arrivés par le train du jour. Elles emmenaient une charrette à bras. À la gare, on ne les serrait pas de si près qu’une fuite fût très malaisée. C’était un bon hasard à courir. Un lieutenant le courut. Il s’échappa. Mais on remarqua sa disparition au moment de rentrer. Il n’avait pas eu le temps d’aller très loin. On le reprit. Et l’ordonnance, qui lui avait prêté ses vêtements, fut expédiée vers un camp de troupe.

Rien de plus délicat que de franchir ces terribles fils de fer. L’homme le plus courageux ne s’y essayait qu’en tremblant, non point de la crainte des sentinelles et de leurs fusils, mais de la peur de ne pas réussir. Au dernier moment, les genoux fléchissent, la sueur coule sur le front, le cœur bat violemment. Et, à peine sorti du dangereux passage, brisé déjà par cet effort, le prisonnier va courir tous les dangers. À vol d’oiseau, le camp de Vöhrenbach n’est guère à plus de quarante kilomètres de ce point de la frontière suisse qu’on appelle la boucle de Schaffhouse. Mais le pays est montagneux, ce qui ne rend pas la marche facile. En outre, toute cette région est fortement gardée. Des patrouilles de gendarmes, à cheval ou à bicyclette, parcourent les routes. Il ne faut pas songer à se risquer sur les chemins ou les sentiers muletiers. Les douaniers ont aussi leur zone de surveillance. Des réseaux de fils de fer entravent les issues naturelles. Des chiens policiers aident les gendarmes et les douaniers. Ils constituent l’écueil le plus rude. Comment dérouter un chien ? En frottant d’ail la semelle des chaussures ? Mais le procédé n’est pas infaillible. Et à tous ces obstacles matériels, ajoutez la fatigue physique et morale qui courbe les épaules, coupe les jarrets et trouble l’esprit. Le prisonnier voit partout des gendarmes. La fièvre le tient. Le plus souvent, quand il échoue, il a les yeux hagards et le rire nerveux de l’homme touché par la folie.

Un jour, un lieutenant était à bout de forces. Instinctivement, malgré les conseils de la plus élémentaire prudence, il se sentait attiré par la route. Depuis quarante-huit heures, il n’avait mangé que des limaces et des herbes, et la frontière était à douze kilomètres de lui. Il s’effondra dans un fossé et il pleura. La machine refusait de lui obéir, et sa volonté elle-même faiblissait. Allait-il crever là ? Il renonça, et, se levant pour un dernier coup de collier, il n’eut assez de ressort que pour arriver jusqu’à une ferme. La fermière était seule. Le lieutenant parlait l’allemand comme un maître. Il demanda à manger. La fermière lui servit une omelette au lard. Le malheureux renaissait. Aurait-il pu, si légèrement restauré, reprendre sa marche ? C’est douteux. Mais le quart d’heure de Rabelais l’obligea à se découvrir.

— Je ne peux pas vous payer. Je n’ai pas d’argent. Je suis officier français et je me suis évadé.

La fermière sourit.

— Vous plaisantez. Vous, un officier français ? Racontez ça à d’autres, pas à moi.

— Je vous en assure.

— Vous parlez trop bien l’allemand.

— Je vous ai dit la vérité.

Les gendarmes vinrent chercher le lieutenant dans cette ferme. S’il avait eu quelques marks en poche, il était sauvé.

La réussite d’une évasion ne tient parfois qu’à un fil.

Un capitaine, qui parlait l’allemand sans difficulté et pour cette raison n’avait pas hésité à prendre le train, comme un vulgaire civil, était attablé dans un hôtel de Cologne. Nul ne soupçonnait qu’il fût un prisonnier en promenade. Il avait commandé correctement son repas, et la kellnerin ne lui avait rien trouvé de suspect. Elle lui apporta le premier plat.

Danke sehr, dit le capitaine.

La kellnerin le regarda d’un air surpris, sans plus.

Au plat suivant :

Danke schön, dit le capitaine.

Cette fois, la kellnerin se rendit à la caisse. La caissière prévint le gérant. Le gérant sortit. Bref, au dessert, interrogé par un gendarme, le capitaine dut s’avouer vaincu. Et savez-vous ce qui avait éveillé l’attention de la servante ? Peu de chose : la politesse de l’officier français. En effet, dans un hôtel, dans un restaurant, dans une brasserie, jamais un allemand ne dit « merci beaucoup » ou « merci bien » à une kellnerin. Cela ne se fait pas. On tolère à la rigueur un « merci » tout court, un Danke brutal, mais il est plus élégant de se taire. Ainsi l’exige la bienséance boche. Le capitaine paya cher sa politesse.

De même, mais ceci se conçoit avec moins de peine, un lieutenant se fit reconnaître et arrêter au guichet d’une gare, tandis qu’il demandait son billet. Pourtant il parlait bien l’allemand, mais son allemand était trop livresque. Il lui manquait cette souplesse du langage familier. En France, vous dites à l’employé de l’Ouest-État :

— Auteuil, deuxième, retour.

Vous ne lui dites pas :

— Voulez-vous me délivrer un billet de deuxième classe, aller et retour, à destination d’Auteuil ?

Le lieutenant fut repris comme l’avait été le capitaine.

Pour ceux qui restaient, les évasions étaient d’admirables sujets de joie. La colère des Boches nous amusait. Ils ne savaient pas la dissimuler. Quand un officier manquait à l’appel, on sentait que le vieil oberst de Seckendorff mourait d’envie de cravacher les autres. Ce qu’il n’admettait pas, cet honnête homme, c’est qu’un prisonnier qui s’évadait fût secondé par ses camarades. J’ai relaté la triple fuite qui eut lieu pendant les représailles, un soir où, à point, l’éclairage de la cour avait refusé de fonctionner. Seckendorff devint fou. Il fit installer deux nouvelles lampes à arc. Il fit placer des sentinelles dans tous les corridors de la prison. Les chambres 9, 11 et 15, convaincues d’avoir aidé au malheur de la Kommandantur, furent consignées. On leur imposa des appels supplémentaires. On défendit de fumer aux officiers de la Stùbe 15, parce que l’évadé était un récidiviste dangereux. La fureur du vieil oberst n’avait pas de mesure. Il nous harangua vigoureusement. Mais il revenait à ses moutons :

— Che ne comprends pas… che ne comprends pas…

Il aurait tant voulu trouver moins de fraternité parmi nous ! Alors il décida que, sous peine de graves punitions, l’officier le plus ancien de chaque chambre serait dorénavant obligé de rendre compte, à chaque appel, des prisonniers absents.

Les représailles battaient leur plein. Les esprits étaient excités. Un tumulte de protestations se déchaîna parmi nous.

— Ah non !

— Nous ne sommes pas des espions.

— Nous sommes officiers.

— Ça ne se fait pas en France.

— À la gare !

— On refuse.

— Le règlement…

— Saint-Angeau…

Monsieur le Censeur allait tomber d’apoplexie. Il hurla, d’une voix rauque :

— Silence, messieurs !

— On refuse.

— Silence !

Déjà le poste accourait.

Un capitaine s’avança :

— C’est notre devoir d’aider nos camarades à s’évader, comme c’est notre devoir de nous évader nous-mêmes.

Il avait parlé sur un ton calme, mais ferme. L’oberst en fut démonté.

— Oui, oui, certainement, bafouilla-t-il.

Puis, se redressant :

— Mais c’est mon droit de vous punir !

Et tous les prisonniers répondirent en chœur, d’un seul élan :

— Oui, oui.

Cette fois, la ganache ne comprenait plus. D’un geste d’impatience, il nous congédia, mais il ne nous imposa pas l’ordre inadmissible qu’il avait jugé acceptable.

Dès qu’un évadé était repris, la Kommandantur se hâtait de nous annoncer cette bonne nouvelle, car la joie que nous manifestions à chaque fuite l’exaspérait. Mais comment ajouter foi à une nouvelle de source boche ? Nous répondions :

— Ce n’est pas vrai.

— Agence Wolff !

Alors, on nous montrait les coupables. Même s’ils avaient été arrêtés à la frontière hollandaise, on les ramenait au camp de Vöhrenbach. De cette façon, nous ne pouvions plus douter, et Monsieur le Censeur et toute la Kommandantur relevaient la tête comme pour nous dire :

— Hein ! On ne s’évade pas d’ici. L’Allemagne vous garde bien, mes gaillards !

La punition d’arrêts de rigueur, qu’on infligeait à l’officier repris, n’était fixée par aucun règlement, du moins à notre connaissance. La Kommandantur disposait de nous à son gré, et le criminel « recevait » tantôt sept jours Strengarrest et tantôt quatre semaines, au petit bonheur.

Je viens d’écrire le mot : criminel. C’est en effet sous cet aspect que les évadés reparaissaient aux yeux de la Kommandantur. Car comment expliquer les traitements injustifiés qu’elle leur réservait ? On les enfermait au camp dans une petite salle spéciale, mal éclairée, froide, où on ne leur servait que l’ordinaire, où on leur refusait leurs colis et où on leur défendait de fumer. Barzinque s’acquittait de cette mission avec un acharnement sans pareil. Il bousculait l’officier, l’injuriait, et procédait sur-le-champ à la fouille réglementaire avec des gestes de soudard ivre qui viole une enfant. Il poussait un cri de triomphe en confisquant la boussole, la carte, l’argent et les papiers que le malheureux n’avait pas détruits. Un jour, il ouvrait un portefeuille. Il en tira le portrait d’une jeune fille, d’une fiancée. Il s’écria :

— Ah ! ces Françaises ! Toutes des p… !

Mais il eut raison de se retirer précipitamment sur cette courageuse infamie, car l’officier levait déjà le poing pour l’assommer.

à Jacques Péricard


CHAPITRE XIX

l’hôpital d’offenburg
(Août 1916).


La Kommandantur ayant décidé de m’envoyer d’urgence à l’hôpital, le samedi 22 août 1916 je pris le train pour Offenburg. On me fit accompagner par un soldat qui avait une tête de vieillard ahuri, et qui chargea son fusil devant moi au moment du départ. En outre, le doktor Rueck, médecin du camp, devait me conduire. Il ne connaissait pas Offenburg, et l’occasion lui était bonne d’y aller aux frais du gouvernement.

J’avais déjà vu ces paysages de la Forêt-Noire. Ils ne m’avaient point paru magnifiques. Je les trouvai cette fois tout à fait odieux, car le doktor Rueck, bavard insupportable, ne se lassait pas de m’en vanter les charmes. À ses exclamations, je ne répondais rien, mais il ne désarmait pas. Tout lui était motif à phrases. Visiblement, il désirait m’étonner. Il me montra les blés du plateau de Donaùeschingen et me dit :

— La moisson sera très belle.

— Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, répliquai-je.

Le sens du proverbe lui échappa, et il parla d’autre chose. Il m’apprit que le Danube sort d’un petit ruisseau clair que nous suivions, et qui s’appelle le Begg. La science du médecin me laissait indifférent.

À Donaùeschingen, on changeait de train. En attendant l’express d’Offenburg, je me promenai sur le quai. Les gens me regardaient d’un air curieux, mais sans plus d’hostilité manifeste qu’au mois de mars dernier. L’échec de Verdun, puis la défaite sur la Somme, leur avaient mis du plomb dans l’aile. Des soldats, permissionnaires ou convalescents, me croisaient, me regardaient aussi, et ne disaient rien. Quelques-uns me saluèrent. Le doktor Rueck me souligna cette déférence.

— Chez vous, dit-il, la foule injurie nos officiers quand ils passent.

— Non sans raison, répondis-je. L’Allemagne a attaqué la France. Malgré les déclarations de vos journaux, vous ne l’ignorez pas, monsieur, puisque vous appartenez à l’élite qui pense. Il est donc naturel que les agresseurs ne soient pas l’objet d’ovations enthousiastes, avouez-le.

Le médecin juif n’avoua rien. Il préféra fuir ce genre de discussion en achetant, à la marchande du quai, la Frankfùrter Zeitùng, plus, à mon intention, le Simplicissimus. Il m’en exhiba la première page avec un geste qui signifiait :

— C’est tapé, ça, hein ?

Le dessin illustrait cette idée cruelle que l’Angleterre — Dieu la punisse ! — se servait de la France comme d’un bouclier. On y voyait un soldat français couvert de blessures, sur un cheval de bois, au milieu d’un réseau de fils de fer. Et un soldat anglais au sourire machiavélique poussait le cheval vers l’ennemi. Rien de plus sournois. Je haussai les épaules.

L’express, entrant en gare, fit diversion.

Le vagon de deuxième classe où nous montâmes avait un couloir central. Tout un compartiment était occupé par une famille belge, deux hommes, quatre femmes, une fillette, qui revenaient d’un camp d’internement et qui retournaient chez eux, à Charleroi, sous la surveillance d’un feldwebel. Je m’inclinai devant ces malheureux. Mon geste ne fut pas du goût du doktor Rueck. Je le sentis à l’arrogance avec laquelle il me commenta le « crime de Carlsruhe ». La presse allemande n’était pleine que de cris d’épouvante, d’horreur et de réprobation. Songez que, las de tendre le cou sous les bombardements des villes ouvertes, les Français s’étaient avisés de lâcher quelques bombes à Carlsruhe, capitale du Grand-Duché de Bade. L’une d’elles était tombée sur un cirque au moment d’une représentation, et un grand nombre d’enfants avaient été tués.

— C’est la guerre ! répondis-je au médecin, en lui renvoyant une expression populaire dont les Allemands nous fermaient la bouche à chaque instant. Et j’appuyai :

— C’est la guerre que vous avez voulue. Il ne fallait pas nous donner l’exemple en désignant Paris comme objectif à vos avions et à vos zeppelins.

— Mais Paris est une place fortifiée !

— Autant que Carlsruhe.

— Les forts…

— Bombardez les forts qui sont autour de Paris, soit. Mais ne confondez pas Notre-Dame avec un blockhaus de mitrailleuses ou un dépôt de munitions.

Le médecin n’insista pas. Il n’y a pas moyen de discuter avec les Français. D’ailleurs, je discutais en allemand, à voix haute, et il valait mieux que les civils du vagon n’entendissent point les insanités que je débitais. Du moins, j’eus la paix jusqu’à Offenburg, où nous arrivâmes vers onze heures.

Le trésorier du camp de Vöhrenbach, en réglant mon compte, m’avait célébré les splendeurs d’Offenburg, dont la population atteignait le nombre de 80.000 habitants. Le doktor Rueck, de son côté, accusait 18.000 âmes. Un infirmier de l’hôpital, plus tard, descendit jusqu’à 12.000. Quoi qu’il en soit, la ville n’offre au premier abord rien de particulier. Quelconque, elle a des maisons sans caractère. Les boutiques ouvertes sont médiocres. Il y en a beaucoup de fermées. Les boulangeries ont des vitrines vides, et l’on peut compter en passant les quartiers de viande accrochés à l’intérieur des boucheries.

— On a l’air de souffrir de la guerre ici, observai-je devant le médecin, non sans une perfidie légère.

— Oh ! non, protesta l’autre. C’est que les ménagères ont fait leurs provisions ce matin.

— Évidemment.

Je n’attendais pas cette explication.

L’hôpital où l’on me conduisit, le Garnison-Lazarett, se trouve presque en dehors de la ville. Il se compose de plusieurs bâtiments, de dimensions moyennes, disséminés au milieu d’un grand parc planté de beaux arbres et clos par une haute grille de fer. Les formalités ne traînèrent pas. Le docktor Rueck me présenta au gestionnaire, lui expliqua pourquoi l’on m’hospitalisait et, outre quelques papiers, lui remit mon argent personnel, que la Kommandantur de Vöhrenbach lui avait confié au départ. Les pourparlers terminés, il se retira, non sans me souhaiter, Dieu sait avec quel esprit ! d’avoir la visite de mes compatriotes de l’aviation.

La chambre qu’on me réservait, au premier étage du bâtiment central, était petite, et haute de plafond. Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le lit touchait à la fenêtre. Une table, une chaise de bois, rien de plus. Telle était la cellule où l’on m’enferma à clef. Je venais en effet d’un camp de représailles, et d’emblée on m’accordait le régime des arrêts de rigueur. On plaça une sentinelle dans le corridor, devant ma porte, et, peu de temps après mon installation, j’en vis une autre qui se promenait sous mes fenêtres. On me traitait comme un sujet d’importance.

J’étais arrivé à l’heure du repas de midi. On me servit d’abord une soupe au riz, gluante et fade. Puis on m’apporta deux tranches de veau, et des haricots blancs trop cuits. Mon assiette était pleine à déborder. Cela n’empêcha pas l’infirmier d’y vouloir ajouter une louche de compote d’abricots et de prunes. J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que ce genre de mélanges ne convenait pas à mes habitudes. Mais ce fut une histoire sans fin pour obtenir une autre assiette. Quant au pain, j’en avais emporté de Vöhrenbach, heureusement.

Un infirmier maigriot, vêtu de blanc et coiffé de la calotte grise de soldat, m’annonça qu’il était à ma disposition. Il parlait une langue bizarre, mi-française, mi-boche. Il avait la mine rusée. Tout de suite, il me raconta ses affaires intimes, sans doute pour m’amener à en faire autant. Je ne démêlai pas bien s’il vivait à Bâle avant la guerre et s’il avait rejoint son poste à la mobilisation, ou si, de naissance suisse, il s’était engagé dans l’armée allemande le 1er août 1914. Mais il ne m’échappa point que le gaillard était infirmier au Lazarett d’Offenburg depuis le premier jour. Il parlait avec une volubilité exaspérante. Il sautait d’un sujet à l’autre, me certifiait que le dernier bombardement de Carlsruhe avait causé des dégâts sérieux, me demandait où j’avais été pris, me pronostiquait la fin de la guerre pour le mois d’octobre, et mêlait tout, comme son collègue mêlait la viande, les haricots et la compote. Je l’écoutais par moments.

Il m’apprit qu’à l’hôpital deux soldats français étaient en voie de guérison, et qu’on y avait eu récemment un lieutenant très gentil, dont il oubliait le nom. Il m’apprit encore que le médecin-chef passait la visite dans la matinée et que je ne le verrais pas avant le lundi matin, parce qu’il se reposait le dimanche. Charmante organisation ! Et voyez cette discipline allemande : on n’a pas le droit d’être malade le dimanche. De ce verbiage à mécanique, je retins que le Suisse offrait de m’acheter, à la kantine ou en ville, tout ce que je désirais. Je le chargeai de retirer mon argent au bureau de l’hôpital et de me procurer tous les matins la Frankfùrter Zeitùng.

Le personnel féminin de l’hôpital comprenait des infirmières de la Croix-Rouge, dames ou jeunes filles d’Offenburg, et des diaconesses, qu’on appelle Schwester, sœur. Le Suisse me prévint, avec un rire gras, que les infirmières ne s’occuperaient pas de moi. À deux heures, ce fut en effet une Schwester qui entra chez moi. Elle était petite, mince, souriait toujours, et ne savait pas un mot de français.

Wie geht’s ? fit-elle d’une voix chantante. Et elle me posa sur mon état de santé des questions précises.

Elle portait au bras un panier plein de morceaux de pain. Elle m’en posa un sur le coin de la table, pendant qu’un infirmier me versait un immense verre de café au lait.

La mixture était une triste lavasse, mais en somme la nourriture avait ici un mérite d’abondance que le camp de Vöhrenbach ignorait. Je profitais, il est vrai, du régime des soldats allemands soignés au Lazarett ; toutefois, je notai que le gouvernement impérial et royal, s’il rationnait avec âpreté les civils, gâtait en revanche ses troupiers, blessés ou malades, avec une habileté remarquable. À l’hôpital d’Offenburg, on mangeait. Cuisine boche et cuisine de guerre, bien entendu, dont un Français s’accommode mal, mais cuisine copieuse. Le soir de mon arrivée, à six heures, j’eus de la semoule, des pruneaux et du thé. J’ai dit ailleurs que l’Allemand, même en temps de paix, se contente d’un repas léger pour finir la journée, et, le plus souvent, d’un peu de charcuterie. Et nos coutumes sont différentes.

Il n’y avait pas le moindre éclairage dans ma chambre. La nuit tombée, il ne me restait que la ressource de dormir. En Allemagne, on dort au commandement.

La captivité en commun ne pousse pas l’homme à cette dionysie chantée par leur Nietzsche. La réclusion dans une chambre d’hôpital, croyez-vous qu’elle incite aux molles rêveries ? Le soldat, meurtri dans sa chair, qu’on laisse seul en face de la solitude, tout à ses chagrins intimes, sur quoi se greffent l’horreur de l’exil et l’incertitude de l’avenir, que voulez-vous qu’il fasse pendant une longue journée de dimanche ? J’avais emporté quelques livres de Vöhrenbach. Pas un ne fixa ma pensée. Depuis l’aurore, j’étais debout. La fenêtre, ouverte sur le parc, ne me donnait vue que sur des arbres de premier plan. Spectacle émouvant s’il en fut.

La Frankfùrter Zeitùng me tira de l’engourdissement. En cette fin de juillet, la lecture d’un journal était un réconfort à ne pas négliger. L’offensive de la Somme inquiétait les Boches. L’offensive russe d’autre part les occupait aussi. Les critiques militaires pataugeaient dans des dissertations vaseuses qui sentaient le désastre de vingt lieues. Quinquina de qualité supérieure pour un prisonnier.

Au lavabo, qui se trouvait en face de ma chambre et dont je n’étais séparé que par un étroit couloir, je rencontrai l’un des deux soldats français dont le Suisse m’avait parlé. Côte à côte sous les robinets bruyants, au milieu des Boches, à moitié nus comme nous et comme nous penchés sous l’eau froide, nous causions. Je lui résumai le communiqué du jour. Il me regardait avec des yeux hagards.

— Qu’y a-t-il ? lui demandai-je.

— Nous avons attaqué ? me demanda-t-il à son tour.

Ce fut moi qui demeurai stupide.

— On ne nous a rien dit, fit-il encore.

— Comment ! vous ne savez pas que les Français et les Anglais mènent la vie dure aux Boches depuis le 1er juillet ?

— Non, nous ne savons rien. Nous sommes pourtant ici depuis deux mois. Mais on ne nous a rien dit. N’est-ce pas, nous ne comprenons pas l’allemand, nous autres. Alors, on ne sait rien.

J’emmenai mon compagnon dans ma chambre, et, dépliant sur le lit les cartes que j’avais moi-même consultées peu d’instants avant, je lui révélai en gros les résultats obtenus par les Anglais, et par les Russes, et par nous. Le malheureux était fou de joie. Il ne me quittait pas du regard.

— C’est bien vrai, mon lieutenant ?

— Comment ? Si c’est vrai ? Voyez la carte, ces lignes successives en rouge, en bleu, en jaune. Est-ce que vous croyez que je suis fou ?

— Ah ! c’est si beau, qu’est-ce que vous voulez, on ne peut pas y croire tout de suite. Il faut réfléchir. Alors, ils n’ont pas dépassé Verdun ?

Un gouffre s’ouvrait devant moi.

— Dépassé Verdun ? fis-je. Mais ils ne l’ont jamais pris.

— Pas pris ? Ça, c’est épatant.

— Ils vous ont dit qu’ils l’avaient pris ?

— Il y a belle lurette, mon lieutenant.

Et, soudain :

— Vingt-deux ! dit-il. Voilà la sœur. Je m’en vais. Qu’est-ce qu’elle va me casser !

La Schwester avait la mine courroucée. Grande, large, la figure épaisse, les yeux durs, la voix rude, c’était un cuirassier déguisé en religieuse. Elle parlait le français, celle-là, et très bien. Elle marcha sur moi.

— Vous lisez l’allemand ? dit-elle, sur un ton de colère.

— Oui, madame.

— Qui vous a donné ce journal ?

— Je l’ai acheté.

— Ah !

Elle allait dire autre chose, mais elle se ravisa, et elle sortit après m’avoir servi, comme à regret, un bol de bouillon. Madame la diaconesse ne semblait pas avoir inventé la charité chrétienne. La petite Schwester de la veille était plus sympathique.

Wie geht’s ?

Elle revint dans l’après-midi, à deux heures, avec son même sourire et sa même voix chantante. Elle m’apportait le café au lait, le pain, et trois gâteaux secs. Un feldwebel d’administration l’accompagnait. Il me compta six biscuits de guerre, marque Vendroux, et me demanda d’émarger sur un cahier. La Schwester m’expliqua que ce Liebesgabe (don d’amour) était offert aux prisonniers par la Croix-Rouge française.

L’hôpital devenait un paradis. Je regorgeais de biens. Le Suisse présuma que je lui abandonnerais le Liebesgabe ; mais j’appelai mon compagnon du lavabo. Il entra timidement.

— La sœur ne vous a rien dit ? fit-il.

— Non. Pourquoi ?

— Elle nous a défendu de vous parler, et elle a dit que, si elle nous voyait avec vous, elle nous punirait.

— Alors, sauvez-vous ! Et emportez ça, vite !

Mais il ne se hâtait pas de ramasser les biscuits, les cigarettes, et les quelques friandises que je lui avais préparées. Je lui conseillai de ne pas s’attarder chez moi.

— Oh ! fit-il, moi, je m’en f…

La méchante Schwester, bien allemande, joignait donc la sournoiserie à la haine. Pourquoi menacer mes compatriotes moins élevés dans la hiérarchie militaire, et pourquoi ne pas même m’informer de sa décision ?

Mais il était écrit que j’en verrais d’autres encore.

Vers quatre heures, je lisais. Ma porte s’ouvrit. Je me retournai. La grande diaconesse entra, et je me levai. Elle introduisit chez moi une madame savamment endimanchée, qui me contempla comme on contemple un tigre dans une ménagerie. Je fis demi-tour sans rien dire, et repris ma lecture.

Une demi-heure plus tard, la même scène recommença, pour une nouvelle visiteuse. J’étais le phénomène de l’endroit. Mais je n’avais aucune envie de me prêter à ce genre de sport. Je dis à la Schwester :

— Madame, un officier français n’est pas ici pour servir d’amusement aux dames d’Offenburg. Vous n’avez pas compris mon geste de tout à l’heure. C’est pourquoi je mets les pieds dans le plat. Je vous prie de me laisser en repos ; sinon, je vous expulserai, au mépris de vos règlements, et je me plaindrai auprès de la Croix-Rouge de votre conduite un peu trop singulière pour une Schwester.

Déjà, elle sortait. Je la suivis, et, m’adressant à la sentinelle qui se pétrifia au garde-à-vous :

— Quant à toi, si tu laisses entrer un civil chez moi, tu auras de mes nouvelles.

Zùm Befehl, Herr Leùtnant ! (À vos ordres, monsieur le lieutenant).

Car c’est de cette façon qu’il faut parler à ces gens-là.

Le lundi matin, monsieur le médecin-chef de l’hôpital d’Offenburg daigna s’occuper de moi. Il m’examina sommairement, dicta des ordres à son aide, et m’autorisa à prendre des bains. Pendant qu’il jetait un coup d’œil sur les bouquins de ma table, je lui demandai si le bureau du Lazarett pourrait m’envoyer l’argent que je lui réclamais depuis l’avant-veille. Il me promit la terre et la lune ; mais, comme il aperçut que je possédais un exemplaire de la Germania de Tacite, acheté à la kantine de Vôhrenbach, il se retira assez précipitamment et tout le monde avec lui, y compris les deux Schwester, la petite, qui souriait, et la grande, qui était renfrognée.

Tout s’acharnait contre moi dans cet hôpital : l’infirmière chrétienne, parce que je lisais la Frankfùrter Zeitùng, et le médecin militaire, parce que j’avais le texte d’un opuscule terrible. Je devinai que le bon vieux Gott me chasserait de ce paradis.

Chaque matin, on m’appliquait le traitement prescrit. On y mettait cinq minutes, mais je ne désirais pas qu’on me frictionnât tout le corps avec des parfums d’Arabie.

Le lundi soir, j’attendais encore mon argent. J’envoyai une lettre réglementaire au médecin-chef du Lazarett. Le mardi soir, j’attendais mon argent et la réponse du médecin-chef. Je lui envoyai une nouvelle lettre, un peu plus sèche. Le mercredi soir, j’attendais toujours. Cette fois, j’écrivis une lettre violente.

Enfin, le jeudi matin, j’obtins satisfaction. À huit heures, le gestionnaire vint lui-même, avec mille excuses, me délivrer ce qui m’appartenait. Mais, à neuf heures, le médecin-chef entra dans ma chambre, m’examina plus sommairement que la première fois, si possible, et m’annonça que je partirais à midi. C’était clair.

La petite Schwester souriait.

— Déjà guéri ? fit-elle.

— Oh ! oui, lui répondis-je. On guérit vite dans les hôpitaux allemands.

Et, me tournant vers la grande :

— N’est-ce pas, madame ?

Elle ne répliqua point. Elle souriait aussi.

L’infirmier suisse était désolé. Au moment où il allait pouvoir réaliser quelques bénéfices, je partais. Il m’aida à préparer ma valise. Je voyais qu’il brûlait de me poser une question.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Dites.

Il tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux.

— Vous abbelez ça un mouchoir de boche ?

— Oui.

— Et aussi les Allemands, vous les abbelez des Boches ?

— Oui.

— Alors, vous abbelez ça un mouchoir de Allemand ? Bourquoi ? Bouvez-vous m’exbliquer ?

Je crus qu’il se moquait de moi. Mais il tenait son sérieux, et je tins le mien.

— Vous confondez. L’Allemand, c’est un Boche, oui.

— Oui, oui.

Comme je regrettais que le doktor Rueck et la Kommandantur de Vöhrenbach ne fussent pas là !

— Et le mouchoir, c’est un mouchoir de poche.

— Oui, de boche.

— De poche.

— Oui, de boche.

— Vous prononcez mal.

— Je ne combrends bas, dit-il, découragé.

— Moi non plus, mais ça n’a aucune importance.

Je quittai le Lazarett sur cette scène de comédie, sans revoir les deux convalescents français. Un soldat en armes m’accompagna. Il porta ma valise jusqu’à la voiture que j’avais commandée. Quel équipage ! La calèche, en assez bon état, construite pour être attelée de deux chevaux, n’avait qu’une haridelle d’un seul côté du timon. Le cocher me salua respectueusement. Je me mordais les lèvres. Tout l’hôpital était aux fenêtres ou devant la porte. Je m’en allai content, puisque le médecin-chef avait affirmé que j’étais guéri.

à Claude Farrère


CHAPITRE XV

la faim en allemagne


On a remarqué sans doute que, dans les premières pages de mon journal de captivité, j’ai relevé avec soin les menus que les Allemands nous offrirent. Prisonnier, je n’attendais point qu’on me traitât en prince. Mais j’avais lu si souvent que l’Allemagne se consumait du manque de vivres, que je voulais m’en assurer. Or on ne nous avait pas bourré le crâne, voilà ce qu’il faut que je reconnaisse sans détour.

Certes, à la citadelle de Mayence, pendant que nous subissions la quarantaine de rigueur, on nous gâta, c’est indéniable. Ce qu’on nous servait à chaque repas n’était ni mauvais, ni insuffisant. Si ce régime avait duré, jamais je n’aurais cru à la faim allemande, car, pour nourrir ainsi des prisonniers, il apparaissait que l’Allemagne ne se privait pas. Mais ces jours d’abondance ne se prolongèrent point. Je l’ai déjà dit. Je n’y reviendrai pas. Exception faite pour l’hôpital d’Offenburg, où j’étais sur le même pied que les blessés allemands, tout au moins quant à la nourriture, je dois déclarer que les jours de Mayence furent des jours miraculeux.

Pendant toute ma captivité, j’ai copié tous les menus du camp de Vöhrenbach. Une ardoise nous annonçait dès le matin les surprises que la Kommandantur nous réservait. J’ouvre au hasard mon petit calepin noir, et voici le programme exact et complet d’une semaine entière :

Octobre 1916 :
Lundi, 2 : matin = potage
choux rouges
pommes de terre en robe
une pomme
 
soir = soupe aux légumes
carottes et pommes de terre
 
Mardi, 3 : matin = potage
bœuf bouilli
pommes de terre en robe
betteraves
une pomme
 
soir = pommes de terre au persil
 
Mercredi, 4 : matin = potage
poisson bouilli
pommes de terre en robe
compote
 
soir = choux bouillis
 
Jeudi, 5 : matin = choux-fleurs à l’eau
pommes de terre en robe
une pomme
 
soir = carottes et navets.
 
Vendredi, 6 : matin = potage
poisson bouilli
pommes de terre en robe
une pomme
 
soir = semoule
marmelade
 
Samedi, 7 : matin = potage
ragoût de mouton
 
soir = pommes de terre en robe
salade verte
 
Dimanche, 8 : matin = potage
chevreuil rôti
pommes de terre en robe
 
soir = cacao
fromage
 

Avant de vous émerveiller sur les magnificences relatives de ce tableau, permettez-moi de vous présenter quelques observations.

D’abord, dans cette semaine, combien de fois avons-nous eu de la viande ? Deux fois, car il sied de ne pas faire compte du ragoût de mouton, qui ne contenait pas plus de morceaux de mouton qu’un gigot de pré salé ne contient de pointes d’ail en pays de langue d’oïl. Encore est-il bon que vous sachiez que la tranche de bœuf ou de chevreuil, qui revenait à chacun de nous, n’aurait pas contenté un enfant de quatre ans. Vous avouerez que c’est maigre. Cependant, nous eûmes deux fois de poisson, il est vrai, et j’ajoute que ces deux poissons furent le seul aliment substantiel de toute cette semaine. Mais tels qu’on nous les servait, nous ne pouvions pas les manger, car ils sentaient la vase et n’étaient cuits que dans l’eau douce, et nous étions obligés de les accommoder sur nos réchauds, si nous voulions en tirer parti.

Le caractère de cette cuisine était de n’exiger du cuisinier aucune aptitude professionnelle. La viande, le poisson et les légumes, tout était cuit à l’eau, toujours à l’eau. Rien de plus. Pas un gramme de beurre, pas un gramme de graisse, pas un gramme d’un produit quelconque analogue à la cocose ou à la végétaline, et pas une goutte d’huile ne tombait dans les marmites. Essayez de vous représenter ce que peuvent avoir d’appétissant, préparés de cette manière, si c’est là une préparation, des choux rouges, ou des betteraves, ou un mélange de carottes et de navets, ou des choux-fleurs. Avez-vous déjà mangé de la salade sans huile et sans vinaigre ? Je croyais que les lapins monopolisaient ce régal. Tendriez-vous le bras pour une nouvelle assiettée d’un potage éternellement Kubb ou Maggi ? Et surtout, vous suffirait-il à dîner de cette mixture innommable qu’est une bouillie de semoule accompagnée d’une marmelade acide ? Et surtout, et surtout, enfin, feriez-vous vos beaux dimanches de ce menu du soir que je vous recommande : deux bouchées de fromage de gruyère et une tasse de cacao à l’eau ? Pour terminer, et afin de répondre à l’objection que vous me feriez en me rappelant que des pommes de terre, faute de mieux, constituent un plat consistant, je vous révélerai que chaque rationnaire n’avait droit qu’à une livre de cette précieuse denrée, soit, par repas, trois kartoffeln de taille moyenne et souvent plus ou moins avariées. Et maintenant, je vous demande de relire ce tableau de notre alimentation, pendant la semaine du 2 au 8 octobre 1916. Aucun élément ne vous manquera pour juger. Mais je ne crains plus vos objections, et vous vous écrierez :

— Mais vous mouriez de faim ! Mais on vous traitait comme des pourceaux ! Et c’est pour cette cuisine qu’on vous retenait cinquante-quatre marks par mois ?

Oui, pour cette cuisine. Car, si, pendant les premiers mois, on nous donnait au réveil une espèce de liquide terne qu’on appelait café au lait et qui n’était supportable qu’à la condition de le sucrer et de l’allonger de lait condensé, nous dûmes bientôt payer un supplément quotidien de quinze pfennigs pour prétendre à ce nectar.

Tel était l’ordinaire du camp de Vöhrenbach. Et vous avez raison : sans les colis de victuailles qui nous arrivaient à peu près régulièrement de France, nous serions morts de faim.

Une question se pose : l’Allemagne pouvait-elle faire plus pour les prisonniers ? N’était-elle pas elle-même trop gênée pour songer aux autres avant de songer à ses fils ? Je ne sais pas si vraiment elle ne pouvait pas faire plus pour nous. Il est difficile d’établir la mesure exacte de ses ressources. Mais je sais ce que j’ai vu et j’ai vu qu’une gêne réelle pesait sur elle en 1916. Faut-il penser que c’est pour s’abîmer en des études de chimie organique que certaines sentinelles du camp de Vöhrenbach se penchaient sur les poubelles où des officiers prisonniers jetaient leurs pauvres restes ? Faut-il penser que c’est par amour de l’humanité que ces mêmes sentinelles, pour quelques boîtes de conserves et une miche de pain, consentaient à l’évasion de ces mêmes officiers ? Mais je veux rapporter deux anecdotes.

À la fin de mois de juillet 1916, venant de l’hôpital d’Offenburg et rentrant au camp de Vöhrenbach, j’arrivai en gare de Donaùeschingen au crépuscule. J’avais une heure à attendre avant de repartir. Un soldat allemand m’accompagnait. Il m’accorda la permission de dîner à mes frais au buffet de la gare, et il s’installa à la même table que moi, un bock de bière sous le nez et le fusil chargé entre les jambes. Une vingtaine de civils jouaient déjà des mâchoires. Pour la première fois, je me trouvais dans une salle de restaurant. J’étais curieux de consulter la carte du jour. Il n’y en avait point. Le dîner était à menu fixe, et chacun devait s’incliner.

— C’est la guerre ! me dit la kellnerin, en bon français.

Comme à tout le monde, on me servit d’abord une énorme crêpe, sans sucre et sans confiture ; puis, une salade, sans assaisonnement ; et enfin, un morceau de tarte aux prunes qui n’était pas d’une douceur exagérée. C’est tout. Le client apportait son pain, et mes voisins roulèrent des yeux effarés devant le gâteau blanc qui me venait de France et que j’avais tiré de ma valise. Le vin et la bière m’étant défendus, je buvais du thé. Pour achever d’éblouir mes hôtes, j’avais négligemment laissé sur le coin de la table ma provision de sucre et, comme un chien me regardait d’un air navré, je lui offris quatre ou cinq morceaux de la marchandise introuvable. Les dîneurs étaient outrés. Je demeurais impassible. J’eus néanmoins une petite grimace, quand la kellnerin me réclama quatre marks soixante-quinze pour une chère aussi dérisoire. J’ignore si tous les clients furent écorchés dans les mêmes proportions, mais je constatai qu’ils n’avaient eu rien de plus à manger que moi-même. Et j’imaginai la musique qu’on aurait menée en France, en 1916, si l’on avait servi des dîners de ce genre aux voyageurs conscients et organisés.

Quelques jours plus tôt, dans la Frankfùrter Zeitùng, à la rubrique des tribunaux, j’avais lu une histoire assez stupéfiante. Il s’agissait d’un habile commerçant qui avait inventé un ersatz extraordinaire, un produit spécial destiné à remplacer à la fois l’huile et le vinaigre nécessaires à la salade. Hélas ! des acheteurs se plaignirent de la qualité du produit. On l’analysa, et les experts fournirent les résultats suivants :

  Eau pure = 99,7 %  
matières solides = 00,3 %
matières grasses = 00,00 %

L’inventeur fut récompensé par deux mois de prison et le tribunal lui infligea mille marks d’amende. La Frankfùrter Zeitùng est un journal sérieux. Elle ne publie pas des farces à la Cami, et G. de Pawlowsky, si fécond en « dernières nouveautés », ne figurerait pas au nombre de ses rédacteurs. Mais que présagez-vous d’un pays où l’on peut mettre en vente un produit comme celui-là et où les buffets de gare présentent aux civils des repas aussi magnifiques ? M’accusera-t-on de partialité, si j’insinue que ce pays-là ne possède peut-être pas de quoi manger à sa faim ? On est tellement persuadé chez nous que les gazettes et le gouvernement nous ont gorgés de mensonges, que l’on finit par douter de tout, sous prétexte que la famine, annoncée peut-être avec trop d’éclat, n’a pas anéanti les Boches en six semaines. Pourtant, si la famine souhaitée ne s’est pas produite, la faim a fait son œuvre lente et sûre. Seulement, en France, nous avons mal posé la question.

Longtemps, le peuple français a cru qu’il suffirait d’empêcher l’introduction du blé chez les Allemands pour empêcher la guerre de traîner en longueur.

— Faute de pain, disait-on, l’Allemagne sera contrainte de demander grâce.

De là naquit cette idée d’épuiser l’ennemi en lui supprimant le blé. De là aussi, plus tard, vint quelque désolation quand des territoires russes et roumains, riches en céréales, tombèrent aux mains de ceux que le blocus devait ruiner rapidement. Certes, la Russie et la Roumanie furent une aubaine rare pour la Prusse, nul ne songe à le nier. Toutefois, il ne faut rien exagérer, et le problème est ailleurs. À la vérité, le manque de pain n’a pas tant fait souffrir le peuple allemand que certains journaux ont bien voulu l’affirmer. Ceux qui avaient voyagé outre-Rhin, avant la guerre, savaient déjà que l’Allemand n’est pas un amateur de pain. On a souvent cité ce trait à quoi se reconnaissait un Français hors de chez lui, dans un hôtel ou sur un paquebot : c’est qu’il consommait une prodigieuse quantité de pain. Le pain est notre nourriture nationale. Nous gémirions d’en être privés ou de n’en pas avoir à notre guise. Il n’en va pas de même de l’Allemand. Son aliment essentiel, à lui, c’est la pomme de terre, la kartoffel.

Nous aussi, Français, nous aimons la pomme de terre, mais d’une autre façon. Il nous fatiguerait d’en manger tous les jours et à tous les repas. Elle est pour nous un légume quelconque, au même titre que le petit pois ou la tomate. Elle va même quelquefois jusqu’à devenir un légume choisi, et souvent rien ne nous semble supérieur au « bifteck-frites » des familles. Pour l’Allemand au contraire, la pomme de terre est une chose substantielle que l’on ne traite pas en fantaisie. On la mange ordinairement au naturel, en robe de chambre : pellkartofell, pomme de terre en peau, que l’on mange avec tout, avec le canard au jus, avec les œufs sur le plat et avec la saucisse fumée. Sur le plus grand nombre des tables boches, elles apparaissent en même temps que les hors-d’œuvre pour ne disparaître qu’à la fin du dessert. Cette coutume ne date pas de la guerre. Tout au plus a-t-elle été systématiquement préconisée par les autorités civiles et militaires afin de parer quand même à la pénurie de pain, dont je ne dis pas que l’Allemand fasse fi. Chez nous, on poussait le paysan à cultiver du blé, du blé, et du blé. Là-bas, c’est la culture de la pomme de terre qui était ordonnée. Les gazettes boches débordaient de lamentations, en 1916, parce que la gelée avait réduit des deux tiers la récolte tant attendue des kartoffeln. On nous rationna. Alors je compris le rôle du pain et de la pomme de terre dans la grande guerre.

Un matin, j’ai lu dans la Frankfùrter Zeitùng, sous la signature de Kory Towski, les vers suivants :

La pomme de terre d’empire.

Je suis la pomme de terre d’empire,
Le sauveur du peuple allemand,
Et, si l’épée allemande est victorieuse
Et si le Français ne conquiert pas le Rhin,
Je suis la pomme de terre d’empire,
J’y suis pour ma part.

Je suis le noble tubercule
Qui agit en secret.

Qu’on soit empereur ou palefrenier,
J’ai droit sur la table à une place d’honneur.
Je suis le noble tubercule
Qui garantit la force de l’Allemagne.

Et que revienne la paix
Avec ses dindes, ses saumons et ses gibiers,
Je le sais, quand vous mangerez du caviar,
Vous oublierez vite les pommes de terre en robe ;
Oui, que revienne la paix,
Mon image modeste s’effacera.

Pourtant dans l’histoire du monde
Je soutiens mon rang
Et, si l’Empire ne sombre pas,
Si au contraire il se dresse triplement magnifique,
Alors l’histoire du monde me payera
À moi aussi, un jour, le tribut de sa reconnaissance.

Ces vers apportent une preuve. Les expressions qu’on y relève attestent ce caractère d’importance de la kartoffel allemande. L’auteur l’appelle : die Reichskartoffel, la patate d’empire, comme on dit une terre ou une loi d’empire. Elle est nettement sacrée comme le salut de l’Allemagne à quoi doit aller la reconnaissance nationale après la victoire, s’il y a victoire ; et le mot Heil, salut, se hausse à une nuance religieuse. Mais ce petit poème, de style d’ailleurs très médiocre, n’est que de peu de prix auprès de cet autre, que j’ai trouvé la même année, dans le même journal[6]. Celui-ci est signé Emil Claar, et il est écrit en vers libres.

Il est encore plus ébouriffant que le premier. Écoutez :
À la pomme de terre.

Infatigablement jaillie du sombre flux de la terre,
Perle de la maison bourgeoise allemande,
Âprement évoquée, vivement conjurée,
Apaisante nounou d’un festin modéré,
ApaisanteÔ pomme de terre !

Pour toi, aujourd’hui, dans un amour pressant,
On discute, on combat, on crie et l’on écrit,
Des millions de langues indigentes
Te célèbrent par des cantiques sacrés,
Comme jamais fruit ne fut célébré,
Comme rarement le fut un être vivant,
Et dans la fuite des événements
Tu demeures pour la sauvegarde du peuple élu,
ApaisanteÔ pomme de terre !

Ni les figues, ni les bananes, ni les tendres olives,
Ni les merveilles du Sud qui distillent des douceurs,
Rien n’a fait résonner du bruit de sa gloire
Le monde attentif avec autant d’éclat
ApaisanteQue toi, ô pomme de terre !

Ni les huîtres, ni les truites, ni les truffes aromatiques,
Ni les entrecôtes des buffles succulents,
Rien n’a jamais ému,
Ô désir ardent des grands et des petits,
Comme tu émeus, dans la nécessité qui ronge,
Toi, réconfortante sœur du pain sec,
ApaisanteÔ chère pomme de terre !

Car tu es la constante, la loyale,
L’aide de l’estomac affamé,
Celle qui a des soins maternels, l’indispensable,
La fidèle gardienne d’un plaisir simple.
Tu te dédoubles au temps rigoureux,
Banquet sacré de la satisfaction.
À toi compagne bien-aimée, à toi, bienfaisante,
Vers qui le pauvre se penche avec confiance
Quand, trésor de la glèbe féconde,
Tu surgis des sillons comme une vraie délivrance,
ApaisanteSalut à toi, ô pomme de terre !

Prodigieuse source de remarques. Ne nous attardons pas sur la boursouflure héroïco-sentimentale et les prétentions lyriques du style : elles sont trop allemandes, et nous avons d’autres soucis. Mais notons en passant, pour notre connaissance de la psychologie des Barbares, les regrets si émouvants d’un « estomac affamé », ce rêve de figues, de bananes, de tendres olives, d’huîtres, de truites, de truffes et d’entrecôtes de buffle, alors que Kory Towski de son côté regrettait les dindes, les saumons et le caviar du bon temps de paix. Prenons acte aussi de cet aveu d’un « temps rigoureux » et d’une « nécessité qui ronge ». La faim allemande n’est pas un mythe. La voilà bassement proclamée en phrases cadencées. J’ai traduit ces vers littéralement, en serrant le texte au plus près et sans outrer le sens ou la force des mots. Rien de plus grave que le ton de ce chant qui veut avoir par endroits des allures quasi mystiques. Qu’on ne s’y trompe pas. Moi-même, d’abord, j’ai cru à une plaisanterie d’un poète à la Franc-Nohain ou à la Raoul Ponchon. Il n’en est rien. Le poème d’Emil Claar est un hymne. La fantaisie est inconnue des poètes allemands, et pendant la guerre plus que jamais. C’est sans la moindre ironie que la pomme de terre est ici la réconfortante sœur du pain sec, et le trésor de la glèbe féconde, et l’aide de l’estomac affamé, et la perle de la maison bourgeoise allemande, et le banquet sacré de la satisfaction, et la sauvegarde du peuple élu. Peut-on nier, après ces plaintes authentiques, que l’Allemagne ait souffert de la faim ? Et vous représentez-vous, bonnes gens de France, ce que dut être la faim de vos enfants prisonniers en Allemagne ?

Avez-vous lu ce conte de Georges d’Esparbès où l’on voit des trompettes, un jour de revue, sonner à perte d’haleine et tellement que, jusqu’à la fin de la cérémonie héroïque, nul n’a pu remarquer qu’un des trompettes était mort en sonnant ? Ainsi de vos fils, bonnes gens de France, dans les camps d’Allemagne. Vous ignorez encore comment ils ont souffert, parce qu’ils sont revenus en souriant, ceux qui sont revenus. Mais quel crime avaient-ils commis pour mériter ce châtiment ?

(Écrit à Ouargla en 1919.
Revu en 1924 à Paris.)  

  1. Feldgraù = gris de campagne. Les Allemands appellent ainsi leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les nôtres sont maintenant des Himmelblaù (bleu de ciel) après avoir été des Rothosen (pantalons rouges).
  2. Major = Chef de bataillon, commandant.
  3. Oberst = Colonel.
  4. Les Allemands nomment ainsi : « tenant lieu d’officier », les sous-officiers à qui ils accordent la patte d’épaule de lieutenant pour la durée de la guerre, mais qu’ils ne considèrent pas comme de véritables officiers.
  5. Frankfùrter Zeitùng, 27 juillet 1916.
  6. Frankfùrter Zeitùng, 28 octobre 1916.