Le Pôle meurtrier/06

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LE MONT CLOUDMAKER.


LE PÔLE MEURTRIER[1]

JOURNAL DE ROUTE DU CAPITAINE SCOTT
Adapté par M. Charles Rabot


VI. — AU PÔLE.


L’arrivée au Pôle. — Cruelle déception à la vue du drapeau planté par les Norvégiens conduits par Amundsen. — Le retour. — Étapes affreusement pénibles. — Froids excessifs. — Le sous-officier Evans devient fou. — Il meurt. — Situation de plus en plus critique.


LE Dr WILSON.


Lundi, 15 janvier. — Altitude 2 985 mètres. Dernier dépôt. Les nuages ont disparu, et maintenant le soleil brille dans un ciel clair. Pendant la nuit, la petite brise qui soufflait hier a molli et la température est tombée à −31°,6 ; minimum : −32°,9. La piste a été abominable ; en quatre heures quarante-cinq, nous avons couvert seulement 11 kilom. 1. En arrivant à la grande halte, nous étions tous exténués.

Quelle joie à la pensée que deux longues étapes seulement nous séparent du Pôle ! Aujourd’hui, nous avons laissé en dépôt neuf jours de vivres ; donc, maintenant, le succès est certain ; une seule crainte nous hante, c’est que les Norvégiens ne nous aient précédés.

Mardi, 16 janvier. — Soixante-huitième campement. Altitude : 2 928 mètres. Température : −30°,8. Dans la matinée, nous avons couvert 12 kilomètres. À midi, l’observation nous place par 89°42′. À la pensée que demain nous arriverons au but, nous sommes repartis pleins d’entrain…

Deux heures plus tard, les yeux perçants de Bowers découvrent dans le lointain comme un cairn ; à cette vue il éprouve un malaise ; après tout, cela peut être tout simplement une vague de neige. Une demi-heure après, droit devant nous, il distingue une tache noire. Impossible de douter : elle est formée par un drapeau attaché à une barre de traîneau. Autour, des vestiges de campement ; des traces d’allées et venues de traîneaux, de skis, et des empreintes très nettes de nombreuses pattes de chiens. Un simple coup d’œil nous révèle tout : les Norvégiens nous ont devancés au but ! les premiers ils ont atteint le Pôle ! Notre déception dépasse tout ce qu’on peut imaginer…

LA TENTE D’AMUNDSEN AU PÔLE SUD.

Mercredi, 17 janvier. — Soixante-neuvième campement. Nous sommes au but, mais dans des conditions combien différentes de celles que nous espérions ! Journée affreuse : vent debout violent, et 30° sous zéro ; un pareil temps augmente encore l’acuité de la déception. Mes compagnons ont les pieds et les mains glacés.

Ce soir, malgré notre cruelle déception, rata très copieux ; après son absorption, nous éprouvons un très grand bien-être. À ce plat on ajoute une petite tablette de chocolat et une cigarette offerte par Wilson. Maintenant, nous allons battre en retraite à toute vitesse, et entamer une lutte désespérée pour ne pas nous laisser devancer par la mauvaise saison. Y parviendrons-nous ?

Jeudi matin, 18 janvier. — Bowers aperçoit un cairn ; il renferme un document indiquant le passage de cinq Norvégiens : Roald Amundsen, Olav Olavson Bjaaland, Helmer Hanssen, Sverre H. Hassel, Oscar Wisting, 16 décembre 1911. Une note d’Amundsen, que je garde, me prie de faire parvenir une lettre au roi Haakon. Trois sacs en peau de renne contenant un assortiment varié de mitaines et de bas pour la nuit, un sextant, un horizon artificiel de fabrication norvégienne, un hypsomètre dépourvu de thermomètre, un sextant et un second hypsomètre ont été laissés là par nos heureux rivaux.

Nous laissons une note relatant notre passage. Nous élevons un cairn et déployons notre pauvre Union Jack, puis exécutons une photographie de notre groupe ; pendant tout ce travail, on sent terriblement le froid !

L’ESCOUADE PHOTOGRAPHIÉ AU PÔLE SUD.

À moins de 800 mètres dans le Sud, aperçu un patin de traîneau fiché dans la neige. Nous le prenons pour en faire une vergue lorsque nous établirons la voilure sur le traîneau. Suivant toute probabilité, il marque le point du Pôle, tel que les Norvégiens l’ont déterminé. Nos prédécesseurs ont accompli en entier leur programme. Je suppose qu’ils sont arrivés au but le 15 décembre et l’ont quitté le 17, par conséquent en avance sur la date du 22 décembre qu’avant mon départ pour l’Antarctique j’indiquais comme désirable. L’expédition norvégienne s’attendait, semble-t-il, à éprouver sur le plateau de plus grands froids que ceux qu’elle a rencontrés.

Maintenant nous tournons le dos au but de notre ambition, pour entamer un nouveau labeur singulièrement rude : 1 280 kilomètres pendant lesquels nous aurons à haler notre traîneau au prix de pénibles efforts et sans le soutien de nos beaux rêves !

LE LIEUTENANT BOWERS.

Vendredi, 19 janvier. — Température : 30°,3 sous zéro. Peu de temps après le départ, retrouvé un cairn norvégien et nos propres traces.

La neige fraîche rend la piste fort mauvaise ; pendant la dernière heure, halage très pénible, quoique le traîneau soit léger et que le vent gonfle la voile. Par endroits, nos anciennes traces ont été oblitérées, et par-dessus se sont formés des sastrugi dentelés. Le vent joue avec cette neige pulvérulente comme avec du sable. Comment se fait-il que les sillons laissés par notre traîneau, qui datent de trois jours seulement, soient en partie effacés, tandis que ceux des Norvégiens, vieux d’un mois, demeurent visibles ?

Nous relevons aisément nos cairns, et espérons qu’il en sera toujours ainsi ; naturellement nous ne serons hors d’inquiétude qu’une fois le dépôt des Trois-Degrés atteint. Le retour sera, je le crains, terriblement fatigant et monotone.

Samedi, 20 janvier. — Ce matin, en dépit d’une piste affreusement mauvaise, progrès rapides : 9 milles 3 en cinq heures vingt. Cette marche nous amène au dépôt du Sud ; nous y reprenons les rations laissées dans cette cache, soit quatre jours de vivres. Nous avons maintenant des provisions pour sept jours, à compter de ce soir, et d’ici au dépôt du Demi-Degré, établi le 10 janvier, la distance est de 88 kilomètres. La voile du traîneau nous aide beaucoup.

Dimanche, 21 janvier. — Température variant de −27°,7 à −23°,8. Réveillés par un violent blizzard. L’air est rempli de tourbillons de neige soulevés par le vent ; soleil très terne. Craignant de perdre la trace par un pareil temps, nous décidons de rester sous la tente. Nous nous attendions à une panne d’une journée au moins, lorsque, pendant le déjeuner, soudain le vent a molli. Nous faisons aussitôt nos préparatifs, mais le matériel est tellement couvert de glace que le départ n’a lieu qu’à 3 h. 45.

Je m’attends à ce que les prochains 150 kilomètres soient joliment durs à enlever. Si dans cette région, à la descente, le halage a été terrible, à plus forte raison il le sera à la montée. Encore 72 kilomètres d’ici au prochain dépôt, et six jours de vivres dans les caissons. Cette cache nous fournira des rations pour sept jours. Il nous faudra ensuite couvrir 144 kilomètres pour atteindre le dépôt des Trois-Degrés. Une fois là, nous serons hors d’affaire.

Lundi, 22 janvier. — Température : −29°,4. L’étape la plus éreintante du voyage ; toute la journée halage pénible, malgré la légèreté du traîneau. Partis à 8 heures précises, nous avons marché neuf heures. Résultat : 28 kilom. 8 ; mais, bon Dieu ! quel coup de collier ! Nos chaussures de ski commencent à s’user ; je crois cependant que patins et brodequins tiendront jusqu’au bout, quoique les uns et les autres aient encore nombre de kilomètres à fournir.

Mardi, 23 janvier. — Minimum, la nuit dernière : 34,4° sous zéro. Au départ, faible brise et allure lente. Le vent ayant forcé ensuite, nous couvrons 14 kilomètres jusqu’à la grande halte ; à ce moment, il souffle presque en blizzard. Nos anciennes traces sont demeurées si nettes que nous les suivons sans difficulté. Grâce à cela nous avançons à une vive allure : nous aurions fait une longue étape, si le nez d’Evans n’avait été gravement mordu par la gelée. Il est déjà blanc et dur lorsque Wilson s’aperçoit de l’accident. Dans ces conditions, nous campons à 6 h. 15. Evans est très affaibli. Ses doigts sont sérieusement atteints et son nez congestionné est couvert de « morsures ». Il se montre très inquiet de son état, ce qui est un mauvais signe. Wilson, Bowers et moi, sommes en aussi bonne forme que possible, eu égard aux circonstances. Oates se plaint toujours d’avoir les pieds froids.

Mercredi, 24 janvier. — La situation s’aggrave. Déjà très frais au départ, le vent devient plus tard un véritable blizzard ; par suite, force nous est de camper. Nous ne sommes plus qu’à 11 kilom. 2 du dépôt ; j’étais persuadé que nous l’atteindrions ce soir. C’est la seconde grande tempête depuis notre départ du Pôle. Que Dieu nous vienne en aide, sur ce redoutable plateau, avec des approvisionnements aussi réduits !

Jeudi, 25 janvier. — Dieu soit loué ! nous avons trouvé le dépôt du Demi-degré. Restés couchés toute l’après-midi d’hier et toute la nuit. Le vent souffle toujours aussi violent. Halons le traîneau sans le secours de la voile. À 2 h. 30, à notre grande joie, nous apercevons le pavillon rouge du dépôt. Nous quittons cette cache avec neuf jours et demi de vivres. 161 kilom. 6 jusqu’au prochain dépôt.

Toutes les misères qui nous assaillent me font vivement désirer d’arriver à la fin du plateau : Oates a toujours très froid à un pied ; les doigts et le nez d’Evans sont en mauvais état ; et ce soir, Wilson souffre d’une douloureuse ophtalmie. Seuls Bowers et moi n’avons jusqu’à présent éprouvé aucun malaise. Les blizzards sont nos grands ennemis ; non seulement ils nous obligent à nous arrêter, mais encore l’humidité qu’ils apportent nous éprouve beaucoup.

Vendredi, 26 janvier. — Nos anciennes traces restent visibles. Aisément nous arrivons à notre ancien campement du blizzard du 7 janvier ; distance parcourue : 11 kilom. 2. Au delà, les traces sont complètement effacées. Après les avoir cherchées quelque temps, nous marchons, puis déjeunons. Sur ces entrefaites, le ciel se dégage peu à peu, quoique le vent persiste. Devant nous se trouvent deux cairns séparés par un intervalle de 6 kilomètres, nous ne sommes donc guère inquiets.

Samedi, 27 janvier. — Marche à travers la zone des sastrugi ; on eût dit une mer démontée.

Dimanche, 28 janvier. — Nous nous trouvons à 68 kilom. 8 du dépôt, avec six jours de vivres dans le sac, et à une demi-journée de marche du point où le lieutenant Evans nous a quittés. À l’aller nous avions perdu la pipe d’Oates, les moufles en fourrure et les bottes de nuit d’Evans. Les chaussures et les moufles ont été retrouvées ; ce soir nous ramassons la pipe. Notre faim augmente. La ration du déjeuner devient insuffisante. Quoique nous ayons maigri, Evans surtout, aucun de nous ne se sent surmené. Nous n’aurions guère la force nécessaire pour haler de lourdes charges, mais nous pouvons continuer à tirer notre traîneau très léger. Maintenant la conversation roule fréquemment sur la nourriture ; nous serons satisfaits lorsqu’une aussi stricte économie de vivres ne sera plus nécessaire.

Lundi, 29 janvier. — Température au dîner : −31°,6. Notre ancienne piste est heureusement très nette.

LE CAPITAINE OATES.

Mardi, 30 janvier. — Encore une bonne étape : 30 kilom. 4 ! Nous avons dépassé le dernier cairn élevé au sud du dépôt. Devant nous la trace demeure très visible ; le temps est beau ; le vent et la pente favorables ; avec un peu de chance nous devons atteindre demain la cache désirée. Voilà la face de la médaille. Son revers est loin d’être aussi beau : Wilson a le tendon d’une jambe forcé ; toute la journée il a souffert et le soir le membre est enflé. De plus, Evans a deux ongles déchaussés ; ses mains sont en piètre état. Depuis sa coupure à la main notre compagnon a perdu son entrain. Nous pouvons nous tirer d’affaire avec des doigts malades ; mais si la jambe de Wilson ne va pas mieux, cela sera grave.

Mercredi, 31 janvier. — La journée a bien débuté avec une jolie brise. Nous avons atteint le dépôt des Trois degrés et déjeuné une heure plus tard. Pendant l’après-midi, terrain abominable ; avec cela le vent mollit ; ce n’est plus qu’une légère brise du Sud. Une mauvaise chance, ce calme juste au moment où nous ne sommes plus que quatre hommes valides. Wilson s’est reposé dans la mesure du possible en marchant tranquillement à côté du traîneau ; le résultat a été bon ; ce soir l’inflammation de sa jambe a beaucoup diminué. J’espère qu’il sera bientôt complètement remis. Dans notre situation, c’est terrible d’avoir un éclopé !

Jeudi, 1er février. — Température : −28°,7. Presque toute la journée traînage pénible. La jambe de Wilson va beaucoup mieux ; par contre, les doigts d’Evans sont très gravement pris ; deux de ses ongles tombent et les ampoules qui couvrent ses mains crèvent.

Vendredi, 2 février. — Bon départ, par une forte brise de Sud. Descendons bon train une pente raide sur laquelle le traîneau file plus vite que nous, en nous renversant les uns après les autres. Au début, tout va bien ; un peu plus loin, sur une nappe très glissante, en essayant tout à la fois de suivre la trace et de garder l’équilibre, je fais « panache » et retombe sur l’épaule. Toute la partie contusionnée devient aussitôt horriblement douloureuse. Ce soir, la liste des éclopés se trouve donc augmentée : sur cinq hommes, trois blessés, et le plus mauvais passage n’est pas franchi ! Nous aurons de la chance si nous nous en tirons sans dommage sérieux.

La légère augmentation de la ration nous fait du bien ; néanmoins nous devenons terriblement affamés. L’altitude diminuant, le froid est un peu moins rigoureux. À 128 kilomètres seulement du mont Darwin ! Il est temps que nous en finissions avec le plateau. S’il plaît à Dieu, dans quatre jours cela sera fait. Les sacs de couchage deviennent très humides ; nous aurions pourtant besoin d’un bon sommeil.

Samedi, 3 février. — Température : −28°,8. Altitude : 2 712 mètres. Les doigts d’Evans vont aussi bien que possible, toutefois il ne sera pas longtemps en état de nous prêter une aide efficace. Wilson est beaucoup mieux ; de même mon épaule, je ressens cependant encore des élancements douloureux. L’augmentation de la ration nous ragaillardit tous ; mais nous aurions besoin de plus de sommeil. La traversée du plateau sera bientôt achevée, du moins je l’espère.

Dimanche, 4 février. — Température : −30°,5. Juste avant le déjeuner, Evans et moi sommes tombés en même temps dans une crevasse. C’est la seconde chute d’Evans. Après cet incident, nous avons campé. Très bien marché, surtout vers la fin de l’après-midi. Total : 29 kilomètres ; de plus, nous sommes descendus de quelques centaines de mitres. Au milieu de l’étape, la terre est devenue très nettement visible ; j’ai décidé alors de nous diriger droit vers le mont Darwin, que nous sommes en train de contourner.

Lundi, 5 février. — Pour la première fois depuis bien des semaines, le séjour sous la tente est agréable. Nous devons être à 40 ou 48 kilomètres du dépôt. Nous avons la figure gercée et crevassée par tous les vents que nous avons subis ; sous ce rapport, je suis moins éprouvé que les autres. Le nez d’Evans est presque aussi malade que ses mains ; notre compagnon broie terriblement du noir.

Mardi, 6 février. — Au déjeuner, altitude : 2 370 mètres ; au dîner : 2 163 mètres. Nous dirigeant droit vers le mont Darwin nous nous trouvons, une demi-heure plus tard, dans un labyrinthe d’énormes fissures béantes dépourvues de ponts mais pas très profondes, semble-t-il. Nous marchons alors vers le Nord entre deux de ces abîmes ; à notre grand dépit, cette route nous amène dans une zone encore plus disloquée. Force nous est donc de revenir en arrière sur une distance de 1 600 mètres environ. Ayant alors fait route à l’Ouest, nous tombons sur une nappe hachée de sastrugi.

Evans reste notre grand souci. Les crevasses qui couvrent ses mains et son visage suppurent et son nez a très mauvais aspect ; le plus grave, c’est qu’il est très abattu. Sur le glacier, son état pourra s’améliorer ; dans un milieu moins froid, ses souffrances diminueront. La pensée que nous en aurons bientôt fini avec le plateau me soutient. Vingt-sept jours ont été nécessaires pour atteindre le Pôle et vingt et un pour en revenir en tout quarante-huit jours près de sept semaines passées sous de basses températures et avec un vent presque constant !

Mercredi, 7 février. — Dépôt du mont Darwin ou du Glacier supérieur. Altitude : 2 130 mètres. Grâce, peut-être, au thé chaud et à un bon repas, l’après-midi, le moral est meilleur. Nous approchons du but. Vers 6 h. 30, nous apercevons le dépôt et, une heure plus tard, campons près de cette cache.

Trouvé une note du lieutenant Evans annonçant le passage de son groupe le 14 janvier à 2 h. 30. Ils étaient en bonne santé. Cette escouade a employé une demi-journée de plus que nous à revenir d’un dépôt à l’autre et a pris ici la quantité de vivres qui lui était allouée.

Mardi, 8 février. — Affreuse matinée ! Vent violent et froid. Nous nous dirigeons vers le mont Darwin pour examiner les roches qui le constituent. Envoyé Bowers en avant, sur ses skis, Wilson ne pouvant à présent employer les siens. Il recueille quelques échantillons tous à peu près du même type, un granite rougeâtre à grains serrés. Ailleurs, il trouve des calcaires roses. Après qu’il nous a rejoints, nous dévalons une pente à vive allure, les chefs de file sur leurs skis, Oates et Wison à pied à côté du traîneau ; Evans marche seul. Nous souffrons du froid et nous nous sentons fort peu en train. Heureusement la situation va bientôt s’améliorer.

Nous nous dirigeons vers la moraine située sous le mont Buckley. Chaussés de nos crampons, nous traversons d’abord plusieurs pentes abruptes, très irrégulières, et coupées de grandes crevasses ; après quoi, une glissade nous amène au milieu des pierres. La moraine est très intéressante ; aussi, après avoir parcouru quelques kilomètres, le vent s’étant apaisé, je décide de camper et de passer le reste de la journée à faire de la géologie.

Quel plaisir on éprouve à fouler la roche en place, après avoir passé soixante-quatorze semaines sur la neige et sur la glace et près de sept sans avoir vu autre chose qu’une infinie nappe blanche ! La même impression que lorsqu’on débarque à la suite d’une longue traversée !

Vendredi, 9 février. — Près de 20 kilom. 8. Suivi la moraine jusqu’à l’extrémité du mont Buckley. Stoppé et fait de la géologie. Très chaud pendant l’étape ; tous assez fatigués. Soirée merveilleusement calme et douce, quoique le temps ait été couvert tout l’après-midi. Quel plaisir de pouvoir rester dehors à se chauffer au soleil.

LA TENTE DE L’ESCOUADE DU PÔLE APRÈS UN BLIZZARD.

Samedi, 10 février. — Température −12°,2. Avons admirablement dormi la nuit dernière ; aussi, ce matin, toutes les mines sont transformées. Nous ne sommes partis, par suite, qu’à 10 heures du matin. Déjeuné un peu avant 3 heures. Après quoi, les montagnes se couvrent. La neige commence à tomber, chassée contre nous par un vent du Nord — très chaud ; impossible de se diriger. Aussi nous campons de suite. Les sacs renferment encore des rations entières pour deux jours, mais nous ne savons pas exactement notre position ; en tous cas, nous sommes à moins de deux étapes du « dépôt du Milieu du glacier ».

Dimanche, 11 février. — Température au déjeuner : −21°,3 ; au dîner : −19°,7. La plus mauvaise journée du voyage, et cela en grande partie par notre faute. Nous nous égarons et nous tombons sur la glace la plus difficile que nous ayons jamais rencontrée.

J’écris ces notes après une marche de douze heures. Maintenant nous sommes dans le bon chemin, ou à peu près, mais encore très loin du dépôt ; en conséquence, ce soir, les portions ont été réduites. Les trois rations de pemmican qui nous restent en feront quatre, et le déjeuner de demain comptera pour deux repas si nos progrès ne sont pas très rapides. Cette épreuve permettra de juger du degré de résistance que nous possédons encore et de notre aptitude à faire maigre chair.

Lundi, 12 février. — Situation très critique. Pendant la matinée, cela va bien : grâce à un terrain propice, nous fournissons une longue marche. La vue de notre ancien campement du 18 décembre, situé à une étape du dépôt, nous donne courage : c’est la preuve que nous sommes dans la bonne voie.

L’après-midi, réconfortés par le thé, nous partons, persuadés que nous arriverons le soir au but, mais la malchance nous conduit trop à gauche ; nous remontons alors le glacier jusqu’à ce que, éreintés et découragés, nous tombions au milieu d’un horrible labyrinthe de crevasses. Après cela, par suite de divergences d’opinions sur la route à suivre, nous décrivons une série de zigzags ; finalement, à 9 heures du soir, nous nous arrêtons dans un endroit très mauvais, où, après discussion, on décide de camper.

Mardi, 13 février. — La journée d’hier nous a laissé une horrible sensation d’insécurité. Maintenant que nous avons retrouvé le bon chemin, il nous faut marcher rapidement. À l’avenir, les vivres devront être ménagés de telle sorte que nous ne nous trouvions pas si à court, au cas où le temps nous obligerait à nous arrêter. Il importe également de ne plus nous fourvoyer dans une impasse comme celle d’où nous sommes parvenus si difficilement à sortir. Bowers et Wilson sont en proie à de violentes attaques d’ophtalmie. Evans n’a plus la force d’aider à établir le campement.

Mercredi, 14 février. — Beau temps. Partis avec les crampons aux pieds ; une heure après, avons hissé la voile sur le traîneau ; néanmoins, allure lente, en raison d’amas de neige poudreuse pareils à ceux rencontrés sur le plateau et de l’état des patins du traîneau. Pendant la grande halte, ils sont grattés et passés au papier de verre.

Il n’y a pas à se le dissimuler, nos forces n’augmentent pas précisément. Wilson souffre encore de sa jambe et ne peut que difficilement se servir des skis. Le cas le plus grave est celui d’Evans : notre compagnon nous inquiète beaucoup. Ce matin, il s’est découvert une énorme ampoule au pied. Chaque fois qu’il devait réajuster ces crampons, nous étions obligés de nous arrêter. Je crains parfois qu’il n’aille de mal en pis ; j’espère cependant une amélioration quand nous pourrons nous servir constamment des skis, comme nous l’avons fait cet après-midi. Evans et Wilson sont toujours très affamés. La prudence nous empêche cependant d’augmenter les rations. Le prochain dépôt se trouve à quelque 48 kilomètres, et il nous reste des rations pour près de trois jours.

Jeudi, 15 février. — Température au déjeuner : −23°3 ; au dîner : −15°,5. 21 kilom. 8. De nouveau au régime congru. Les rations et la durée du sommeil ont été réduites, nous nous sentons très las.

Vendredi, 16 février. — Situation plutôt grave. Evans a le cerveau presque détraqué et a perdu sa belle confiance. Ce matin et cet après-midi, il nous a arrêtés pour des motifs futiles. Nous sommes au régime des rations réduites, quoique nous possédions encore une certaine quantité de vivres ; ils peuvent durer jusqu’à demain soir. Après le déjeuner, nous avons été enveloppés dans un tourbillon de neige. Marche très pénible. Des temps encore plus durs nous attendent. Peut-être tout finira-t-il par s’arranger si, demain, nous atteignons assez tôt le dépôt, mais combien angoissante est la situation avec un homme malade ! Les heures réservées au sommeil sont trop courtes pour que j’écrive plus longuement ce soir.

DRESSAGE DE LA TENTE SUR UN PLATEAU.

Samedi, 17 février. — Terrible journée. Après une bonne nuit, Evans a l’air un peu mieux. Comme toujours, il déclare se sentir très bien et, au départ, il s’attelle au traîneau. Une demi-heure plus tard, ses skis s’étant détachés, il abandonne le halage. La piste est abominable, la neige molle récemment tombée colle aux patins. Le ciel est couvert et la terre enveloppée de brume. Au bout d’une heure, nous nous arrêtons. Evans nous rallie, mais très lentement. Une demi-heure après, de nouveau il s’arrête pour rajuster ses patins et demande à Bowers un lacet. Je le supplie de nous rejoindre ensuite aussi vite qu’il le pourra. Il me répond très gaîment. Pour haler le traîneau, ceux qui restent doivent tirer ferme, et suent à grosses gouttes. Arrivés par le travers du Monument Rock, nous faisons halte ; voyant Evans très en arrière, nous campons pour déjeuner. Il n’y a pas sujet de nous alarmer du retard de notre camarade ; nous préparons le thé et le repas, puis mangeons. Le déjeuner terminé, Evans n’est pas encore arrivé, nous le cherchons des yeux ; il est encore très loin. Aussitôt l’inquiétude nous prend et tous les quatre partons de suite au-devant de lui sur les skis. J’arrive le premier. L’aspect de notre pauvre camarade est effrayant ; il est là à genoux, les vêtements en désordre, les mains nues et mordues par le froid, le regard égaré. À nos questions, il répond lentement qu’il ne sait pas ce qui lui est arrivé, qu’il a dû s’évanouir. Nous le relevons, mais après avoir fait deux ou trois pas, il retombe. Le malheureux est dans un état de prostration complète, Wilson, Bowers et moi, retournons alors chercher le traîneau, tandis qu’Oates demeure auprès du malade. À notre retour, Evans a perdu connaissance ; quand nous le ramenons sous la tente, il est déjà dans le coma. À minuit trente, il s’éteignit tout doucement… Dans notre position, combien poignante est la disparition d’un compagnon, mais la réflexion montre qu’elle mettait fin aux terribles anxiétés de la semaine passée. Hier, en discutant la situation, nous avions reconnu qu’elle était désespérée avec un homme malade sur les bras, à une telle distance des quartiers d’hiver…

À 11 heures du matin, nous plions bagage et, après avoir descendu la zone disloquée, nous arrivons au dépôt.

L’ESCOUADE AU PÔLE SUD.

Dimanche, 18 février. — Après l’horrible nuit que nous venons de passer, nous nous accordons cinq heures de sommeil au dépôt du Glacier inférieur. Après avoir franchi ensuite assez facilement le col, nous arrivons vers 3 heures au camp de la Boucherie. Ce dépôt renferme une assez grande provision de viande de poney ; nous avons donc un souper copieux qui sera suivi de beaucoup d’autres semblables. Nous vivrons désormais dans l’abondance, à condition que nous puissions fournir de longues étapes. Immédiatement l’absorption d’une ration plus nourrissante semble nous donner de nouvelles forces ; mais l’état de la Barrière n’est pas sans m’inquiéter.

Lundi, 19 février[2]. — Température au déjeuner : −26°,6. Il est midi passé, quand nous nous levons après avoir dormi près de huit heures. Ensuite nous avons beaucoup à travailler au campement ; nous prenons un nouveau traîneau[3], le mâtons, le chargeons de viande de cheval et d’effets personnels.

La surface de la Barrière, molle et poudreuse, est en tous points aussi mauvaise que je m’y attendais. Magnifique soleil ; une grande chance que d’avoir aussi beau temps pour accomplir la besogne que nous avons à faire au camp, mais il nous faudrait du vent et une piste plus glissante, afin de pouvoir effectuer de longues marches. Je crains qu’aucun changement appréciable ne se produise avant quelques jours.

Température : −27°,2. Couvert avec peine 7 kilom. 6 en une courte étape. Piste extrêmement mauvaise. Il est peut-être prématuré de m’inquiéter au sujet des distances à couvrir. À tous les autres points de vue, la situation s’améliore. Les sacs de couchage étendus sur le traîneau sèchent et, ce qui est de beaucoup le plus important, il n’est pas nécessaire de réduire les rations. Ce soir, nous avons une ratatouille de pemmican et de viande de poney, la meilleure que nous ayons jamais mangée durant ce voyage. L’absence de notre pauvre Evans facilite l’œuvre de notre commissaire, mais, s’il eût été là, fort et solide comme autrefois, nos progrès auraient été plus rapides. Que nous réserve l’avenir ? Je suis inquiet que la saison soit aussi avancée.

Lundi, 20 février. — Température au déjeuner : −25° ; au dîner : −26°,1. Toujours la même surface épuisante ! Dans la matinée, quatre heures de pénible labeur nous amènent au camp de la Désolation, celui où, à l’aller, un blizzard nous a arrêtés quatre jours. Nous comptions y trouver une nouvelle provision de viande de poney ; malheureusement, nos recherches sont demeurées infructueuses. Progrès terriblement lents ; nous espérons que les choses iront mieux, une fois que nous serons plus loin de terre. La situation est désolante, mais, comme d’habitude, les épreuves sont oubliées lorsque nous sommes réunis sous la tente devant un repas copieux.

Mardi, 21 février. — Température au déjeuner : −12°,5 ; au dîner : −23°,8. Au départ, temps couvert.

Parfois de sombres pensées nous assaillent, puis ce sont de courts moments d’espoir quand nous retrouvons les traces ou des cairns. Au déjeuner, nous croyions avoir perdu notre ancienne piste, lorsque, une ou deux heures plus tard, nous avons rencontré le dernier mur élevé pour abriter les poneys et, plus loin, l’empreinte circulaire laissée par une tente. Nous terminons l’étape en suivant d’anciennes traces des poneys. Nous nous trouvons dans une zone critique où les cairns sont espacés à de grandes distances. Si nous en sortons, nous atteindrons la partie de la route régulièrement jalonnée ; tout dépend du temps.

L’ESCOUADE DU PÔLE HALANT LE TRAÎNEAU.

Mercredi, 22 février. — Température au dîner : −18°,8. Sûrement nous passerons un moment extrêmement critique avant de rallier les quartiers d’hiver ; en raison de l’époque avancée de la saison, cela sera peut-être fort grave. Aujourd’hui, peu après le départ, vent de Sud-Est très frais, accompagné d’un fort chasse-neige au niveau du glacier. Nous perdons alors la trace, d’ailleurs peu distincte.

L’après-midi, Bowers, certain que nous sommes trop à l’Ouest, nous fait venir à droite. Résultat : nous dépassons un ancien campement de poneys sans le voir. L’étude de la carte, ce soir, nous prouve que nous sommes maintenant trop à l’Est. Un temps clair nous permettrait de réparer cette erreur, mais le ciel se dégagera-t-il ? L’avenir est sombre, d’autant que la même difficulté peut se représenter, alors même que nous aurons corrigé notre erreur.

Ce soir, le vent tombe et le ciel s’éclaircit au Sud. Cela nous donne de l’espoir ; je me félicite également que le découragement ne nous envahisse pas à la suite de malchances comme celle que nous éprouvons actuellement. Au dîner, ratatouille de poney ; elle est si nourrissante qu’après le repas, de nouveau nous nous sentons forts et vigoureux.

Jeudi, 23 février. — Au départ ; temps ensoleillé et presque pas de vent. Bowers ayant pris des relèvements, nous reconnaissons à l’aide de la carte, que nous devons nous trouver à gauche de la piste plutôt qu’à droite. Notre position est si incertaine que c’est assumer une grande responsabilité que d’incliner à droite ; par suite aucun de nous n’a envie de prendre cette direction.

Juste au moment où nous décidons de nous arrêter, Bowers aperçoit un cairn double indiquant l’emplacement d’un ancien camp. Aussitôt nous reprenons courage.

Cet après-midi de nouveau en route ; relevé un second cairn ; le soir campé à 4 kilom. 8 du dépôt. Il n’est pas encore visible. S’il fait beau, impossible de le manquer. Quel immense soulagement ! Couvert 15 kilom. 7 en sept heures. Nous pouvons donc faire de 18 kilomètres à 22 kilomètres sur cette surface. Nous voici sur notre ancienne trace, régulièrement jalonnée de cairns sans solution de continuité jusqu’aux quartiers d’hiver, je l’espère du moins. De nouveau donc les choses prennent bonne tournure.

Vendredi, 24 février. — Belle journée, trop belle. Une heure après le départ, une chute de cristaux de glace pulvérulents rend le traînage pénible. Aperçu et atteint le dépôt de la Barrière au milieu de la matinée. Trouvé les approvisionnements en bon état, sauf les bidons de pétrole, qui ont beaucoup perdu : la plus grande économie de combustible s’impose. Nous possédons dix jours de vivres à compter de ce soir, et la distance à couvrir est inférieure à 130 kilomètres.

L’arrivée à ce dépôt nous redonne de l’entrain et nous fait oublier momentanément nos préoccupations. Il est certain que nous avons constamment monté depuis le camp de la Boucherie. La Barrière, dans le voisinage de la côte s’abaisse, sauf dans les régions où elle se trouve pressée par des glaciers.

Maintenant, la variation diurne de la température est très grande. Il fait presque chaud sous la tente, tandis que j’écris. Nous suivons les anciennes traces ; devant nous s’élève un cairn marquant une demi-étape. Couvert ce matin 8 kilom. 3. Le pauvre Wilson souffre d’une ophtalmie aiguë, conséquence des efforts d’hier. Je souhaiterais posséder plus de combustible.

La situation va devenir grave si le halage reste aussi pénible. Je ne sais trop que penser ; l’approche rapide de l’hiver est grosse de menace. Quelle chance que de pouvoir augmenter nos rations de portions de viande de poney ! Ce soir, le rata est vraiment excellent ! D’une part la saison et l’état défavorable de la Barrière, de l’autre notre expérience et notre bonne alimentation : de quel côté penchera la balance ?

Samedi, 25 février. — Température au déjeuner : −21°,1. Parcouru 11 kilom. 1. Partis découragés, nous ne sommes pas précisément réconfortés par les difficultés du halage. Peu à peu cependant la piste s’améliore, les sastrugi deviennent plus rares et les plaques de neige glissante plus nombreuses ; puis, à un moment, légère brise. Il nous est alors possible d’allonger un peu l’allure ; néanmoins le traînage reste très pénible. Les ondulations de terrain disparaissent, seules des inégalités subsistent.

À environ 3 kilomètres et demi en avant, nous distinguons le 26e campement grâce aux murs de neige élevés par nous, à l’aller, pour protéger nos poneys du vent. Les traces de toutes les caravanes qui ont sillonné la Barrière sont visibles, particulièrement celle du lieutenant Evans. C’est quelque chose, mais le halage nous met à bout, quoique le terrain soit plus favorable à l’emploi du ski. Bowers ne marche pas bien avec ces patins. Mes critiques le froissent, je n’ai pourtant jamais douté de lui.

La nuit, quand le ciel est clair comme à présent, la température devient très basse. Au total, un temps admirable : seuls le mauvais état de la neige et l’absence de vent nous sont contraires. Les anciennes traces demeurent très nettes ; par contre, les murs des poneys sont en partie enfouis sous des congères. Des âmes charitables ont remplacé une pyramide au camp 27. Les vieux cairns ne semblent pas avoir souffert.

LE CAPITAINE SCOTT MONTÉ SUR SES SKIS.

Dimanche, 26 février. — Température au déjeuner : −27°,2. Au départ, ciel couvert, néanmoins les traces et les cairns visibles de très loin ; marche un peu meilleure, 12 kilomètres avant le déjeuner. Bowers et Wilson forment l’avant-garde. Éprouvé un grand soulagement à passer à l’arrière pour pousser le traîneau et de n’avoir plus à rechercher l’ancienne piste.

Les nuits sont maintenant très froides ; chaque matin, au départ, nous avons les pieds glacés, nos chaussures ne séchant pas pendant la nuit. Les vivres sont suffisants, mais nous en désirons davantage. Le prochain dépôt n’est plus qu’à 50 milles ; j’espère qu’il contient assez de provisions pour que les rations puissent être augmentées. Nos maigres ressources en fait de combustible me sont une source d’inquiétude.

Température : −29°,5. En neuf heures de marche acharnée, 21 kilomètres. Plus que 80 kilomètres jusqu’au prochain dépôt ! Temps merveilleux, mais froid, très froid même. Rien ne sèche ; trop souvent nous avons les pieds glacés. Une plus copieuse alimentation, surtout une plus grande quantité de graisse, nous seraient nécessaires. Le combustible est terriblement bas. En cette saison, nous ne devions guère nous attendre à une meilleure piste ; je voudrais seulement un peu de vent, pour nous aider ; il est vrai qu’il pourrait par contre nous éprouver fâcheusement, si la température ne s’élevait pas.

Lundi, 27 février. — La nuit dernière terriblement froide : 36°,1 sous zéro au moment où nous nous sommes levés ; le minimum a été −38°,3. À part quelques minutes de véritable souffrance causée par le froid aux pieds, tous nous avons bien dormi. Bientôt nous devrons augmenter les rations. Ce matin, couvert 13 kilomètres ; nous espérons en faire 9 cet après-midi. Ciel couvert et bonne piste jusqu’au moment où j’écris ; à ce moment, le soleil paraît de nouveau. Il est agréable de marcher de cairn en cairn, mais nombreux sont encore les sujets d’inquiétude.

Campement. Température : −34°,4. Encore un beau temps clair, très froid. Ce soir, calme plat. Une excellente étape : 22 kilom. 5 ; nous nous couchons beaucoup plus tôt que d’habitude. 57 kilomètres jusqu’au dépôt ; trois jours de combustible au plus, et six jours de vivres. Les choses commencent à prendre meilleure tournure ; à partir de demain soir, il sera possible d’augmenter légèrement les rations.

Mardi, 28 février. — La nuit dernière ; le thermomètre est descendu au-dessous de −40° ; malgré ce froid terrible nous avons bien dormi. Les rations seront un peu augmentées ; l’effet de cette décision est bon. Départ par 35°,5 sous zéro avec une légère brise de Nord-Ouest. Ce matin, pieds très froids ; il a fallu longtemps pour nous chausser, mais nous étions debout de bonne heure. Nous camperons plus tôt, pour courir la chance d’une bonne nuit. La position restera critique jusqu’au dépôt ; plus je réfléchis, plus je crains que, même ensuite, elle ne demeure très périlleuse.

Mercredi, 29 février. — Nuit froide. Minimum : −38°,6 ; au lever : −34°,4, avec vent de Nord-Ouest de la force 4. Au départ, effroyablement froid ; Bowers et Wilson portent leur dernière paire de mocassins neufs ; pour le moment, je garde mes vieux. Nous nous attendions à une étape très pénible ; la première heure l’est, en effet ; puis la piste s’améliore. Après une marche de cinq heures et demie, campé tout près d’un ancien site de grande halte. Température : −30°,2.

L’ancien camp le plus proche est notre dépôt, à 24 kilomètres dans le Sud ; cette distance, nous devrions la parcourir en un jour et demi au plus. Nous prions Dieu de nous accorder une seconde bonne étape. Le pétrole suffira jusque-là ; nous arriverons à cette cache avec trois jours de vivres dans le sac. L’augmentation de ration a produit des résultats extrêmement heureux.

Jeudi, 1er mars. — La nuit dernière très froide ; minimum : 40°,8 sous zéro. Au début de l’étape, froid intense, comme toujours. Départ à 8 heures. Marché jusqu’à ce que nous arrivions en vue du dépôt ; le pavillon se trouve à environ 5 kilomètres de la cache. Étape précédente : 20 kilomètres. Le halage, hier pénible, devient aujourd’hui éreintant. Temps merveilleux. Des jours et des nuits sans nuages, avec faible brise. Par malheur, venant du Nord, elle nous transperce. Pendant le déjeuner, soleil relativement chaud. Tous nos effets sont aussitôt mis au sec.


(À suivre.) Adapté par M. Charles Rabot.


LES CHAUSSURES DE SCOTT.
  1. Suite. Voyez pages 13, 25, 37, 49, 61 et 73.
  2. À l’intérieur de la couverture du carnet où se trouvent inscrites les dernières notes de Scott, se trouve l’inscription suivante : « Ce journal peut être lu par celui qui le trouvera, afin d’assurer sa conservation, mais il devra être envoyé à ma veuve. » La première page porte la mention : « Envoyez ce journal à ma veuve. R. Scott. » Le mot « femme » a été effacé et remplacé par le mot « veuve. »
  3. Des traîneaux avaient été laissés aux principaux dépôts pour remplacer ceux qui seraient avariés.