Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/57

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 469-472).

Comment Pantagruel descendit on manoir de messere Gaster premier maistre es ars du monde.

Chapitre LVII.



En icelluy iour Pantagruel descendit en une isle admirable, entre toutes aultres, tant à cause de l’assiette, que du gouvernement d’icelle. Elle de tous coustez pour le commencement estoit scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l’œil, tresdifficile aux pieds, & peu moins inaccessible que le mons du Daulphiné ainsi dict, pour ce qu’il est en forme d’un potiron, & de toute memoire persone surmonter ne l’a peu, fors Doyac conducteur de l’artillerie du Roy Charles huyctième : lequel avecques engins mirificques y monta, & au dessus trouva un vieil belier. C’estoit à diviner qui là transporté l’avoit. Aulcuns le dirent estant ieune Aignelet par quelque Aigle, ou duc Chaüant là ravy s’estre entre les buissons saulvé. Surmontans la difficulté de l’entrée à peine bien grande, & non sans suer, trouvasmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre, & delicieux, que ie pensoys estre le vray Iardin & Paradis terrestre : de la situation duquel tant disputent & labourent les bons Theologiens. Mais Pantagruel nous affermoit là estre le manoir de Arete (c’est Vertus) par Hesiode descript, sans toutesfoys preiudice de la plus saine opinion.

La gouverneur d’icelle estoit messere Gaster, premier maistre es ars de ce monde. Si croyez que le feu soit le grand maistre des ars, comme escript Ciceron, vous errez, & vous faictez tors. Car Ciceron ne le creut oncques. Si croyez que Mercure soit premier inventeur des Ars, comme iadis croyoient nos antiques Druides, vous fourvoyez grandement. La sentence du Satyricque est vraye, qui dict messere Gaster estre de tous ars le maistre. Avecques icelluy pacificquement redisoit la bonne dame Penie, aultrement dicte Souffreté, mère des neuf Muses : de laquelle iadis en compaignie de Porus seigneur de Abondance, nous nasquit Amour le noble enfant mediateur du Ciel & de la Terre, comme atteste Platon in Symposio. A ce chevalereuz Roy force nous feut faire reverence, iurer obeissance & honneur porter. Car il est imperieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflexible. A luy on ne peult rien faire croyre, rien remonstrer, rien persuader. Il ne oyt poinct. Et comme les Ægyptiens disoient Harpocras Dieu de silence, en Grec nommé Sigalion, estre astomé, c’est à dire, sans bouche. Ainsi Gaster sans aureilles feut créé : comme en Candie le simulachre de Iuppiter estoit sans aureilles. Il ne parle que par signes. Mais à ces signes tout le monde obeit plus soubdain que aux edictz des Præteurs & mandemens des Roys. En ses sommations, delay aulcun & demeure aulcune il ne admect. Vous dictez que au rugissement du Lyon toutes bestes loin à l’entour fremissent, tant (sçavoir est) que estre peult sa voix ouye. Il est escript. Il est vray. Ie l’ay veu. Ie vous certifie que au mandement de messere Gaster tout le Ciel tremble, toute la Terre bransle. Son mandement est nommé faire le fault, sans delay, ou mourir.

Le pilot nous racontoit comment un iour à l’exemple des membres conspirans contre le Ventre, ainsi que descript Æsope, tout le Royaulme des Somates contre luy conspira & coniura soy soubstraire de son obeissance. Mais bien toust s’en sentit, s’en repentit, & retourna en son service en toute humilité. Aultrement tous de male famine perissoient. En quelques compaignies qu’il soit, discepter ne fault de superiorité & præference, tousiours va davant : y feussent Roys, empereurs, voire certes le Pape. Et au concile de Basle, le premier alla, quoy qu’on vous die que ledict concile feut sedicieux, à cause des contentions & ambitions des lieux premiers. Pour le servir tout le monde est empesché, tout le monde labeure. Aussi pour recompense il faict ce bien au monde, qu’il luy invente toutes ars, toutes machines, tous mestiers, tous engins, & subtilitez. Mesmes es animans brutaulx il apprent ars desniées de Nature. Les Corbeaulx, les Gays, les Papeguays, les Estourneaux, il rend poëtes : Les Pies il faict poëtrides : & leur aprent languaige humain proferer, parler, chanter. Et tout pour la trippe.

Les Aigles, Gerfaulx, Faulcons, Sacres, Laniers, Austours, Esparviers, Emerillons, oizeaux aguars, peregrins, essors, rapineux, saulvaiges il domesticque & apprivoise, de telle façon que abandonnans en plène liberté du Ciel quand bon luy semble, tant hault qu’il vouldra, tant que luy plaist, les tient suspens, errans, volans, planans, le muguetans, luy faisans la court au dessus des nues : puys soubdain les faict du Ciel en Terre fondre. Et tout pour la trippe.

Les Elephans, les Lions, les Rhinocerotes, les Ours, les Chevaulx, les Chiens, il faict danser, baller, voltiger, combatre, nager, soy cacher, aporter ce qu’il veult, prendre ce qu’il veult. Et tout pour la trippe. Les poissons tant de mer comme d’eaue doulce, balaines & monstres marins, sortir il faict du bas abisme, les Loupes iecte hors des Boys, les Ours hors les rochiers, les Renards hors les tenières, les Serpens lance hors la Terre. Et tout pour la trippe. Brief est tant enorme, que en sa rage il mange tous, bestes & gens, comme feut veu entre les Vascons, lors que Q. Metellus les assiegeoit par les guerres Sertorianes : entre les Saguntins assiegez par Hannibal : entre les Iuifz assiegez par les Romains : six cens aultres. Et tout pour la trippe.

Quand Penie sa regente se mect en voye, la part qu’elle va, tous parlemens sont clous, tous edictz mutz, toutes ordonnances vaines. A loy aulcune n’est subiecte, de toutes n’est exempte. Chascun la resuyt en tous endroictz plus toust se exposans es naufrages de mer, plus toust eslisans par feu, par mons, par goulphres passer, que d’icelle estre apprehendez.