Le Règne de l’Argent/09

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Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 817-845).
LE RÈGNE DE L'ARGENT

LA PSYCHOLOGIE DE LA BOURSE LE JEU ET L’AGIOTAGE[1]

Il est une manière de juger, commode à notre paresse, qui nous fait condamner ou nous fait absoudre en gros toute une époque, toute une profession, toute une classe sociale, tout un peuple, toute une race. C’est la théorie du bloc, chère aux esprits passionnés, aux esprits absolus, et aux esprits superficiels. Nulle part, elle n’est plus en usage qu’à l’égard des financiers et des hommes d’argent. Parle-t-on de la Bourse et des gens de Bourse, les uns excusent tout, les autres réprouvent tout. En aucun domaine cependant, les distinctions ne sont plus nécessaires, bien qu’en aucun peut-être elles ne soient moins faciles. C’est une des raisons pour lesquelles tant d’entre nous aiment mieux tout condamner en bloc.

Derrière la spéculation, s’abrite l’agiotage qui en est l’abus. L’agioteur est celui qui provoque artificiellement une hausse ou une baisse factice, à l’aide de manœuvres coupables. L’agiotage, peut-on dire, est une falsification frauduleuse des cours. Le malheur est qu’il est difficile de frapper l’agiotage sans atteindre la spéculation. La limite entre les deux, assez nette en théorie, est parfois malaisée à tracer dans la pratique. Elle échappe le plus souvent aux yeux peu exercés. Le public, incapable de discerner ce qui est licite de ce qui est illicite, confond, dans son indulgence ou dans sa sévérité, les opérations les plus légitimes avec les plus coupables. Il flétrit tout, impitoyablement, ou il excuse tout, lâchement ; encore faut-il lui pardonner, s’il ne prend pas le succès comme règle de ses jugemens, admirant qui réussit, condamnant qui échoue. Pour beaucoup, pas d’autre règle, car, selon le mot d’un cynique, le scandale passé, l’argent reste.


I

La spéculation, il faut le dire, n’a guère d’autre frein que ses périls. Comme son grand attrait est la facilité apparente et la rapidité des gains, ce qui la retient ou la modère, c’est la soudaineté et l’étendue des pertes. A cet égard, les crises de Bourse sont salutaires ; elles nous donnent, brusquement, la seule leçon que comprenne la cupidité de nos contemporains. Après chaque crise, après chaque krach, le public redevient prudent, les capitaux se font timides, parfois pusillanimes. En ce sens, on pourrait dire que la spéculation porte en elle-même son correctif ; ses excès ne tardent guère à recevoir leur châtiment. A la Bourse, les fortunes les plus rapides sont celles qui croulent le plus vite. Les premières victimes sont d’habitude les novices, les gens du dehors, grands ou petits, les hommes du monde, les clubmen, les châtelains, les joueurs de salon, grisés par la hausse, qui veulent être de la fête et se précipitent à la Bourse, comme ils courent à un rendez-vous de chasse, avides « de tirer, eux aussi, leur coup de fusil », croyant qu’il n’y a qu’à faire feu en l’air, comme au hasard, pour abattre une grosse pièce. Ceux-là sont presque toujours voués à perdre ; ils arrivent trop tard sur un marché trop chargé ; ils expient durement leur imprudence ; les plus sages acceptent la leçon et n’y reviennent plus. A la Bourse, en effet, tout excès en un sens amène, tôt ou tard, une réaction en sens opposé ; la baisse succède à la hausse, et le « boom » aboutit au « krach ». Si dur qu’il soit pour ceux qu’il frappe, le krach a son utilité, comme il a sa moralité. Il rappelle le public à la sagesse et la spéculation à la raison. Il nettoie le marché et le débarrasse des parasites ; il sépare le bon grain de l’ivraie et les affaires sérieuses de celles qui ne le sont pas. Le plus singulier, c’est que le public, qui acclame volontiers la hausse, qui exulte tant qu’il voit la cote monter, proteste et s’indigne quand sonne l’heure de la débâcle. Si prévue qu’elle soit, la baisse semble toujours surprendre ; beaucoup, au début, n’y veulent pas croire ; ils s’en montrent presque aussi étonnés que s’ils entendaient à l’improviste la trompette du Jugement. Souvent, on y prétend reconnaître une manœuvre déloyale, une conjuration contre le public, dont on demande, bruyamment, la punition à l’autorité.

Rien de plus simple, cependant, et de moins mystérieux que la genèse des crises de Bourse. Elles passent, presque toujours, par les mêmes phases, comme ces maladies dont le cours est connu d’avance et l’issue aisée à prévoir. S’il n’y avait, à la Bourse, que des hommes d’affaires, des financiers, des banquiers, les crises seraient plus rares et les chutes moins profondes. Ce qui en fait la fréquence et la gravité, c’est, le plus souvent, l’intervention du public ; car, en se jetant tout entier d’un côté, le public accroît, de tout son poids, l’amplitude des oscillations de la cote. La Bourse attire à la fois la ville et la province ; à certaines heures, grands et petits s’y précipitent en même temps, se portant tous d’habitude sur les mêmes valeurs : tantôt sur les rentes exotiques, tantôt sur les chemins de fer, plus souvent sur les sociétés de crédit, sur les mines d’or ou les mines de cuivre, ou, comme aujourd’hui, sur les valeurs industrielles. En réalité, le phénomène relève moins de la finance ou de l’économique que de la morale ou de la médecine. Il y entre comme une obsession contagieuse. La psychologie de la Bourse et des crises de Bourse est toujours la même. Elle se rattache à la psychologie ou, si l’on aime mieux, à la physiologie des foules. Elle n’est pas sans parenté avec la psychologie des révolutions ; la foule y passe de même, successivement, par des heures d’enthousiasme fiévreux, de déceptions irritées, et de dépression lasse. On y retrouve, aussi, une sorte d’ivresse en commun, de suggestion réciproque et d’exaltation mutuelle qui grandit à mesure qu’elle gagne en nombre : vires acquirit eundo. Des banques, des sociétés, des mines viennent à monter : le public y accourt ; les timides, ceux qui, au début, n’ont pas osé entrer dans la danse, se repentent de leur sagesse et s’efforcent de rattraper le temps perdu, si bien qu’on voit les plus prudens acheter au plus cher. Plus elle devient vertigineuse, plus la hausse attire la foule. C’est toujours, au fond, la même histoire, celle de la compagnie du Mississipi et de la rue Quincampoix, au temps de Law.

La hausse provoque la hausse jusqu’au jour de la chute ; arrivés à une certaine hauteur, les cours ne peuvent se maintenir qu’en montant encore. Comme pour les frêles châteaux de cartes, l’édifice ne se soutient qu’en s’élevant toujours, jusqu’à ce que, l’équilibre rompu, la base chancelle et entraîne l’effondrement. En attendant l’heure de la catastrophe, l’engouement se propage, comme par des vibrations rapides et des ondulations de plus en plus amples à travers toutes les couches de la société. La hausse est toujours bienvenue du public ; chacun espère en avoir sa part ; chacun, en ouvrant son journal, le soir ou le matin, se réjouit de voir sa fortune grossir, supputant la plus-value déjà réalisable, escomptant en rêve les bénéfices prochains. Tous les âges, tous les sexes, toutes les conditions sont entraînés. Ici encore, se manifeste l’instinct d’imitation, si marqué dans tous les faits sociaux ; on sait que le public n’achète jamais qu’en hausse ; la baisse, au lieu d’encourager les achats, provoque les ventes. La mode aussi s’en mêle ; telle valeur a la vogue, sans qu’on sache trop pourquoi. Il y a parfois une sorte de snobisme dans l’engouement pour telle mine ou telle banque.

On parle Bourse au salon, au club, au restaurant, au fumoir, à la chasse. On se raconte, avec une envieuse admiration, qu’un tel et un tel ont, en moins d’un trimestre, gagné des centaines de mille francs ; et l’écho troublant de ces imprudens propos résonne dans l’antichambre, dans l’office, dans la loge du concierge, y éveillant des convoitises et des espérances de fortune. Au dîner, laquais et maîtres d’hôtel, tout en présentant les plats, ont l’oreille aux aguets, et s’efforcent de retenir, comme de magiques « tuyaux », les noms de valeurs exotiques qu’ils entendent tomber de la bouche de leurs maîtres. Ainsi, durant la fièvre des mines d’or, à la ville, autour de la table de thé, à la campagne, entre deux parties de tennis, les jeunes femmes et les douairières vous demandaient en souriant quelle était la meilleure mine, celle qui devait doubler ou tripler en quelques semaines et permettre, avec une modeste mise de quelques louis, d’acheter un landau neuf ou une nouvelle paire de chevaux.

Pour beaucoup de femmes ou d’hommes du monde, c’est en effet l’occasion de se permettre quelques dépenses de luxe. « La carrosserie était dans le marasme, me disait un commerçant, au printemps du 1895 ; les mines d’or ont ramené les commandes. » Les joailliers et les couturières étaient en fête. Les maris trop prudens étaient grondés par leurs femmes, pour ce qu’elles appelaient leur timidité ou leurs préjugés ; jeunes et vieilles assiégeaient de leurs grâces et de leurs importunités les hommes supposés compétens, implorant un conseil, comme, aux courses, les profanes se pressent autour des jockeys ou des entraîneurs des écuries en renom.

Chaque affaire, chaque mine, chaque maison a ses partisans et ses croyans. La Bourse, en ces périodes d’effervescence, a ses héros et ses prophètes, pareils aux tribuns ou aux coryphées de la politique, que la foule admire et suit aveuglément jusqu’à l’heure de la défaite, sauf à les accabler alors de ses malédictions. C’est comme une folie épidémique provenant d’une exaltation collective. La griserie de la spéculation, enivrée des fumées capiteuses de la hausse, produit un état d’esprit assez analogue à la fièvre politique et à une sorte de Boulangisme financier. La Bourse aussi a ses idoles et ses dieux, de qui elle attend des miracles et de qui l’on croit tout possible. Au lieu d’un prince ou d’un général, le grand homme est un spéculateur heureux, parfois un ingénieur entreprenant ou un banquier téméraire, quelquefois un rêveur, dupe lui-même de ses propres songes, plus souvent un aventurier ou un charlatan sans scrupule, car, en finance comme en politique, la foule n’est pas toujours heureuse dans ses choix ou ses apothéoses. Il lui faut quelqu’un qui frappe les imaginations par son langage, par ses promesses, par ses succès ou sa fortune, voire par son outrecuidance. Ainsi, tour à tour, les Mirés, les Philippart ou les Bontoux ; ainsi, récemment, le colonel North, le roi des nitrates, de funeste mémoire à la Bourse, ou feu Barnato, l’ancien clown devenu jongleur de millions, qui avait transporté au Stock Exchange les voltiges du cirque ; ou encore, pour prendre un type plus élevé, M. Cecil Rhodes, « le Napoléon du Cap », le bras droit de la Chartered et de la Goldfields, le grand homme de l’Afrique du Sud, mi-partie politique, mi-partie financier, fondateur de sociétés anonymes et créateur d’empires, dont on ne sait trop s’il aime la puissance pour la richesse, ou la richesse pour la puissance.

Si Cecil Rhodes, le dompteur des Cafres, qui machinait l’invasion du Transvaal comme un coup de Bourse, est le seul que l’admiration de ses compatriotes ait salué du surnom de Napoléon, bien d’autres, assurément, parmi les grands spéculateurs du siècle, se sont donné pour modèle le César corse, se jurant à eux-mêmes de conquérir la puissance avec la fortune et posant en principe que les lois ordinaires de la moralité ne sont pas faites pour les hommes forts. Il y a, aujourd’hui, à la Bourse comme dans les Chambres, en Europe comme en Amérique ou en Afrique, nombre de ces petits Napoléons, — Napoléons de la Banque ou de l’agiotage. Napoléons des chemins de fer. Napoléons du pétrole ou du sucre. Napoléons des mines d’or ou de cuivre, — qui professent, dans leur for intérieur, que le génie a le droit de s’élever au-dessus des lois et des conventions sociales. Et, inconséquence des époques démocratiques ! cette conviction méprisante pour le commun des hommes, ces Napoléons de la Bourse, tout comme les Napoléons de la politique, plus grands d’ordinaire les uns et les autres par la voracité de leurs appétits que par l’envergure de leur génie, ont souvent l’art de l’imposer, à leur profit, à nombre de leurs contemporains, fascinant la crédulité de la multitude, jusque dans le fracas de leur chute. Morts ou vivans, ces héros de la spéculation ont eu des disciples, des dévots et des croyans ; ils ont inspiré confiance et admiration à des milliers de leurs contemporains. A certaines heures, la foi, bannie de la religion, semble s’être réfugiée à la Bourse. La hausse est, vraiment, pour la foule qui apporte son argent, un article de foi ; et cette foi, chez plus d’un, persiste après la chute, après la condamnation, ou après la faillite. A l’heure même du sauve-qui-peut, les vaincus de la spéculation refusent d’admettre la loyauté du combat où sont tombés leurs chefs favoris ; comme les armées battues, la foule des petits spéculateurs attribue la défaite de ses héros à la trahison de quelque Ganelon de la finance. Il en est qui veulent faire de la hausse la cause du patriotisme, rendant l’étranger responsable de leur déconvenue. Ils se refusent à comprendre que, même pour les valeurs sérieuses, à plus forte raison pour les autres, le krach sort fatalement des excès de la hausse.

Aussi, à la Bourse, les prophètes de malheur sont-ils certains d’avoir raison, tôt ou tard ; la seule chose qu’ils ne peuvent guère prédire, à coup sûr, est le moment de la débâcle ; c’est pour cela que tant de gens, même parmi les habiles, s’y trouvent pris. Plus d’un signe, cependant, l’annonce à l’œil exercé. D’habitude, la crise est déterminée par la cherté croissante des reports. En temps de hausse, tout le monde veut acheter à crédit ; tant que la spéculation peut se faire reporter à bon marché, la hausse continue ; mais comme elle enfle sans cesse le prix des valeurs, la hausse a pour effet de grossir, à chaque liquidation, les positions à reporter, par suite, de rendre les reports de plus en plus difficiles en les rendant de plus en plus onéreux. La spéculation consent à payer jusqu’à 10 et 12 pour 100 sur des valeurs qui ne rapportent rien, escomptant la prochaine plus-value et la rapide progression des cours. Vient un jour où les capitaux reporteurs, effrayés, se retirent ; les banques, les établissemens de crédit qui font métier d’employer leurs disponibilités à la Bourse n’osent plus prêter sur des titres cotés à des taux démesurément majorés. C’est le signal de la déroute, et, le branle une fois donné, la chute se précipite. L’argent venant à se dérober, les valeurs en vogue vacillent et s’effondrent, comme un échafaudage dont on retirerait soudain les appuis et les supports. Ainsi de la crise des mines d’or, à la fin de 1893. La panique s’en mêle. La spéculation, privée de crédit, est contrainte de jeter sur le marché les titres dont elle est surchargée. Les intermédiaires s’inquiètent ; agens de change et coulissiers, anxieux de voir se dégonfler en leurs mains, comme des ballons crevés, les titres boursouflés achetés dans les hauts cours par leurs cliens, hâtent la crise en exécutant les spéculateurs douteux, c’est-à-dire en liquidant, à tout prix, les opérations des imprudens peu solvables. Ainsi se produisent les « krachs », avec des phénomènes presque toujours les mêmes : révoltes, récriminations, fureurs des joueurs déçus. Il y a, autour de la Bourse, parmi les victimes, des malédictions et des grincemens de dents. Au lieu d’accuser sa témérité, le public de la Bourse préfère s’en prendre à la rigueur des intermédiaires, aux noirs desseins des établissemens de crédit, à l’égoïsme de la haute Banque, coupable de retirer l’argent et de couper les ressources au marché.

À parler franc, il se peut que cette suspension de crédit se fasse parfois d’une manière trop brusque, pour ne pas dire trop brutale. Il se peut même que, après avoir encouragé, par la facilité des reports, les excès de la spéculation à la hausse, certains établissemens ne soient pas fâchés de provoquer la baisse, afin de ramasser, à vil prix, des titres vendus dans les hauts cours. Il n’en reste pas moins vrai que les outrances de la hausse rendent la baisse fatale, une crise étant l’inévitable conséquence des folies de la hausse.

Une erreur du vulgaire est de croire que le public, que l’épargne et la petite spéculation sont les seules victimes des crises de Bourse, que la haute Banque, les grands établissemens, loin d’en pâlir jamais, y trouvent toujours une occasion de rafles fructueuses. Tenant les cartes en main, ils semblent maîtres du jeu, sûrs de gagner à la baisse après s’être enrichis à la hausse, encaissant, en toute sécurité, de larges différences dans les deux sens. A une certaine hauteur de fortune, pour la haute Banque notamment, il n’y aurait plus de risques, rien que des chances de gain, ou mieux, rien que des certitudes de bénéfices. Assurément, les grandes maisons et les grands banquiers, les magnats de la finance, sont moins exposés aux pertes que les petits spéculateurs ou les gens du monde. Ils ont plus de ressources et ils ont plus d’expérience ; ils ont plus de moyens d’informations ; ils connaissent mieux le terrain ; ils sont plus habiles et ils sont plus sages, car, ayant plus à perdre, ils sont d’habitude moins téméraires ou gardent plus de prudence dans l’audace ; en un mot, ils sont moins joueurs, et, s’ils se laissent surprendre par une crise, ils savent mieux se tirer d’affaire. Ainsi, devant une tempête, les puissans steamers, les grands transatlantiques courent moins de péril qu’une frêle goélette ; les capitaines expérimentés et les vieux loups de mer se laissent moins facilement jeter à la côte que les amateurs montés sur une barque de plaisance ; et quand un bateau vient à donner sur les écueils, les matelots, habitués à lutter avec la lame et bons nageurs, ont moins de peine à gagner la terre que les passagers du bord.

Le financier, le spéculateur professionnel, a appris à s’arrêter à temps ; il sait, au besoin, « retourner sa position », passer de la hausse à la baisse et de la baisse à la hausse. N’importe, les plus riches, les plus puissans, comme les plus habiles, payent, eux aussi, leurs témérités. Il n’est pas vrai que, pour eux, les dés soient pipés ; il est faux qu’ils jouent à coup sûr. L’histoire financière du XIXe siècle est remplie du fracas de la chute de grandes maisons. Il en est des potentats de la Bourse et des princes de la finance comme des rois et des conquérans. Aucun n’est à jamais assuré du succès ; si grands soient-ils, s’ils ont trop de confiance en leur force, et trop de foi dans leur étoile, s’ils se complaisent à braver la fortune, ils trouvent leur Waterloo ou leur Poltava. A la Bourse aussi, un Charles XII, toujours avide de nouvelles aventures, un Napoléon même qui veut tout subjuguer, sont, malgré leur vigueur ou malgré leur génie, sûrs de finir par la défaite. A la Bourse aussi, ceux qui fondent une puissance ou une dynastie sont ceux qui, ainsi que les Frédéric II ou les Bismarck, savent s’arrêter, borner leur fortune à leurs forces et à leurs ressources. Et, en finance, tout comme en politique, la durée d’une maison, le maintien de sa prospérité est, le plus souvent, la preuve et l’effet de sa sagesse.

De grandes banques, de grands établissemens qui ont croulé sous le coup de spéculations téméraires, il est facile d’en citer, en Europe comme en Amérique. Sans remonter à des âges lointains, la France n’a-t-elle pas assisté à la chute du Crédit Mobilier, en son temps, un des maîtres du marché ? à la faillite de l’Union Générale, météore brillant, que ses partisans saluaient comme une puissance irrésistible ? puis à l’effondrement soudain d’une maison plus sérieuse, plus sage, universellement réputée la plus solide de la place, l’ancien Comptoir d’Escompte, entraîné par la défaite du syndicat des métaux ? Et comment croire à l’invulnérabilité de la haute Banque, après la catastrophe de la maison Baring, long- temps regardée comme la première banque du Royaume-Uni, on pourrait dire comme la première du globe ? Elle était si haut placée dans l’estime du marché, qu’elle paraissait au-dessus de la région où peuvent atteindre les orages de Bourse ; et cependant, pour forcer les Baring à déposer leur bilan, il a suffi qu’ils se fussent engagés outre mesure dans les affaires sud-américaines. De tels exemples, — et l’Angleterre, et l’Allemagne, et les États-Unis nous en fourniraient d’autres, — montrent assez ce que vaut la prétendue immunité de la haute Banque. La vérité est qu’il n’y a pas de puissance financière à l’abri des risques et à couvert des pertes ; que les sages restent seuls au-dessus des revers de fortune ; qu’à la Bourse, tout comme ailleurs, et souvent plus vite et plus durement qu’ailleurs, toutes les fautes et les erreurs se payent. Et cela est justice. Il n’est financier si grand, semble-t-il, qui puisse, impunément, se permettre de défier le sort. Il en est de la Bourse comme de l’histoire et de la nature ; elle est immorale, ou mieux elle est amorale, en ce sens que le vice n’y est pas toujours puni et la loyauté toujours récompensée ; mais, tout comme l’histoire, elle a sa moralité et sa justice, en ce sens que nul ne saurait s’y montrer malhabile, téméraire, brouillon, sans en recevoir le châtiment. Encore, en dépit du préjugé vulgaire, la probité, la loyauté, tout comme le travail et comme l’intelligence, sont peut-être plus utiles au succès en finance qu’en politique.


II

Certes, la spéculation a peu de scrupules ; elle n’a guère souci des ruines qu’elle entraîne. Nulle part, le « chacun pour soi » n’est pratiqué avec une désinvolture plus cynique qu’à la Bourse. La finance a ses hommes de proie, pareils aux fauves à l’affût, qui épient l’occasion de surprendre la bonne foi des naïfs et de dévorer les économies des simples. Mais, nous l’avons dit[2], ce n’est pas derrière les colonnes de la Bourse ou les guichets des banques que sont embusqués les pires détrousseurs de l’épargne. Les actes de brigandage les plus coupables sont tramés ou accomplis dans les petits comptoirs en relation avec le petit public, à l’aide des agences véreuses qui fourmillent dans les grandes villes.

Ils sont nombreux, les louches cabinets d’affaires ou les basses officines de change, vrais coupe-gorge financiers, où d’habiles escrocs, se parant pompeusement du nom de banquiers, exploitent l’ignorance des petites gens à l’aide de prospectus mensongers ou attirent à eux les économies populaires et les placemens des petits bourgeois, grâce au mirage d’intérêts excessifs. Tel ce Mary Raynaud qui allait jusqu’à payer à ses comptes de dépôt un intérêt de 10 pour 100 par mois, sauf à lever le pied, une fois sa caisse remplie par les versemens de ses dupes. Encore ces voleurs sans vergogne, pressés d’emporter le magot, ne sont-ils pas les plus nuisibles, car leur trop grossière industrie ne peut être exercée longtemps. Les plus funestes de ces parasites de la finance sont peut-être ceux qui s’appliquent à mettre la spéculation à la portée de toutes les mains, publiant des circulaires gratuites, tentant les petites bourses par le chiffre minime des couvertures exigées de leurs cliens, fractionnant les quantités de titres sur lesquelles il est loisible d’opérer à crédit, ou permettant aux joueurs sans argent de se coaliser à plusieurs pour entreprendre des opérations de Bourse. Grâce à ces petits comptoirs et à une certaine presse, vraie racoleuse de la spéculation, l’habitude du jeu et le goût de l’agiotage descendent chaque jour plus bas. « La Bourse pour tous », comme disait avec orgueil un prospectus. Les spéculations les plus dangereuses, par le moyen des intermédiaires les plus suspects, voilà ce qu’offre, à notre démocratie, une nuée de pseudo-financiers, dont les plus honnêtes jouent, pour leur propre compte, avec les dépôts de leurs cliens.

Les grandes maisons, les grandes banques en butte aux attaques quotidiennes d’une presse passionnée sont des temples de vertu en comparaison de ces cavernes financières. S’ils sont vraiment en train de concentrer toutes les affaires de Bourse ; si, en fondant partout des succursales, les grands établissemens de crédit tendent à centraliser les commandes et, comme disent leurs détracteurs, à monopoliser les opérations financières aux dépens des petits comptoirs, des petits changeurs, des petits cabinets d’affaires, le moraliste doit s’en féliciter, car non seulement les grandes maisons assurent au public plus de garanties, mais elles ne lui offrent pas les mêmes tentations ; elles ne le poussent pas de même à spéculer. Plus anciennes et plus importantes sont les maisons de banque, moins elles stimulent le goût du jeu ; elles dédaignent ces vils procédés et ces profits suspects. Les petites agences, au contraire, alors même qu’elles sont relativement honnêtes, ne sont trop souvent que des officines de jeu, où l’on ponte sur les cours de la Bourse, comme au fond de louches boutiques on parie sur les chevaux et les jockeys. Moins il en restera, moins elles feront de ruines. En multipliant leurs succursales, les grands établissemens, que le vulgaire accuse de dévorer les petits, accomplissent une œuvre d’assainissement public.

Ce n’est pas à dire que ces grands établissemens soient toujours sans reproche. Certains d’entre eux ont aussi leurs fautes, dont pâtissent d’autant plus de victimes que plus vaste est leur sphère d’action. Ils n’ont pas toujours la conscience nette ; ils ont, eux aussi, leurs péchés et, à ces péchés, la malignité publique ajoute souvent des crimes imaginaires. Trusts ou coalitions de banquiers, monopoles et tentatives d’accaparement, syndicats à la baisse ou à la hausse, émissions de titres à des cours exagérés, prélèvemens outrés sur la constitution des sociétés, voilà, pour ne prendre que les plus sérieux, bien des chefs d’accusation dans le procès intenté, chaque jour, à la finance par la presse.

Ces griefs ne sont pas tous | d’égale valeur, et ceux dont on fait le plus de bruit ne sont pas toujours les plus fréquens ou les plus graves. Ainsi des coalitions et des accaparemens. Rien de plus dangereux pour qui les entreprend. L’histoire financière du dernier demi-siècle montre combien les denrées ou les marchandises de grande diffusion se prêtent peu aux trusts et aux monopoles. L’accaparement aboutit, le plus souvent, à un échec ruineux pour les accapareurs. Les grands banquiers, les grands commerçans, les rois du marché ont beau former un corner ou un pool, comme disent les Américains, une coalition pour constituer un monopole afin de devenir maîtres d’établir les prix à leur gré, l’étendue des marchés modernes, les relations entre les diverses places, la concurrence des divers pays rendent de pareilles opérations aussi malaisées que téméraires. Le succès, en France, n’en est jamais bien long, et, pour en empêcher le triomphe, il n’est guère besoin de recourir à l’article 419 du Code pénal. La Bourse n’a pas oublié l’issue lamentable du syndicat des cuivres qui entraîna la chute de l’ancien Comptoir d’Escompte[3]. C’est ici qu’interviennent le cosmopolitisme des capitaux et l’internationalisme du commerce, deux choses à tort mal famées, car ce sont les grands ennemis de tout monopole, qu’elles aient porté sur l’argent métal, sur le cuivre, sur le fer, sur le charbon, sur le sucre, sur les cafés, sur le coton, presque toutes les coalitions de ce genre, de ce côté de l’Atlantique au moins, ont échoué piteusement ; et qui de nos jours songerait à accaparer les blés ou les avoines ? La légende du pacte de famine est antérieure à la liberté du commerce des blés ; et nos agriculteurs magnifient outre mesure la puissance de la spéculation, quand ils lui reprochent d’avilir ou d’enfler artificiellement le prix des blés. Autant croire les feuilles socialistes, lorsque, fidèles à l’antique cliché, elles accusent les accapareurs de faire démesurément monter le prix du pain. Les pools n’ont quelque chance de réussir que sur un marché restreint, fermé aux importations du dehors. Un syndical aura naturellement moins de peine à « contrôler », selon l’expression anglaise, le marché d’un pays isolé que tous les marchés du globe. Un des inconvéniens d’un protectionnisme outré est de se prêter aux manœuvres des accapareurs, de faciliter les entreprises d’asservissement des rois de l’or, des rois du fer, des rois du coton, des grandes puissances financières ou commerciales. C’est une des raisons pour lesquelles l’Amérique est le pays de prédilection des pools et des trusts. De même du succès des kartells en Allemagne, où le gouvernement impérial, au lieu de les combattre, a cru devoir parfois les soutenir dans l’intérêt de l’industrie germanique. Ainsi, par exemple, pour les syndicats de métallurgistes.

De ce que ces pratiques américaines sont souvent condamnables, il ne suit pas qu’il faille réprouver toute entente des producteurs pour relever le prix d’une marchandise dépréciée, fût-ce une denrée de consommation générale. La concurrence peut amener une surproduction, par suite un abaissement excessif des prix qui menace toute une branche du travail industriel ou agricole, les ouvriers non moins que les patrons ; et, si les producteurs parviennent à se mettre d’accord pour limiter la production et réduire momentanément la vente afin de relever les prix, les derniers à leur en faire un crime devraient être les hommes qui gémissent sur les maux de la concurrence et de l’anarchie du travail. En Allemagne, par exemple, les kartells semblent bien être sortis des crises amenées par la baisse des prix ; et à quelques abus qu’ils aient conduit, ils paraissent bien avoir contribué au formidable développement de l’industrie et à la rapide expansion du commerce de l’Allemagne. Utiles ou nuisibles, licites ou illicites, les kartells et les trusts sont du reste plutôt le fait de la grande industrie que de la haute finance[4].


III

Entre tous les griefs de nos contemporains contre la finance, et contre la spéculation, il en est, à tout prendre, de plus légitimes que les monopoles et les accaparemens. Les plus sérieux se rattachent à la formation même des sociétés anonymes. Constitution du capital social, vérification des apports, avantages que se réservent les fondateurs, émission des titres, syndicats de garantie, c’est à la source même des affaires nouvelles que, en dépit des précautions de la loi, les abus sont les plus fréquens et les plus crians. La création des sociétés et le lancement des titres, ou, comme disent les Anglais, la mise à flot (flotation) des compagnies est, pour les forbans de la finance, l’occasion d’écumer les capitaux et de rançonner le public. Sur ce point, l’opinion est trop indulgente. Elle n’a pas assez de sévérité pour l’industriel qui, en constituant son industrie en société anonyme, majore démesurément son actif et fait miroiter, aux yeux des souscripteurs, des bénéfices imaginaires. Il y a, en effet, pour les fondateurs de sociétés, bien des manières de tondre le public, et de gagner de l’argent sur le dos d’actionnaires trop confians.

La cupidité et la mauvaise foi ont étrangement perfectionné les procédés de la fraude et de l’escroquerie. Voici, d’abord, les sociétés qui n’existent guère que sur le papier, dont l’objet est chimérique ou irréalisable avec le capital prévu ; elles ne vivent parfois que le temps de recueillir les versemens de souscripteurs ingénus. De pareilles compagnies, il en surgit en foule dans les basses officines financières, aux époques de fureur spéculative. Elles ressemblent à des bulles de savon qui se gonflent, qui brillent au soleil et s’évanouissent. C’est ce que les Anglais appellent des Bubble Companies. A certaines heures, on met toutes les rêveries et toutes les escroqueries en actions : banques exotiques dont le capital n’a jamais été versé ; procédés industriels dont les brevets sont sans valeur ; découvertes illusoires ; mines sans filons ni minerais. Un des procédés qui, en tous pays, réussissent le mieux auprès des badauds, c’est d’échafauder des sociétés les unes sur les autres comme des châteaux de cartes, jusqu’à ce qu’une bourrasque fasse tout écrouler. Chaque compagnie en enfante de nouvelles, qui en produisent d’autres à leur tour ; c’est comme une suite de générations de sociétés dont chacune, à sa naissance, donne lieu à une émission, à un syndicat, et à une prime. Au lieu de faire des affaires, on émet du papier, on crée des actions qu’on s’efforce de placer dans le public. Les filiales remplissent le portefeuille de la société-mère de titres stériles au nom retentissant. Ce fut, en France et en Allemagne, l’histoire de certaines banques célèbres. En regard des sociétés qui s’enfantent les unes les autres, il y a les compagnies qui fusionnent ensemble, qui s’amalgament, sauf à se diviser de nouveau, plus tard, car les fondateurs trouvent souvent intérêt à pratiquer, tour à tour, ces opérations en sens inverse. Ces procédés peuvent discréditer justement des entreprises en elles-mêmes sérieuses. Sectionnement des compagnies, multiplication des filiales, fusion, amalgamation, reconstitution des sociétés, augmentation ou réduction du capital, l’Europe a vu les meneurs des mines du Transvaal prodiguer à l’excès toutes ces combinaisons, si bien qu’ils ont fini par dégoûter de la grande industrie de l’Afrique du Sud nombre de ses anciens panégyristes.

Autre abus, peut-être plus fréquent chez nous et tenant, lui aussi, à la constitution des sociétés. Beaucoup, jusque parmi les plus sérieuses, ont un vice de naissance, un défaut de complexion en quelque sorte congénital, dont elles souffrent longtemps, et dont il n’est pas rare qu’elles meurent. Elles ont été constituées, en venant au monde, à un capital nominal trop élevé, un capital enflé qu’elles ne peuvent rémunérer. Selon l’expression américaine, le capital a été dilué, étendu d’eau, watered, afin de procurer aux fondateurs un plus gros bénéfice en permettant de leur remettre, en échange de leurs apports, un plus grand nombre d’actions qu’ils se hâtent d’ordinaire d’écouler à la Bourse, souvent même au-dessous du pair. Ces fondateurs ne sont pas toujours des financiers, mais bien des industriels, jaloux de réaliser leur avoir ou leurs entreprises, en les passant au public, sous forme de compagnies anonymes. Pour cela, ils majorent, indûment, leurs bénéfices, évaluent leurs apports à la nouvelle société, c’est-à-dire leurs brevets, leurs établissemens, leur clientèle, au double, au triple de la valeur réelle, si bien que, en deux ou trois ans, les nouvelles actions tombent à moitié prix. C’est une des raisons pour lesquelles tant d’industries prospères avant d’être mises en société périclitent dès qu’elles sont aux mains d’une compagnie. Ces détestables pratiques sont devenues si fréquentes qu’elles sont presque la règle. Les apports des fondateurs ainsi majorés, les promoteurs de l’affaire ont soin d’en faire vérifier l’exactitude par des compères, habilement désignés aux assemblées d’actionnaires. Que d’exemples nous aurions à citer parmi les entreprises industrielles les plus connues ! Une exposition universelle a fait, à telle maison, une réclame colossale ; les chefs passent l’affaire au public avec un capital enflé ; ils se retirent en faisant charlemagne.

Les lois ne sont pas assez sévères et, ce qui est plus triste, l’opinion se montre trop indulgente pour ces procédés déloyaux. Ils devraient déshonorer tous ceux qui s’en rendent complices. Au lieu de cela, c’est, aux yeux du public, une habileté comparable à celle du maquignon qui truque sa marchandise pour la vendre plus cher ; encore n’y a-t-il pas, ici, de vices rédhibitoires. Pour n’être pas injuste, il faut reconnaître que toutes les sociétés par actions sont loin d’être viciées, à leur origine, par de pareilles pratiques. Beaucoup sont irréprochables, et ce sont, précisément, celles dont on ne parle pas, car, on l’a dit, il en est des sociétés honnêtes comme des femmes vertueuses et des peuples heureux : elles n’ont pas d’histoire.

Une société une fois constituée, il faut la lancer, en placer les actions. C’est, pour les gens de peu de scrupules, l’occasion d’abus peut-être encore plus fréquens. Ici apparaissent les courtiers de toute sorte, les agences de tout ordre, en un mot tous les parasites de la finance et de la presse. Les émetteurs emploient, vis-à-vis du public, les mêmes séductions que les racoleurs, autrefois, pour recruter les soldats du roi. C’est le triomphe de la réclame et du boniment. Pour amener des souscripteurs aux affaires suspectes, les bateleurs de la basse finance et les baladins de la presse jouent, devant le public, une sorte de parade, comme à l’entrée d’une boutique de foire. A la trituration des émissions prennent part des intrigans et des brasseurs d’affaires de toute espèce, auxquels les Américains donnent des noms variés et expressifs : le manipidator, le floater, l’inflator, l’expander, le puffer, le wire puller, le rigger, etc., toutes gens qui n’ont d’autre souci que de se faire chacun la part la plus large. Aussi nombre d’affaires n’arrivent-elles au public que surchargées d’une prime démesurée. On a vu à Londres, l’été de 1895, les titres de banques ou trusts sud-africains, titres d’une livre sterling, cédés à 2 livres à un syndicat qui les revendait 3 livres aux brokers du Stock Exchange, lesquels les introduisaient sur la place vers 4 livres. En une semaine, presque en un jour, avant d’avoir commencé aucune opération, telle banque passait par diverses couches de parasites et avait quadruplé. Naturellement, trois mois après, elle perdait plus de 60 pour 100 ; dix mois plus tard, ses fondateurs, pour la sauver, la fusionnaient avec une autre de leurs entreprises presque également majorée.

La grande préoccupation de tous les émetteurs d’affaires est la publicité. Elle est devenue très dispendieuse pour les entreprises les plus saines ; une notable part des frais de premier établissement passe au compte de publicité. Ici intervient la presse et, avec elle, apparaît un nouvel agent de corruption. Dieu nous garde de confondre, dans la même réprobation, toute la presse française ! La condamnation en bloc ne serait guère moins inique ici qu’ailleurs. Il ne nous en faut pas moins confesser que, en matière d’émission, la presse financière nous a donné des habitudes fâcheuses. Mais à quoi bon rappeler les répugnans abus mis au jour durant ces dernières années, par de retentissans procès ? Le souvenir en est encore dans toutes les mémoires. Les émissions sont la grande aubaine des entrepreneurs de publicité ; ils en tirent tout ce qu’ils en peuvent extraire. Leurs exigences ont rendu toute émission fort onéreuse ; les meilleures affaires en sont grevées de frais énormes et en pâtissent parfois longtemps. Quant aux mauvaises ou aux suspectes, elles ne peuvent séduire le public qu’avec le concours de ce qu’il y a de moins recommandable parmi les journaux et parmi les journalistes, si bien qu’on peut dire qu’une certaine presse est de moitié dans toutes les indélicatesses, voire dans tous les brigandages des émissions financières.

En dehors de la presse politique qui n’est pas sans péché, il y a en effet toute une petite presse financière qui ne vit que d’allocations, de mensualités, de réclames ou de chantage. D’habitude, ses prix d’abonnement sont si bas qu’ils couvrent à peine les frais d’impression ; certaines de ces feuilles hebdomadaires coûtent un franc ou deux par an. Le plus curieux, c’est que cela n’entame pas la confiance des cliens ; ils croient aux bons avis de ces directeurs financiers, les consultent volontiers pour le placement de leurs économies. Ils ne comprennent pas que ces guides sont des égareurs, et ces pilotes des pirates. Une anecdote à ce propos. C’était à une époque de fièvre spéculative, quelques semaines avant la chute de l’Union générale. Je rencontrai sur le boulevard un ancien camarade de collège, catholique de naissance et Français de vieille souche, que je n’avais pas vu depuis des années. M’ayant reconnu, il m’arrêta pour me raconter qu’il « s’était mis à la Bourse et qu’il était entré dans une maison qui marchait fort bien. » — « Nous avons un journal, disait-il, qui tire déjà à 40 000 ; il est vrai que l’abonnement n’est pas cher, il est gratuit ; mais nous semons pour récolter. Dans quelques semaines nous passerons aux émissions, et nous avons deux ou trois petites affaires qui rempliront la caisse. » Quelques semaines plus tard, venait le « krach » de l’Union générale ; l’heure des émissions était passée ; mais, dans l’intervalle, une foule d’affaires suspectes avaient été lancées à Paris et en province, et le public restait gavé de mauvais papier.

La basse presse et la basse finance ne sont pas les seuls coupables. Les émissions faites sous le couvert des grandes banques ne sont pas toujours à l’abri de tout reproche. Les établissemens de crédit semblent parfois, eux aussi, n’avoir d’autre préoccupation que de toucher une commission ; et le malheur veut que ces commissions soient d’autant plus fortes que plus faibles sont les garanties présentées par les affaires qu’on offre au public. Ainsi en a-t-il été avec les dernières souscriptions du Panama ; ainsi, avec les emprunts de la Plata et des provinces Argentines, avec ceux du Brésil, de la Grèce, du Portugal. Des établissemens qui auraient dû se montrer plus soucieux de la vérité n’ont pas toujours eu honte de distribuer à leur clientèle des prospectus dont le boniment faisait plus d’honneur à l’imagination qu’à la clairvoyance de leurs directeurs, ouvrant leurs guichets à des émissions suspectes, et les fermant à toute réclamation. On les a vus, trop de fois, se désintéresser des affaires qu’ils avaient patronnées, satisfaits d’avoir encaissé quelques millions de commission. Abusant de ce qu’ils sont affranchis de toute responsabilité matérielle, ils ne paraissent pas toujours comprendre leur responsabilité morale. Ils se lavent les mains des pertes amenées par leur imprudence, se souciant peu d’avoir compromis le pécule des petites gens induits à souscrire des emprunts risqués, ou d’avoir précipité la ruine d’États acculés à la banqueroute par des appels répétés au crédit. Et lorsque ces États prodigues, impuissans à payer les intérêts d’emprunts sans cesse renouvelés, sont contraints de retrancher un quartier de leur dette, trop souvent, les établissemens émetteurs ne se préoccupent que de la dette flottante, c’est-à-dire de la créance des maisons de banque, réclamant pour elles, lors de la faillite des États obérés, une injuste immunité. De pareilles pratiques se rencontrent à l’étranger comme en France ; on ne peut dire qu’elles soient propres à un pays ou à une race. Un fait certain, c’est que, s’il reste, en Europe, des maisons dont le patronage officiel passe encore pour une garantie, c’est, avant tout, dans la haute banque traitée de cosmopolite.


IV

Autre source d’abus, toujours à la naissance des sociétés, car beaucoup ressemblent à ces rivières sorties de marécages, qui sont contaminées dès leur origine. Aux omissions se rattachent les syndicats qui en assurent le succès. Ce nom de syndicats sonne mal, aujourd’hui, aux oreilles de la foule. Elle ignore qu’il y a syndicat et syndicat ; il en est de licites, il en est d’utiles et même de nécessaires[5], comme il en est d’illicites, comme il en est d’indélicats, voire de criminels. Le mal est que l’ignorance du public ne sait pas discerner ce qui est légitime de ce qui ne l’est point. Il confond, dans ses suspicions, les syndicats utiles et les malfaisans ; il assimile les honnêtes gens aux malhonnêtes, et, par là même, il tend à écarter les premiers des affaires, et à rendre la loi ou l’opinion moins sévères pour les méfaits des seconds. D’un procédé fort légitime en soi, des syndicats d’émission, — sans lesquels les fluctuations de la Bourse et les incertitudes de la politique arrêteraient souvent, à leur naissance, les affaires les plus loyales, — la cupidité, il est vrai, fait trop souvent un instrument de corruption.

Au lieu que le syndicat soit créé pour l’affaire, afin d’assurer le placement des actions, il arrive parfois que l’affaire est créée pour le syndicat, afin de donner, à un groupe d’aigrefins, l’occasion d’encaisser des primes sur le dos du public. Que de fois a-t-on vu les syndiqués, après une souscription publique fictive, annoncer faussement que l’émission avait été couverte plusieurs fois, garder en caisse la presque totalité des titres, les faire prôner par la presse et monter à la Bourse, à l’aide de manœuvres plus ou moins frauduleuses, pour les écouler, peu à peu, dans le public, à des prix de plus en plus élevés ! Au besoin, on traîne l’affaire durant des années, et si elle est trop scabreuse, on compte sur la prescription pour échapper aux responsabilités.

Tous les syndicats de garantie ne sont pas de cette sorte, et l’abus n’en doit pas faire condamner l’usage. Pour qu’un syndicat soit légitime, la première chose est que les syndiqués garantissent, efficacement, la souscription de la valeur offerte au public, par conséquent, qu’ils courent un risque : la rémunération qui leur est accordée n’est que la juste compensation des risques qu’ils ont courus. On doit condamner tout syndicat dont la garantie est nominale ou fictive, — fût-ce parce que la souscription garantie par lui est au-dessus de ses forces. — ou encore tout syndicat qui, sur une affaire, prélève des sommes hors de proportion avec ses risques. C’est un étrange abus que de voir des hommes sans crédit ou sans fortune, des hommes n’ayant que des dettes, admis, par complaisance, à garantir pour des centaines de mille francs de titres, qu’ils seraient incapables de lever.

Le comble, le dernier mot de l’immoralité, c’est le syndicat de garantie qui ne garantit rien, et par suite ne risque rien. Tel le trop fameux syndicat du dernier emprunt de la Compagnie de Panama[6]. En fait, les parts de ce syndicat de Panama étaient des morceaux de gâteau qu’on distribuait, par tranches plus ou moins larges, à tous, députés, journalistes, spéculateurs, coulissiers, pour obtenir leur appui ou pour payer leur silence, car souvent, paraît-il, pour éviter l’accusation de corruption ou de vénalité, les courtiers de la Compagnie ne récompensaient qu’après coup, par une sorte de munificence gracieuse, les complaisances des politiciens ou des écrivains. On participait aux bénéfices du syndicat, sans même savoir qu’on en eût fait partie. Là, ni garantie, ni risque, ni dépôt d’argent. Celui-ci touchait pour avoir voté l’autorisation, celui-là pour avoir recommandé la souscription, tel autre pour placer des titres, tel autre enfin pour se tenir coi. Un spéculateur demandait des millions pour sa « neutralité ».

Ces libéralités, inscrites sur un carnet mystérieux, gens de Bourse et gens du monde en voulaient également leur part, les premiers exigeant impérieusement, les seconds mendiant humblement. Et qui payait ? En nom, la Compagnie ; en fait, les petites gens dont il s’agissait d’enlever la souscription. Politiques, boursiers, marchands de publicité étaient tacitement ligués contre l’épargne française. Il faut féliciter la justice d’avoir fait rendre gorge à quelques-uns des gros syndicataires. Si tous n’ont pas été condamnés à restituer, beaucoup ont dû transiger avec le syndic. Ce n’est pas que, dans cette cynique contrefaçon des syndicats de garantie, il n’y eût que des forbans de la politique, des parasites de la presse, ou des brigands de la Bourse. Non, il s’y montrait aussi d’honnêtes gens, de ceux du moins que, au niveau où est tombée la moralité publique, on appelle d’ordinaire honnêtes. A côté des roués, il s’y trouvait nombre de naïfs, de cupides innocens, heureux de palper quelques milliers de francs, sans être trop curieux de savoir d’où provenait l’argent. Car c’est, justement, ces pseudo-syndicats de garantie, sans risques réels ou apparens, dont les profanes, plus encore que les professionnels, se montrent le plus friands. Chacun veut être porté sur la liste des syndicataires, n’y voyant qu’une feuille de bénéfices. Ce qu’ont de plus attristant peut-être toutes ces nauséabondes turpitudes, c’est l’espèce d’inconscience et comme de candeur dans la corruption qu’y apportent nombre de ceux qui s’y salissent les mains. Il y a, en effet, quelque chose de non moins écœurant que les vilenies hypocrites ou cyniques des flibustiers de la finance ou des corrompus de la politique, c’est l’avidité ingénue des mondains qui se disputent les miettes de la table des financiers. L’agiotage en gants blancs des salons ou des clubs, voilà ce que la corruption contemporaine offre peut-être de plus répugnant, — à moins que ce ne soit, à l’autre extrémité de notre société, ce nouveau produit de la démocratie, l’agiotage aux mains calleuses de la clientèle des petites agences.

La Bourse des valeurs ne doit pas nous faire oublier la Bourse du commerce. Nombreuses sont les valeurs cotées à la Bourse et à la coulisse ; elles ne le sont pas assez au gré de certains hommes du monde. La Bourse et la coulisse n’offrent pas un champ assez vaste à leur génie ; les oscillations des valeurs et les mouvemens des cours ne sont pas assez amples pour leur appétit. Louis XV, selon la légende, n’avait pas honte de spéculer sur les blés ; pourquoi les gentilshommes de cette fin de siècle auraient-ils plus de scrupules ? Si le commerce déroge, il n’en est pas de même de la spéculation sur les denrées commerciales. En certains cercles, c’est presque une élégance ; aussi avons-nous vu des hommes du monde — et du meilleur — chercher à s’introduire à la Bourse du commerce. Ils avaient appris que les blés, les cafés, les huiles, les sucres offraient, grâce aux variations de cours, plus de facilités de jeu, partant plus d’occasions de gain rapide, que les rentes ou les chemins de fer. Comme un journal est toujours là, chaque fois qu’il se rencontre un nouveau filon, une nouvelle mine de corruption à exploiter, il s’est trouvé des feuilles spéciales pour enseigner aux profanes que, nulle part, on ne peut faire d’aussi bons coups qu’à la Bourse du commerce. « Les valeurs sont trop chères, les mines d’or sont trop loin, répètent ces ingénieux conseillers, les produits du sol offrent aux spéculateurs de bien meilleures chances ; achetez du sucre fin courant, vingt-cinq sacs ; en moins d’un mois, vous aurez un bénéfice de 80 pour 400. Quelle valeur financière, banque, rente ou mine, donne de pareils résultats ? »

C’est ainsi qu’on voit des hommes étrangers aux affaires, des sportsmen, uniquement occupés de leurs chevaux et de leurs maîtresses, s’engager sur les blés ou sur le café, comme ils parient sur un jockey, ou comme ils mettent cinquante louis sur une carte. En tant que propriétaires fonciers, ils dénoncent volontiers aux sociétés agricoles la spéculation cosmopolite, « dont les agissemens pèsent sur les produits nationaux » ; mais qu’ils aperçoivent une chance d’encaisser quelques centaines de louis, ils ne se font pas scrupule, à leur tour, de spéculer sur les céréales ou sur les sucres. Naïveté ou cynisme, certains vont jusqu’à vouloir jouer à coup sûr, comme des grecs de tripot. Des clubmen se font les familiers des courtiers de grande marque, cherchant, à force de cajoleries, sinon à se faire associer à leurs opérations, du moins à leur arracher un avis, une indication, un « tuyau ». Ils voudraient, ces beaux joueurs, connaître le dessous des cartes, acheter et vendre sans risques. Ils ont peine à comprendre qu’un spéculateur sérieux est obligé de garder le secret sur ses opérations ; qu’il ne peut se fier aux confidens ; que, en cas de complications ou d’imprévu, il se réserve, sans le dire, de retourner sa position, passant rapidement de la baisse à la hausse, ou de la hausse à la baisse, selon les circonstances. Et si, malgré les renseignemens qu’ils croient avoir dérobés aux meneurs du marché, ces clubmen viennent à perdre, ou s’il leur arrive d’être joués par un partner du métier, ils s’indignent, ils font du bruit, ils crient à la corruption ; ils dénoncent à la vindicte publique les madrés compères qui leur ont faussé compagnie. Au lieu d’invoquer la morale qui n’a rien à y voir, il serait plus digue, de leur part, de s’en tenir à Longchamps et au baccara. Pourquoi rendre la Bourse responsable des mésaventures que leur attirent leur naïveté ou leurs compromissions avec les gens d’affaires ? Quand, sans savoir nager, on se jette dans des eaux bourbeuses, on ne doit pas s’étonner de perdre pied et d’avoir la bouche pleine de vase. La société n’a pas de larmes à verser sur de tels mécomptes.


V

Devant de tels spectacles, il semble que le moraliste ne saurait être trop sévère pour notre temps. Comment ne pas nous persuader que nous assistons à la décadence de nos sociétés chrétiennes ? Ce serait peut-être, cependant, nous montrer injuste envers nos contemporains. Nous aurions beau amonceler toutes les vilenies de la politique et les turpitudes de la presse sur les ignominies de la finance, si haut et si fétide que fût l’amas de toutes ces hontes, cela ne prouverait point que notre époque soit plus cupide ou plus immorale que ses devancières.

Il y a toujours eu des coureurs de la fortune, des financiers sans scrupules, des politiques sans vergogne, des écrivains sans conscience. Le jeu et le vol, il nous faut bien le répéter, sont de tous les temps. Ce qui est nouveau, encore une fois, ce n’est pas le mal, c’est l’étendue du mal. Ce n’est ni l’agiotage, ni la spéculation, c’est le grand nombre des hommes de toute classe qui s’ingénient à prélever des bénéfices sur les affaires. On a joué, on a parié, on a filouté, à toutes les époques, longtemps avant la construction de la Bourse. Si les glaces des galeries de Versailles avaient conservé l’image des fêtes de la cour de Louis XIV, nous y verrions plus d’un courtisan tricher au jeu du roi ; et si les cabinets du Palais-Royal avaient gardé l’écho des soupers du Régent, nous y entendrions les roués et les favorites discuter les cours du Mississipi. La nouveauté, c’est que les vices des grands ont été mis à la portée des petits. En cela consiste, trop souvent, ce que nous appelons le progrès.

De nos jours, les grands seigneurs ne sont plus seuls à jouer, ni les financiers seuls à spéculer. Nos lois ont supprimé les maisons de jeu ; mais nous avons dix manières de jouer pour une. Le tapis vert est dressé pour tous. S’il n’y avait à spéculer ou à agioter que les financiers, nous pourrions nous estimer heureux et nous dire sages. Les ruines seraient moins nombreuses, et surtout nous n’aurions à déplorer que des ruines matérielles ; tandis que le pire fléau de ce temps, ce n’est ni le grand nombre des fripons, ni la fréquence des escroqueries, ni la multitude des victimes ; le grand mal, le mal que les patriotes ne sauraient trop déplorer, ce sont les ruines morales, c’est le goût du jeu et la contagion de l’agiotage qui gagne et contamine toutes les classes, jusqu’à devenir un agent de décomposition sociale. Il y a, chez beaucoup de nos contemporains, une sorte de déformation des âmes par le jeu et de corruption de la société par la spéculation. Aussi peut-on dire que c’est là une question d’hygiène morale et d’hygiène sociale.

Le goût croissant du jeu pousse chaque année un nombre plus grand de victimes à la folie ou au suicide ; et ce n’est là qu’un de ses moindres méfaits. Son grand vice est de dégoûter du travail, de faire prendre en dédain la besogne régulière et les bénéfices médiocres, de susciter les ambitions malsaines, les cupidités effrénées, les rêves de luxe et de grandeur, la soif de jouir, le goût des plaisirs faciles. A cet égard, le jeu ne détraque pas seulement les fortunes, il détraque souvent les esprits. Comme les boissons capiteuses, c’est un excitant malsain ; il contribue au déséquilibre mental et moral de tant de nos contemporains ; il entretient et irrite la nervosité. Beaucoup aiment presque autant la spéculation pour les émotions quotidiennes qu’elle apporte, pour le frisson qu’elle procure, que pour les bénéfices qu’elle promet. À ce titre, elle fait parfois autant de mal à ceux qu’elle enrichit qu’à ceux qu’elle ruine.

Qu’est-ce donc au point de vue social, si l’on regarde, non plus ceux qui s’y livrent, mais ceux qui en sont témoins ? Ses triomphes sont plus néfastes que ses défaites, parce qu’ils sont plus démoralisateurs. Le surgissement soudain des fortunes suspectes apprend au peuple le mépris des riches avec la convoitise des richesses ; il lui enseigne à douter de la légitimité de la fortune et de la propriété ; il lui fait croire que la richesse, au lieu d’être l’enfant légitime du travail et de l’intelligence, n’est que la fille naturelle et comme le bâtard de la fraude et du hasard. Comment exiger des masses le respect de fortunes ainsi gagnées et non acquises ? En ce sens, aussi, « l’agiotage capitaliste », selon l’expression des docteurs du collectivisme, donne un aliment aux haines sociales et aux préjugés socialistes. A tout prendre, c’est un dissolvant de la société. Avec sa hâte de généraliser, le peuple se persuade que toute richesse est viciée dans son germe et que tout riche est un fripon.


VI

Veut-on s’en prendre au jeu, une des plaies assurément de notre pays et de notre époque, comment oublier que la Bourse n’est pas, comme disent ses adversaires, la seule maison de jeu tolérée chez nous ? Il y a, hélas ! bien d’autres jeux et d’autres paris que ceux de la Bourse ; et, malgré tous ses vices, le jeu de Bourse sur les valeurs, rentes, mines ou banques, n’est peut-être ni le plus désastreux, ni le plus démoralisant, parce qu’il n’est ni le plus répandu, ni le plus accessible.

Le jeu, sous toutes ses formes, sévit dans toutes les classes. Les cercles les plus haut cotés en vivent ; chez tous, c’est la « cagnotte » qui paye les fastueux hôtels et la table délicate des clubs à la mode. Stations d’hiver ou stations d’été ont également leurs maisons de jeu, ouvertes à tous ceux qui ont quelque chose à perdre. Une saison d’eaux est, le plus souvent, une saison de jeu. Le jeu, pour le plus grand nombre, fait partie de la cure. « Le baccara et les petits chevaux font souvent plus de mal à nos baigneurs et à nos baigneuses que nos eaux ne leur font de bien », me confiait un médecin de Vichy. Pas de ville d’eaux, pas de plage qui n’ait le soir, au casino, table de baccara ou table d’écarté chargée de louis d’or ou d’écus de cent sous ; j’avoue que, pour ces maisons publiques, la tolérance de la police me semble excessive. Je voudrais voir se former une ligue contre ces élégans tripots de Paris ou de province, où le jeu n’est pas toujours le seul vice qui trouve abri. Et qu’on veuille bien le remarquer, au cercle ou au casino, comme au café, on est en face du jeu dans toute son indécente nudité, sans rien qui en pare la laideur ou en dissimule le vice, sans rien qui le relève d’une apparence d’utilité, — un jeu même où l’on triche, où grecs et aigrefins ont libre accès, un jeu où les dés peuvent être pipés impunément.

Si encore le mal n’atteignait que les classes riches et aisées pour lesquelles l’hypocrite consigne mondaine est d’avoir l’air de faire fi de cet argent souvent si pénible à gagner ! Mais les bourgeois ou les capitalistes sont-ils les seuls qui jouent ? peut-on dire que ce soit là un vice de riches ? Comment ne pas songer ici aux courses, — aux courses qui ont pris, sous la troisième république, une si grande place dans nos mœurs ? Elles intéressent presque autant le populaire que les sportsmen, et ce qui passionne jeunes gommeux ou camelots faméliques, c’est uniquement les paris. Ici encore, le jeu s’est démocratisé. Le vice est descendu du beau monde au fond des masses. Il a passé, d’abord, des gentlemen de race, des propriétaires de haras et des riches éleveurs aux entraîneurs, aux palefreniers et aux valets d’écurie ; il atteint aujourd’hui les citadins les plus ignorans en fait de cheval et d’hippologie. Que de chemin parcouru, depuis le XVIIIe siècle et l’époque où les grands seigneurs anglomanes acclimataient, chez nous, les courses d’outre-Manche ! Je ne sais si les moralistes patriotes découvrent encore là une forme de la contagion sémitique ; mais, pour sembler aryenne et nous être venue des Anglais, la passion des courses n’en est ni plus morale ni moins dangereuse. C’est, en cette fin de siècle, la forme la plus populaire du jeu, et par là même peut-être, la plus démoralisante et la plus malsaine, car les bookmakers, les agences interlopes et le pari mutuel, l’ont mise à la portée des plus petits et des plus jeunes.

Et, ici encore, on est en face du jeu tout nu, ou à peine voilé d’une gaze transparente. Car je n’ai pas la naïveté de supposer que les amateurs populaires qui suivent Auteuil ou Longchamps se soucient beaucoup de l’amélioration de la race chevaline pour l’armée ou pour l’agriculture. L’amélioration du cheval et des races nationales par les haies ou les rivières du steeple chase ! Presque autant vaudrait croire à l’amélioration de la race bovine par les courses de taureaux ! Entre les deux, j’avoue que ma répugnance pour le sang et pour la mort donnée en divertissement me fait encore préférer nos courses de chevaux, quoique souvent mortelles et barbares, elles aussi, pour bêtes et gens. Elles n’en sont pas moins une école publique de démoralisation, sinon toujours de cruauté. Le turf, avec sa population bariolée de lourds éleveurs et de maigres jockeys, avec sa gouailleuse plèbe de piétons poudreux et sa douteuse aristocratie d’équipages de toute forme ; le pesage, avec sa banale promiscuité de sportsmen et de maquignons, de femmes du monde et de femmes du demi-monde, avec ses « tuyaux » et ses paris, sont devenus une sorte de Bourse, à la fois mondaine et populaire qui, en fait d’honnêteté, offre souvent moins de garanties que l’autre.

Les bookmakers ne valent pas le moins sûr des coulissiers, et les jockeys ou les propriétaires de chevaux n’ont pas toujours plus de scrupules que les lanceurs d’affaires. Mais quand tout s’y passerait selon les règles de la probité, entre hommes d’honneur, les paris sur les chevaux efflanqués ou sur les casaques multicolores des jockeys n’en seraient par moins un excitant malsain, pour la foule des petites gens, pour les collégiens, pour les jeunes apprentis, pour l’ouvrier, pour l’humble employé, qui s’y laissent tenter. C’est, pour nos grandes villes, l’équivalent de l’ancienne loterie, du lotto de nos voisins d’Italie et d’Espagne, avec des tirages moins honnêtes et plus fréquens. Certes, la bienfaisance publique a le droit de tirer quelque revenu des petites baraques en planches dressées sur nos hippodromes ; mais le législateur s’est-il flatté d’arrêter par l’impôt la diffusion du jeu, il s’est trompé lourdement. En dépit de nos lois, il a donné au jeu et aux paris une sanction en quelque sorte officielle. On a supprimé, il est vrai, les piquets et les pancartes des bookmakers ; aux paris à la cote de courtiers suspects, on a substitué le pari mutuel, plus honnête assurément, mais qui n’en fait peut-être que plus de victimes ; car la garantie qu’il leur assure encourage les joueurs et augmente le nombre et le taux des paris.

Sur la pelouse de Longchamps ou d’Auteuil, il n’est plus besoin, comme à la Bourse, de couvertures de quelques centaines ou au moins de quelques dizaines de francs ; chacun peut jouer les sommes les plus minimes, sans même prendre la peine de se rendre sur le champ de courses. En se syndiquant, en se cotisant, l’ouvrier des faubourgs ou le gamin de Paris est maître de risquer ses 50 centimes sur un outsider qu’il n’a jamais vu, ou de perdre ses gros sous sur un favori recommandé par un petit journal. L’interdiction des agences de paris qui fonctionnaient dans les bouges et les cabarets n’a, nulle part, fait disparaître le mal. Dans les bas-fonds de Paris et de la banlieue des grandes villes, ont surgi des commissionnaires qui prennent des ordres pour les courses, allant relancer les cliens dans les cafés et parfois à domicile, sortes de remisiers de la pelouse qui offrent des combinaisons à partir d’un franc ou d’un demi-franc, et qui séduisent les commis, les collégiens, les ouvriers, les domestiques retenus à la maison par leur ouvrage. Voilà des courtiers dont la police ferait bien de surveiller l’industrie. Regardez, vers les cinq heures du soir, l’élan des camelots qui hurlent dans tous les quartiers de Paris « les résultats des courses. » On met, en vérité, bien moins de passion à colporter la cote de la Bourse à laquelle aucune fortune pourtant ne peut rester indifférente ; c’est que, malgré tous ses progrès, le jeu de Bourse n’est encore ni aussi accessible, ni aussi répandu, ni aussi passionnant.

C’est aux courses et aux paris du turf que ceux qui veulent mater la rage du jeu par des procédés fiscaux, à l’aide de taxes et d’impôts, pourraient, impunément, appliquer leurs doctrines. Au prélèvement de 7 pour 100, dont 3 pour 100 à l’État, opéré sur le pari mutuel, on pourrait substituer un prélèvement de 10 p. 100 sans crainte d’arrêter les transactions. En 1893, les œuvres d’assistance publique ont touché près de 4 millions, soit 2 pour 100, sur les sommes versées au pari mutuel. Le pari mutuel monte ainsi chaque année à près de 200 millions ; c’est déjà un bel impôt levé sur la France, plus que l’impôt foncier ou que le budget de l’instruction publique. Encore ces 200 millions ramassés sur le turf ne sont-ils que le bilan officiel, le budget légal du jeu des jockeys ; ils ne représentent peut-être pas la moitié, peut-être pas le tiers des paris effectués sur les pur-sang. Il y a les paris sur parole entre hommes du monde, les paris par commission, les paris des agences clandestines qui fourmillent dans les grandes villes.

Ces hippodromes, renouvelés des cirques antiques, dont la poussière engloutit les minces économies des petits, si ce n’est la fortune des grands, sont une institution officielle, subventionnée par l’État et par les municipalités. Tout comme la Bourse, le turf a pris un caractère national et cosmopolite à la fois ; les sportsmen des différens pays s’y rencontrent, pour y rivaliser, ou pour y fraterniser. Le turf, aussi, est devenu un lien entre les peuples — on pourrait ajouter, ce qui dit plus, en notre temps de haines sociales, un lien entre les classes du même pays. — Le grand prix de Paris paraît bien désormais notre vraie fête nationale, celle qui, au rebours du 14 juillet, semble chaque année plus vivante et plus brillante, la seule où, devant le goût du plaisir et la fureur du jeu, s’effacent toutes les antipathies sociales et les divergences politiques. Là, toutes les classes de la nation communient dans un même sentiment, le culte de l’hippodrome. Le chef de l’État, personnification vivante de la démocratie, s’y rend, en grand apparat, comme s’il allait à une solennité civile ou militaire, et du haut de sa tribune pavoisée aux couleurs nationales, au milieu des ministres et des grands dignitaires, il préside, gravement, aux luttes de vitesse des pur-sang des écuries en renom. L’ancienne France, à son déclin, avait, elle aussi, son Longchamps avec le bruyant défilé d’équipages fastueux, de femmes parées et de toilettes éblouissantes ; mais alors le prétexte était un pèlerinage, et, jusqu’en sa perversion, ce luxe corrupteur rendait encore témoignage de la piété des ancêtres. Aujourd’hui, la pieuse fiction même a disparu ; le pesage des chevaux a pris la place du cloître des religieuses, et les hourrahs triomphans des parieurs heureux remplacent le chant des cantiques. Ainsi, à Byzance qui, à certaines heures, semble le modèle de notre démocratie, depuis longtemps lasse dev Sparte et de la vieille Rome, les pompes de Sainte-Sophie pâlissaient devant les splendeurs de l’hippodrome, et les intrigues du palais se taisaient devant les factions du cirque.

Ici encore, le mal est flagrant ; il est facile de le peindre et d’en montrer les ravages ; c’est à peu près tout ce que peut le moraliste sincère envers lui-même. Il sait que décrire les plaies sociales n’est pas les guérir. Supprimer les courses, fermer les cercles et les casinos, — ou maintenir les courses sans les paris, les casinos sans le jeu, les cercles sans la cagnotte, — ne serait que le rêve d’un esprit qui ne connaît pas son temps. Ainsi en est-il de la Bourse et de la spéculation ; l’abus est si difficile à séparer de l’usage, qu’on ne peut guère se leurrer d’y parvenir. Ce n’est pas une raison pour ne point s’efforcer de limiter les abus. Nous ne serons jamais, quant à nous, de ceux qui, sous prétexte qu’on ne peut réprimer tous les excès, professent qu’il faut leur laisser libre cours. Dieu nous garde d’entendre ainsi la liberté, et d’appliquer aux vices, d’une âme indifférente, le laissez faire et le laissez passer ! Si difficile qu’il soit de trouver des remèdes et surtout d’en trouver d’efficaces, il vaut la peine d’en chercher. C’est ce que nous tenterons dans une prochaine étude.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1897.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1897.
  3. Il serait facile de citer d’autres exemples ; voyez Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’Economie politique, t. IV, p. 41 et suiv. — Cf. Claudio Jannet, La Finance et la Spéculation au XIXe siècle, p. 229.
  4. Sur les accaparemens en Amérique, voyez dans la Revue du 1er février 1897 une substantielle étude de M. Louis Paul-Dubois. — Cf. Kartells, Pools, Trusts, par M. Ch. Guernier, Annales de l’École des Sciences politiques, 15 juillet 1897. On trouve là une distinction entre les pools et les trusts, avec les causes de la préférence donnée, aujourd’hui, à ces derniers.
  5. Ainsi les syndicats de garantie des grands emprunts de liquidation après la guerre franco-allemande. Grâce à ces syndicats, les grandes maisons de banque n’étaient pas seulement intéressées à la souscription de l’emprunt, mais aussi au maintien des cours du change, ce qui était essentiel.
  6. il n’en a pas été de même de toutes les émissions de cette compagnie. En 1879, par exemple, un syndicat avait garanti les frais d’émission des actions de Panama. Le capital social n’ayant pas été intégralement souscrit, le syndicat perdit les 2 millions qu’il avait versés. En 1881, au contraire, un syndicat du même genre réalisait un bénéfice de plus de 11 millions. Les deux opérations, étant sérieuses, étaient licites.