Le Réalisme des romantiques

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Le Réalisme des romantiques
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 694-708).
LE
RÉALISME DES ROMANTIQUES

Sous ce titre très heureux : le Réalisme du Romantisme[1], le distingué critique M. Georges Pellissier publie un volume où il s’est efforcé de ruiner certaines doctrines qu’il considère comme des préjugés, et comme des préjugés assez dangereux. On oppose généralement le romantisme d’une part au classicisme, d’autre part au réalisme ; on représente le romantisme comme une réaction contre le classique, et le réalisme comme une réaction contre le romantique. Il n’y a rien de bien juste dans tout cela, affirme et s’applique à prouver M. Pellissier. D’une part, ce n’est pas contre le classicisme proprement dit, c’est-à-dire contre l’école de 1660 que le romantisme s’insurge, c’est contre le néo-classicisme ou le pseudo-classicisme ; c’est contre Voltaire et Delille ; d’autre part, — et c’est la thèse sur laquelle M. Pellissier a le plus insisté, — le romantisme est un mouvement déjà réaliste, duquel le réalisme proprement dit devait très naturellement sortir. Le romantisme a presque toujours (oui, il faut dire presque) confessé et professé un grand respect pour le XVIIe siècle, pour Corneille, pour La Fontaine, pour Racine, même pour Boileau ; et il a été un appel à la vérité, laquelle a été proprement l’idole même du XVIIe siècle. Ce qu’il a méprisé, attaqué, détruit et remplacé, — la meilleure manière de détruire, — c’est l’art de Voltaire et de Delille ; c’est les périphrases, c’est l’horreur du mot propre, c’est « les termes les plus généraux, » c’est les jeux d’esprit, c’est la frivolité de salon, etc. Or, en ce faisant, le romantisme est déjà réaliste et presse le réalisme d’éclore. Tout cela, c’est le retour à la vérité et à la réalité ; c’est du réalisme et du meilleur. En versification même, — j’oubliais, — la variété, la diversité de la métrique et de la rythmique, le retour à la multiplicité des formes rythmiques en honneur au XVIe siècle et l’invention de rythmes nouveaux est un effort vers la réalité, c’est-à-dire vers l’adaptation du rythme à la pensée, substituée à l’adaptation de la pensée au rythme convenu et conventionnel. On ne dira jamais tout ce qu’il y a de réalisme dans le romantisme. Là-dessus multitude d’exemples à l’appui, parmi lesquels se joue l’érudition très étendue et très sûre de M. Pellissier. On ne peut lire un livre plus suggestif et plus instructif que celui de M. Pellissier.

Et maintenant, je discuterai.

Il faut commencer, — malheureusement peut-être, — par des définitions. Je tâcherai de les faire les plus concrètes que possible. En son objet, le classicisme, même déjà chez Corneille et pleinement chez Molière, chez La Fontaine, chez Racine et chez Boileau est la soumission à la vérité et l’amour de la vérité. Mais de quelle vérité ? De la vérité psychologique générale, je ne dis pas la plus générale, ce serait un excès et dans cet excès ne sont pas tombés les classiques, mais de la vérité psychologique générale, assez générale, telle que les générations les plus éloignées les unes des autres puissent fort aisément s’y reconnaître.

Charpentier recevant La Bruyère à l’Académie française le prévenait charitablement que son œuvre baisserait dans l’estime des hommes parce qu’elle s’appliquait aux mœurs du temps et n’aurait plus la même saveur quand les originaux auraient disparu, remplacés par d’autres qui à leur tour devraient être peints. La remarque est très fine, et même vraie, à cela près que dans les Caractères il y a, comme a dit Voltaire, des choses de tous les temps et de tous les lieux ; à cela près aussi que les peintures, dans La Bruyère, qui ressortissent exclusivement aux choses de son siècle nous intéressent comme documens historiques. Mais enfin, la remarque de Charpentier est bien dans l’esprit du temps ; les artistes du XVIIe siècle s’attachent surtout à la vérité psychologique et à la vérité psychologique qui est de tous les temps et de tous les lieux.

C’est pour cela que les classiques aiment tant l’antiquité. Ils l’aiment surtout parce qu’elle ne les gêne pas. S’ils voulaient atteindre la vérité psychologique de leur temps, ils seraient gênés par la présence dans leur esprit de modèles qui sont éloignés d’eux de deux mille ans au moins. Ils ne le sont pas par des modèles chez lesquels ils prennent les traits éternels. Par parenthèse, si, en général, ils préfèrent l’antiquité latine à la grecque, c’est que les Latins ont eu ce même goût de vérité générale, tandis que les Grecs, Homère peut-être excepté, ont été beaucoup plus nationaux et ont été curieux de s’exprimer eux-mêmes très précisément, très ethniquement. Ce point de vue peut être discuté, mais je crois qu’il en resterait toujours beaucoup. Ce n’est presque pas faux ; en littérature, n’être pas tout à fait faux, c’est une lumière considérable.

Retenons en tout cas ceci : en son objet, le classicisme est la soumission à la vérité psychologique et l’amour de la vérité psychologique. Il va sans dire qu’à ce compte chez un satirique ou un comique le réalisme s’introduira de lui-même et prendra une certaine place. Il y a du réalisme dans Molière, dans Boileau, dans La Bruyère, surtout dans La Bruyère, et M. Pellissier l’a montré complaisamment et loyalement. Mais le fond du classicisme c’est l’amour de la vérité psychologique générale. Ce sont les classiques français qui, en France, ont inventé « l’homme. »

Comme travail d’artiste, ce qui distingue le classicisme, c’est l’amour de la composition bien ordonnée. Les classiques ne s’attachent pas précisément à prouver, mais ils exposent comme on prouve. Ils disposent leur œuvre d’art, quelle qu’elle soit, de manière qu’elle mène d’un point à un autre par un chemin nettement tracé et jalonné avec précision ; et il en résulte que leurs dénouemens, ou leurs aboutissemens, ressemblent à des conclusions. Ils ont l’esprit géométrique, dont une espèce est l’esprit architectural. Géomètres et architectes, ils le sont essentiellement et ne peuvent se dérober à l’être. Leur œuvre d’art est toujours composée. Quelle qu’elle soit, même chez La Fontaine, quoique moins qu’ailleurs, on y sent le plan, et il ne se cache pas ; plutôt il s’accuserait avec complaisance, ou avec autorité.

Au point de vue de la langue, leur idéal est la netteté. « On écrit pour se faire entendre. » Leur langue aurait donc quelque tendance au langage abstrait, n’était qu’ils sont très bien avertis que la langue abstraite est une autre manière de langue obscure, et c’est seulement chez leurs successeurs, par une pente naturelle et une naturelle dégénérescence, que la langue deviendra abstraite. Chez eux, elle se tient à un goût assez vif pour le rigoureux, le très précis, le lumineusement condensé, bref, pour la maxime. Elle se défie un peu de l’image, de la métaphore » et, pour eux, il ne faut qu’un peu de redondance et de multiplicité d’images pour qu’ils crient au phébus ; c’est le, propre sens de ce mot.

Au point de vue de la versification, les classiques sont très divers. Il y en a qui sont musiciens, comme Malherbe et La Fontaine, qui ont le sentiment juste et très fin des sonorités expressives et des rythmes expressifs, de l’expression musicale en un mot ; il y en a comme Racine et Molière qui l’ont un peu moins, ou qui y tiennent moins, quoique très experts encore en cet art et surtout ne se trompant point, ne faisant pas de contresens rythmique ; il y en a enfin comme Boileau qui ne sont pas musiciens du tout et évidemment ne se doutent pas de ce que c’est que l’expression musicale, tels enfin qu’ils devraient écrire en prose et que le vers n’est pour eux qu’un moyen de frapper la maxime et de l’arrêter sous un coin net, précis et connu, pour qu’elle se grave plus fortement dans la pensée et dans la mémoire. Tout compte fait, les classiques, tout au moins ne se laissent pas envahir par la musique et ne cèdent que peu à ses attraits et à sa séduction ; et, quoiqu’ils soient encore très loin du singulier idéal que je vais dire, on comprend assez bien que leurs successeurs du XVIIIe siècle aient pu assurer que les beaux vers sont ceux qui sont beaux comme de la belle prose.

Voilà le classicisme en ses traits généraux. Le romantisme est certainement une réaction contre le néo-classicisme et le pseudo-classicisme, certainement ; mais il est bien une réaction contre le classicisme lui-même. Il est, d’après une de mes définitions, que M. Pellissier veut bien rappeler pour la réfuter, « l’horreur de la réalité ; » mais il est même, en une certaine mesure, l’aversion à l’égard du vrai. En effet. Il est, personne ici ne sera en désaccord avec moi, la prédominance de la sensibilité et de l’imagination ; mais sur quoi ? Sur la raison ? Sur la raison, sur le raisonner, sans doute, mais surtout sur la vérité, sur l’humble vérité, comme dit Maupassant. En face de la réalité concrète, de la nature, le romantisme exagère, il transforme, il déforme, « il s’appesantit sur les détails » pour les amplifier et leur donner un relief inattendu, « il fait le roman de la nature, » comme a dit si admirablement La Bruyère de Théophile. Le romantique tient à peindre la nature non pas telle que nous la voyons, mais telle que lui seul, en se guindant un peu, peut la voir. Pour ce qui est des sentimens il les traite de même, il les force, il les violente, il les pousse à bout, il ne les admet, ou du moins il ne les montre que dans le paroxysme. Les exagéreurs, c’est le vrai nom des romantiques.

C’est pour cela qu’ils ont tant de complaisance à la littérature « personnelle, » comme on a dit et, comme j’aime mieux dire, à la littérature confidentielle. On a dit que le fond du romantisme était l’égotisme et l’étalage du moi et que de là dérivaient les caractères si connus de cette littérature : prédominance de la sensibilité, prédominance de l’imagination. Je ne crois pas ; je ne pense point que le goût de soi-même donne de la sensibilité et de l’imagination, et dix générations auraient pu avoir tendance au culte du moi sans avoir ni imagination fastueuse ni sensibilité raffinée. Mais une génération ou deux ont eu une vive imagination et une sensibilité aiguë, ce qui peut s’expliquer par les terribles commotions de la Révolution et de l’Empire, et ce qui peut avoir d’autres causes, et peu importe ; mais enfin une ou deux générations ont été douées plus que d’autres de sensibilité et d’imagination. C’est pour cela qu’elles ont eu, plus ou moins, l’horreur du réel, qui ne satisfait jamais ni l’imagination ni la sensibilité, et c’est pour cela qu’elles se sont tout naturellement tournées vers la source et le réservoir de la sensibilité et de l’imagination, qui est le moi.

Il est naturel que l’homme très sensible se regarde et s’écoute sentir. Il pourrait, sans doute, étudier la sensibilité des autres ; et c’est précisément ce qu’un homme très sensible comme Racine ou comme Flaubert se contraint à faire quand il subit comme Racine la loi de son temps qui proscrit la littérature confidentielle, ou quand il subit comme Flaubert la loi qu’il s’est faite à lui-même et qui proscrit également la littérature confidentielle ; mais comme il est plus naturel et comme c’est aller moins loin et céder à l’impulsion intime que de suivre les mouvemens de la sensibilité en soi-même et de les peindre naïvement, en prenant du reste assez vite l’habitude d’une moindre naïveté et de certains arrangemens, agrandissemens et embellissemens, il est très difficile à l’homme très sensible de ne pas être confidentiel.

Pour ce qui est de l’imagination, il en va presque de même. Ce n’est certes pas être amoureux de soi-même qui donne de l’imagination ; mais avoir de l’imagination porte très bien à s’occuper beaucoup de soi. Le jeu de l’imagination nous ramène facilement à nous-mêmes parce que c’est dans ce jeu que nous nous admirons le plus. La sensibilité fait que nous nous aimons, que nous nous plaignons, que nous nous attendrissons sur nous-mêmes ; l’imagination fait que nous nous admirons, et cela n’est point fait pour nous détacher de nous. Le jeu fréquent, habituel, de l’imagination nous entraîne à nous observer complaisamment jouant ce jeu.

Nous nous plaisons à nous demander : « Comment étais-je, dans quel état d’esprit et d’âme, quand j’ai eu ce beau mouvement imaginatif ? Qui m’y a mené ? Qui m’y a acheminé ? De quelle source profonde de moi est-il sorti ? Quelle est la nature de cette source ? » Songez à tous les commentaires « personnalistes » et confidentiels que Lamartine a donnés de ses poèmes. Autant l’étude de la réalité, de la science, de l’histoire détache de soi (dans la mesure où l’homme peut s’en détacher), autant l’imagination qui semble détacher du moi y ramène, parce que le travail de l’imagination est au fond un travail du moi sur lui-même comme matière première. Voyez, dans la vie de tous les jours, que le hâbleur, le « gascon » (il en est qui sont du Nord comme il y a gens du Midi qui ne le sont pas) est en même temps l’homme qui invente et l’homme qui se met en scène, et voyez que les hommes de la plus puissante imagination, les Rousseau, les Chateaubriand, sont ceux aussi qui ont le plus aimé à parler d’eux.

Sensibilité, imagination et par suite, à ce que je crois, goût de la littérature confidentielle, tels sont les traits saillans de la littérature romantique, eu égard à son objet.

Au point de vue de la composition, elle diffère peu de la littérature classique. Elle aussi a beaucoup aimé la disposition claire, le bon ordre, la composition bien aménagée, le plan visible au lecteur et facilement aperçu par lui. Eux aussi sont des Français, très Français. Hugo compose très bien, avec le plus grand soin ; tout autant Gautier ; presque autant Lamartine et Musset ; Vigny moins rigoureusement, mais non sans diligence encore. Il n’y a pas, au point de vue des qualités d’ordonnance, de différences sensibles entre la littérature classique et la littérature romantique.

Pour ce qui est de la langue, les différences sont profondes. Ce qui frappait le plus en 1830 les fervens de l’école classique, c’était, chez les romantiques, le « matérialisme du style, » le « matérialisme de l’expression. « Cela voulait dire que les romantiques ne parlaient plus une langue abstraite. Cela voulait dire encore plus qu’ils pensaient par images, directement par images. Quand les classiques emploient une image, on peut affirmer presque sans crainte que cette image est une traduction, parfois aisée, parfois laborieuse, mais une traduction. Le romantique pense par images ; c’est l’image qui lui donne l’idée, ou plutôt imago et idée se présentent en même temps, liées et connexes, à sa pensée. Cela distingue les romantiques essentiellement, non seulement de l’école néo-classique ou pseudo-classique, mais de l’école classique elle-même. Et il n’y a pas de différence plus profonde entre deux écoles que la différence entre elles des langues parlées par l’une et par l’autre ; car la langue que l’on parle est le signe même de la façon dont on pense, de la façon dont on sent et de la façon dont on voit. La langue que. l’on parle est caractérisation ethnique quand il s’agit de peuples, spécifique quand il s’agit d’écoles, personnelle quand il s’agit d’individus. Si quelques témoins de 1830 se sont trompés, sur la question de savoir qui étaient les romantiques et qui étaient les classiques de leur temps, c’est qu’ils se sont attachés au fond, ou à ce qu’ils croyaient, le fond, et non à la forme qui, en pareille affaire, est le vrai fond ; c’est qu’ils ont rangé sous l’étiquette de romantiques tous ceux qui étaient ennemis de Voltaire, tous ceux qui avaient quelques tendances religieuses, et, sans tenir compte de leur tour de sensibilité et de leur tour d’imagination, et cela était précisément le principal.

Considéré en sa versification, le romantisme, d’abord, est un peu inventeur, et ensuite et surtout, — M. Pellissier l’a bien remarqué, — il est surtout imitateur de la Pléiade. Il a cherché la multiplicité des rythmes en la trouvant surtout dans le XVIe siècle. En ceci le romantisme a été plutôt artiste, artisan, bon praticien qu’inventeur. Ce qu’il a eu, c’est l’oreille très sensible et un vrai talent pour assortir un rythme consacré, et tel autre et tel autre encore, consacrés aussi, à ce qu’il voulait exprimer, mais sans invention proprement dite. Les véritables inventeurs de rythmes après les hommes de la Pléiade, c’est La Fontaine et ce sont les symbolistes, qui en cela ne furent pas très heureux, à mon avis, mais à qui la gloire de la tentative doit rester.

Le réalisme, — c’est ici que je me sépare le plus de M. Pellissier, — est une réaction ardente contre le romantisme et n’est nullement ou n’est presque aucunement une production, une suite ou une modification du romantisme. Le réalisme à l’exagération du romantisme oppose ou prétend opposer l’exactitude littérale, au lyrisme du romantisme la soumission froide et patiente à la réalité ; à la composition savante du romantisme le moins de composition possible, et seulement ce qu’il en faut pour être clair ; à l’écriture artiste des romantiques et aussi des classiques depuis Bossuet jusqu’à Chateaubriand et depuis Chateaubriand jusqu’à Gantier, un style extrêmement simple qui ne serait qu’un décalque de l’objet observé. Si l’art est toujours, quoi qu’il fasse, la réalité observée à travers un tempérament, ils veulent au moins supprimer le plus possible le tempérament, le réduire à son minimum indestructible. Le réalisme est une probité de copiste, en quoi il est singulièrement respectable.

Par suite, sa tendance au moins est à supprimer la sensibilité, l’imagination et la pensée ; car la sensibilité déforme, l’imagination déforme, la pensée, devenant toujours système, déforme encore. Et l’on a dit que c’était de l’impuissance à sentir, à imaginer et à penser que cet art était venu, loin que cette impuissance fût volontaire et imposée par une théorie ou par une probité artistique. Il y a du vrai, évidemment ; mais ce n’est pas tout le vrai, et cet abstine du réalisme a bien procédé aussi de la lassitude que le paroxysme, l’exagération, la surabondance, le sentimentalisme et le systématisme des romantiques avait mise dans les esprits. Assez d’intervention indiscrète de l’artiste dans le réel. Ne cherchons que le vrai ; le beau, c’est le vrai.

« À ce compte, dira-t-on, le réalisme est un retour au classicisme, puisque aussi bien « rien n’est beau que le vrai, » et « il ne faut pas quitter la nature d’un pas » sont des formules classiques par excellence. Et les réalistes sont des classiques et les classiques de 1660 sont des réalistes. » C’est ce qu’a soutenu Brunetière avec insistance. Il a même appelé les classiques de 1660 des « naturalistes. » Il n’y a pas, selon moi, — et ici je suis avec M. Pellissier, qui est presque toujours sur la défensive du côté de Brunetière, — il n’y a guère, selon moi, d’erreur plus sensible ; et cela tient à l’idée tout à fait différente que les classiques d’une part et les romantiques d’autre part se sont faite de la vérité. La vérité pour les classiques est la vérité psychologique, et la vérité pour les réalistes est la réalité extérieure. Le classique, en général, étudie les caractères, les âmes, les cœurs, les passions, les vices, les travers, les grands et bons sentimens aussi, enfin le fond humain. Persuadé qu’à étudier tout cela on invente beaucoup plus qu’on ne voit et qu’on ne copie, le réaliste a une tendance à se passer de psychologie, comme a dit Zola ; et, d’une part, il se tourne vers les choses, pour quoi il a une sympathie toute particulière ; et d’autre part, quand il peint les hommes, il les peint presque comme des choses, s’attachant surtout à leur extérieur, à leurs gestes, à leurs attitudes, à tout ce qui en eux frappe les yeux ; et enfin quand il peint leurs passions, ce que son office l’oblige, après tout, à faire, il les peint sans nuances, sans détail, comme de grosses forces naturelles, lourdes et massives.

Le grand trait général dont les classiques peignaient les choses, c’est au monde psychologique que les réalistes l’appliquent, et le souci du détail que les classiques avaient en peignant les âmes, les réalistes le mettent à décrire minutieusement les choses. On ne peut pas plus précisément se tourner le dos.

Une chose, et singulièrement importante, rapprocherait peut-être le réalisme du classicisme. Malgré le soin que prend le réaliste de s’interdire de penser, il est en général très pessimiste, et le classique ne laisse pas de l’être aussi, assez souvent. Racine, Boileau, Molière, La Bruyère, La Fontaine même sont hommes qui ne voient en beau ni le monde, ni l’humanité, et si Corneille nous présente quelques hommes qui honorent le genre humain et le montrent capable de choses miraculeuses, il ne faut pas oublier que la plupart de ses personnages ne sont pas autre chose que de grands bandits historiques, très analogues aux héros de Crébillon père. Voilà certainement le point de parentage. Seulement il faut ajouter que le réaliste a le plus souvent comme un véritable plaisir, et que l’on sent bien, à peindre ainsi l’humanité, tandis que le classique la peint ainsi comme contraint et forcé et marque très souvent, même Molière, une vraie satisfaction à rencontrer un trait de courage, de vertu et de grandeur d’âme. En d’autres termes, qui seront peut-être meilleurs, le pessimisme du réaliste est systématique et celui du classique ne lest point du tout ; le classique est pessimiste par respect douloureux pour la vérité, parfois peut-être même par religion et par persuasion que l’homme, foncièrement mauvais, ne peut devenir bon que par l’effet d’une intervention divine ; le réaliste est un pessimiste radical et secrètement satisfait, qui se réjouit malignement de trouver l’homme mauvais, et qui, malgré sa prétendue soumission à l’objet, ne laisse pas de trouver l’homme ainsi fait parce qu’il le fait tel.

Les différences, quelque grandes qu’elles soient entre le réaliste et le romantique, sont donc tout aussi profondes entre le réaliste et le classique.

Il y a trois écoles, il y a trois tempéramens, le dernier aussi irréductible au second qu’au premier et au premier qu’au second.

M. Pellissier, j’y reviens, veut au moins que le réalisme tienne plus du romantisme que du classicisme. Je ne puis voir ainsi. Le souci de la vérité compterait pour rapprocher le réalisme du classicisme, si, à ce souci de la vérité le romantisme était resté fidèle ; mais on ne peut vraiment soutenir qu’il l’ait été. Le souci de la vérité compterait pour rattacher le réalisme au classicisme, si pour classiques et réalistes il s’agissait de la même vérité ; mais nous avons vu qu’il n’en est rien. Et contre Brunetière je cherche à montrer ce qui distingue fondamentalement le réalisme du classicisme, et contre M. Pellissier je cherche à montrer ce qui fait abîme entre le réalisme et le romantisme. Oui, il y a bien trois écoles irréductibles chacune aux autres.

Il va sans dire que, pour reprendre le joli mot de Mme de Rémusat, on n’est jamais exclusivement ce qu’on est surtout et que l’on n’est jamais classique, ni romantique, ni réaliste sans mélange, ce qui est précisément ce qui permet de rattacher telle école à telle autre par des liens qui ne sont pas entièrement artificiels. Emile Deschanel a extrait beaucoup de romantisme des classiques par la bonne raison, ou spécieuse, que les classiques ont de la sensibilité et de l’imagination, et que tout ce qui était sensibilité et imagination, il l’appelait romantisme. Tout de même, et c’est l’intérêt de son livre, M. Pellissier trouve du réalisme et quelquefois même du véritable dans les poètes et romanciers romantiques. Seulement, à mon avis, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Il est rationnel d’appeler romantique l’auteur qui est le plus souvent romantique, réaliste l’auteur dont le tempérament général est réaliste ; et alors, ce qui sera intéressant, c’est de découvrir des auteurs qui, en temps classique, ont été romantiques, ou ont été réalistes, et des auteurs qui, en temps romantique, ont été classiques ou réalistes et ainsi de suite.

Cette méthode, M. Pellissier l’a du reste employée aussi et à sa suite j’indiquerai, une fois de plus, que le XVIIe siècle a compté des romantiques comme Théophile de Viau et Saint-Amand (et en général presque toute la littérature de Louis XIII) et des réalistes comme Sorel et Furetière et même, quoi qu’en dise M. Pellissier, comme Scarron, de qui les peintures du monde provincial dans le Roman comique ont un véritable cachet de vérité. De même le XIXe siècle a ses classiques jusqu’en 1850 et 1860 avec Déranger et Veuillot, et il a ses réalistes depuis 1825, qui s’appellent Sainte-Beuve et Théophile Gautier jeune. Sainte-Beuve était très fier d’avoir inventé cette « humble vérité » dont on devait faire tant d’état un demi-siècle plus tard, et c’est-à-dire la peinture des douleurs obscures et des modestes et timides joies et des modestes et timides intérieurs. De même Gautier débuta par des vers plats, intentionnellement ou non, et il n’y a pas révolution plus radicale que celle qu’il réalisa, très peu de temps, à la vérité, plus tard, sur lui-même.

En cette affaire, ce qu’il y a de plus intéressant et attirant, ce sont ceux qui font transition. Aussi M. Pellissier s’est-il, très judicieusement, attaché à eux. Il n’entrait ni dans son dessein, ni dans son plan, de s’attaquer à ceux qui font transition entre le classicisme et le romantisme, puisque ce qu’il voulait, c’était montrer le réalisme sortant des parties réalistes du Romantisme. Aussi ne nous a-t-il parlé ni de Rousseau, ni de Bernardin de Saint-Pierre. Mais il nous a entretenus de Balzac, et surtout de Leconte de Lisle et de Flaubert. Son raisonnement, à ce qu’il m’a semblé, est celui-ci : Vous voyez bien que le romantisme contenait le réalisme, puisqu’il y a tant de réalisme chez des romantiques authentiques comme Balzac, Flaubert et Leconte de l’Isle ; ou puisqu’il y a tant de romantisme chez d’authentiques réalistes, comme Balzac, Leconte de Lisle et Flaubert. Cela prouve seulement pour moi qu’il y a des hommes complexes ou qu’il y a des hommes partagés entre diverses tendances. Pour moi, Balzac est surtout réaliste. Il est le premier, nettement du moins, qui ait dit aux écrivains et par son exemple : Regardez les choses, découvrez, à les regarder fixement, la physionomie des choses ; regardez aussi les hommes, mais attachez une très grande importance à leur figure extérieure ; elle est infiniment révélatrice de leur être intérieur et du reste, en elle-même, elle est infiniment intéressante. Il est, pour moi, avant tout réaliste. Seulement, il est romantique aussi parce qu’il est romanesque, et, s’il peint minutieux, il peint aussi colossal avec une certaine complaisance, et enfin il est même classique par sa façon de montrer chaque personnage dominé par une passion unique, ce qui est la manière de La Bruyère, et par une passion qui va sans cesse grandissant et se fortifiant jusqu’à la folie ou jusqu’au voisinage de la folie, ce qui est la manière de Molière et de Racine. Il est réaliste, il est romantique, il est classique, et c’est-à-dire qu’il est très riche.

Cela n’empêche point que le réalisme ne soit irréductible au romantisme et au classicisme, car ces dons divers dans Balzac se contrarient, font des dissonances, et les réalistes, élèves de Balzac, ont bien senti que de Balzac il fallait abandonner, par exemple, le romantisme, pour obéir et à leur tempérament et à leur doctrine.

— Mais non pas abandonner ce qu’il avait de classique, ce qui prouverait qu’entre le réalisme et le classicisme il y a moins de distance qu’entre le réalisme et le romantisme.

— J’en conviendrai ; mais en faisant remarquer que ce que Balzac a de classique n’est qu’un trait du classicisme et non pas le plus important et n’est presque qu’un procédé, non une partie essentielle et fondamentale.

De même Flaubert est romantique et réaliste. À mon avis, il est surtout romantique, de tempérament essentiel. Seulement, il était aussi réaliste et il a voulu l’être. Il était un romantique dont le réaliste qui était aussi en lui se moquait amèrement, et il a tiré de cet exercice un grand profit pour son art, quand il s’est agi de peindre une romanesque ridicule. Il était donc romantique et réaliste. Seulement, averti par l’exemple de Balzac ou simplement par son goût, il n’a pas mêlé ses deux tendances et il a donné cet exemple, peut-être unique, d’un homme qui écrit tantôt un livre exclusivement romantique, tantôt un livre exclusivement réaliste, même (presque) avec une alternance significative. On pourrait même ajouter que, comme psychologue minutieux, dans Madame Bovary et dans l’Education sentimentale, il a quelque chose de l’art classique, ce qui confirmerait encore cette idée que l’art réaliste n’est pas si loin de l’art classique. Je n’y contredirai point très fort ; je me bornerai à dire que Flaubert, s’il est capable d’analyse minutieuse, ne l’aime point singulièrement et le plus souvent nous donne à deviner par les gestes du personnage ce qu’il est et ce qu’il devient, plutôt qu’il ne nous le dit ou le lui fait dire. L’art classique est contenu ou refoulé, chez Flaubert, par l’art réaliste qui, tout compte fait, est surtout incompatible avec celui-là

Enfin Leconte de Lisle est considéré par M. Pellissier comme un réaliste, ce qui peut étonner un peu. Entendez bien : M. Pellissier le considère comme réaliste parce qu’il aime l’érudition, l’archéologie, c’est-à-dire les faits, et parce qu’il a horreur de la littérature personnelle ou confidentielle. Cela est assez spécieux ; mais cependant, on entendra toujours par réaliste l’écrivain curieux et amoureux des faits qui l’entourent, des faits qu’il peut observer lui-même ; et celui qui s’intéresse aux faits que l’on trouve dans les livres, dans les musées et dans tous les « monumens » est beaucoup plus, est essentiellement un humaniste. Leconte de Lisle est un humaniste avec une imagination (goût de la description, de la couleur, de la sculpture et du grandiose) toute romantique.

D’autre part, son horreur de la littérature personnelle est une attitude à laquelle il a été cent fois infidèle. Cent fois il nous a dit et même crié ses sentimens intimes, qui sont le pessimisme, l’horreur de la vie, l’impatience de la mort. Leconte de Lisle est un Vigny érudit et aussi, tant comme érudit que comme pessimiste, il a beaucoup de Chateaubriand. Encore que très original, c’est bien au romantisme qu’il se rattache le plus nettement.

Je ne vois donc guère de transitions entre le romantisme et le réalisme ; je ne vois pas surtout que le romantisme contint le réalisme ou y acheminât. Chez ceux-là mêmes qui ont en eux du romantisme et du réalisme, ne voit-on pas que l’un ne mène pas à l’autre, mais que manifestement ils se combattent, de telle sorte que : ou l’œuvre en souffre ; ou l’auteur, très averti, élimine l’un des deux d’une de ses œuvres, élimine l’autre d’un autre de ses ouvrages, pour que tous ses ouvrages soient beaux chacun de sa beauté propre et dans un ordre de beauté ?

Il y a antinomie entre le romantisme et le réalisme tout autant, un peu plus peut-être qu’entre le réalisme et le classicisme et à l’égard du romantisme le réalisme est bien une réaction, non une suite.

Classicisme, romantisme, réalisme sont trois élémens d’art et de littérature, trois élémens différens et qui s’éliminent et qui réagissent l’un contre l’autre. L’art psychologique a pour ennemis la sensibilité et l’imagination et ne s’accommode d’elles que dans une mesure restreinte et, naturellement, avec timidité ; l’art d’imagination et de sensibilité tend à exclure l’art psychologique qui le gêne et qui l’alourdit et tend à exclure aussi le goût du réel et en son fond est précisément le désir d’échapper à la réalité. L’art réaliste enfin ne peut aimer ni la psychologie, ni la sensibilité, ni l’imagination, toutes les trois détournant du monde extérieur proche et vu de près.

Il va sans dire qu’aucun artiste ne peut se priver absolument des trois élémens et que dans un bon réaliste il ne se peut pas qu’il n’y ait un peu d’imagination, un peu, même, de sensibilité et un peu de psychologie. De même dans un romantique... de même dans un classique.. Mais la prédominance dans un artiste d’un des trois élémens est presque absolument nécessaire et le mélange dans un artiste de deux de ces élémens ou des trois est dangereux et l’indécision entre ces trois tendances est néfaste.

On rêve sans doute un artiste infiniment supérieur, un Gœthe supérieur à Gœthe qui réunirait les trois dons et qui en tirerait des œuvres dépassant, pour ainsi dire, la perfection ; mais cet artiste ne s’est pas présenté encore, et il est douteux qu’il soit possible qu’il existe.

Et comment chacun de ces trois élémens prédominent-ils l’un après l’autre dans les littératures sans s’engendrer les uns les autres ? Par réaction et non par génération. Le public, dans tel pays, se dégoûte d’un genre parce qu’il « l’a assez vu, » et c’est précisément l’antithèse de ce genre qu’il désire et de ce désir même naissent des auteurs qui la lui donnent. Doudan a dit : « Il n’y a que deux choses qui nous plaisent, l’idéal et notre ressemblance. » C’est un peu truism ; cat il ne peut guère y en avoir une troisième. La remarque reste intéressante cependant en ce qu’elle indique que nous nous plaisons successivement à ce que nous rêvons et à ce que nous sommes. Et c’est pour cela que le public passe à ceux qui observent quand il est las de ceux qui imaginent. À ce passage, à ce besoin de passer et de changer, contribue beaucoup le dépérissement d’un genre, et le dépérissement d’un genre est le fait des imitateurs. Quand un genre en est à être représenté par des artistes qui imitent ceux qui l’ont inventé, il ne fait plus sentir que le besoin de le remplacer par le genre qui le contredira le plus. Tout romantisme, à un moment donné, inspirera le désir d’une littérature réaliste, tout réalisme se prolongeant inspirera le violent besoin d’une littérature de sentiment et d’imagination.

Et romantisme et réalisme peuvent tous les deux, chacun à cause de ce qui lui manque et aussi à cause de ses excès, inspirer le désir d’une littérature classique ; mais une littérature classique, par tout pays, est un glorieux accident : un auteur de qualité classique se produit assez souvent ; mais la coexistence de plusieurs auteurs, classiques à la grande manière, est un accident. On arrive rarement à la pléiade, c’est-à-dire au chiffre sept.

J’ai voulu mettre une certaine précision dans les idées que m’inspire un beau livre qui ne me convainc pas. Ce qu’il y a encore de plus précis dans mon esprit, c’est que c’est un beau livre.


EMILE FAGUET.

  1. Le Réalisme du Romantisme, par M. Georges Pellissier, 1 vol. in-16 ; Hachette.