Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle/01

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Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 610-643).
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LE
RÉGIME DE L’ALGÉRIE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

I
LA POPULATION, LES RELIGIONS ET LA PROPRIÉTÉ

L’année 1901 a inauguré un régime nouveau en Algérie, dont le trait principal est l’autonomie d’un budget incorporé jusqu’alors au budget général de l’Etat. Nous voudrions, au moment où les destinées de l’Algérie vont être confiées, dans une certaine mesure, aux représentans des diverses populations qui l’habitent, indiquer aussi sommairement que possible les nombreuses lacunes qui subsistent dans son organisation, les fautes commises dans le passé, les principales réformes qu’on attend de l’avenir. Après avoir parcouru cet exposé, le lecteur jugera si le système établi par la loi du 19 décembre 1900, qui a conféré à l’Algérie la personnalité civile et une quasi-autonomie financière, a été suffisamment préparé ; s’il était prudent et politique de remettre le pays à des mains encore peu expérimentées, avant d’avoir opéré de profondes modifications dans un organisme aussi défectueux.


I

« Quiconque a pu voir les prodigieux travaux exécutés par les Français en Algérie n’éprouvera que de la pitié pour ceux qui, en présence de toutes ces œuvres admirables, oseraient prétendre que les Français ne savent pas coloniser. » C’est en ces termes que le célèbre voyageur allemand G. Rohlfs apprécie notre œuvre dans l’Afrique du Nord. La même impression se retrouve chez Tchihatcheff, ainsi que chez beaucoup d’autres étrangers qui ont parcouru notre colonie, et le plus bel éloge qu’on puisse en faire est de rappeler les convoitises qu’elle inspire à certaines puissances européennes. Appliquée à la colonisation algérienne, l’épithète d’admirable n’a rien d’exagéré ; celui qui débarque pour la première fois en Algérie ne peut s’empêcher de reconnaître la grandeur des résultats obtenus ; à plus forte raison est-on émerveillé, si l’on a connu le pays il y a une trentaine d’années. Quel que soit le sort réservé par l’avenir à la France africaine, elle n’en constituera pas moins un des monumens les plus remarquables du génie français. C’est dire qu’en abordant ce sujet nous sommes heureux de témoigner hautement notre admiration pour l’œuvre accomplie au-delà de la Méditerranée, et notre profonde sympathie pour le merveilleux pays où nous avons passé quelques-unes des meilleures années de notre existence. En mettant à nu les principales des plaies qui échappent à l’observation superficielle, nous n’avons pour but que d’appeler sur elles l’attention de ceux-qui peuvent y porter remède ; nous estimons, en effet, qu’il est pernicieux de se bercer d’illusions et que la franchise est toujours un devoir. Etranger à toutes les polémiques qui divisent ou ont divisé la colonie, nous n’apportons dans les nombreuses critiques qu’on va lire ni arrière-pensée, ni animosité ; nous constatons des faits sans nous préoccuper des personnalités ; et noire seul désir serait que ces quelques pages pussent épargner, à ceux qui, dans l’avenir, seront chargés de diriger la colonie, quelques-unes des erreurs du passé.

Au recensement de 1896, la population totale de l’Algérie atteignait plus de 4 400 000 habitans, qui se décomposaient de la manière suivante[1] :


Français 316 000
Étrangers 220 000
Israélites 49 000
Indigènes 3 675 000

Contrairement à ce qui se passe en France, l’accroissement de l’élément français est rapide, ce qui prouve que notre race n’est pas épuisée, chaque fois qu’on la transplante dans un pays où elle rencontre une existence moins facile et plus active que celle de la mère patrie : l’exemple du développement de la race française au Canada vient encore confirmer cette opinion. Il faut remarquer cependant que la loi de 1889, qui répute Français tout individu né sur notre sol, a eu pour effet de comprendre parmi nos nationaux des enfans d’étrangers qui n’ont peut-être rien de commun avec nos sentimens et notre civilisation ; mais l’inconvénient est minime, car ils finissent à la longue par s’assimiler ; le charme du pays est si puissant que quiconque s’y est une fois fixé ne le quitte plus.

La colonisation espagnole, en particulier, donne de bons et robustes travailleurs ; les femmes de ce pays épousent volontiers des Français, et il se produit ainsi, non pas une fusion complète, mais un rapprochement très sensible entre les deux races. Certains étrangers eux-mêmes, sans se faire naturaliser[2], ont souvent des sentimens sympathiques pour notre pays, et, dans les momens difficiles, ils ont en diverses circonstances demandé des armes pour nous aider an maintien de la sécurité. Il ne faut cependant pas se lier outre mesure à la fidélité de ces colonies étrangères, qui, en cas de guerre extérieure, pourraient, sur divers points, constituer un véritable danger.

Les deux peuples qui fournissent le plus grand nombre d’émigrans sont les Espagnols, concentrés pour la plupart dans la province d’Oran, et les Italiens, qui habitent particulièrement les deux autres. Après eux viennent les Marocains et Tunisiens, en grande partie israélites.

Peu nombreux, et disséminés sur tout le territoire, les israélites qui, bien que la loi leur ait conféré la nationalité française, sont encore recensés à part, forment un groupe de grande importance par l’étroite solidarité qui les unit, par leur habileté financière, et par les ressources dont ils disposent. On les rencontre partout ; détenteurs de capitaux, dans un pays où presque toute la population est besogneuse, ils les emploient en grande partie en prêts à gros intérêt ou en acquisitions de terres indigènes dont ils gardent les habitans comme fermiers après les avoir expropriés. Grâce à cette situation, ils ont réussi à réunir contre eux dans une commune haine les indigènes et les colons, ordinairement divisés sur toutes les autres questions. Chez le musulman, d’ailleurs, la haine des israélites dérive non seulement de leurs habitudes d’usure, mais de la religion mahométane même ; le Coran est rempli de textes qui traitent le juif de la façon la plus violente ; c’est « l’animal immonde, » et, tandis qu’avant de tuer le chrétien il faut chercher à le convertir, le juif doit être supprimé sans pitié, en toute circonstance et par tous moyens.

La question du sémitisme a atteint en Algérie un degré d’extrême acuité, qu’il était facile de prévoir depuis quelques années ; il n’est pas douteux, en effet, que le rôle prépondérant joué dans différentes circonstances par l’élément Israélite, quoiqu’il ne constitue qu’une minorité infime dans l’ensemble de la population, devait provoquer des mécontentemens et des haines féroces chez des populations qui, bien que différentes d’origine, sont animées dans ces questions d’une égale ardeur. Aujourd’hui, les choses deviennent de jour en jour plus délicates, et il ne faudrait pas s’étonner que, par une de ces réactions aussi inévitables dans la vie des peuples que dans les sciences physiques, elle fut un jour résolue d’une manière violente.

A un moindre degré, l’impopularité des Maltais est analogue, car ils pratiquent des opérations financières de même nature.

La population musulmane, de beaucoup la plus nombreuse, se partage en deux races distinctes, dont la religion est le seul lien. L’une, la race arabe, est celle du vainqueur ; elle domine en général dans le désert et sur les hauts plateaux ; l’autre, la race kabyle, descend des anciens habitans du pays et occupe surtout les régions montagneuses. Il est assez difficile d’apprécier leur importance respective, car les tribus de race kabyle s’étendent bien au-delà de la Kabylie. Il est certain cependant qu’elles dépassent la moitié de la population indigène de toute l’Algérie ; peut-être même en atteignent-elles les deux tiers.

De nombreuses différences séparent ces deux races ; et d’abord l’extérieur : il n’est pas rare de rencontrer en Kabylie des hommes grands, blonds, aux yeux bleus, dont l’origine doit remonter aux Vandales, aux Suèves, ou Wisigoths qui se sont répandus sur la Mauritanie lors de l’invasion des barbares, tandis que l’Arabe, presque toujours plus petit, est brun de teint et de chevelure. Le premier plutôt sédentaire, le second plutôt nomade ; l’un, fantassin tenace, simple d’allures, ayant à la fois l’instinct du commerce et l’amour du coin de terre qu’à force de labeurs il s’est créé en le disputant aux montagnes arides ; l’autre, grand cavalier, buveur d’air, aimant les riches parures, gentilhomme et lazzarone, dédaigneux du « mercanti, » pasteur, ne cultivant que ce qu’il lui faut pour vivre ; l’un créateur, l’autre destructeur ; l’un démocrate, l’autre soumis aux chefs de grandes tentes. Le Kabyle est en réalité aussi différent de l’Arabe que de l’Européen, et, s’il arrive à maintenir ses positions vis-à-vis du second, il s’étend peu à peu au détriment du premier[3].

Cet antagonisme remonte loin ; le célèbre historien et commentateur des coutumes indigènes, Ibn-Khaldoun, raconte qu’ayant vu une charrue le Prophète s’écria : « Ces choses n’entrent point dans une maison sans que l’avilissement entre dans les âmes de ceux qui l’habitent[4]. » D’ailleurs, cette concession faite au livre sacré, il constate immédiatement que « l’état des peuples agriculteurs est supérieur à celui des nomades, » et dans le chapitre intitulé : « Tout pays conquis par les Arabes est bientôt ruiné, » il s’exprime ainsi : « Sous leur domination, la ruine envahit tout. Les Arabes négligent tous les soins du gouvernement ; ils ne cherchent pas à empêcher les crimes ; ils ne veillent pas à la sécurité publique ; leur unique souci, c’est de tirer de l’argent de leurs sujets, soit par la violence, soit par des avanies… Ils n’ont jamais fondé de villes durables. » Enfin, il constate que, nomades, ils ne savent ni choisir leurs matériaux, ni bâtir, et ne s’inquiètent ni de l’air, ni de l’eau, ni de la situation topographique iles lieux qu’ils veulent habiter. Dans le chapitre qui traite « de la chute des empires, » il remarque que les États arabes ont pour condition essentielle de durée le nomadisme, et, plus loin, il ajoute cette réflexion remarquable sous la plume d’un homme de son siècle : « Toute communauté est stationnaire ; l’individu seul va de l’avant, poussé par l’ambition et le désir du mieux, et ses travaux, sa prospérité, ses améliorations deviennent forcément des bienfaits pour la société. » Ne croirait-on pas voir là une comparaison entre la propriété collective, régime plus particulièrement arabe, et la propriété individuelle, si répandue en Kabylie ?

Ce n’est guère que depuis une quarantaine d’années que l’on a saisi les nombreuses différences existant entre l’Arabe, qui n’a point changé depuis les Gétules de Massinissa, et l’ancien Berbère devenu Kabyle. Mais, malheureusement, quand on s’en aperçut, des mesures regrettables avaient été déjà prises. L’autorité militaire, séduite par les grandes manières et le luxe des chefs indigènes, avait détruit dans la petite Kabylie un certain nombre d’institutions locales pour les remplacer par le système arabe, alors qu’une bonne politique commandait précisément la solution inverse, car le Kabyle est le seul qui, en Algérie, ait des institutions nationales, des coutumes ou kanouns, parallèles à la loi coranique, mais ne se confondant pas avec elle, tandis que, pour l’Arabe, le Coran seul fait loi. Cette particularité très importante indique que, pour entamer le bloc indigène, il fallait commencer par rapprocher de nous les populations kabyles. Ce serait cependant une erreur de croire que l’on puisse arriver à les assimiler absolument ; d’abord elles ont de longue date la passion de l’indépendance, car, déjà au temps de saint Augustin, on remarque que les mouvemens religieux, et particulièrement le donatisnie, n’étaient qu’une des formes de la révolte contre l’Europe[5] ; ensuite, et c’est là le plus grand obstacle, les Kabyles sont vrais croyans, et le musulman n’abandonne jamais sa foi, qui le sépare des adeptes de toutes les autres religions. La solidarité religieuse est la seule qui lie entre elles toutes les nationalités, tous les États soumis à l’Islam, depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au fond de la Chine[6] ; mais c’est la plus lourde chaîne que l’humanité ait jamais portée, car le Coran, pour le vrai croyant, tient lieu de tout : il est le seul livre et doit suffire à tous les besoins ; il détruit ainsi les arts, les sciences, les coutumes écrites, qui ne subsistent qu’à titre tout exceptionnel, et la philosophie ; il condamne toute étude, toute recherche, comme une chose attentatoire aux droits de Dieu ; enfin, par le fatalisme, il abolit toute notion de justice et la liberté individuelle elle-même. Du moment où tout ce qui arrive « était écrit, » et par conséquent est juste, pourquoi s’instruire ; pourquoi se réformer et résister à ses passions ; pourquoi s’inquiéter de l’avenir et ne pas vivre d’une vie purement bestiale ?

« Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique, dit Renan, sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant ; de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa têle, la rend absolument fermée à la science et incapable de s’ouvrir à toute idée nouvelle, à partir de son initiation religieuse. Vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là éveillé, devient tout à coup fanatique, plein de fierté de posséder ce qu’il croit la vérité, heureux, comme d’un privilège, de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman ; l’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte ni de l’instruction, ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, la science et tout ce qui constitue l’esprit européen[7]. »

Avec une telle disposition de l’esprit, comment s’étonner du peu de résultats sérieux que donne notre système d’instruction indigène ? À cinquante ans, la plupart des anciens élèves musulmans de nos lycées ne sont plus guère capables d’écrire correctement une lettre en français. Toutefois, ceux qui ont conservé le goût du travail possèdent de remarquables qualités intellectuelles, la finesse, la facilité d’assimilation, et souvent un grand bon sens. Quels services ne pourraient pas nous rendre ces hommes pour le bien de l’Algérie, s’ils étaient plus nombreux et mieux employés ? On juge, par ces résultats de l’instruction secondaire, ce que peuvent être ceux de l’enseignement primaire qu’on a d’ailleurs surchargé de quantité de notions inutiles. La lecture, l’écriture, le calcul et des élémens très sommaires de l’histoire et de la géographie de la France et de l’Algérie, tel devrait être le programme des cours. En revanche, en Kabylie surtout, chez un peuple ingénieux et adroit de ses mains, il faudrait développer largement l’enseignement professionnel de manière à pouvoir pousser les sujets d’élite jusqu’à l’école d’arts et métiers de Dellys, et créer sur quelques points du territoire des écoles destinées à donner aux indigènes des notions sommaires d’agriculture[8].

L’instruction des indigènes a provoqué, à la suite de l’enquête sénatoriale de 1891, le débordement d’opinions extraordinaires ou extravagantes qu’on devait attendre à la fois de politiciens métropolitains plus préoccupés de leurs théories que de la réalité des faits, et de politiciens locaux jaloux d’emboîter le pas à leurs aînés de France ; de pédagogues à l’esprit parfois exclusif, trop préoccupés des méthodes d’enseignement, alors que la question est surtout politique ; de fonctionnaires algériens toujours avides de créations d’emplois, et, enfin, d’hommes d’affaires flairant quelques bonnes spéculations. Il ne s’agissait de rien moins que de couvrir le pays d’écoles à bref délai, sans penser au nombre respectable de millions que devait coûter une opération de telle ampleur. Tout d’abord, fallait-il stipuler l’obligation de l’instruction ? Cela semble une pure fantaisie, car la prescription n’aurait eu aucune sanction. Les indigènes des centres pourront bien, — au prix de quelles peines et de quelles vexations ! — être astreints à envoyer leurs enfans aux écoles ; mais comment exiger que, dans les douars éloignés de 4, 8, 15 et 20 kilomètres des centres, il en soit de même ?

Créera-t-on, dans ce cas, des instituteurs nomades attachés au douar et le suivant dans ses déplacemens ? Etendra-t-on l’obligation aux enfans des deux sexes ? Mais, alors, que de difficultés pour l’instruction des filles, dans un pays où les mœurs condamnent la femme à une existence semi-claustrale et à une sorte de servitude familiale ; quel danger de créer des déclassées, chez ces jeunes filles qui, après avoir entrevu quelques-unes des lueurs de notre civilisation, devront ensuite rentrer dans la triste réalité de la vie arabe ! Donnera-t-on aux indigènes l’instruction laïque ? Elle ne rencontrera que son antipathie, car, il ne faut pas l’oublier, le musulman n’a qu’un livre, le Coran, et toute école musulmane n’a qu’un but : la lecture du Coran ; l’instruction y revêt donc par cela même un caractère religieux, auquel participe le « taleb » qui la dirige. L’expérience a démontré d’ailleurs que, dans les pays d’Orient, à l’époque où M. Crispi avait créé une série d’écoles laïques italiennes, elles étaient désertées par les indigènes au profit des écoles congréganistes, car, pour eux, instruction et religion sont choses inséparables. Et si l’on adoptait une instruction congréganiste, ne serait-il pas singulier de voir la France préconiser dans sa grande colonie une méthode qu’elle combat dans la métropole ?

Quels que soient les avantages de l’instruction, et personne ne songe à les contester, car ce serait nier l’évidence, encore faut-il l’approprier au milieu, et n’a-t-on pas souvent remarqué que, parmi les nombreux élèves que l’Orient envoie chaque année dans nos grandes écoles, l’assimilation qui se produit le plus facilement est celle de nos vices et non celle de nos qualités ? Ce que beaucoup d’anciens spahis et d’anciens tirailleurs retiennent trop facilement de leur passage dans les rangs de notre armée, c’est le goût du cognac ou de l’absinthe, qui les dégrade vis-à-vis de leurs coreligionnaires. Ce que la grande majorité des indigènes retiendra le mieux de notre instruction, ce seront les leçons plus ou moins bien comprises qui leur paraîtront flatter le plus leurs passions. Voilà ce qu’auraient pu dire à la commission d’enquête de 1891 les Algériens indépendans, et ce qui, à en juger par certains rapports parlementaires, ne paraît pas avoir été admis au Sénat.

Est-ce à dire que nous ne devions rien faire dans cet ordre d’idées ? Aucun homme éclairé ne le soutiendra ; mais il faut changer nos méthodes : si nous estimons que l’école professionnelle suffit amplement aux besoins de l’époque actuelle, ce n’est point une raison pour ne pas préparer l’avenir, et, à ce point de vue, l’administration algérienne aurait grand profit à jeter un coup d’œil au-delà de ses frontières. Dans nos possessions du Soudan, nos officiers ont établi, presque aussitôt après la conquête, des écoles « de fils de chefs, » bien modestes, il est vrai, mais proportionnées à la fois aux faibles ressources dont ils disposaient et aux intelligences primitives auxquelles elles étaient destinées. Au lieu d’amalgamer les jeunes indigènes dans nos lycées et de leur imposer une instruction et une éducation si peu appropriées à leurs mœurs et à leurs besoins, pourquoi ne pas élargir d’une part l’enseignement de nos trois « medersas, » de manière à y former un personnel de lettrés sérieux, destiné à constituer le cadre d’une sorte de corps universitaire indigène, et d’autre part créer ou annexer à nos établissemens d’instruction des cours spéciaux destinés aux fils d’indigènes influens ? Un programme judicieux les intéresserait non seulement aux améliorations matérielles qu’ils pourraient procurera leurs tribus quand ils y seraient rentrés, mais aux principes d’équité, de tolérance, de justice qui doivent guider tout homme destiné à administrer ses semblables. Donner l’instruction à tous en Algérie est une pure chimère ; travailler à rapprocher le moment, bien lointain encore, où on pourra y songer, n’est point une œuvre irréalisable, si nous n’avons pas la prétention de tout faire par nous-mêmes, et si nous voulons convier à cette entreprise une élite indigène que nous aurons graduellement formée. Une telle entreprise, où le côté pédagogique est, des plus secondaires, a bien de quoi tenter l’esprit d’un homme d’Etat[9].

L’instruction devant être encore pendant longtemps insuffisante pour opérer un rapprochement sérieux entre indigènes et Européens, il faut en chercher ailleurs le moyen, et, en dehors des questions d’intérêt purement matériel, on ne le trouvera que dans la religion. Quel que soit l’éloignement de l’islamisme pour toute autre croyance, le Coran n’est pas un obstacle absolu à l’établissement d’un modus vivendi, et il n’a pas empêché bien des indigènes, très attachés aux pratiques de leur religion, de nous servir avec une grande fidélité. Le livre sacré des musulmans contient, en effet, un mélange de préceptes souvent contradictoires ; dans certaines de ses parties, il offre une grande et belle morale, qui n’est point inférieure à la morale chrétienne ; mais, dans d’autres, tantôt il outre la dureté des livres de l’Ancien Testament et la pousse jusqu’à la cruauté ; tantôt, et c’est là le point où Mahomet se montre homme politique, il tolère certains faits condamnables, même criminels, pour pouvoir se faire accepter des populations, brutales, passionnées et sauvages.

C’est ainsi qu’il préconise la tolérance : « Point de contrainte en religion ; la vraie voie se distingue assez de l’erreur. » — Et cependant l’Islam, tolérant quand il est faible, devient fanatique quand il a la force. De même, en maints passages, il ne se montre pas hostile au christianisme et il mentionne Jésus-Christ comme un précurseur du Prophète : « Sur les pas des au Ires prophètes, nous avons envoyé Jésus, fils de Marie, pour confirmer le Pentateuque ; nous lui avons donné l’Evangile, qui contient la direction et la lumière ; il contient aussi la direction et l’avertissement pour ceux qui craignent Dieu ; » et dans un autre chapitre : « Tu reconnaîtras que ceux qui nourrissent la haine la plus violente contre les fidèles sont les juifs et les idolâtres, et que ceux qui sont le plus disposés à aimer les fidèles sont les hommes qui se disent chrétiens ; c’est parce qu’ils ont des prêtres et des moines, et parce qu’ils sont sans orgueil. » On pourrait multiplier ces citations ; mais il n’est pas nécessaire d’insister plus longtemps sur une question si connue qu’il y a déjà longtemps qu’on a appelé l’Islam « un christianisme simplifié. » Rien dans les rites n’est non plus en opposition avec les religions de l’Occident. Il n’existe, en effet, que cinq pratiques obligatoires : le témoignage[10], les cinq prières et ablutions journalières, le paiement des dîmes, le jeûne du rhamadan, et le pèlerinage à La Mecque pour les riches seulement. Quant à l’aumône et à la guerre sainte, elles ne sont pas d’obligation stricte. Ainsi, dans ce culte, rien d’incompatible avec les principes de la morale chrétienne. On conçoit donc que l’idée d’un rapprochement entre l’Islam et le christianisme ne soit pas absolument chimérique, s’il est entendu qu’il ne doit conduire ni à la conversion[11], ni à l’assimilation absolue. Il suffit pour cela qu’au lieu d’être une source de conflits les intérêts matériels rapprochent les diverses nationalités, et que, dans la lecture du Coran, on insiste particulièrement sur les versets qui préconisent la concorde et non sur ceux qui prêchent l’hostilité. La Russie qui, tant en Europe qu’en Asie, compte parmi ses sujets un nombre considérable de musulmans, n’a eu que de très rares difficultés avec eux.

Or, quelle est aujourd’hui la situation religieuse des musulmans d’Algérie ? Malgré l’unité de foi, il existe, dans la plupart des pays soumis à l’Islam, un personnage, qui, sous le nom de Cheikh-ul-Islam, exerce une haute autorité : plutôt théologien et grand docteur que grand prêtre, il tranche les litiges religieux, interprète le Coran et veille à la conservation île la doctrine.

Avant notre conquête, l’Algérie musulmane était soumise au Cheikh-ul-Islam de Constantinople ; depuis lors, elle reste sans direction, situation assez grave, qui a frappé tous les bons esprits, car elle pousse les indigènes à chercher des avis et des conseils au dehors, dans des pays qui ne peuvent qu’être hostiles aux giaours. Le rétablissement d’un docteur suprême serait donc avantageux, à condition de le bien choisir. En effet, le mahométisme, n’ayant ni liturgie, ni clergé (les muphtis, mollahs, etc., ne sont que des docteurs, des commentateurs et des casuistes), expose ses sectateurs, pour la plupart ignorans et passionnés, à tous les entraînemens de la prédication des fanatiques, qui constituent un danger d’autant plus grand que, les muphtis jouissant en Algérie d’une assez médiocre considération, l’influence réelle appartient aux marabouts et aux confréries, et ceux-ci constituent l’élément turbulent par excellence. On estime à 115 ou 120 le nombre des familles maraboutiques, car ce titre ne se transmet que par l’hérédité ; très peu d’entre elles sont en relations avec nos autorités. Quelques-unes cependant, dévouées à notre domination, reçoivent de légères subventions du gouvernement, ou sont autorisées exceptionnellement par lui à faire des ziaras ou quêtes : dans ce cas, leur action est précieuse, car elles combattent pied à pied, dans leur sphère d’influence, les agissemens des khouans, membres des confréries. Partout ailleurs, pour conserver leur prestige sur des populations ardentes, elles sont obligées de surenchérir à toutes les exagérations, à toutes les propositions incendiaires que débitent les khouans. Elles créent ainsi et attisent les foyers de fanatisme, d’où sortent les insurrections.

Bien que le proverbe recommande de s’en défier[12], les marabouts ont une importance considérable en Algérie ; mais il est facile d’exercer sur eux une surveillance assez sérieuse, car leurs immeubles sont parfois importans, et leurs déplacemens pourraient être signalés, s’il existait une police dans les tribus. Tout autre est l’action des mokkadems ou serviteurs des confréries, qui circulent de douar en douar, tantôt colporteurs, tantôt marchands de chevaux ou de bétail, tantôt simples voyageurs, dépourvus de tout signe distinctif, prêchant la bonne parole en se livrant à leurs affaires, et insaisissables, même aux autorités les plus vigilantes, tant qu’ils ne commettent pas quelque imprudence.

De ces confréries, les unes nous sont assez dévouées, telles que celles des Tidjanya[13] et de Moulaï-Taïeb[14], dont le siège est en Algérie pour la première, au Maroc pour la seconde, et dont les ramifications s’étendent jusqu’au Sénégal, au Niger et au Touat. D’autres, telles que celles de Bon Kobrin[15] et de Sidi Abd-el-Kader-el-Djilali[16] ous sont peu favorables ; enfin, la plus redoutable de toutes, celle des Senoussis[17] tâche de s’implanter dans la colonie. La politique à l’égard de ces confréries est une œuvre extrêmement délicate et qu’on a trop négligée. Quelques-unes d’entre elles ont en Algérie des chefs remarquables par leur intelligence, et sur lesquels certaines faveurs habilement distribuées ne seraient pas sans influence. L’opposition entre le chrétien et le mahométan réside non pas dans le fond même des religions, mais uniquement dans les mœurs ; or, si on ne peut espérer les transformer, au moins est-il permis de penser qu’on pourrait écarter les principales causes des divergences, et l’une des plus grandes est l’ignorance, volontaire ou non, que professe l’une des races à l’égard des croyances, des mœurs et des institutions de l’autre.


II

Après la religion, rien ne caractérise mieux l’état social d’un peuple que le régime de la propriété : en négliger l’étude, c’est se condamner à une observation superficielle et rejeter de gaîté de cœur l’un des moyens les plus efficaces de scruter l’Ame humaine, car, si l’homme imprime sur sa chose les marques de son intelligence et de son génie, s’il la transforme au gré de ses besoins ou de ses goûts, s’il se l’approprie, en un mot, il subit à son tour et presque à son insu l’influence de la terre qu’il défriche et de la moisson qu’il sème. La propriété, ce n’est pas seulement la simple possession matérielle d’une chose, c’est la portion d’intelligence humaine dépensée pour son amélioration, c’est la somme de labeur qui s’y est pour ainsi dire incorporée ; et, dans un pays neuf, elle est la source d’une des plus grandes jouissances de l’esprit humain, celle de la création, jouissance si vive et si pénétrante que ni les obstacles ni les fatigues ne peuvent en détourner ceux qui la poursuivent. Plus une terre a coûté de soins, plus son propriétaire y est attaché ; il ne la quittera qu’à regret et sous le coup d’une impérieuse nécessité. Les mille liens qui l’y enchaînent, en diminuant peu à peu ses goûts d’indépendance et ses instincts de nomadisme, transforment insensiblement ses mœurs, et ce n’est pas là un des moindres avantages de la loi providentielle du travail.

Nul pays, peut-être, mieux que l’Algérie ne peut mettre en lumière l’influence de la nature du sol sur les races qui l’habitent. Dans le Sahara, une population clairsemée et jalouse de son indépendance ne possède guère que ses tentes, ses armes et son bétail, maigres troupeaux que nourrissent à peine les pâturages plus maigres encore de l’Areg. Sa seule industrie est le pillage ou la rançon des caravanes, et, pour s’y livrer, elle se déplace avec une prodigieuse facilité dans ses steppes sans limites ; elle ne détient même pas le sol que recouvre sa tente.

En se rapprochant de la mer, les tribus du Sud algérien sont encore nomades, mais déjà leurs migrations suivent certaines lois précises. Vivant dans des régions semi-désertes, elles s’y déplacent pendant le cours de la saison hivernale, suivant les besoins de nourriture de leurs troupeaux ; lorsque surviennent les chaleurs et la sécheresse de l’été, beaucoup d’entre elles se transportent dans la région des hauts plateaux : elles y occupent alors des terrains de pâturage qui leur appartiennent de temps immémorial et sur lesquels elles reviennent chaque année. On ne trouve dans ces tribus nulle trace de propriété individuelle, car elles vivent exclusivement de la vie pastorale, et le pâturage n’exige aucune appropriation du sol.

Lorsqu’on parvient aux hauts plateaux et au Tell, la propriété prend un caractère plus marqué, car la culture des céréales vient se combiner avec le régime pastoral ; c’est la région de la propriété familiale indivise, et non point de la propriété collective, comme on l’a pensé pendant longtemps. Sur un point seulement on trouvait encore, lors de la conquête, une sorte de possession collective : c’était dans la province de Constantine, où le gouvernement turc (beylick) avait accordé à certaines tribus la jouissance de terres dites « azels. » Ces concessions faites à l’ensemble de la tribu étaient réparties entre les familles par les caïds ou aghas, qui tenaient ainsi dans leurs mains le sort de leurs administrés ; sauf ce pouvoir absolu, conféré à une seule personne, et qui devenait la source d’abus et d’exactions de toute sorte, ce régime n’était pas sans analogie avec la propriété collective des pays slaves et notamment avec le mir russe.

Enfin, dans quelques parties du Tell, notamment aux abords des villes, dans la Mitidja, et dans tout le massif montagneux de la Kabylie, on constatait, dès les premiers temps de notre occupation, l’existence de la propriété privée qui avait reçu le nom de « melk. » Sans doute ces terres n’étaient pas dans une condition juridique analogue à celle de la propriété française : les unes avaient à supporter des droits d’antichrèse ; d’autres, des affectations religieuses de diverses formes (habous), mais elles n’en étaient pas moins classées sous un régime quasi européen.

L’Algérie, en raison même de sa configuration géographique, présentait donc, il y a quelques années encore, le tableau résumé de la gradation admise par certains économistes entre l’état primitif et la conception moderne de la propriété. En premier lieu, le régime pastoral ; ensuite, propriété collective ; propriété individuelle grevée de charges perpétuelles ; el, enfin, propriété privée libre.

Il y aurait une longue étude à faire sur les diverses modalités qu’affectait chacun de ces états, car aucun pays ne présente autant de différences de tribu à tribu que le Nord de l’Afrique ; mais il suffit au dessein que nous poursuivons d’une indication rapide. D’ailleurs, bien qu’on ait longtemps admis une opinion opposée, il est maintenant reconnu que le nomadisme ne constituait, même avant 1830, qu’une exception assez restreinte et, par conséquent, on peut sans inconvénient négliger tous les régimes autres que celui de la propriété familiale et de la propriété individuelle. Il ne paraît pas non plus nécessaire de rentrer dans les polémiques interminables sur la question de savoir quel était, au point de vue du droit musulman, le véritable propriétaire du sol de la Régence, lors de la prise d’Alger. D’après les uns, la terre appartenait exclusivement au gouvernement, et les tribus n’avaient sur elle qu’un droit de jouissance ; d’autres soutiennent que, dans le nord de l’Afrique, les traditions n’ont jamais accordé au conquérant plus du cinquième du pays conquis ; enfin, certains commentateurs des jurisconsultes arabes déclarent que celui qui vivifie une terre morte, c’est-à-dire le premier occupant, en devient propriétaire. Ce sont là des théories très contradictoires et entre lesquelles le choix serait malaisé, si la question de propriété n’avait été définitivement tranchée ; par le sénatus-consulte de 1863, qui a accordé aux tribus la propriété des territoires dont elles jouissaient de temps immémorial. Cet acte, d’une importance capitale pour la colonie, a été à la fois l’objet des critiques les plus passionnées et les plus injustes, et des éloges les plus exagérés.

À cette époque, le caractère véritable de la propriété indigène était mal connu, et on la considérait à tort comme une propriété collective de la tribu, non comme une propriété familiale indivise. Après avoir posé le principe de la propriété incommutable des indigènes sur les territoires occupés par eux, le sénatus-consulte décidait qu’il serait procédé à la reconnaissance et à la délimitation du territoire des tribus ; cette opération terminée, on devait successivement déterminer, dans chaque tribu, le territoire de chaque douar et, dans chaque douar, la propriété privée. Dans la pensée de ses auteurs, cette opération constituait : « 1° un acte de générosité de la part de la France ; 2° une satisfaction et une facilité données à la colonisation ; 3° un bienfait pour le peuple arabe ; 4° un affaiblissement de la tribu ; 5° une garantie de sécurité ; 6° une augmentation d’impôts. »

La satisfaction donnée à la colonisation était réelle, puisqu’en créant la propriété privée chez les indigènes, on leur permettait la vente aux colons : mais, soumise aux formalités lentes et compliquées du sénatus-consulte, elle ne devait se produire qu’à une échéance si éloignée qu’elle devenait illusoire ; ainsi, au moment où l’on manifestait l’intention d’encourager par tous les moyens la colonisation, on lui promettait des terres en abondance dans un avenir de vingt ou vingt-cinq ans. C’était compter sur une dose de patience que possèdent rarement les hommes, et particulièrement ceux qui, doués d’initiative et d’énergie, veulent consacrer leur vie à la colonisation. L’affaiblissement de la tribu présentait de grands avantages, mais il est aujourd’hui démontré qu’il a grandement contribué à diminuer la sécurité. Enfin, l’augmentation d’impôts était assez problématique, l’événement l’a prouvé.

De tous les avantages énumérés précédemment, il n’en reste en réalité qu’un seul : c’est le grand acte de justice et de haute politique qui mettait fin à la situation précaire des indigènes et leur ôtait un des principaux mobiles d’insurrection en donnant une sanction définitive à leur possession traditionnelle. Malheureusement cet acte se rattachait à une conception politique qui nous a causé des déceptions plus amères : l’Empire professait et appliquait alors en Europe la théorie des nationalités, et l’idée d’un royaume arabe en était une conséquence naturelle. Si la question avait été étudiée avec moins de préjugés et plus de sens pratique, on eût compris que cette solution de haute équité était facilement conciliable avec les besoins d’une colonisation qui apparaissait dès lors comme la condition nécessaire de la conservation de notre conquête.

L’Arabe est par-dessus tout un destructeur ; sans souci de l’avenir, il ruine les pays qu’il occupe et ne cherche à tirer d’eux que sa subsistance. Il était donc inutile de laisser la propriété de plus de 30 millions d’hectares à une population de 2 millions d’indigènes, qui s’y meuvent trop largement ; on pouvait facilement prélever un cinquième ou un quart du territoire pour la colonisation et conférer ensuite la propriété définitive du surplus aux indigènes. Cette opération n’avait rien que de légitime, car elle constituait pour les tribus un sérieux avantage, en même temps qu’elle leur infligeait la peine méritée pour leur longue résistance, et si quelque scrupule de légalité avait inquiété la conscience du législateur, les jurisconsultes n’auraient pas été en peine de trouver dans les coutumes arabes les moyens de les calmer ; d’ailleurs, on avait procédé, sous le gouvernement des maréchaux Randon et Pélissier, dans un certain nombre de tribus, au « cantonnement » des indigènes au moyen du prélèvement d’un cinquième de leur territoire, et ils avaient accepté sans la moindre protestation cette mesure qui leur laissait encore la jouissance de surfaces considérables. Si le sénatus-consulte de 1863 avait ainsi posé la question, le gouvernement aurait disposé, sans bourse délier, d’énormes étendues de terrains à consacrer à la colonisation, au lieu d’obliger celle-ci à négocier péniblement l’achat, des terres aux indigènes. Cette faute pèse encore lourdement sur la colonie, car elle a été en grande partie l’origine de la funeste législation de 1873.

Cette réserve faite, il faut reconnaître que le sénatus-consulte de 1863 était une œuvre logique, dont l’exécution normale devait procurer de notables avantages, et que les procédés pratiques de reconnaissance du terrain et de surveillance des opérations étaient simples et bien combinées. La délimitation des tribus et douars fut poussée avec activité de 1863 à 1871, et la moitié du territoire environ avait été reconnue, lorsque l’insurrection vint interrompre ce travail.

La promulgation du sénatus-consulte de 1863 avait soulevé une vive indignation en Algérie parmi les colons ; aussi, dès la fin de l’insurrection de 1871, la députation algérienne entreprit-elle de modifier le régime de la propriété indigène. Reprenant l’opinion de la minorité de la commission du Sénat de l’Empire, elle pensa qu’il était possible d’arriver à constituer directement la propriété individuelle, sans passer par l’intermédiaire des délimitations des tribus et des douars, et d’abréger ainsi le délai au bout duquel les colons pourraient acheter leurs terres aux indigènes. Telle est l’origine de la loi de 1873 sur la constitution de la propriété indigène, dont on étudiera plus loin les effets. L’attente générale fut encore une fois déçue, l’exécution de la loi de 1873 était si onéreuse pour l’Etat qu’on n’y procédait qu’avec une certaine lenteur, de sorte que, dès 1888, on devait revenir aux procédés trop dédaignés du sénatus-consulte de 1863 et en continuer l’application, qui s’est poursuivie depuis lors, tandis qu’on a renoncé aux opérations de la loi de 1873.

C’est l’exécution de cette loi qui a mis définitivement en lumière le régime de la propriété indigène, tant dans le Tell que sur les hauts plateaux, et démontré la part considérable d’erreurs et d’illusions contenues dans la pensée de ses auteurs. Si l’on se reporte aux discussions de l’Assemblée nationale, on voit apparaître, indépendamment de l’intention de favoriser la colonisation, le désir d’améliorer la culture arabe par la possibilité d’une mise en circulation plus parfaite de la terre, et celui de soustraire les indigènes à certaines influences féodales. C’est une lourde responsabilité que de prétendre transformer les habitudes familiales et économiques de tout un peuple sans une transition suffisante, et de vouloir lui faire franchir en quelques années la durée de plusieurs siècles ; en effet, si l’on supposait achevée l’œuvre de la loi de 1873, l’indigène jouirait d’une propriété absolument assimilable à la nôtre ; en trente ou quarante ans, il aurait passé de l’état où se trouvait l’habitant des Gaules au temps de César, ou celui de la Germanie au temps de Tacite, au point où en sont actuellement les peuples de l’Ouest et du Centre, de l’Europe. C’était provoquer une révolution profonde et purement artificielle, car l’évolution économique n’avait pas encore appelé ces populations primitives au degré de civilisation que comporte la propriété individuelle, et qui seul permet de tirer un parti rémunérateur de ce mode d’exploitation. Peut-être même la nature du pays et les circonstances climatologiques exigeront-elles toujours dans certaines parties de l’Algérie l’existence d’une propriété collective.

Quoi qu’il en soit, la loi de 1873 fut votée et son application commença aussitôt. Avant d’en examiner les résultats, il est indispensable d’envisager rapidement la situation de la propriété collective dans le Tell et sur les hauts plateaux au moment où de si grands changemens se préparaient. En dehors des terres déjà constituées sous la forme individuelle, on pouvait ramener à deux types principaux la tenure du sol en Algérie : les terres « azels » et les terres « arch. » La terre azel était un bien domanial du beylick, concédé autrefois à certaines tribus moyennant une redevance annuelle nommée hokkor. Peut-être existait-elle dans les trois provinces, et il est permis de penser qu’Abd-el-Kader avait supprimé cette redevance et abandonné le sol aux tribus des provinces d’Alger ou d’Oran pour les entraîner à la guerre sainte ; en tout cas, l’existence des azels n’était plus légalement constatée que dans la province de Constantine, dans laquelle seulement se percevait et se perçoit encore aujourd’hui l’hokkor transformé en impôt. D’après les mœurs indigènes, la concession faite à une tribu appartenait bien à tous ses habitans ; mais, en vertu de son pouvoir absolu, le caïd avait le droit de répartir les terres, comme il faisait seul la levée des contingens de guerre et la répartition de l’impôt. Dans les terres azels, l’indigène était donc à la merci du caïd, et là il y avait un intérêt évident à faire disparaître le despotisme, la plupart du temps très lourd, de tous ces tyranneaux. Les azels n’existaient que sur une portion relativement restreinte du territoire.

Partout ailleurs régnait la propriété familiale. C’est à dessein que nous n’employons pas le mot de propriété collective, dont on se sert le plus généralement, mais qui ne correspond pas exactement à la réalité. La propriété collective, c’est celle qu’on retrouve dans les pays slaves, dans certaines régions de l’Inde où le sol est soumis à des partages renouvelés à des intervalles réguliers ; c’est encore, dans une certaine mesure, le régime des terres azels. Le partage du sol s’y opère par familles, quelquefois même par groupes de familles ; mais, si la jouissance est ainsi subdivisée entre les individus, le droit de propriété n’en réside pas moins dans la collectivité, dans la commune ou la tribu.

Tout autre est la propriété indigène en Algérie : sur certains points, les tribus possédaient des terrains à titre collectif, appelés mechmel, d’une nature analogue à nos communaux. Ils ont subsisté, et, notamment sur les hauts plateaux, nous avons délimité et constitué des communaux de douars, dont on a tant parlé à propos des concessions de phosphates. Mais, en dehors de ces terrains de pâturages ayant une affectation bien déterminée, tout le sol des tribus était réparti entre les familles et chacune d’elles exploitait toujours les mêmes terrains. Dans toute la région moyenne du Tell, les géomètres ou les personnes initiées aux mœurs arabes savent bien distinguer certains bourrelets de terre (resm) qui servent à délimiter les exploitations et persistent d’année en année. On peut donc dire que, dans la plus grande partie de l’Algérie, la propriété individuelle existait à l’état d’indivision familiale. Les auteurs de la loi de 1873 ont-ils voulu constituer la propriété privée familiale ou la propriété individuelle ? Il est difficile de le savoir ; la loi emploie toujours les termes de « propriété individuelle, » et il faut bien reconnaître que le morcellement de la propriété indigène devait s’obtenir bien plus rapidement par ce procédé que par la constitution de la propriété familiale. Les instructions données par le gouvernement général pour l’application de la loi sembleraient prouver, au contraire, qu’on voulait délimiter seulement la propriété familiale ; cependant les commissaires enquêteurs ont divisé et subdivisé le sol à l’excès, sans que l’administration supérieure intervînt pour arrêter ces abus. Ici encore on doit reconnaître combien le système organisé en 1863 était supérieur à celui de 1873 ; les instructions ministérielles de cette époque prescrivaient de se borner à constater la propriété familiale sans chercher à déterminer la part de chaque ayant droit, sage réserve qu’il eût été prudent d’imiter. En effet, ce n’est point tant la loi de 1873 qui est défectueuse que son mode d’application, et rien ne saurait mieux démontrer l’insuffisance des bureaux du gouvernement général que d’examiner les instructions adressées par eux et la manière dont elles ont été suivies.

Le sénatus-consulte, se conformant à un ordre logique, passait du simple au composé : il eût semblé naturel d’opérer de même, c’est-à-dire de commencer l’application de la loi de 1873 par les territoires où la délimitation des tribus et des douars avait déjà été faite. Il n’en fut rien ; on aborda directement la constitution de la propriété individuelle dans des douars non délimités, et les difficultés y furent telles qu’on dut bientôt revenir à l’application du sénatus-consulte ; mais, au lieu de le faire franchement et rapidement, on attendit quinze années pour reconnaître la faute commise, et on persista à mener de front dans des territoires différens les deux sortes d’opérations. On a peine à concevoir une telle incohérence.

Avant de se lancer dans une entreprise d’aussi longue haleine et dont les conséquences pouvaient être si graves, il aurait été nécessaire de constituer solidement un personnel de géomètres ou, pour employer le terme légal, de commissaires-enquêteurs ; les élémens ne manquaient pas dans différentes administrations, et notamment dans le service topographique. La mission de ces commissaires était, en effet, des plus délicates : ils devaient non seulement pouvoir surveiller le géomètre délimitateur, mais surtout connaître les mœurs indigènes, les élémens du droit musulman et du droit français, car ils étaient appelés à se prononcer sur des questions de propriété souvent très complexes ; il fallait surtout qu’ils fussent doués de la probité à toute épreuve nécessaire aux fonctionnaires qui se trouvent en rapports constans avec les indigènes. Il s’en faut de beaucoup que ces conditions aient été réunies ; au point de vue technique, on a constaté à diverses reprises que des plans du même douar, dressés en vue du sénatus-consulte de 1863, ou du cadastre, n’avaient aucun rapport avec ceux qu’avait rendus nécessaires la constitution de la propriété individuelle, et, bien que ceux-ci fussent les derniers en date, ils n’étaient pas toujours les plus exacts. Ainsi le même travail avait été fait trois fois dans des vues différentes et, comme on le verra plus tard, il devait être complètement inutile. Au point de vue juridique, l’opération n’était pas mieux comprise : dans bien des douars, les commissaires-enquêteurs ont tranché les difficultés sans aucun discernement. Tantôt ils ont déclaré indigène une propriété acquise par un Français à la barre d’un tribunal ; tantôt ils ont annulé, de leur propre autorité, des actes authentiques, dressés depuis de nombreuses années et consacrant une possession paisible et publique ; ailleurs, au lieu de se bornera constater l’existence de la propriété, ils la bouleversent pour satisfaire on ne sait quelle fantaisie ; c’est ainsi que l’on voit attribuer à des familles des terres autres que celles dont elles ont la jouissance ; qu’on établit des indivisions entre étrangers après avoir détruit celles qui existaient entre parens ; et que l’on transforme des propriétés privées, régulièrement constatées, en communaux de douars. Il en est de même en ce qui concerne les droits du domaine de l’Etat : tel commissaire voit dans toute terre non cultivée un bien vacant, et il l’attribue au Domaine, sans rechercher s’il ne s’agit pas simplement d’une jachère ou d’un terrain de parcours, sur lequel on ne remarque pas de trace d’appropriation ; tel autre considère que tous les rochers appartiennent au Domaine public, « parce qu’ils ne sont pas cultivés. » Inversement, certains enquêteurs, reconnaissant un terrain vacant, le convertissent en propriété privée ou communale, au lieu de l’attribuer au Domaine public.

Dans certains cas, l’intérêt privé des commissaires entre en jeu et l’emporte sur le sentiment du devoir : c’est ainsi que, le gouvernement général ayant fixé parmi les bases de rémunération le nombre de parcelles délimitées et celui des bornes posées, on a vu des enquêteurs multiplier le nombre des parcelles et placer une telle quantité de bornes qu’elles auraient pu constituer, en certains endroits, une limite continue. L’expérience avait pourtant déjà été faite en France, où, lors de la confection du cadastre, ce procédé de rémunération avait donné naissance à des abus analogues ; mais l’administration algérienne ne s’arrêta pas à ces vétilles : elle accueillit, tous ceux qui se présentaient pour exercer les fonctions lucratives d’enquêteur, sans s’inquiéter de leur passé, de leur instruction ou de leur moralité : peu importait comment la tâche serait accomplie, pourvu qu’elle le fût.

Peut-être tous ces inconvéniens eussent-ils pu être prévenus par l’établissement d’un contrôle sévère et intelligent ; mais les conditions dans lesquelles la surveillance fut exercée ne faisaient qu’augmenter le mal. En fait, le travail arrivait presque toujours au Conseil de gouvernement pour y être homologué, tel qu’il était sorti des mains du commissaire. Il était à peu près sans exemple que le Conseil de gouvernement y apportât des modifications, et ainsi se trouvaient revêtues d’une sanction définitive les conclusions plus ou moins fantaisistes d’un fonctionnaire subalterne, de capacité parfois douteuse. On n’a guère l’habitude de voir traiter la question de propriété avec une pareille désinvolture, et l’intervention des tribunaux aurait été tout indiquée en pareil cas ; si la loi de 1873 ne la prescrivait pas, il était facile de la modifier en ce sens, et de ne pas faire trancher d’aussi graves difficultés par des autorités administratives. C’est ce qui se fait en Allemagne, en Tunisie, et en général dans tous les pays où l’Etat croit devoir intervenir dans la question de constitution ou de transmission de propriété. Cette voie avait été ouverte, il est vrai, par le sénatus-consulte de 1863 ; mais de combien de précautions ne s’entourait-on pas alors ? Les opérations sur le terrain étaient soumises dans chaque département à une commission présidée par le préfet ou le général de division, suivant qu’on se trouvait en territoire civil ou militaire, et composée de divers chefs de services départementaux, qui se livraient à un examen sérieux des dossiers ; lorsqu’ils leur semblaient incomplets ou susceptibles de critiques, la commission, avait le droit de se transporter sur place, ou de déléguer un de ses membres pour y contrôler le travail. Le nombre considérable des irrégularités relevées par ces délégués dans certains douars prouve combien les opérations primitives avaient été insuffisantes, et à quel point une révision intégrale et non accidentelle du travail sur le terrain était nécessaire. Les commissions de département n’envoyaient donc au gouvernement général que des dossiers d’où la presque totalité des irrégularités avait disparu, et celui-ci n’avait plus que de très rares observations à présenter. Si donc on avait eu le tort en 1863 de tenir l’autorité judiciaire à l’écart des opérations de constitution de la propriété indigène, au moins avait-on pris soin d’assurer le mieux possible la bonne exécution de cette tâche ; il eût été désirable qu’on agît de même. en 1873.

On objecterait en vain que la lenteur avec laquelle se poursuivaient les opérations sur le terrain, les publications diverses qui étaient faites dans les douars, les longs délais qui séparaient l’achèvement du travail de son homologation permettaient à toutes les réclamations de se produire, mais rien n’est plus contraire à la législation que la pratique journalière. En fait, il n’y avait nulle publicité dans les douars ; l’affichage au bordj de l’administrateur ne signifiait rien, dans un pays dont les habitans sont pour la plupart illettrés, et les registres de réclamations déposés dans ses bureaux ne recevaient aucune inscription. Doit-on en conclure qu’aucune réclamation fondée n’ait pu être faite ? Rien ne serait plus téméraire ; outre que l’indigène ignore souvent l’existence de ce registre, il ne faut pas connaître certains, fonctionnaires de l’administration locale pour penser qu’ils s’empressent de satisfaire aux demandes de communication qu’ils peuvent recevoir ; il n’est donc nullement démontré, en présence d’un registre vierge de toute réclamation, que les indigènes n’aient point eu à en présenter, et il semble draconien de considérer comme régulière et définitive toute opération qui, dans ces conditions, ne donne lieu à aucune protestation.

L’administration algérienne, en réponse à ces critiques, pourrait alléguer que c’est à la loi de 1873 qu’elles s’appliquent en partie ; l’objection serait juste si les bureaux du gouvernement général avaient tenté de remédier aux vices de la loi ; mais ils se sont, au contraire, désintéressés de toutes les questions d’application, et ont même, dans certains cas, aggravé les inconvéniens de la législation. Quel était, en effet, le but de la loi de 1873 ? La reconnaissance et la création de la propriété individuelle, en vue de favoriser les ventes à la colonisation. Partout où existait la propriété individuelle, il était inutile de la constituer : il suffisait de déterminer les douars soumis à ce régime sans y entreprendre les longues et coûteuses opérations prescrites par la loi ; du moment, en effet, que la propriété privée et non familiale s’y rencontrait, aucun obstacle juridique ne s’opposait à ce que la colonisation pût acheter directement leurs terres aux indigènes, sauf à courir les risques que court, même en France, tout acheteur insuffisamment renseigné sur la personne ou la capacité juridique de son vendeur. Cette simple réflexion, faite il y a vingt ans, eût épargné bien des travaux et des dépenses inutiles.

En ne se bornant pas à constater l’existence de sa propriété familiale et en voulant, dans chaque famille, délimiter la part de chaque individu, on s’est heurté à une autre difficulté : l’indigène n’a point de nom de famille ; il s’appelle Mohamed, fils de Saïd, ou Tahar, fils d’Ali. Pour connaître la fraction lui revenant dans l’indivision, il fallut d’abord dresser les arbres généalogiques de tous les ayans droit et faire une sorte de règlement successoral ; puis, afin d’éviter les confusions pour le présent et l’avenir, donner un nom à chaque famille. L’opération était des plus complexes. La polygamie et le divorce, d’une part, la légitimité des enfans que le maître a eus de ses esclaves, d’autre part, donnent à la famille musulmane une étendue que nous nous figurons difficilement ; c’est donc une œuvre très laborieuse et pleine d’incertitudes, dans un pays où l’homme cache systématiquement à l’étranger la composition de sa famille, que de prétendre éclairer ce chaos. Elle n’a pas arrêté le législateur, qui a prescrit, en 1880, l’établissement de l’état civil des indigènes ; et, de fait, l’abandon de la constitution de la propriété familiale indivise au profit de la propriété individuelle en faisait une obligation étroite. L’opération a donné lieu à des abus d’une autre espèce, et il est juste de reconnaître qu’il n’en pouvait être autrement au milieu d’un fatras d’instructions contradictoires ou obscures. Tout d’abord cette nouvelle institution a fait créer de nouvelles fonctions de commissaires de l’état-civil ; dont les titulaires furent trop souvent recrutés dans cette catégorie, nombreuse en Algérie, d’individus qui ont tenté toutes les carrières sans en pouvoir poursuivre aucune, tour à tour géomètres, interprètes, a gens d’affaires, commissaires-enquêteurs, administrateurs ou officiers écartés de l’armée ou de l’administration, médecins sans cliens ou politiciens sans emploi. C’était s’exposer à de grandes dépenses pour de médiocres résultats, lorsqu’il eût été facile de confier ce travail, dans toutes les communes mixtes, aux administrateurs et à leurs adjoints, qui, résidant sur place et disposant d’excellens moyens d’information, auraient pu atteindre le but plus sûrement et à moins de frais. Là aussi, comme en matière de propriété, la fantaisie n’a pas perdu ses droits ; certains commissaires ont trouvé plaisant d’affubler les indigènes de noms ridicules ou injurieux, qui, aux termes de la loi, leur sont infligés sans retour. Ces agissemens non réprimés ont vivement froissé les indigènes, et à juste titre ; mais ils peuvent maintenant s’en consoler en pensant que, de même que l’opération de la propriété individuelle, celle de l’état civil disparaîtra fatalement. Quand l’opération était terminée dans un douar, on remettait solennellement aux indigènes une carte d’identité portant leurs noms et prénoms ; il serait curieux de savoir ce que deviennent ces cartes. On a déjà eu la preuve que les titulaires, après les avoir cousues dans leur burnous, les perdaient ; que d’autres étaient volées ; bref, l’œuvre entreprise à si grands frais est aujourd’hui à moitié détruite, avant d’avoir été achevée.

Cette digression était nécessaire pour faire comprendre la suite des opérations de constitution de la propriété auxquelles il nous faut revenir pour signaler d’autres inconvéniens encore plus graves.

Lorsque les travaux de délimitation d’un douar sont approuvés par le gouvernement général, le service des domaines prépare, dans chaque département, les titres de propriété à remettre aux ayans droit et les tient à leur disposition. Alors commence à apparaître la vanité de cet immense travail ; bon nombre d’indigènes ne retirent jamais leurs titres des bureaux du Domaine, et d’ailleurs la plupart de ceux qui remplissent cette formalité n’en comprennent pas la portée ; ils emportent la pièce qu’on leur remet avec le respect qu’ils professent pour tout papier timbré, sans essayer de comprendre ce grimoire. Que leur importe, en effet, la propriété individuelle ou familiale, collective ou privée ? Ils ont bien vu pendant des mois entiers quelques Européens pourvus d’instrumens bizarres parcourir leurs terres, y planter des bornes et leur poser force questions auxquelles ils ont répondu selon leur intérêt et non selon la vérité ; ou leur a bien dit qu’ils devraient désormais cultiver tel ou tel terrain et renoncer à celui qu’ils occupaient depuis leur enfance ; puis, tout est rentré dans le calme, les Européens ont disparu et les choses ont repris leur cours normal ; deux ou trois ans se sont passés sans qu’ils aient rien changé à leurs habitudes, quand un jour on les mande pour leur remettre un papier timbré. Ils le reçoivent, le plient sans le lire, retournent cultiver leur champ, ne comprenant pas tout ce remue-ménage qui n’a servi à rien, car, si l’indigène accepte son titre, en fait il n’a jamais changé de propriété et continue, après comme avant, à cultiver le même lot de terre. Cependant, pressé quelquefois par la nécessité, ou conseillé par un agent d’affaires véreux, il pense que ce papier vaut quelque argent et songe à le négocier ; pour peu que ses prétentions soient raisonnables, il trouve vite un acquéreur, et celui-ci se rend sur place pour prendre possession de sa nouvelle propriété. Il y trouve installée une famille qui n’est point celle de son vendeur, et qui proteste qu’elle ne veut pas quitter la place, parce qu’elle l’occupe de temps immémorial ; aussitôt l’appareil judiciaire est mis en mouvement et on procède à l’expulsion, on donne à la famille ainsi expulsée ; le conseil de s’installer, elle aussi, sur le terrain que lui attribue son titre, et pendant ce temps le vendeur indigène continue à cultiver le terrain qu’il occupe sans droit, mais où, en fait, il peut rester de longues années sans être molesté. Il se produit même des conséquences encore plus bizarres : le vendeur peut n’être pas le vrai propriétaire désigné par le titre, il peut l’avoir volé ; il le présente comme sien et fait certifier son identité par des témoins soigneusement choisis ; ainsi se trouve dépouillé de ses droits un indigène qui ne soupçonne même pas encore le vol et ne pourrait d’ailleurs concevoir que la propriété de la terre sur laquelle il a vu vivre toute sa famille dépendit pour lui de la possession matérielle d’une feuille de papier.

Le lecteur peu familiarisé avec les choses d’Algérie sera peut-être étonne que des résultats aussi extraordinaires aient coûté ; près de 25 millions ; mais une bonne partie de cette dépense résulte du défaut de contrôle sérieux de la part du gouvernement général sur les opérations de la propriété individuelle et de l’état civil. Si l’on avait continué suivant les mêmes principes, il resterait encore au minimum 50 millions à consacrer à une œuvre d’autant plus stérile qu’elle ne peut, ainsi qu’on va l’exposer, avoir qu’un effet très limité dans l’avenir. Il ne suffisait pas en effet de constituer la propriété, il fallait encore s’occuper de la conservation du travail accompli : c’est ce qui a été complètement perdu de vue. Quel est, par exemple, le sort de la propriété individuelle après la délivrance des titres ? En cas de contestation sur l’existence ou l’étendue de la propriété, quelle est la juridiction compétente, la justice de paix ou la mahakma du cadi ? Et, si c’est cette dernière, n’est-il pas regrettable d’avoir entrepris une opération de cette importance pour en venir à soumettre un titre français à l’appréciation d’un magistrat indigène ?

D’autre part, que prouve le titre individuel ? Qu’au jour de sa délivrance, tel individu était propriétaire de tel lot de terre : or, rien ne démontre que la situation ne se soit pas modifiée depuis, par le fait de décès. Pour être efficace, la loi ne devait pas se contenter de suivre les transmissions de propriété à titre onéreux ; il fallait renouveler le titre et le modifier à chaque transmission à titre gratuit : on aurait alors, au moins au point de vue juridique, une situation constamment exacte de la propriété indigène, tandis que, plus la date de constitution s’éloigne, plus il y a de chances pour que la situation de fait n’ait aucun rapport avec la situation de droit. Il est vrai que l’application de ces mesures aurait demandé un assez nombreux personnel, mais pourquoi entreprendre une œuvre de ce genre, si l’on n’assure d’avance les moyens de s’en servir et de la conserver ?

La loi de 1873 n’a même pas eu l’avantage de constituer la propriété d’une manière irrévocable ; dans le passé, sa véritable utilité eût été d’opérer une purge de tous les droits réels antérieurs. On a rappelé précédemment que certains commissaires-enquêteurs tenaient pour non avenues des acquisitions par adjudication publique ou par acte authentique. Mais la Cour de cassation est intervenue au nom des vrais principes juridiques et a déclaré opposables aux porteurs des titres délivrés en vertu de la loi de 1873 les actes notariés ou administratifs antérieurs à cette loi ; ainsi, faute d’avoir fait intervenir l’autorité judiciaire dans la constatation de la propriété, on s’expose à la voir détruire seule un acte de l’autorité administrative ; n’est-ce point là une confusion absolue des différens pouvoirs ? confusion d’autant plus fâcheuse qu’elle ouvre la porte à d’interminables procédures.

Ce ne sont pas seulement les successions, mais même les transmissions à titre onéreux, qui viennent annihiler les effets de la loi île 1873 ; on peut, en effet, modifier le titre délivré en vertu de cette loi, soit par un acte sous seing privé, soit par un acte du cadi, qui échappent l’un et l’autre à la transcription. Et d’ailleurs, tout notre système hypothécaire reposant sur la publicité du nom du propriétaire, et non sur la désignation des immeubles, n’y a-t-il pas encore là une autre cause d’erreurs et de confusions, dans un pays où l’état civil est établi de la manière qui vient d’être indiquée ?

Une bonne partie de ces inconvéniens a été signalée par plusieurs jurisconsultes, et le gouvernement général s’en était ému. Il y a environ vingt ans, un professeur de l’Ecole de droit d’Alger avait été chargé d’examiner en Tunisie le nouveau régime foncier qui venait d’y être établi sur les bases du système Torrens. De cette mission sortirent une étude intéressante et un projet de réforme qui vinrent enrichir la bibliographie algérienne, et ce fut tout ; ni le gouvernement général, ni la députation de la colonie, ni le gouvernement français ne songèrent à faire passer ces dispositions dans la pratique, et l’on poursuivit avec la même conscience que par le passé un travail qu’on savait condamné dès sa naissance. Peut-être eût-on d’ailleurs éprouvé de nouvelles déceptions, car certains plans parcellaires étaient si mal établis qu’il aurait vraisemblablement fallu les recommencer pour servir de base à une opération contradictoire et définitive comme celle qui résulte du système Torrens. Tous ces tâtonnemens n’avaient réussi qu’à faire constater une fois de plus l’impuissance de l’administration civile en Algérie ; on avait dépensé des sommes considérables, inquiété les indigènes dans leurs familles et dans leurs propriétés, et même dépossédé certains Européens, pour n’arriver qu’à certains résultats problématiques. L’un des meilleurs effets de la nomination de la Commission sénatoriale d’études sur l’Algérie, en 1891, a été de mettre un terme aux opérations extravagantes de la propriété individuelle.

Ainsi, après avoir proclamé l’insuffisance du sénatus-consulte de 1863, qui ne tenait point assez de compte des besoins de la colonisation, on a dû y revenir, tandis que le système de la loi de 1873, vanté autrefois outre mesure, est tombé dans le plus profond discrédit, parce qu’il sacrifiait entièrement à des besoins hypothétiques l’intérêt présent des indigènes, qui, lui aussi, se lie intimement à l’avenir de la colonie. Il ne restera de la loi de 1873 que le souvenir d’une entreprise insuffisamment préparée, mal conduite, non contrôlée et fort onéreuse ; mais ce serait une faute impardonnable de ne pas tirer de cet échec même un enseignement pour l’avenir.

L’opération du sénatus-consulte qui se poursuit encore, a pour effet non point seulement de délimiter les tribus et les douars, mais de rechercher dans chaque périmètre toutes les terres appartenant au domaine public ou privé, soit à titre de biens vacans, soit comme terrains forestiers, sources, etc., et d’en opérer le bornage. Ce travail donne et donnera encore lieu à des découvertes d’une certaine importance et à la constatation d’usurpations nombreuses, commises sans titres par les indigènes ; il y a donc là des ressources pour la colonisation, soit qu’on allotisse les terrains ainsi attribués au domaine en vue de la vente aux enchères, soit qu’on s’en serve comme moyen d’échange avec les indigènes. C’est un appoint qui n’est pas négligeable ; mais cette ressource ne pourra durer longtemps, et il faut dès maintenant aviser aux moyens de permettre l’acquisition de terres indigènes par les Européens.

Une loi de 1887 a permis aux indigènes de vendre des terres de propriété collective après une enquête partielle destinée à établir l’étendue de leur droit ; le principe en est excellent ; mais les frais de ces enquêtes sont très considérables, et ils devraient être réduits pour permettre de multiplier ce genre d’opérations, limitées aujourd’hui aux grandes propriétés. Elles ne devraient être permises qu’au profit de colons, c’est-à-dire de personnes justifiant qu’elles ont les moyens et l’intention d’exploiter personnellement, car, sans cette réserve, elles serviraient presque exclusivement à favoriser les spéculations sur la terre. L’expérience démontre en effet que, depuis 1887, la majeure partie des enquêtes partielles effectuées l’a été à la suite d’actes de vente destinés à masquer des opérations usuraires ; or, si la France a intérêt à favoriser la colonisation sérieuse, elle doit, en revanche, protéger efficacement les indigènes contre l’usure qui est une des plaies de l’Algérie. Toute terre acquise par un Européen en vertu d’une enquête partielle devrait d’ailleurs être soumise d’office à un système d’immatriculation à organiser d’après les principes généraux de la législation tunisienne, et, quel qu’en fût le possesseur, elle serait à l’avenir placée exclusivement sous le régime de la juridiction française.

Les indigènes pourraient-ils être admis à réclamer le droit d’enquête partielle et d’immatriculation ? Il semblerait préférable de le leur refuser ; cette mesure, en effet, est prise dans l’intérêt exclusif de la colonisation et doit être réservée aux seuls colons ; nous n’avons aucun avantage à faciliter le déplacement de la propriété entre Arabes ou entre indigènes et Israélites. L’immatriculation leur fournirait d’ailleurs un moyen d’aliénation trop facile, auquel nous ne devons pas nous prêter. Il est beaucoup plus délicat de savoir si nous pouvons appliquer aux indigènes le principe de notre code civil, en vertu duquel nul n’est tenu de rester dans l’indivision, et cette question conduit nécessairement à rechercher quel est, des régimes de la propriété familiale ou de la propriété individuelle, celui qui doit être préféré pour les indigènes d’Algérie.

Ce ne sont pas seulement la tradition et les mœurs patriarcales qui imposent aux indigènes des hauts plateaux ou du Tell le régime de la propriété collective ; bien d’autres causes les y obligent. Et d’abord la sécurité : isolée au milieu d’immenses plaines, une famille d’une douzaine de personnes, comprenant tout au plus trois hommes en état de porter les armes, serait incapable de se défendre contre les attaques de jour et de nuit des vagabonds et des voleurs ; il est évident que plus on remonte en arrière, plus les agglomérations de familles sur un même point devaient être nombreuses ; et, lorsqu’on traverse aujourd’hui les régions peuplées, et par conséquent plus sûres, on y est frappé de la dispersion de plus en plus grande des tentes et des gourbis. De cette nécessité de protection mutuelle est résultée souvent une communauté d’intérêts. Mais c’est surtout aux difficultés de la culture qu’il faut attribuer le régime de la collectivité ; la nature ingrate du sol oblige à un travail souvent pénible et demande le concours de tous les membres de la famille, pendant que les hommes labourent, les enfans gardent le bétail ou aident les femmes aux travaux de la tente. Cette organisation très avantageuse, permet d’éviter l’emploi de salariés et diminue singulièrement la valeur de la main-d’œuvre ; en outre, cette association naturelle assure à chacun de ses membres des secours en cas de maladie ou d’indigence. La constitution spéciale de la famille arabe oblige nécessairement à une sorte, de communauté ; grâce à la polygamie et aux nombreux divorces successifs, à la mort du père de famille, il existe souvent de grandes différences d’âge entre les frères consanguins : l’aîné est déjà un homme de trente-cinq ans, que le plus jeune, âgé de cinq ans à peine, serait incapable de cultiver sa portion d’héritage sans le secours de sa famille et la direction de son chef. De là une nouvelle cause, très puissante, de maintien de l’indivision. Ce régime n’est-il pas d’ailleurs celui qu’on retrouve au début de toute société ? Que l’on envisage les mœurs des Gaulois et des Germains au moment de la conquête romaine, celles des Hébreux après le retour d’Egypte, ou même celles des indigènes de l’Afrique du Nord, au temps de Massinissa, on est frappé de l’existence de la propriété collective et de la vie familiale, la plupart du temps sous l’autorité du père de famille ou de l’homme le plus âgé. Que l’on jette les yeux sur Rome à son origine ; si chacun des membres de la communauté familiale n’a pas sa part de propriété, c’est qu’il n’est lui-même que la chose du père, qui résume en lui seul tous les droits de la famille entière, et qui commande à tous ses membres dans l’intérêt commun. De nos jours, chez des peuples slaves incontestablement plus civilisés que les Arabes, ne voyons-nous pas fonctionner régulièrement des communautés familiales exploitant dans l’indivision une portion de la propriété collective de la commune ? N’est-ce point là une association naturelle qui cumule les avantages de notre association commerciale, de nos sociétés de secours mutuels et de nos assurances ? Le peu de valeur de la main-d’œuvre ne permet-il pas d’espérer avec le temps une transformation de la culture qui perdra graduellement son caractère démesurément extensif pour devenir peu à peu intensive ? Il est peu probable que des efforts individuels puissent remplacer avantageusement ce mode d’exploitation avant que la société arabe ait subi une profonde transformation. D’ailleurs, le régime des successions musulmanes arrive à subdiviser la propriété en fractions si petites que leur culture deviendrait impossible ; établir la propriété individuelle dans le Tell, c’est souvent ôter à l’indigène le moyen de faire valoir sa terre et le réduire à l’indigence. Or, dans un pays encore presque barbare, tout indigent devient vite un vagabond et un brigand. La question de constitution de la propriété a donc des liens très étroits avec celle de la sécurité du pays, et c’est là une considération capitale. Si des raisons purement spéculatives on descend à d’autres considérations d’un ordre moins relevé, on demeure convaincu que l’intérêt même de la colonisation nous commande de laisser subsister la propriété indivise, car elle seule peut empêcher la disparition de la race indigène, et, indépendamment de tout sentiment d’humanité, notre intérêt nous engage à conserver cette race sobre, laborieuse et habituée au climat algérien ; sans son aide, que ferait le colon nouveau venu dans le pays ? Comment pourrait-il entreprendre les défrichemens et mettre sa terre en valeur, épuisé qu’il est le plus souvent par la fièvre ou l’ardeur d’un soleil brûlant ?

A tous points de vue, le régime de la propriété familiale et indivise est donc nécessaire, et il est impossible de laisser pénétrer dans les douars le principe de la division par la seule volonté d’un des propriétaires. La licitation entre indigènes est, la plupart du temps, une ruine pour les copartageans. Un usurier ou un agent d’affaires véreux convoite-t-il de longue date une belle propriété, il dresse aussitôt ses batteries, circonvient l’un des communistes, et lui prête de l’argent ; à l’échéance, la dette non remboursée s’accroît d’intérêts énormes ; l’emprunteur n’a plus qu’un moyen de se libérer, c’est de demander la licitation. Indépendamment des frais élevés qu’entraîne la procédure, la propriété, mise en vente est alors fréquemment achetée à vil prix par des spéculateurs prévenus de longue date. C’est par de tels procédés qu’ont disparu certaines fortunes autrefois considérables. Il ne devrait donc pas être permis aux indigènes de sortir de l’indivision, lorsqu’il n’y a pas unanimité entre les copropriétaires. Mais à quoi bon prendre tant de précautions contre les licitations, alors qu’on permet à une famille d’aliéner la totalité de son patrimoine par le moyen des enquêtes partielles de la loi de 1887 ? Ce ne sont donc pas seulement les licitations qu’il faut entourer de garanties, mais la législation tout entière de la propriété qu’il faut refondre.

L’indigène est essentiellement imprévoyant ; il ne cultive que ce qu’il lui faut pour vivre ; c’est à grand’peine qu’il se décide à participer aux silos de réserve ou aux sociétés de prévoyance ; d’autre part, la vue du numéraire excite sa cupidité ; habilement circonvenu, il arrive vite à l’emprunt, qu’il espère ne jamais rembourser, car il compte toujours sur l’intervention d’Allah pour chasser les chrétiens du pays de l’Islam et détruire les juifs. L’emprunt le conduit fatalement à l’expropriation ; quelquefois il consent à la vente pour recevoir une somme de numéraire vite gaspillée ; il se trouve donc bientôt sans ressources, lui et toute sa famille, obligé ou de louer ses bras s’il est laborieux, ou de se livrer au brigandage s’il a des instincts d’indépendance, ce qui est le cas le plus fréquent. Il serait possible de prendre légalement pour lui des précautions que son imprévoyance ne peut lui suggérer. Pourquoi ne pas le traiter un peu comme un grand enfant qu’il est, et ne pas rendre inaliénable une portion déterminée de la propriété indivise ? On a beaucoup vanté le homestead américain, c’est-à-dire la constitution libre et volontaire d’un bien qui doit rester inaliénable entre les mains de celui qui le cultive et de ses descendans. Pourquoi la loi ne créerait-elle pas pour les indigènes une sorte de homestead légal, limité par exemple à une moitié de la propriété familiale ? Elle concilierait ainsi dans une juste mesure l’intérêt des indigènes et celui de la colonisation.


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  1. Ces chiffres ne comprennent pas la « population flottante, » qui dépasse 70 000 personnes, en grande majorité de nationalité française (armée, etc.).
  2. Le nombre des naturalisations est assez faible, bien qu’elles soient favorisées par des dispositions spéciales à l’Algérie.
  3. Parmi les Kabyles on comprend les M’zabites, d’origine et de langue identiques, réfugiés au fond du désert, comme les Kabyles dans les montagnes, pour échapper à la conquête ; bien qu’ayant un type spécial qu’on ne peut oublier quand on l’a vu une fois, le M’zabite a les mêmes goûts et les mêmes mœurs que le Kabyle ; toutefois il est moins belliqueux. L’Arabe, qui le considère comme une race de schismatiques, a pour lui un grand mépris.
  4. L’auteur, après avoir fait cette constatation que la charrue produit la richesse et la richesse l’impôt, ajoute : « Les impôts dégradent les peuples, » contradiction avec la règle coranique qui fait du paiement de l’impôt un devoir religieux.
  5. Saint-Marc Girardin, l’Afrique ou temps de saint Augustin.
  6. On sait qu’il existe à Constantinople une sorte de bureau panislamique secret.
  7. La lettre ci-dessous, adressée par le cadi de Mossoul à M. Layard, consul anglais, qui lui demandait des renseignemens statistiques, historiques et autres sur cette localité, peut être citée comme un exemple parfait de l’état d’esprit d’un musulman d’intelligence au-dessus de la moyenne. Elle est particulièrement intéressante, parce qu’après avoir cherché à détourner son correspondant de recherches suivant lui inutiles, le cadi l’engage à se convertir à l’islamisme. On sait, en effet, qu’il suffit de prononcer la formule : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète » pour être considéré comme musulman par les sectateurs de l’Islam :
    « O mon illustre ami, ô joie des vivans ! ce que tu me demandes est à la fois inutile et nuisible. Bien que tous mes jours se soient écoulés dans ce pays, je n’ai jamais songé à en compter les maisons ni à m’informer du nombre de leurs habitans. Et quant à ce que celui-ci met de marchandises sur ses mulets, celui-là au fond de sa barque, en vérité c’est là une chose qui ne me regarde nullement. Pour l’histoire antérieure de cette cité, Dieu seul la sait et seul il pourrait dire de combien d’erreurs ses habitans se sont abreuvés avant la conquête de l’islamisme. Il serait dangereux à nous de vouloir les connaître.
    « O mon ami, ô ma brebis, ne cherche pas à connaître ce qui ne te concerne pas. Tu es venu parmi nous et nous t’avons donné le salut de bienvenue : va-t’en en paix ! A la vérité, toutes les paroles que tu m’as dites ne m’ont fait aucun mal : car celui qui parle est un, et celui qui écoute est un autre.
    « Selon la coutume des hommes de ta nation, tu as parcouru beaucoup de contrées jusqu’à ce que tu n’aies plus trouvé le bonheur nulle part. Nous (Dieu soit béni ! ) nous sommes nés ici et nous ne désirons point en partir.
    » Écoute, ô mon fils, il n’y a pas de sagesse égale à celle de croire en Dieu. Il a créé le monde ; devons-nous tenter de l’égaler en cherchant à pénétrer les mystères de sa création ? Vois cette étoile qui tourne là-haut autour de cette étoile ; regarde cette autre étoile qui traîne une queue et qui met tant d’années à venir et tant d’années à s’éloigner : laisse-les, mon fils ; celui dont les mains les formèrent saura bien les conduire et les diriger.
    « Mais tu me diras peut-être : « O homme, retire-toi, car je suis plus savant que toi, et j’ai vu des choses que tu ignores ! » Si tu penses que ces choses t’ont rendu meilleur que je ne suis, sois doublement le bienvenu ; mais moi, je bénis Dieu de ne pas chercher ce dont je n’ai pas besoin. Tu es instruit dans les choses qui ne m’intéressent pas, et ce que tu as vu, je le dédaigne. Une science plus vaste te créera-t-elle un second estomac, et tes yeux qui vont furetant partout te feront-ils trouver le paradis ?
    « O mon ami, si tu veux être heureux, écrie-toi : « Dieu seul est Dieu ! » Ne fais point de mal, et alors tu ne craindras ni les hommes ni la mort, car ton heure viendra. »
  8. On ne saura non plus jamais trop favoriser les cours de médecine pour les indigènes et l’organisation d’un service médical moins rudimentaire que celui qui existe actuellement.
  9. Nous passons sous silence l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, donné en Algérie à peu près comme en France, et cependant combien peu certaines parties de cet enseignement (dans l’enseignement secondaire surtout) sont appropriées aux besoins de la colonie !
  10. Le témoignage consiste en la formule : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. »
  11. Le clergé catholique s’est toujours interdit toute propagande religieuse vis-à-vis des indigènes : c’est une ligne de conduite très prudente qui a été généralement suivie par les quelques pasteurs protestans de la colonie. On peut donc dire qu’il n’y a pas de luttes confessionnelles en Algérie. La seule nation à laquelle il soit permis de faire du prosélytisme, c’est l’Angleterre. Il s’est fondé en 1881 une institution de missions dont le siège pour l’Algérie est à Londres (19 et 21 Linton Road). Il y a quelques années elle possédait dix succursales en Algérie et dirigeait tous ses efforts vers la Kabylie ; elle étendait en même temps ses ramifications en Tunisie et au Maroc, au moyen de touristes inoffensifs, à la tournure facilement reconnaissable, ou de commerçans colportant plus de bibles que de marchandises.
    La propagande, en Kabylie, s’adresse surtout aux femmes, ce qui est particulièrement dangereux, et il y a quelques années une école fonctionnait ouvertement à Michelet, malgré un arrêté du maire.
    Ainsi, ce que nous nous interdisons de faire, nous le permettons à l’Angleterre. S’ils vivaient encore, qu’en penseraient les contemporains de M. d’Haussez ?
  12. « Craignez la famine par devant, la mule par derrière, et le marabout des deux côtés. »
  13. La confrérie des Tidjanya a son siège à Temacin près de Touggourt ; elle nous a toujours été favorable depuis que nous avons pénétré dans le Sud ; par une singulière contradiction, ses affiliés du Sénégal et du Niger nous témoignent de l’hostilité.
  14. Le chef de cette confrérie est le chérif d’Ouazzan, dont l’influence est grande au Maroc : la prédécesseur du chérif actuel a visité l’Algérie et y a fait des quêtes avec notre assentiment. Cette confrérie nous est très favorable.
  15. Répandue surtout dans la province de Constantine et la Grande Kabylie ; le siège n’est pas en Algérie.
  16. Siège à Bagdad, ayant une grande influence en Orient ; on estime que la moitié de la population du Touat y est affiliée. Bou-Amema en fait partie.
  17. , Hostile à tous les Européens. Siège dans le désert de la Cyrénaïque, à l’oasis de Koufra. On dit qu’elle peut mettre en ligne 30 000 fusils.