Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle/03

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Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 150-190).
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LE
RÉGIME DE L’ALGÉRIE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

III[1]
LA SITUATION ÉCONOMIQUE, LA COLONISATION, L’EXPANSION FRANÇAISE DANS LE NORD DE L’AFRIQUE


VI

Si séduisante que soit la tâche, le dessein que nous avons d’embrasser dans un coup d’œil d’ensemble les choses d’Algérie, ne nous permet pas d’étudier dans ses détails la situation agricole, commerciale et économique de ce pays ; mais il est indispensable, en s’arrêtant sur quelques points importans, d’examiner le rôle de l’administration dans les questions qui intéressent le développement matériel du pays.

C’est l’agriculture qui forme la principale richesse du nord de l’Afrique, et à chaque contrée correspond un mode d’exploitation spécial. Dans le Tell, la quantité annuelle de pluie est sensiblement la même que dans le midi de la France ; toutes les mêmes cultures peuvent donc y prospérer, mais la douceur du climat et l’extrême dénudation du sol amènent une évaporation plus rapide, et une grande partie des eaux de pluie se trouve ainsi perdue pour l’agriculture. Les indigènes, qui cultivent surtout les céréales, ont un outillage des plus primitifs ; ils ne s’inquiètent ni des engrais, dont ils ignorent l’usage, sauf dans les montagnes de la Kabylie, ni de l’assolement, la quantité de terre dont ils disposent étant bien supérieure à leurs besoins. Cependant, le voisinage des cultures européennes amène insensiblement de réels progrès ; quelques indigènes aisés achètent de meilleurs instrumens et perfectionnent leur exploitation ; ils soignent mieux le bétail et en tirent un plus grand bénéfice[2]. Les colons exploitent leurs terres d’une manière plus lucrative, grâce aux amendemens qu’ils emploient et à de meilleures méthodes culturales. Malheureusement, presque tout le monde en Algérie vise trop à se procurer des revenus immédiats et néglige les œuvres de longue haleine : c’est ainsi qu’on ne voit que rarement le colon consacrer à la plantation une parcelle de sa propriété.

Ce serait cependant une œuvre à la fois utile et lucrative ; le caroubier, l’amandier, bien appropriés au climat, donnent un revenu susceptible de doubler au bout d’une quinzaine d’années ; le tremble et le peuplier, dont le rapport est moindre, ont l’avantage de conserver et de revivifier les sources, considération capitale dans une contrée aussi desséchée. Le maréchal Bugeaud, qui s’intéressait avec tant de compétence et de passion aux questions agricoles, faisait remarquer que rien n’attache plus le propriétaire au sol que la plantation, et particulièrement celle des arbres fruitiers ; il y a là une observation très exacte, dont on aurait pu tirer parti depuis longtemps, en encourageant par des subventions, des primes ou des exemptions temporaires d’impôts toute personne qui planterait une certaine superficie ; ce serait une réminiscence des mesures édictées autrefois par le conseil de Castille pour reboiser les arides plateaux du centre de l’Espagne, mais bientôt tombées en désuétude[3]. On ne saurait trop attirer sur ce point la sollicitude du gouvernement général, qui semble depuis quelques années prendre un réel souci des questions agricoles. Celle du reboisement est trop intimement liée au régime des eaux, dont dépend toute l’économie agricole de l’Algérie, pour que les pouvoirs publics ne s’en préoccupent pas ; on a déjà trop attendu pour le faire.

L’administration s’est plus intéressée dans ces derniers temps à la question des hauts plateaux qu’à celle du Tell. Elle a publié des monographies sur l’élevage du bétail, et, malgré le luxe exagéré de ces publications, il y a là une louable expérience, qui devrait être poursuivie en matière géologique, minéralogique, forestière et viticole. Ce ne sont pas les élémens qui font défaut, toutes ces questions ont déjà été abordées par des spécialistes souvent très distingués ; il faudrait coordonner tous ces travaux, les dépouiller des formes techniques parfois rebutantes, et en encourager la diffusion, ce qu’on ne peut obtenir qu’en sacrifiant le luxe à l’utilité pratique. Pour en revenir aux hauts plateaux, ils peuvent être dans l’avenir la source d’une richesse considérable pour le pays. On estime à environ 11 millions de têtes le nombre des moutons qui y pâturent, et ce chiffre serait facilement doublé si des Européens voulaient faire les dépenses nécessaires, ou si les indigènes le pouvaient. C’est là une excellente spéculation, qui, bien conduite, peut rapporter 20 à 30 pour 100 du capital. Si l’espèce ovine, en même temps qu’elle s’améliorerait par de bons croisemens, arrivait à compter un nombre de têtes double de celui qui existe actuellement, l’Algérie se trouverait en mesure de suffire à la consommation de la France et même d’exporter à l’étranger.

En même temps qu’on peut chercher à améliorer le bétail par de judicieux croisemens, il serait urgent de veiller à la conservation des sources indispensables à l’élevage. Les points d’eau sont rares sur les hauts plateaux et les sources mal utilisées ; quelquefois même, elles diminuent ou disparaissent. Le premier souci de l’administration devrait être de faire planter autour de chacune d’elles un bouquet d’arbres pour l’abriter contre les rayons solaires, de l’entourer de solides barrières afin d’en interdire l’accès aux animaux et d’empêcher les eaux de se perdre dans la boue ou de se corrompre ; recueillies ensuite dans des bassins, elles serviraient à l’alimentation des hommes ou des animaux. Des travaux de ce genre, faits très simplement et avec les matériaux du pays, seraient peu coûteux ; ils pourraient être imposés aux communes mixtes, qui toutes ont des ressources largement suffisantes. Les communes devraient aussi, le cas échéant, faire garder les sources à peu de frais par une famille indigène installée à proximité. Le gouvernement général a entrepris sur les hauts plateaux des forages analogues à ceux qui ont si bien réussi dans le Sahara. C’est là une excellente initiative, et elle serait encore meilleure si elle était étendue à tout le Tell, et combinée avec quelques plantations.

Cette question des sources, bien que très complexe, n’est nullement insoluble ; une loi de 1851 déclare que les eaux, sous quelque forme qu’on les rencontre, appartiennent au domaine public, sauf les droits antérieurement acquis. Quels sont ces droits, quelle est leur origine ou leur étendue ? Il est assez difficile de le déterminer, au milieu des incertitudes et des variations de la jurisprudence ; mais ce qui est évident, c’est que le gouvernement avait un devoir étroit, dans un pays où l’eau est d’une telle importance ; il fallait ne rendre aux usagers la jouissance des sources qu’après en avoir assuré la conservation ; en se désintéressant de la question, il a, sur certains points, amené la disparition des eaux. A quoi bon, dès lors, avoir posé le principe si sage de la loi de 1851 ?

Avec l’élevage, la récolte de l’alfa constitue le grand revenu des hauts plateaux à Constantine et surtout à Oran. L’arrachage de cette plante si utile exige certaines précautions trop souvent négligées par les ouvriers ; au lieu de se borner à couper le nécessaire, ils enlèvent souvent touffes et racines ; il s’ensuit que le repeuplement est entravé et que les récoltes suivantes sont compromises. Une surveillance est donc indispensable, car de mauvais procédés d’exploitation amèneraient la diminution d’un commerce aujourd’hui très prospère, et la ruine de la couche si mince de terre végétale conservée par l’alfa. Cette surveillance revient à l’administration forestière.

Nous touchons ici à l’une des plus graves questions qui se posent en Algérie, celle du régime forestier ; elle a fait couler des flots d’encre, et s’est par cela même considérablement obscurcie ; tantôt on a dressé de violens réquisitoires contre les fonctionnaires des Eaux et Forêts ; tantôt on les a couverts d’éloges immérités, alors qu’on réservait toutes les sévérités pour la législation qu’ils étaient chargés d’appliquer. Ces deux points de vue sont également inexacts.

Peu d’œuvres, il faut le reconnaître, prêtent plus à la critique que le Code forestier calqué en 1827 sur des ordonnances du XVIIIe siècle. Sans parler des délits absolument bizarres qu’il a créés, il établit une série de présomptions légales draconiennes, et en opposition avec les principes fondamentaux de notre législation civile ou pénale. L’inconvénient serait relativement minime si la pénalité n’était exorbitante ; mais que penser d’amendes que l’on réduit normalement au dixième, et, en Algérie, parfois au centième pour les rendre supportables ? C’est là le triomphe de l’arbitraire, et si le droit pour le juge ou l’administrateur de modérer la peine suivant les circonstances est la condition d’une répression équitable, peut-on admettre sans injustice une aussi grande latitude ? Voilà la part de critique qui concerne la législation. Combien est plus lourde celle qui incombe au gouvernement et à l’administration des Forêts ! Personne aujourd’hui ne connaît exactement la superficie des forêts d’Algérie, et il existe de telles contradictions entre les divers chiffres officiels émanant soit de l’administration des Forêts elle-même, soit de celle des domaines, qu’il serait présomptueux à un profane de se hasarder dans ce maquis de la statistique. Ce qu’on peut affirmer sans crainte, c’est qu’un sixième environ des forêts domaniales n’est pas encore délimité et que, sur bon nombre de points, les superficies forestières sont en complet désaccord avec les chiffres des superficies fournis par les délimitations entreprises en vertu du sénatus-consulte de 1863 ou de la loi de 1873 sur la propriété individuelle.

Parmi les forêts domaniales, quelle est l’étendue réelle des forêts proprement dites ? Ici surgit une nouvelle difficulté ; on comprend, en effet, sous ce nom certains terrains domaniaux plantés d’alfa, ou même simplement des broussailles, de telle sorte qu’à la lecture des documens administratifs, l’Algérie, déjà peu propice, au temps de Salluste, à l’arboriculture, pourrait être considérée comme une immense forêt. Cette constatation permet d’entrevoir la source d’où découlent bien des abus. Quand le garde forestier arrête un délinquant, est-il dans une véritable forêt ou seulement dans un terrain soumis au régime forestier ? Peut-il affirmer que le délit est réellement commis sur un terrain domanial ? Quelle est dès lors la gravité intrinsèque de la contravention et la mesure dans laquelle il y a lieu d’appliquer équitablement les pénalités du Code forestier ? Si l’on remarque que le délinquant est presque toujours un indigène incapable de comprendre les termes du procès-verbal, que le garde verbalise loin de ses chefs et peut relater sans grande précision les circonstances du délit, il est facile de reconnaître que, là encore, il y a place pour un arbitraire absolu. Que dire d’ailleurs du garde indigène dont la mentalité est si différente de la nôtre ? Dans ce pays où toute autorité suppose un privilège, il trouve tout naturel de commettre à son profit tous les délits qu’il réprime chez autrui ; il coupe le bois qui lui est nécessaire, fait paître ses troupeaux, grossis par la confiscation sommaire des animaux qu’il rencontre, sans que l’administration se doute ou se soucie d’entraver ses abus. Quelles que soient la valeur personnelle et l’énergie des fonctionnaires de l’administration forestière, il leur est bien difficile de détruire des traditions anciennes qui s’étalent parfois au grand jour avec une incroyable ingénuité. Tout moyen est bon pour exploiter l’indigène, et les bois sont parfois, en Algérie, un placement très lucratif. N’a-t-on pas vu, il y a quelques années, afficher sur les murs de plusieurs localités la mise en vente d’une propriété boisée dont on détaillait les revenus, parmi lesquels un des principaux était le produit des amendes infligées aux indigènes ? L’administration pourrait-elle affirmer que, malgré toute sa vigilance, ses agens subalternes ne succombent pas parfois aux mêmes tentations que ceux des particuliers ?

Parmi les moyens souvent préconisés pour remédier à une aussi fâcheuse situation, le plus efficace serait d’user des dispositions du Code forestier qui autorisent la transformation des amendes en prestations forestières, mais encore faudrait-il rendre cette transformation obligatoire et non facultative pour le délinquant ; de cette manière, on éviterait certaines catégories de malversations, on se procurerait une main-d’œuvre très utile à l’amélioration des forêts domaniales, et la répression deviendrait beaucoup plus efficace à l’égard de l’indigène, qui ne craint rien tant que le travail. La bonne gestion des forêts gagnerait aussi certainement si l’on autorisait, avec prudence et discernement, le pâturage dans certaines forêts ou portions de forêts composées d’essences auxquelles cette mesure serait peu préjudiciable. On a souvent remarqué que de semblables tolérances préservaient les bois de l’incendie allumé par d’ignorans malfaiteurs, qui s’imaginent étendre leurs zones de pâturage en supprimant brutalement l’obstacle.

La découverte d’immenses gisemens de phosphates qui, de Gafsa, au sud de la Tunisie jusqu’à la province d’Alger, s’étendent sur une longueur de plus de 400 kilomètres, peut être le point de départ de progrès considérables pour l’agriculture algérienne, et elle a déjà donné naissance à un trafic intérieur et extérieur très important. On ne saurait trop se féliciter de cette merveilleuse trouvaille ; déjà on commence à oublier les abus qui ont marqué les commencemens de l’exploitation et à voir paraître des capitaux français qui peuvent recevoir une rémunération convenable en Algérie, au lieu d’aller s’égarer en Chine, dans l’Amérique du Sud ou dans certaines entreprises, si aléatoires, du Transvaal ou d’Australie. Il appartiendrait au gouvernement général de faire connaître ces richesses trop ignorées en France, par une publicité large et non point limitée à peu près exclusivement à la capitale. L’Algérie a déjà donné un bénéfice très appréciable aux capitaux engagés dans certaines exploitations minières et il semble que l’on peut espérer encore de fructueuses entreprises. Des gisemens d’antimoine, sur le chemin de fer des Ouled Rhamoun à Aïn-Beida, sont depuis longtemps signalés ; l’existence de la houille a été constatée à Bou-Saada et vers Igli, et, paraît-il, celle de sources d’huiles minérales dans le Dahra. Se trouvera-t-il quelqu’un pour apprécier et faire connaître la valeur de ces minéraux et des capitalistes français pour en tenter l’exploitation ?

Parmi les autres richesses naturelles, il faut citer le sel, si abondant sur les hauts plateaux et dans le Sud, qu’on s’inquiète à peine de son exploitation. L’emploi de cette substance est cependant tout indiqué dans les usines de salaisons et les pêcheries qu’on trouve sur la côte, particulièrement poissonneuse. Celles qui existent sont presque toutes, comme la pêche elle-même, entre les mains d’Italiens ; c’est là sans doute la raison pour laquelle les ateliers de salaisons d’Oran, — le fait est constaté dans un document officiel, — n’employaient, en 1891, que de l’huile provenant de Bari, alors que la Kabylie et les environs de Tlemcen en produisent abondamment. Ici l’autorité algérienne a des moyens d’action dont elle est tenue d’user : la surveillance de la pêche est le premier de ces moyens, et elle se pratique d’une manière très insuffisante. Lorsqu’en 1888, la pêche côtière a été réservée aux nationaux, beaucoup d’Italiens se sont fait naturaliser, mais un grand nombre d’entre eux ont préféré conserver leur nationalité et se sont fixés de l’autre côté de la frontière tunisienne, vers Tabarka. Ce point est devenu un centre de poche et surtout de fraude, car les pêcheurs tabarkins ne se font pas faute de venir dans les eaux algériennes au grand détriment des pêcheurs restés Français. Ces faits sont connus, ils ont été imprimés dans des publications officielles, et pourtant la situation n’est guère améliorée. On pourrait cependant, à la faveur du monopole de la pêche du corail sur les côtes de Tunisie, monopole qui appartient à la France, exercer la police de la pêche dans les eaux tunisiennes, — le droit nous en est réservé, — tandis que des bateaux gardes-côtes feraient respecter notre frontière. Mais, pour l’Algérie, la Tunisie est l’étranger, et des mesures aussi simples nécessiteraient de longs pourparlers.

Jusqu’ici, l’industrie proprement dite a été assez restreinte en Algérie : elle se borne à des manufactures de tabacs, à des minoteries et à des distilleries. Le grand obstacle qui s’opposait à l’établissement d’usines importantes était la difficulté de se procurer du combustible et la rareté des forces motrices d’une certaine puissance. Le développement considérable pris depuis quelques années par l’usage des moteurs électriques permet de prévoir le moment où l’activité industrielle pénétrera en Algérie. Le bas prix de la main-d’œuvre pourrait y attirer des capitaux, et la construction de barrages, judicieusement disposés le long des principales rivières, faciliterait singulièrement l’établissement de grandes usines. La laine que donne le pays en abondance, la soie et le coton dont la production est facile sous ce climat, alimenteraient sans peine des filatures, où un certain nombre d’indigènes pourraient trouver place, s’ils recevaient des notions professionnelles élémentaires.

Si, de l’agriculture et de l’industrie, nous passons au commerce, il y a bien des singularités qui nous frappent, dans le régime de la colonie. Au point de vue douanier, la France la considère tantôt comme un pays étranger, tantôt comme une terre française. Tout cela est quelque peu contradictoire, mais il ne faut pas trop insister sur la logique absolue, et d’ailleurs la discussion du régime douanier de l’Algérie serait celle de notre régime lui-même. Ce qui est bien spécial à la colonie, ce sont ses relations avec ses deux voisines de l’Est et de l’Ouest et avec ce Sud mystérieux où les uns voient la richesse et l’avenir, les autres l’aridité et le néant.

Avec le Maroc, les rapports sont assez restreints ; l’Algérie n’importe rien en ce pays, dont le commerce avec la France n’a atteint, en 1894, que 14 millions de francs environ ; cela s’explique assez naturellement ; l’Algérie n’exporte que des produits agricoles, dont le Maroc n’a que faire ; quant aux marchandises françaises, elles sont expédiées en grande partie directement sur Tanger, et n’empruntent presque jamais le territoire algérien. Il est bien évident que l’intérêt du Marocain est de s’approvisionner à Melilla, à Tetuan et autres centres de contrebande, et non pas en Algérie, où les denrées coloniales, notamment, supportent des droits élevés. En revanche, les produits marocains pénètrent dans la colonie en franchise et on estime leur valeur à une dizaine de millions par an ; ils consistent principalement en bétail, cuirs, laines et tissus de fabrication marocaine. Cette opération est très normale ; les Marocains, peu en sécurité chez eux, importent chez nous le plus possible ; c’est autant de sauvé des razzias. Une bonne politique nous conseille donc de laisser l’entrée libre aux produits marocains, sur le territoire de notre colonie, sans que cependant nous puissions nous faire de grandes illusions sur les avantages que notre commerce d’exportation peut espérer dans le Moghreb, au départ de l’Algérie.

Du côté de la Tunisie, la situation est juridiquement la même ; les produits tunisiens sont exempts de droits à leur entrée en Algérie. Mais les voies de communication qui existent sur cette frontière, et la sécurité qui y règne, peuvent faire de la Tunisie un lieu de transit pour les marchandises étrangères. L’Algérie se garde donc contre la Tunisie comme contre un pays étranger, et, de son côté, la Tunisie a des postes de douane en face des nôtres. La dénonciation récente des traités italo et anglo-tunisien a sans doute singulièrement amélioré la situation ; mais, tant que l’Angleterre jouira d’un traitement de faveur, c’est-à-dire pendant encore une dizaine d’années, il ne sera pas possible de soumettre la Tunisie au régime de notre tarif général, ce qui doit être l’objectif du gouvernement de l’Algérie, car la disparition des barrières artificielles existant entre elle et la Tunisie constituerait un acte politique de la plus haute importance en affirmant de la manière la plus nette notre prise de possession définitive de ce pays. On ne saurait rien voir de plus humiliant pour nous, au regard de l’étranger, que cette visite de douane pratiquée par des douaniers tunisiens sur les Voyageurs qui sortent d’Algérie pour entrer dans un pays soumis à notre protectorat, et il faut souhaiter sans toutefois trop se leurrer d’espérance, que la diplomatie arrivera le plus tôt possible à nous en débarrasser.

Si l’on jette maintenant un regard vers le Sud, la question change d’aspect. Et d’abord, qu’est-ce que le Sud au-delà des limites de notre, domination ? Une mer de pierres et de sable, que parcourent trente ou quarante mille pillards touaregs. Au milieu de ce désert, un groupe d’oasis abondamment pourvues d’eau et contenant une population qu’on évalue à 300 000 habitans : c’est le Touat, le Gourara et le Tidikelt ; au-delà, plus rien jusqu’au Niger. Que peut être le commerce dans cette région et quel intérêt peut-il nous offrir ? Telle est la question à laquelle les officiers qui commandaient autrefois dans le Sud n’ont jamais hésité à répondre par la négative. Est-ce 3 à 400 000 indigènes de plus qui augmenteront de beaucoup les débouchés de notre commerce en Afrique ? N’est-il pas évident, au contraire, que ces indigènes fuiront obstinément nos marchés, tant qu’ils pourront s’approvisionner chez leurs coreligionnaires du Sud tunisien, de la Tripolitaine et du Maroc ? Ignore-t-on que le principal commerce du Soudan avec les oasis du Touat est celui des esclaves et que ce commerce ne peut se faire avec l’Algérie ? Les habitans du désert, par leurs mœurs et leur religion, se trouvent donc incités à commercer avec le Maroc et la Tripolitaine, et écartés des marchés algériens.

L’extension de la France au Soudan semble avoir démontré l’exactitude des prévisions de nos anciens commandans militaires dans le Sud. Tombouctou, la grande cité du Niger, à laquelle les voyageurs d’il y a un demi-siècle attribuaient au moins 100 000 habitans, n’est qu’une ville assez misérable de 4 à 5 000 âmes. Les rives du Niger, le Mossi, le pays d’Haoussa ne sont, au dire des explorateurs, que d’une richesse très relative ; quant au Bornou lui-même, dont la prospérité paraît beaucoup plus grande, ses débouchés naturels sont les vallées du Niger et de la Bénoué, dont l’Angleterre tient entre ses mains l’embouchure. Il n’a, au Nord, que des rapports insignifians avec la Tripolitaine. Le commerce du Sud n’est donc et ne sera pendant de longues années encore que très réduit ; c’est ce que le gouvernement de l’Algérie, séduit par certaines utopies, semble avoir perdu de vue, lorsqu’il a annoncé de merveilleux projets commerciaux dans la direction du Sud ; et c’est ce que le Parlement, peu au courant de bien des questions coloniales, a sanctionné sans hésitation. Pour favoriser le commerce, on n’a rien trouvé de mieux que de l’entourer de formalités administratives ; cela seul aurait suffi pour l’étouffer, s’il existait ; mais qu’on se rassure : il n’existe pas, et nous n’avons que quelques fonctionnaires de plus.

Ce tableau sommaire de l’état agricole, industriel et commercial du pays serait incomplet, si l’on ne s’arrêtait un instant aux deux grands élémens de mise en œuvre des ressources locales : les voies de communication et le crédit.

Lors de la conquête, Alger seul possédait un port étroit et incommode qui abritait la flotte des corsaires du dey ; partout ailleurs, il n’existait que des abris naturels. La création des ports a suivi les progrès de notre domination ; aujourd’hui, Bône, Philippeville et Oran sont bien dotés à ce point de vue. On n’en saurait dire autant d’Alger, où le mouvement de la navigation devient de plus en plus actif, mais dont le port est exposé à un violent ressac. A côté de ces quatre points importans, il faut citer les excellens mouillages naturels de Mers-el-Kébir, Arzew et Bougie, trop négligés jusqu’ici. Ce dernier particulièrement, avec quelques travaux destinés à préserver le port de l’ensablement par les apports de l’oued Sahel et une appropriation de la grande rade, deviendrait le meilleur refuge de la côte algérienne. A Rachgoun, où l’on trouve déjà un bon mouillage, les navires qui viennent charger le minerai ne sont pas suffisamment en sûreté.

On n’a malheureusement pas toujours assez proportionné la dépense certaine à l’utilité présumée, dans l’exécution des travaux à la mer en Algérie, et longue est la liste des erreurs commises aux frais des contribuables. C’est ainsi qu’à peine transformé à grands frais et médiocrement amélioré, le port de La Calle, qui n’avait pas d’importance, a été à peu près déserté par la population de pêcheurs. A quelques kilomètres de là, le port de Bouliff, entrepris il y a une trentaine d’années, a été abandonné, et l’on ne découvre plus aujourd’hui, au milieu des hautes herbes, que des ruines de bâtimens et des tronçons des voies ferrées. A Tenès, le port de refuge, commencé il y a quarante ans, et dans lequel plus de six à sept millions ont été engloutis, reste inachevé et peu entretenu. Pourquoi, d’ailleurs, de si coûteuses entreprises sur des points où il n’existe pas de voies de pénétration vers l’intérieur du pays ? Faute de chemins de fer ou même de routes, les ports les mieux aménagés sont condamnés à la ruine. La colonie sera-t-elle toujours condamnée au système qui remet l’exécution des travaux publics à un corps qui, malgré ses connaissances techniques et le mérite individuel de la plupart de ses membres, applique trop souvent des formules uniformes aux pays les plus divers ? Dès qu’ils recouvrent leur indépendance et ne sont plus enserrés dans les méthodes métropolitaines, si malheureusement introduites en Algérie, nos ingénieurs retrouvent leurs moyens et se montrent dignes d’eux-mêmes. Ce n’est donc point à eux qu’il faut s’en prendre de la situation des travaux en Algérie, mais au gouvernement général et au Parlement qui ont eu la charge de proposer et d’approuver un plan rationnel et un ordre d’exécution logique de l’ensemble des travaux.

Dans son rapport sur la situation de l’Algérie en 1893, M. Burdeau constatait qu’en onze ans, de 1880 à 1891, il n’avait été construit en ce pays que 369 kilomètres de routes, soit un peu moins de 34 kilomètres par an. En regard de ce chiffre vraiment dérisoire, il convient de mettre les travaux effectués en Tunisie au moyen des prestations ; pendant la seule année 1895, 250 kilomètres de routes nationales ont été ouverts[4]. Ce sont cependant, en Tunisie et en Algérie, les mêmes ingénieurs qui construisent les routes, mais les moyens dont ils disposent sont bien différens : car il résulte des chiffres précédens que l’application du système tunisien en Algérie, sur un territoire trois fois plus étendu, aurait permis de construire en un an 750 kilomètres au lieu de 34, soit environ 22 fois plus. On voit l’erreur profonde qui consiste à avoir remis aux communes algériennes, avant l’achèvement du réseau des routes, la libre disposition des prestations qu’elles gaspillent trop souvent. Rien ne s’opposerait à ce que, dans les communes mixtes, comprenant la plus grande partie du territoire, le gouvernement général dessaisît les administrateurs du droit d’employer les prestations à leur guise, et à ce qu’il leur imposât un plan combiné de travaux publics. Quant aux communes de plein exercice, le gouvernement dispose des secours, des subventions et de mille autres moyens qui les mettent à la merci, s’il juge nécessaire de les contraindre.

Il ne faut pas se dissimuler les difficultés particulières que rencontre la construction des routes en Algérie : défaut de stabilité du sol, qualité inférieure des matériaux, longues périodes de sécheresse dégradant les chaussées tout autant que les pluies torrentielles qui tombent à certains momens de l’année ; mais ces circonstances ne sauraient arrêter le développement des voies de communication. Sauf autour des villes, dans certaines parties de la province d’Alger et surtout dans celle de Constantine, la viabilité est mauvaise ; une grande portion des deux Kabylie n’est desservie que par des chemins muletiers. Ainsi, faute de crédits suffisans, l’Etat ne construit pas de routes pendant que les départemens et communes qui disposent de budgets bien pourvus, n’en ouvrent qu’une quantité insignifiante. Le système est donc mauvais dans son ensemble ; si on entre dans le détail, on le trouve encore pire. S’agit-il de construire ? On fixe en effet souvent une largeur exagérée comparativement à la circulation. Quant au tracé, il est parfois déplorable, car on a dû, pour l’établir, tenir compte de raisons qui n’ont rien de technique.

Si l’on se reporte à toutes les études commencées et aux brochures publiées dans ces dernières années, peu de questions ont été autant agitées que celle des voies ferrées, et cependant rien ou presque rien n’a été fait dans cet ordre d’idées. On peut diviser les chemins de fer algériens en trois catégories : le grand réseau et les lignes stratégiques, les chemins de fer agricoles, et les voies de pénétration dans le Sud.

Le grand réseau est aujourd’hui à peu près terminé ; mais, au point de vue stratégique, il reste encore à entreprendre quelques travaux qui seront indiqués plus loin.

Les chemins de fer agricoles, ou d’intérêt local, n’existent pour ainsi dire pas ; cependant ils seraient indispensables pour la mise en valeur des hauts plateaux, de la Kabylie et des contrées vinicoles de la région d’Oran. Ce qui a surtout retardé l’exécution de ces voies ferrées, ce sont à la fois les rivalités locales dont on n’a pas su triompher, et le souvenir des sommes exorbitantes absorbées par la construction des premiers chemins de fer[5].

Aucune ligne du réseau secondaire ne nécessite une voie large ; avec un écartement de un mètre, on réduirait sensiblement la dépense[6]. La largeur de la voie pourrait même être abaissée à 0m, 75 pour les lignes exclusivement agricoles dont l’infrastructure et la superstructure seraient réduites au minimum. Il ne s’agit en effet, dans ce cas, de rechercher ni la vitesse, ni le confortable, et le peu de longueur de chaque tronçon permettrait de se contenter, pour le transport des voyageurs, de voitures d’un modèle des plus simples.

Indépendamment de l’avantage considérable que procurerait à l’agriculture et à la colonisation l’ouverture de nouveaux débouchés, la sécurité deviendrait de plus en plus grande. Comment ne pas remarquer aussi que l’afflux vers le réseau principal de nouveaux produits du sol viendrait atténuer les déficits actuels d’exploitation et diminuer le montant de la garantie d’intérêt qui pèse si lourdement aujourd’hui sur le budget ?

La question des voies de pénétration vers le Sud est beaucoup plus complexe. Tout d’abord, on se trouve en présence des rivalités locales ; chaque département, — et ce n’est pas là un des moindres argumens contre Indivision administrative actuelle, — tient à avoir sa ligne de pénétration. Alger, comme capitale de la colonie, veut absorber le futur transsaharien ; Constantine et Oran font valoir la plus grande longueur de leurs lignes de pénétration existantes. Ainsi résumée, la question se précise et la faiblesse des argumens d’Alger apparaît de la manière la plus évidente. Le sud de cette province n’est ni plus riche ni plus peuplé que celui des deux autres, et il n’est menacé d’aucun côté par les populations voisines. Il contient, il est vrai, le pays du M’zab, dont la population industrieuse essaime dans toute l’Algérie, et cette peuplade, rompue au commerce et aux finesses de la diplomatie orientale, exerce, dit-on, une influence occulte considérable à Alger. Mais ce n’est pas pour satisfaire les intérêts d’un groupe de 40 000 indigènes que l’on peut entreprendre la construction d’une voie ferrée de plus de 400 kilomètres de longueur ; que la ligne actuelle soit prolongée jusqu’à Boghari, porte du désert, c’est tout ce qu’on peut raisonnablement souhaiter.

Tout autre est la situation dans les deux départemens de l’Est et de l’Ouest. On l’avait si bien compris, il y a déjà une douzaine d’années, que des crédits avaient été votés pour l’exécution rapide d’un tronçon de voie ferrée au sud de la province d’Oran, en vue de rapprocher de Figuig le point terminus de nos voies ferrées ; on voulait ainsi garantir la sécurité du Sud algérien en permettant de jeter facilement des troupes sur cette oasis, qui est un repaire de brigands et un refuge assuré pour tous les insurgés ou les adversaires de notre domination. Avec quelle lenteur et dans quelles conditions défectueuses l’œuvre a été poursuivie, tous ceux qu’intéressent les choses d’Algérie le savent, mais, quoi qu’on puisse penser de ce passé regrettable, il n’est plus permis, depuis que nous occupons Igli, de reculer et il faut se résigner à construire sans retard les 300 kilomètres de voie ferrée qui séparent cette oasis du point terminus actuel. De cette mesure dépend notre domination dans le Touat, le Tidikelt et le Gourara, car la construction de la voie ferrée et l’occupation solide d’Igli sépareront complètement ces régions du Maroc, et y établiront d’une manière définitive notre suprématie jusqu’ici trop peu respectée. En quelques années, les frais de construction seront grandement atténués par la diminution des dépenses considérables qu’entraînerait le ravitaillement des postes du Sud, et, d’ailleurs, une politique habile, en détournant sur Igli les caravanes qui viennent actuellement à Géryville, donnerait à la voie ferrée un élément de trafic d’une certaine importance.

Dans la province de Constantine, des considérations analogues plaident en faveur de la construction d’une ligne à voie étroite entre Biskra et Ouargla, amorce du transsaharien. C’est en effet, si cette ligne doit être construite, sur le Tchad et non sur Tombouctou qu’il faut la diriger, car, poussée vers cette ville, elle serait sans utilité pour notre colonie du Soudan, qui, dans quelques années, communiquera facilement avec le Sénégal par une ligne non interrompue, tantôt ferrée, tantôt fluviale. L’objectif capital de notre action dans ces régions doit être de neutraliser le plus possible l’importance de la Tripolitaine, et on ne saurait y songer si l’on ne tient à sa discrétion Ghadamès et Ghat ; or, ces places seraient toutes deux à une assez faible distance du transsaharien, parti du Sud de la province de Constantine. Il est donc pour nous d’une importance primordiale de faire passer notre voie de pénétration à proximité de ces points stratégiques et d’atteindre le Tchad par l’Aïr, seul groupe d’oasis qu’on rencontre entre le Sud algérien et le grand lac intérieur, où les accords internationaux nous assurent des droits indiscutables.

Non moins que l’ouverture de voies de communication de toute nature, les questions de crédit doivent, surtout dans un pays neuf, solliciter l’attention du gouvernement. Mais, tandis qu’en matière de travaux publics, il a l’initiative et l’exécution, quand il s’agit de crédit, son action est bien plus restreinte ; il peut poser les bases de certaines institutions, mais, cela fait, à moins de prétendre jouer le rôle d’ « Etat-Providence, » il doit laisser aux particuliers le soin de développer et de faire fructifier la semence qu’il a jetée. La question du crédit se rattache étroitement au mode de constitution de la propriété, car, au début d’un établissement, le prêteur, peu renseigné sur la solvabilité personnelle de l’emprunteur, tient à s’assurer, avant tout, des garanties immobilières, et, d’autre part, pour l’emprunteur, la possibilité de fournir des garanties de cet ordre améliore singulièrement les conditions du prêt. Nous laissons ici de côté le crédit commercial, la Banque d’Algérie et quelques établissemens privés, l’assurant dans des conditions qui se rapprochent plus ou moins de celles de la Banque de France ; sans doute, on a cité fréquemment des abus dans le trafic de certaines signatures : ce sont là des inconvéniens qui résultent non d’un vice des institutions, mais des mœurs locales.

Dans un pays de culture, ce qui prime tout, c’est l’organisation du crédit agricole, question complexe par excellence, puisque, dans la métropole même, on n’est pas encore arrivé à la résoudre complètement. Pour les personnes européennes ou indigènes, qui détiennent le sol à titre de propriété individuelle, il est possible en théorie d’emprunter dans les mêmes formes qu’en France ; il existe en effet un Crédit foncier algérien, et cet établissement, qui, pendant longtemps, a opéré surtout dans la métropole, commence à effectuer des prêts dans la colonie. Les Chambres, lors d’un précédent renouvellement du privilège de la Banque d’Algérie, avaient émis le vœu, sans toutefois l’inscrire dans le texte de la loi, de voir cet établissement consentir des prêts à l’agriculture. On était alors dans la période où la culture de la vigne donnait de beaux résultats et des espérances plus belles encore ; les colons se présentèrent en foule aux guichets de la Banque, qui, soit qu’elle partageât elle-même la confiance générale, soit qu’elle cédât à d’autres considérations moins plausibles, ne sut pas se défendre avec assez d’énergie. Une crise était inévitable. Les emprunteurs, à mesure qu’elle approchait, montraient un appétit toujours croissant, et, en continuant à leur prêter, la Banque, qui croyait éviter la dépréciation des immeubles, aggravait chaque jour sa situation. L’issue était fatale ; à défaut de paiement, la Banque dut exproprier, et, peu à peu, elle se vit à la tête d’un domaine important qui immobilisait une partie de ses ressources, danger plus particulièrement redoutable pour une banque d’émission. Heureusement, on prit des mesures énergiques quand il en était temps encore ; le domaine fut liquidé, quelques années de récoltes abondantes survinrent et, grâce à une direction plus prudente, la situation s’améliora. Il n’en est pas moins vrai que, si la Banque se trouve hors de danger, le crédit agricole est encore peu développé, et que les colons sont trop souvent réduits à tomber sous les griffes de l’usurier, dont la rapacité proverbiale n’est pas une des moindres causes de la vivacité du mouvement antisémitique dans la colonie.

Si telle est la situation des propriétaires nantis de titres réguliers de propriété individuelle (et nous ne comprenons pas parmi eux les indigènes porteurs de titres résultant de l’application de la loi de 1873), combien pire doit être celle de détenteurs de propriétés collectives ! N’ayant aucun crédit personnel, ils ne parviennent à emprunter que sous des formes soigneusement préparées par leurs prêteurs pour pouvoir arriver à bref délai à l’expropriation.

La difficulté, bien que sérieuse, n’est pourtant point insoluble, et, puisque la propriété est collective, pourquoi le crédit n’affecterait-il pas la même forme ? Il y a quelques années, à la suite de mauvaises récoltes, l’un des trois départemens, pour venir en aide aux colons européens, a contracté à la Banque d’Algérie un emprunt de plusieurs millions, qui ont été ensuite répartis par l’intermédiaire des communes responsables entre les intéressés, et recouvrés sur eux par fractions annuelles, dans la forme adoptée pour la perception de l’impôt direct ; à l’expiration de la période fixée par la Banque pour l’amortissement de l’emprunt, le département n’a eu à faire qu’une avance d’une centaine de mille francs, dont la presque-totalité est rentrée depuis dans sa caisse. Cette opération n’a coûté qu’une somme minime au département, et, en empêchant la ruine de bon nombre de colons, elle lui a rendu largement, sous une autre forme, un équivalent du sacrifice consenti. Il y a là, en matière de prêts à accorder aux indigènes, un enseignement qui ne doit pas être perdu ; responsable envers la commune ou le département, le douar ou la tribu peuvent bénéficier des avantages du crédit, sans les payer à un taux exorbitant, ni faire courir de risques graves à ceux qui se portent caution pour eux. On ne semble pas avoir jusqu’ici songé à tirer parti, sous ce rapport, de la forme de la propriété indigène, et cependant l’heureuse initiative d’un des trois conseils généraux mérite d’être méditée.


VII

Le voyageur qui, après avoir débarqué à Alger, parcourt les environs de cette ville et la plaine de la Mitidja ne peut retenir son admiration en présence du magnifique spectacle qui se déroule devant ses yeux. De tous côtés s’élèvent des villas, de coquets villages, de grandes fermes situées au milieu de champs cultivés, de plantations de vignes, d’orangers ou de citronniers. Tout y respire à la fois l’activité, le travail et l’aisance. Si l’on pénètre plus avant dans le pays, aux riches propriétés de la banlieue de Blidah succèdent les beaux vignobles de Miliana et de Médéa, les grandes exploitations de Marengo, et, du côté de la Kabylie, les vallées fertiles et peuplées de l’Isser et du Sebaou. Autour d’Oran, dès qu’on a passé la région assez aride qui entoure immédiatement la ville, il en est de même, sauf que la physionomie du pays est plus rude et moins riante. Tout autre est l’aspect de la province de Constantine, où la colonisation n’atteint qu’un développement beaucoup moindre, sauf autour de Bône, Philippeville, Guelma et aux environs de Constantine même. Les groupes de colons y sont rares et peu importans ; et cependant, tout semblait devoir attirer plus particulièrement vers cette région. Le sol, généralement plus fertile, la plus grande abondance des eaux pluviales, l’étendue des forêts, l’esprit moins remuant des indigènes, la superficie beaucoup plus considérable du Tell et des hauts plateaux, semblaient désigner cette province à l’effort de la colonisation.

Nous ne saurions ici retracer les phases de l’histoire de la colonisation en Algérie, les hésitations, les contradictions, les difficultés de toutes sortes au milieu desquelles l’administration s’est débattue pendant de longues années, pour arriver à un résultat qui, dans l’ensemble, fait le plus grand honneur au pays. Ce que nous voudrions indiquer sommairement, c’est la tâche encore énorme qui reste à accomplir pour la colonisation libre et la colonisation officielle.

Les terrains domaniaux, qui ont été pendant longtemps la grande ressource du gouvernement général, sont aujourd’hui très réduits. Ce qui en subsiste peut assez rarement occuper une étendue suffisante pour qu’on puisse y créer des centres nouveaux ; en revanche, l’administration conserve une multitude de parcelles inutilisables et disséminées dans toute la colonie. Le moment serait venu de procéder à une sorte de liquidation de tout cet actif immobilier, plus considérable en apparence qu’en réalité. Soit par des ventes, soit par des échanges, on pourrait en tirer quelque parti, surtout si le produit des mesures prises était spécialement affecté à une Caisse de la colonisation. Ce serait là une institution excellente et destinée à suppléer dans une certaine mesure à l’insuffisance des crédits budgétaires, qui dépassent à peine deux millions par an. Malheureusement, tout se paie en ce monde, et surtout une mauvaise administration. Lorsqu’il y a quelques années, un gouverneur général, convaincu des avantages évidens d’une telle caisse, en proposa la création, ses projets furent rejetés dédaigneusement par le gouvernement métropolitain, qui connaît de longue date les abus auxquels ont donné lieu les caisses spéciales en Algérie. On peut dire que, dans cette question, les deux parties avaient à la fois tort et raison. L’une voyait le but à atteindre, l’autre discernait le gaspillage certain : elles ne se sont pas préoccupées de rechercher de concert les moyens pratiques de réprimer les abus. De là l’avortement d’un projet intéressant à tant d’égards.

La colonisation officielle est donc aujourd’hui sur le point de manquer de terrain. Doit-elle pour cela disparaître ? Nous ne le pensons pas. L’intérêt de notre domination en Algérie exige que nous constituions des centres sur certains points stratégiques ainsi que le long des principales voies ferrées, et l’augmentation toujours croissante de la population indigène nous impose le devoir de chercher par tous les moyens à attirer des colons européens dans la colonie. Il faut donc arriver, puisque nous n’avons pas su restreindre les indigènes dans de justes limites, à les exproprier à prix d’argent d’une portion de leurs terres. C’est là une opération assez coûteuse et fort délicate, à cause du choix des terrains et de la fixation de l’emplacement des centres. Trop souvent, au lieu d’imiter les Arabes, qui s’établissent généralement sur les hauteurs où les sources sont pures et la situation saine, nous avons placé nos villages au fond des vallées, où l’eau est boueuse et le sol fiévreux[7]. C’est ainsi que parfois le voyageur rencontre les ruines d’un village entier, abandonné par ses habitans ; presque toujours ce sont celles d’un village de colonisation officielle. On comprend dès lors les craintes qu’a éprouvées la métropole à confier la gestion de crédits importans à des services qui en ont fait un pareil emploi. D’ailleurs, en cette matière comme en beaucoup, d’autres, la colonie se désintéressait trop souvent de tout, et laissait au budget général le soin de prévoir tous les moyens financiers ; tandis que les édifices publics étaient construits et tous les travaux de défrichement et d’assainissement effectués par le budget de la colonisation, les budgets des départemens et des communes qui, en définitive, devaient profiter de ces créations n’y contribuaient que rarement. Seul, il y a un certain nombre d’années, le Conseil général d’Oran avait voté l’établissement, sur tous les points où l’on créait des centres, de petites maisons d’habitation, aussi simples que possible, destinées à abriter à leur arrivée les familles de colons venant du dehors. Leur prix de revient très peu élevé était ensuite remboursé graduellement par les colons. Cette initiative excellente ne s’est point généralisée, et cependant on attirait ainsi le colon par la perspective de ne pas coucher à la belle étoile, lorsqu’il vient prendre possession de son lot de terre. En groupant mieux tous les efforts, la colonisation officielle, qui ne s’adresse qu’aux petits capitalistes disposant de quelques milliers de francs, peut encore, malgré la modicité de ses ressources, obtenir des résultats intéressans.

La colonisation libre, qui procurerait de très gros bénéfices aux capitalistes disposant de sommes importantes, ne peut guère aujourd’hui s’établir que sur les territoires où n’existe pas la propriété collective, et dans ces conditions, elle ne présente qu’un intérêt secondaire. Il faut donc que le gouvernement général se préoccupe de faciliter la création de grandes propriétés dans les régions qui, sous l’empire de la législation actuelle, leur sont à peu près fermées[8]. Ici son rôle serait tout différent de ce qu’il est en matière de colonisation officielle. Il devrait d’abord faire reconnaître le territoire où la colonisation libre serait autorisée ; il ne faut pas en effet que celle-ci arrive à déposséder une fraction de douar ou un douar entier, séduit par l’appât de l’or, de telle sorte que les indigènes soient, à bref délai, menacés de tomber dans la misère, la mendicité ou le brigandage.

Déterminer les territoires susceptibles de colonisation libre dans toute l’étendue de la colonie ; faire connaître, par une publicité large et bien entendue, ces parties colonisables et le mode de colonisation dont elles sont susceptibles : telle devrait être la première tâche de l’administration. Parallèlement à cette étude d’assez longue haleine, elle organiserait le mode d’acquisition des propriétés destinées à la colonisation libre. Il ne semble pas possible, en effet, de laisser des transactions de cette importance s’opérer entre Européens et indigènes par voie d’un simple acte notarié, qui ne garantit ni l’une ni l’autre des parties. Après s’être assuré sérieusement que le futur colon dispose d’un capital suffisant pour acquérir la terre, l’administration exproprierait par une procédure sommaire analogue à celle de l’expropriation pour cause d’utilité publique et présiderait à la distribution du prix aux ayans droit ; car il ne faut pas perdre de vue que, dans l’intérêt même des indigènes et dans celui de la colonie en général, on doit considérer l’Arabe comme un mineur et s’assurer qu’en aucun cas il n’est spolié. A la prise de possession, l’Etat, moyennant un droit à établir, remettrait au nouveau propriétaire un titre immatriculé sur les registres de la conservation de la propriété. Il pourrait d’ailleurs imposer telles conditions qu’il jugerait nécessaires pour s’assurer que ce mode d’acquisition de la propriété ne sert pas à couvrir des spéculations sur les terres appartenant aux indigènes.

L’histoire de la colonisation algérienne nous montre que, soit par un dessein prémédité, soit par la force des choses, certaines vastes entreprises de colonisation n’ont donné que des résultats insignifians : auprès de Sétif, l’Empire avait concédé à une compagnie genevoise une assez vaste étendue de terres, à la condition d’y constituer des villages et d’y amener des colons. Les villages ont bien été construits et peuplés, mais peu à peu leur population diminue et leur aspect devient misérable ; pour tirer parti de ses terres et donner un dividende à ses actionnaires, la Compagnie se borne à louer son domaine aux indigènes. La Compagnie algérienne n’a guère fait autre chose, entre Constantine et Guelma. Voilà deux exemples destinés à faire réfléchir sur les concessions à accorder à de grandes compagnies.

L’utilité capitale du système qui vient d’être rapidement exposé pour la constitution de la colonisation libre consiste dans la purge, opérée par l’expropriation pour cause d’utilité publique, de tous les droits réels existant au profit de tiers quelconques sur les terrains vendus. Rien n’est en effet plus confus que la situation de la propriété foncière en Algérie, et, comme toujours en ce pays, si la question a été agitée nombre de fois, elle en est encore, quant à l’application, au même point qu’en 1830. Une commission nommée en 1842 par le maréchal Bugeaud pour organiser la propriété avait déclaré qu’il y avait lieu, avant toute autre mesure, de « dresser le livre général de la propriété algérienne. » Ses travaux, intéressans à plus d’un titre, contiennent nombre d’idées justes et très remarquables, si l’on se reporte au temps où elles ont été émises ; ils ont abouti à la rédaction de l’ordonnance du 1er octobre 1844. Depuis lors, la Belgique, l’Allemagne, la Roumanie, la Hollande et l’Italie ont réformé leur législation sur la propriété immobilière ; l’acte Torrens a été rendu en Australie, et ses principes ont été appliqués avec des modifications plus ou moins variées en Tunisie et jusqu’au Congo ; et cependant, l’Algérie, comme la France, du reste, s’entête dans un système condamné par tous, et dont la conservation nous place au dernier rang parmi les peuples civilisés. A tous les inconvéniens, depuis longtemps constatés, de notre système de constatation de la propriété immobilière, s’en ajoutent d’autres en Algérie, qui résultent de l’origine même de toutes les propriétés musulmanes, des droits d’usage et des servitudes dont elles peuvent être grevées, ainsi que des revendications que peuvent faire naître les successions indigènes. Jamais on n’a tenté, même pour les lots de villages ou les lots de fermes, d’assurer la conservation de cette délimitation, et même parfois on a négligé de s’assurer que les concessionnaires occupaient réellement les lots qui leur avaient été concédés, de telle sorte qu’on a vu, dans certains centres, occuper par des particuliers des lots réservés aux colons, attribuer plusieurs fois les mêmes lots à différentes personnes, etc. Tous ces inconvéniens sont grandement aggravés par l’impossibilité où l’on se trouve, la plupart du temps, faute de cadastre, de mentionner dans les actes de transmission entre vifs les numéros du plan cadastral qui, à défaut d’autres indications, constituent un premier élément de recherche.

Ce n’est pas seulement la sécurité juridique qui importe à la colonisation ; c’est surtout la sécurité matérielle, et, à ce point de vue, il reste beaucoup à faire. L’effectif de la gendarmerie est très au-dessous des besoins réels ; tandis qu’en France, on compte en moyenne une brigade par 5 000 habitans, en Algérie, la proportion est trois fois plus faible, et, si l’on songe que la population y est beaucoup plus clairsemée, il est facile de juger de l’insuffisance de la surveillance[9]. En outre, la gendarmerie ne peut guère, en Algérie, compter sur la police, qui n’existe pour ainsi dire pas. Dans les villes, elle est insuffisante, et, dans la main de certains maires, elle néglige parfois sa véritable mission pour s’occuper d’intérêts privés peu respectables. Dans les petites communes, elle se réduit au garde champêtre ; enfin, dans les douars et tribus, elle est nulle. Un des derniers gouverneurs généraux avait pensé qu’en renforçant la police en territoire indigène, on assurerait la sécurité ; c’était bien peu connaître le pays ; en effet, si la police était faite en ces territoires par des Européens, la défiance de la population devait les tenir à l’écart et les empêcher de pénétrer ses sentimens ; si elle était abandonnée à des Arabes ou Kabyles, leurs habitudes proverbiales de mensonge à l’égard des Européens devait rendre leur collaboration très suspecte. Une seule personne, en territoire indigène, peut exercer une surveillance efficace, c’est le chef, et encore à la condition qu’il ait un commandement assez étendu pour posséder une réelle autorité ; or, notre politique en Algérie a consisté à restreindre sans cesse les pouvoirs des chefs indigènes, par crainte des grands commandemens dont les inconvéniens étaient apparus après les événemens de 1871, à morceler le pouvoir à outrance, et on est arrivé à l’énerver dans tous les cas, parfois même à l’annihiler complètement. Dans les communes mixtes, le sectionnement a réduit le traitement de certains caïds à 3 et 400 francs à peine ; ils n’ont plus ni le goût ni les moyens de surveiller ce qui se passe sur leur territoire, et cependant ce sont là les vrais auxiliaires, les vrais agens d’information de nos fonctionnaires administratifs ou judiciaires[10].

Il y a quelques années, le comice agricole de Guelma a publié une petite brochure du plus haut intérêt[11], contenant la statistique des vols commis dans cette région : elle est navrante, surtout en ce qu’elle révèle l’impuissance de l’autorité française. Après son travail du jour, le colon doit passer une partie de ses nuits à veiller pour la garde de son troupeau ou de ses récoltes ; s’il ne le fait pas, les déprédations sont incessantes. Le vol du bétail donne d’ailleurs naissance à une sorte d’industrie que nous n’avons pas su réprimer et que la Cour d’Alger a en quelque sorte reconnue. Lorsqu’un vol a été commis, au bout de quelques jours, se présente un indigène qui offre au volé, moyennant une commission, de lui faire rendre son bétail ; dégagée de toutes ses modalités secondaires, telle est la becharra, qui est devenue une véritable institution, et impose au colon, obligé parfois de racheter deux ou trois fois de suite son troupeau, la plus lourde et la plus désagréable de toutes les contributions.

Cette situation met bien en évidence l’insuffisance de nos moyens de répression à l’égard des indigènes et la nécessité de modifier nos institutions pénales. Deux procédures extraordinaires ont été employées contre eux dans des circonstances graves ; nous voulons parler du séquestre et de la responsabilité collective. Le premier, appliqué après l’insurrection de 1871 et dans divers cas particuliers, a eu pour effet de faire payer aux indigènes une somme de près de 40 millions ; mais, comme bien des choses en Algérie, cette opération a été déplorablement conduite ; au lieu de déterminer promptement les tribus et les individus qui devaient être frappés, l’administration algérienne poursuivait encore l’application du séquestre de 1871 plus de vingt ans après l’insurrection, ce qui, aux yeux des indigènes, apparaissait comme une criante injustice. Quand, en un moment critique, on croit devoir recourir à un moyen aussi exceptionnel, il faut frapper un grand coup, aussitôt après la faute, mais ne pas éterniser la répression, car elle devient alors une source de ressentiment, un prétexte de vengeance[12].

Dans des circonstances où l’application du séquestre serait exagérée, l’administration algérienne a souvent eu recours à la responsabilité collective, et ce procédé sommaire paraît encore le seul capable de remédier aux déprédations des indigènes, lorsqu’elles prennent un caractère de gravité et de persistance. Si anormal qu’il paraisse, nous le trouvons cependant inscrit dans la législation métropolitaine[13]. En Algérie, la responsabilité collective, qui s’appliquait couramment autrefois, subsiste encore en matière d’incendie de forêts, mais elle est tombée en désuétude pour d’autres délits. Sans la rétablir d’une manière obligatoire et permanente, et, sauf la faculté pour les indigènes de s’en exempter individuellement en prouvant qu’ils n’ont pu participer aux faits délictueux, il y aurait lieu de la réglementer et de décider qu’elle peut être rétablie par arrêté du gouverneur général et appliquée temporairement dans telle partie du territoire où les circonstances l’exigeraient. Mais il serait indispensable de (définir avec soin la procédure, pour laisser le moins possible de place à l’arbitraire, car, en ces matières, la jurisprudence du Conseil de gouvernement a souvent varié[14].

On a cherché à créer sur la côte des villages de pêcheurs français, pour combattre l’influence des Napolitains qui y sont installés. L’expérience faite en 1892 a donné des résultats déplorables. Ils étaient cependant assez faciles à prévoir, car, dès 1848, des pêcheurs bretons avaient été déjà appelés en Algérie ; et l’insuccès avait été le même ; la Méditerranée, avec sa lame courte, son excessive variabilité, ses brusques sautes de vent, désoriente le Breton ou le Basque habitués à l’Océan. Si une colonisation de pêcheurs doit réussir en Algérie, elle ne devra être recrutée que parmi les Corses, les Languedociens ou les Provençaux.

À côté des difficultés que rencontre la colonisation, il faut placer celles qu’elle se crée elle-même. Le colon se considère trop souvent comme un être, privilégié, pour qui la colonie doit faire tous les sacrifices ; très entiché de sa liberté et de ses droits, il entend parfois exercer sur les indigènes de son voisinage une sorte d’autorité qu’il croit tenir de sa qualité d’Européen ; c’est là une dangereuse disposition d’esprit ; pour peu qu’il manque de ménagemens avec ses nouveaux voisins, il risque de s’en faire promptement des ennemis, et, dès lors, il ne manquera pas de saisir l’autorité administrative de chaque incident survenu entre les indigènes et lui, et de la rendre responsable de tous leurs méfaits. L’administrateur, dont ces plaintes réitérées troublent la quiétude, finit par s’en lasser, considère le colon comme un fâcheux et ne s’occupe plus de ses réclamations ; la presse est alors saisie des faits, les agrémente d’injures contre les personnes ; l’affaire s’aggrave et finit par amener le déplacement de quelques fonctionnaires. Il est bien certain qu’en pareil cas, tout le monde a tort : le colon qui joue au pacha, l’indigène qui le vole et lui rendra la vie intenable, et l’administrateur qui se montre indifférent d’abord, parfois hostile ensuite ; mais personne ne veut se l’avouer et là est le mal. Quels que soient l’infériorité morale des indigènes et leur goût naturel pour les déprédations, bien des propriétaires ou colons qui les traitent équitablement reconnaissent qu’ils n’ont point trop à souffrir de leur voisinage ; ils ne deviennent dangereux que quand l’Européen s’est installé sur une terre dont ils ont été nouvellement dépossédés ou lorsqu’ils sont excités par quelques fanatiques. Le colon prudent a des chances d’arriver à vivre en assez bonne intelligence avec l’indigène ; mais les personnes qui vont coloniser manquent souvent de prudence, et là est le malheur, car elles contribuent ainsi sans s’en douter à élargir le fossé qui sépare les deux races. Il n’est donc point absolument paradoxal, comme on pourrait le croire, de dire que l’ennemi de la colonisation est parfois le colon. L’administrateur, de son côté, n’apparaît que comme un ami des plus tièdes, car l’Européen est presque toujours pour lui une gêne et une cause de soucis. Cet état mental est bien caractérisé par la réponse que faisait un jour un de ces fonctionnaires auquel on adressait un compliment sur sa résidence : « Peu importe la résidence, disait-il, pourvu qu’il n’y ait pas de colons dans la commune. » C’est à peu près ce que pensaient les bureaux arabes, mais on conviendra que ce ne sont pas là des conditions très favorables au développement de la colonisation.

Enfin, une des causes qui, plus que toute autre, tendent à déconsidérer notre grande colonie d’une manière imméritée, c’est l’abus de la politique ; et cependant, en aucun pays, il ne s’explique moins, car l’Algérie ne possède pas, à proprement parler, de partis, il n’y existe que des rivalités de personnes. Pour ceux qui sont au pouvoir, tout se résume en cet axiome brutal :


… Nul n’aura de pouvoir
Hors nous et nos amis…


Pour les autres, tout consiste à déloger les adversaires de leurs positions le plus tôt possible et à se substituer à tous les avantages dont ils jouissent. Il en est ainsi à tous les degrés, depuis les élections législatives jusqu’aux plus modestes luttes municipales. Ce régime électoral n’aurait peut-être pas grand inconvénient dans un pays d’esprit plus rassis et de sens plus calme ; mais, ici, le soleil enflamme tout, hommes et choses, et il est bien difficile de conserver quelque modération.

Ces ardentes convoitises donnent naissance à une nuée de feuilles, aussi dépourvues, pour la plupart, d’intérêt que remplies d’injures. La presse algérienne connaît peu les choses étrangères à l’Algérie, elle les comprend à sa manière et commet fréquemment des erreurs qui font la joie des lecteurs européens. Quant aux questions locales, elles sont trop souvent traitées avec un parti pris ou une violence qui ôte toute valeur aux articles les plus intéressans. Il ne reste donc plus que les polémiques banales, et elles s’élèvent à un diapason si élevé que le lecteur non prévenu serait volontiers tenté de prendre la colonie entière pour un véritable bagne. Si, dans quelques siècles, un disciple de Taine, entreprenant une histoire de l’Algérie, vient à dépouiller les journaux de notre temps, il sera stupéfait du nombre de hauts fonctionnaires qui sont des assassins, des brigands, des concussionnaires, des faussaires ou des voleurs. L’usage d’épithètes aussi imagées est trop généralement répandu pour que le public algérien y attache de l’importance, et elles perdent toute valeur, lorsque, de temps en temps, on les applique à juste titre. Ce n’est pas l’un des moindres inconvéniens de ces violences que de décourager les gens honnêtes, ennemis des polémiques, tandis qu’elles frappent les misérables sans les atteindre ni les arrêter. Au lieu de contribuer à signaler les abus, si nombreux encore, hélas ! dans la colonie, la presse, par son exagération et son manque de discernement, n’arrive parfois qu’à élever un piédestal à ceux qui montrent le plus de cynisme. Cette influence est déplorable dans les centres de colonisation ; jetés en pâture à des colons parfois peu instruits, mais dont le rude labeur déploie sans cesse les ressorts de l’énergie, les journaux locaux les conduisent à dépenser leurs qualités naturelles en récriminations acerbes ou peu fondées ; ils les exaltent dans un pays où le soleil et le climat surexcitent déjà trop les esprits, et, l’absinthe aidant, les retiennent plus que de raison autour des tables de café. Vivant dans cette atmosphère surchauffée,


L’Afrique au sol d’airain qu’un ciel brûlant calcine,


le colon lui aussi, tout comme l’Arabe son ennemi, finit par prendre le goût des discours, des hyperboles et des théories creuses dont il n’aperçoit pas toujours les conséquences.

Le plus grand service que pourrait rendre la presse algérienne au pays serait de revenir à la modération. Qu’elle cesse de se laisser emporter par une verve intempestive ; qu’elle laboure consciencieusement son champ, comme ces vigoureux pionniers de la civilisation qui peuplent la colonie ; qu’elle signale impitoyablement les abus réels et non les crimes imaginaires ; qu’elle s’instruise avant de- prétendre instruire les autres ; et sa tâche, pour être moins bruyante, n’en sera que plus grande et plus féconde.


VIII

Le retard apporté à toute modification rationnelle des institutions algériennes ne se constate nulle part mieux que dans les questions militaires. Soit que l’administration de la Guerre ne se résigne que très péniblement aux réformes, soit qu’elle ait été mise dans l’impossibilité de les réaliser, notre état militaire dans le Nord de l’Afrique est des plus, défectueux. Tous les généraux qui ont commandé en Algérie y réclament un minimum de 70 000 hommes en temps de guerre, et notre extension en Tunisie ne peut qu’augmenter encore ce chiffre ; cependant l’effectif des troupes du temps de paix dans nos deux colonies n’atteint pas 60 000 hommes, et celui des réserves mobilisables ne comblerait pas la différence, tant en raison des non-valeurs qui se révéleraient dès le début des opérations que de la nécessité où l’on se trouverait, en cas d’attaque par une puissance européenne, de prendre ses sûretés contre une insurrection des populations indigènes.

Si l’on veut être prêt à une résistance sérieuse en Algérie, il faut que, dès le temps de paix, tout soit organisé de telle façon que la colonie se suffise à elle-même, sans compter sur une aide quelconque de la métropole, dont les forces maritimes et militaires peuvent être momentanément paralysées. On y a bien créé notre système de réserve et d’armée territoriale, mais il ne s’étend pas aux indigènes, qui cependant pourraient fournir un sérieux appoint : chaque année, en effet, un millier environ de tirailleurs est libéré du service et rentre dans ses foyers ; il y a là le noyau d’une réserve qui pourrait atteindre une vingtaine de mille hommes, car la sobriété, la force de résistance et l’esprit guerrier des indigènes de nos régimens de tirailleurs permettent de les rappeler sous les drapeaux jusqu’à un âge avancé. Il suffirait de réserver aux hommes libérés après une certaine durée de service quelques emplois subalternes dans l’administration, ou de leur accorder de légères immunités, mesures dont l’effet moral serait très sensible, pour doubler l’effectif de cette admirable troupe que constituent les tirailleurs, dont l’élan est irrésistible et ne doit être utilisé que quand il s’agit de donner à fond et en masse.

Non moins capitale est la nécessité d’organiser dès le temps de paix sous un commandement européen des escadrons de cavalerie auxiliaire, destinés à voler par essaims autour des colonnes d’envahissement comme les redoutables cavaliers de Massinissa, à harceler les convois ennemis, à couper les communications, à couvrir et à éclairer nos troupes. Enfin, l’effectif de nos batteries d’artillerie pourrait être renforcé, et par conséquent leur nombre augmenté, en admettant comme servans des Arabes, au moins dans les batteries de position. Ce système, longtemps écarté d’une manière absolue par nos officiers, qui craignaient de voir les indigènes se familiariser avec le mécanisme des bouches à feu, a reçu pendant ces dernières années une application fréquente dans nos expéditions coloniales, où il a rendu les meilleurs services ; pourquoi ne pas l’étendre avec prudence et discernement en Algérie ?

Il est une question très délicate et sur laquelle les opinions sont très partagées, c’est celle de la protection des colons contre les indigènes, sur tous les points que les troupes régulières devront abandonner pour se concentrer. Peut-on mobiliser réservistes et territoriaux, leur faire abandonner leurs villages, en laissant à la merci des Arabes, dont les sentimens sont connus, les femmes et les enfans ? Ne faut-il pas prévoir, dans chaque centre, l’organisation d’un réduit pour la population non combattante, armer tous les hommes valides au-dessous de vingt et au-dessus de quarante-cinq ans[15] ?

En même temps que l’augmentation des effectifs, il est indispensable de poursuivre l’organisation de certains centres de résistance et la reconstitution de certains établissemens militaires qui ont existé autrefois et, par une incroyable aberration, ont été abandonnés[16]. Il faut enfin créer certaines voies de communication destinées à faciliter le transport accéléré des troupes de défense. Un rapide coup d’œil jeté sur nos deux colonies du Nord de l’Afrique nous permettra d’en reconnaître les points faibles.

Depuis la frontière du pachalik de Tripoli, tout le littoral tunisien, malgré les difficultés d’accès sur nombre de points, peut être menacé d’un débarquement ; mais cette opération ne paraît pas devoir être tentée en grandes masses, car, pour pénétrer dans l’Algérie, qui forme le cœur de notre puissance, il faudrait traverser, par une marche de 2 à 300 kilomètres, de vastes plaines offrant peu de ressources, avant d’arriver jusqu’à Tébessa, dont la possession permet de manœuvrer à volonté au nord ou au sud des montagnes de l’Aurès. Cependant, si invraisemblable que soit une pareille entreprise, la construction récente de la ligne de Sfax aux carrières de phosphates des environs de Gafsa rend possible la marche d’un corps d’invasion dans cette direction. Il devient donc nécessaire que Tébessa, dont l’importance est capitale, soit relié avec le reste de l’Algérie, non plus par une seule voie ferrée d’un profil accidenté et d’une exploitation difficile, mais par une voie se dirigeant directement sur Constantine ; cette nouvelle ligne existe déjà jusqu’à Aïn-Beïda ; il suffit de la prolonger de 80 kilomètres environ pour atteindre le but.

Au nord de la Tunisie, la ville de Tunis et l’établissement militaire de Bizerte peuvent être l’objectif d’une autre tentative de débarquement ; le sort de ces deux points dépend uniquement de la rapidité des moyens de transport et de la solidité des défenses qui protégeront notre futur arsenal maritime.

Dans la province de Constantine, deux grands cours d’eau aboutissant près de bons ports, tracent des routes naturelles à l’invasion. Ce sont la Seybouse et l’Oued-Sahel. La première de ces deux rivières, qui vient se jeter dans la mer sous les murs de Bône, coule dans une vallée large, fertile et assez salubre ; une marche de 60 kilomètres dans cette vallée conduirait l’envahisseur à l’important nœud de chemins de fer de Duvivier. A l’autre extrémité de la province de Constantine, vers l’Ouest, la situation présente une analogie frappante : l’Oued-Sahel, sorti des contreforts du Djurjura, descend, à travers le territoire des Béni Mansour, au fond d’une riche vallée de plus en plus large jusqu’à la mer, dans laquelle il vient se perdre au pied des hautes murailles et des rochers escarpés de Bougie. Nulle route d’invasion mieux tracée pour conduire d’une rade admirable et sûre à un autre nœud des chemins de fer[17]. Si, en occupant Duvivier, l’ennemi sépare la Tunisie de l’Algérie, en s’établissant à Béni-Mansour, il coupe en deux nos possessions, laissant à sa droite les provinces d’Alger et d’Oran, à sa gauche la Tunisie et la province de Constantine. Rien n’a été fait pour parer à ces éventualités, et il pourra être trop tard d’y penser au commencement d’une guerre. La nature tourmentée du pays et la proximité d’Alger et d’Oran où devront forcément se trouver concentrés des effectifs importans, rend invraisemblable toute tentative sérieuse d’invasion entre Bougie et la frontière marocaine. Dans cette portion de la colonie, il suffit de se borner à assurer le bon fonctionnement des voies ferrées et la protection des points importans du littoral tels que Sidi-Ferruch, Arzew, Oran, Mers-el-Kébir et Rachgoun. Il est peu probable, en raison de l’état à peu près continuel de troubles dans lequel se trouve le Maroc, et de l’absence de toutes voies de communication, qu’un ennemi européen tente d’y débarquer dans le voisinage de notre frontière pour tourner nos défenses du littoral et pénétrer dans l’intérieur de la colonie. Mais, dans cette hypothèse, nous pourrions renforcer notre position défensive par l’achèvement entre Aïn-Temouchent et Tlemcen de la voie ferrée qui doit réunir cette dernière place à Oran.

Indépendamment de l’organisation des réserves, les mesures à prendre pour mettre l’Algérie en état de résister à l’invasion par une puissance européenne peuvent, après achèvement des travaux en cours d’exécution, se résumer de la manière suivante : constitution de places de manœuvre en vue de la défensive à Béni-Mansour, Constantine[18] et Duvivier, amélioration des défenses de la côte et du réseau sémaphorique, construction et amélioration de certaines voies ferrées[19], constitution d’un matériel de transport et de traction suffisant sur les chemins de fer, pour qu’on ne soit pas exposé en cas de guerre à se trouver à court, ainsi qu’on l’a été parfois en pleine paix, lorsque se produisaient des événemens fortuits, tels que d’abondantes récoltes de céréales.

A côté de cette organisation si imparfaite, il est une réforme beaucoup plus modeste que rend nécessaire l’administration journalière de nos provinces du Sud, et dont les quelques chefs militaires qui ont laissé un nom dans l’histoire algérienne ont reconnu l’utilité, bien que la plupart d’entre eux n’en aient jamais parlé qu’à voix basse ; c’est la réorganisation des territoires soumis à l’administration militaire. Aujourd’hui, à chaque département civil correspond un territoire militaire placé sous les ordres du général commandant la division qui est responsable de son administration vis-à-vis du gouverneur, tandis qu’au point de vue militaire, il dépend du commandant du 19e corps d’armée. Cette organisation surannée n’a plus de raison d’être depuis la création de voies de communications rapides, et elle présente de graves inconvéniens. Il existe en effet dans l’administration des trois territoires militaires, de nombreuses divergences ; jusqu’en ces derniers temps, chaque division a suivi sa politique séparée, différente parfois de celle de la division voisine. Si ce défaut d’unité ne se manifestait que légèrement entre les instructions émanées d’officiers généraux dont les vues étaient sensiblement analogues, il apparaissait de plus en plus grand à mesure qu’on descendait les degrés de la hiérarchie, jusqu’à révéler dans certains cas un véritable antagonisme, suivant le tempérament, la tournure d’esprit ou le caractère des subalternes chargés de les interpréter et d’en poursuivre l’exécution. Sans insister sur certains incidens non moins fâcheux que peu connus en France, il faut en venir à la conclusion qu’imposent d’ailleurs les récens événemens survenus au Touat et à Igli.

Afin d’éviter ces fluctuations, pourquoi ne pas concentrer entre les mains d’un général de division résidant à Alger, toute l’administration des territoires de commandement et la politique à suivre dans le Sud à l’égard des tribus qui avoisinent cette sorte de marche militaire ? Sous ses ordres directs seraient placés des généraux de brigade dans le Sud de chaque province et les troupes stationnées dans l’étendue de son commandement. Les trois divisionnaires d’Alger, de Constantine et d’Oran n’auraient plus d’autres attributions que leurs collègues de France, et le gouverneur général pourrait ainsi imprimer une impulsion vigoureuse et uniforme aux affaires administratives, politiques et militaires du Sud : car il faut bien reconnaître que, si plusieurs des titulaires de la plus haute situation de la colonie ont pu croire qu’ils dirigeaient la politique sur les confins du désert, c’était là une pure illusion qui n’échappait point à ceux qui connaissaient les choses de la colonie[20].


IX

Le régime qui vient de disparaître en Algérie, et qui ne laissera que le souvenir de son impuissance administrative, fait place à une organisation théoriquement plus rationnelle dont voici les principaux traits : la colonie est dotée de la personnalité civile, elle peut posséder des biens et emprunter ; son budget, au lieu d’être présenté à des assemblées locales qui n’avaient guère que le pouvoir d’émettre des vœux soumis ensuite à la sanction définitive du Parlement, sera discuté et voté par l’assemblée plénière des délégations, de telle façon que tous les intérêts locaux soient représentés et, après cette première étape, transmis au conseil supérieur de gouvernement, qui l’arrêtera définitivement. Toutes les recettes faites en Algérie pour le compte de l’Etat, sauf une ou deux exceptions sans importance, sont inscrites au nouveau budget autonome, ainsi que toutes les dépenses civiles et de gendarmerie, à l’exception des garanties d’intérêts allouées aux chemins de fer actuellement existans. Toutes les dépenses militaires restent à la charge de la métropole.

La colonie peut modifier, créer ou supprimer tous les impôts, à l’exception des droits de douanes sur lesquels la France conserve la haute main ; mais la perception de tous droits ou impôts doit être annuellement autorisée par une loi. Elle possède un égal pouvoir sur tous les chapitres de dépenses qui ne contiennent que des dépenses facultatives (ils constituent environ un tiers du nombre total des chapitres du budget de 1901). Une des plus intéressantes innovations de la législation nouvelle consiste dans une disposition qui refuse absolument aux assemblées locales, — délégations et conseil supérieur, — l’initiative des propositions de dépenses de personnel et de toute mesure tendant à des augmentations de traitemens, de pensions, indemnités, à des créations de services et d’emplois non prévus par les lois en vigueur. Cette sage précaution ne peut qu’être approuvée, et en la votant, le Parlement français eût été bien inspiré si, faisant un sérieux examen de conscience, il se fût astreint à une discipline analogue. Une autre disposition, non moins curieuse, limite les pouvoirs financiers du conseil supérieur ; il peut adopter ou rejeter les décisions prises par les délégations, mais n’est pas compétent pour les modifier. Est-ce là une réminiscence du rôle dévolu sous le premier Empire au Corps législatif ? A-t-on espéré faire du conseil supérieur une assemblée de muets, ce qui serait d’une impossibilité radicale sous une telle latitude ?

Après ces sages prescriptions, les auteurs de la loi nouvelle ont prévu le cas où les budgets présenteraient des excédens de recettes, et ils ont décidé que ces excédens seraient versés dans une caisse de réserve dont le montant sera partagé avec l’Etat lorsque son actif aura atteint la somme de 5 millions. Pour qui connaît la situation actuelle de l’Algérie, ces dispositions ne sont évidemment qu’un trait de haute ironie, qui avait sa place toute marquée dans les bons conseils donnés par des maîtres aussi experts en matière d’ordre financier que les membres de notre Parlement.

Enfin, un dernier article de la loi stipule qu’à partir du 1er janvier 1926, toutes les avances aux compagnies de chemins de fer, au titre de la garantie d’intérêts, demeureront à la charge de la colonie. C’est là, croyons-nous, l’une des plus médiocres dispositions de la loi nouvelle ; sans doute, on peut espérer que le développement continu de la colonie aura considérablement diminué dans 23 ans le poids de la garantie d’intérêts. Mais fût-elle réduite vers cette époque à 3 ou 4 millions, ce n’en sera pas moins une lourde charge imposée brusquement à la colonie, et il faudra que, dans cet intervalle, l’éducation des assemblées locales ait été portée à un haut degré de perfection pour les amener à prévoir de longue main les ressources destinées à faire face à cette dépense, car la prévoyance n’est généralement pas l’apanage des heureux peuples qui vivent exempts de soucis sous un ciel toujours radieux.

Peut-être pourrait-on signaler aussi quelque imprudence dans l’inscription pour mémoire au budget de 1901 du crédit destiné à la constitution du fonds des retraites destiné à fournir les moyens de pourvoir ultérieurement aux pensions à accorder aux fonctionnaires de la colonie. Mais la loi du 19 décembre 1900 est l’œuvre d’optimistes, et nous ne voudrions pas paraître jouer de parti pris le rôle de Cassandre ; heureux si l’avenir nous donne un démenti. L’avenir ! Qui oserait, dans l’état d’inquiétude générale où s’agite le monde, se risquer à le pronostiquer ? Qui oserait dire si les âpres convoitises des nations civilisées, la décadence de leurs qualités morales, et les progrès du scepticisme qui les envahit toutes, ne préparent pas une formidable explosion de la barbarie, et un terrible retour offensif de l’Islam, dont les progrès ininterrompus s’étendent jusqu’à l’Extrême-Orient ? Nous préférons laisser à de plus perspicaces le soin de pénétrer les ténèbres qui enveloppent ces questions et nous bornera esquisser à grands traits les avantages administratifs et financiers qui peuvent résulter pour l’Algérie de son nouveau régime, indiquer les limites nécessaires au développement de notre grande colonie et celles qu’elle ne semble pas pouvoir franchir sans danger.

L’objectif principal de l’Algérie, en réclamant depuis de longues années un budget autonome, est bien connu ; elle veut emprunter. Mais, avant d’y réussir, il faut trouver les ressources nécessaires pour gager le service des intérêts et de l’amortissement de ses emprunts. À ce point de vue, nulle expérience ne peut être plus utile au développement dans l’esprit des Algériens des principes de sage administration que celle qui consiste à les faire participer directement à la gestion de leurs finances. Sans aucun doute, les recettes coloniales sont susceptibles de sérieuse augmentation ; mais il peut être dangereux d’augmenter les impôts dans une large mesure, au moment d’une modification aussi profonde du régime administratif de l’Algérie. On en vient donc tout d’abord à rechercher si, dans les 54 millions de dépenses inscrites au budget de 1901, il n’existe pas des réductions, ou même des suppressions susceptibles de procurer des disponibilités de quelque importance. Le fait n’est pas douteux, et les pages qui précèdent peuvent, à cet égard, fournir quelques indications. Si faibles que soient d’ailleurs les réductions réalisables dans le personnel, elles auront l’avantage de faire comprendre que le temps des créations continuelles d’emplois est passé, et que l’on n’entend plus rémunérer des services imaginaires. Mais cette recherche des économies, si utile et si fructueuse qu’elle soit, ne permettrait pas à elle seule de réaliser les espérances légitimes des Algériens. Peu importerait en effet d’avoir mis un terme aux prodigalités des services généraux, si les départemens et les communes continuaient à dépenser leurs ressources, sans mesure et sans contrôle.

La logique impose au gouvernement général une vaste enquête, s’étendant à toutes les unités administratives du pays, enquête dont les termes peuvent être ainsi posés : Quelles sont les recettes dont doivent profiter les communes et les dépenses qui doivent leur incomber ? Convient-il que la colonie s’approprie certaines de ses recettes, ou, au contraire, qu’elle impose, avec ou sans compensations, aux départemens et aux communes des dépenses figurant aujourd’hui à son propre budget ? C’est là une œuvre complexe et délicate, qui forme la base essentielle de toute réforme ; si on la négligeait, une réorganisation nouvelle viendrait simplement s’ajouter à toutes les précédentes, et n’aurait guère plus d’efficacité. Nous sommes convaincu, pour notre part, qu’une semblable entreprise menée avec vigueur et promptitude, procurerait, sans charges nouvelles pour les contribuables, des ressources précieuses à la continuation et à l’achèvement des voies de communication si insuffisantes encore dans la colonie, et à son développement général. Si le gouvernement nouveau, comme ceux qui l’ont précédé, se contentait des apparences de réformes qui satisfont à peu de frais les administrations, nous nous permettrions de lui indiquer une matière où, sans la moindre difficulté, il pourra se tailler aux yeux du public de vains et faciles succès : nous voulons parler de la politique indigène dans le Sud et des rapports avec les pays voisins ; bien que fréquemment exploitée, cette mine contient encore de nombreux filons susceptibles de fournir d’agréable copie à la presse.

Le traité du 18 mars 1845 n’a fixé que d’une manière très incomplète notre frontière du côté du Maroc. Depuis les environs de l’embouchure dans la Méditerranée de l’oued Molouya jusqu’à l’oasis de Figuig, l’instrument diplomatique se contente d’énumérer les tribus françaises et les tribus marocaines, les ksours marocains et les ksours français, ce qui, à raison des déplacerons fréquens de ces tribus et de l’incertitude qui régnait sur l’étendue de leurs territoires, pouvait donner lieu à des interprétations contradictoires. A partir de Figuig dans la direction du Sud, la frontière n’est plus indiquée, car le pays n’ayant point d’eau « la délimitation en serait superflue. »

Depuis cette époque jusqu’à nos jours, toutes les fois qu’une certaine agitation s’est produite dans le Sud oranais, elle a pris naissance au Maroc, et à maintes reprises nos colonnes ont dû traverser la frontière si peu nette des deux États pour aller châtier des tribus qui étaient venues opérer des incursions ou des razzias sur notre territoire. Les ksours de l’oasis de Figuig sont devenus le refuge de tous les mécontens, de tous les ennemis de la France, et l’autorité marocaine y est elle-même souvent méconnue par le ramas de population qui s’y est fixé.

Pour les indigènes, l’importance de cette position est considérable, car c’est par elle qu’ils communiquent avec les membres de la grande tribu des Ouled Sidi Cheick dont le prestige religieux est si grand dans tout le Sud algérien. Les Ouled Sidi Cheick Gherabas, Marocains d’après le traité de 1845[21], représentant environ le tiers de l’ensemble de la tribu, les Cheragas déclarés Français et comprenant les deux autres tiers ont une grande influence morale et envoient leurs serviteurs religieux jusque dans le Tell, dans le Gourara et au Touat ; mais ce sont des sujets dangereux, d’une fidélité douteuse, et qu’il est essentiel de surveiller très attentivement. Déjà, depuis de longues années, notre politique a eu pour objet de créer sur les territoires des Ouled Sidi Cheick des points d’appui permettant de les tenir en bride : Géryville, Brézina, et Abiod ont été successivement occupés, et la possession de Figuig ne nous est pas nécessaire tant que les autres puissances européennes respecteront la domination du sultan de Fez ou qu’elles ne l’exciteront pas contre nous par leurs intrigues. Cette oasis est en fait presque indépendante, mais, en plaçant à proximité, et sur la ligne ferrée, un solide poste fortifié, on peut annuler en grande partie sa valeur sans toucher au traité de 1845, dont la violation pourrait servir de prétexte à de sérieuses complications. Toute notre action de ce côté doit se porter sur Igli et le Zegdou, dont l’importance est capitale, si nous voulons nous établir en toute sécurité au Touat, au Gourara et au Tidikelt.

Dès 1864, le voyageur allemand G. Rholfs, après avoir exploré ces contrées, estimait que la France devait reporter sa frontière jusque sur le territoire des Doui-Menias, d’où nous viennent une grande partie des désordres et des difficultés habituelles sur cette frontière. Il a fallu attendre jusqu’en 1900 pour que le gouvernement français se décidât à prendre possession du Touat et du Gourara et à lancer des colonnes sur Igli. Au commencement de 1901, une exploration armée devait être poussée sur le territoire des pillards Doui-Menias, lorsqu’elle fut brusquement disloquée. A quand donc se trouve remise la consolidation de notre puissance dans le Sud ? Avons-nous besoin d’obtenir quelque assentiment tacite pour occuper un pays sur lequel le sultan de Fez exerce plutôt des prétentions qu’il ne possède des droits ?

On ne saurait trop le répéter, ce qui caractérise notre action dans le Sud, c’est, avec une regrettable absence de politique suivie, un singulier mélange d’audace et de timidité qui n’en impose pas à des populations fanatiques et guerrières. Si, comme l’a dit un grand politique, « on ne va jamais plus loin que lorsqu’on ne sait pas où on va, » il semble qu’en ce moment nous allons très loin. A-t-on fixé les points dont l’occupation est indispensable à notre expansion coloniale, et, s’il en est ainsi, pourquoi ne les a-t-on pas franchement occupés ? A-t-on surtout donné aux indigènes une idée suffisante de notre force et de notre justice ?

Pour le moment toute notre action militaire du côté du Maroc doit se borner à occuper d’une manière solide et définitive Igli et le pays des Doui-Menias, qui sont la clef du Touat, et à annihiler l’importance stratégique de Figuig. Cet objectif est parfaitement suffisant tant qu’aucune puissance européenne n’aura pris pied dans le Moghreb. Quant à notre diplomatie, sa tâche est beaucoup plus délicate, en présence des convoitises que provoque l’état de décomposition du pays chez certains gouvernemens européens. Si nous ne voulons pas démembrer le Maroc, au moins devons-nous être prêts à empêcher qu’il ne le soit par d’autres et contre notre légitime influence. Il ne faut pas en effet oublier que ce pays exerce encore sur les indigènes de nos possessions algériennes une mystérieuse influence : c’est de l’Ouest, au dire des prophéties arabes répandues dans notre colonie, que doit venir le sauveur, et c’est de ce côté que se tournent sans cesse les yeux de nos sujets musulmans. Si la situation n’a rien d’inquiétant tant que le Maroc restera plongé dans l’état anarchique où il se débat actuellement, tout autre serait-elle le jour où un pouvoir fort, d’origine nationale ou étrangère, viendrait à s’y constituer. C’est là le danger que nous devons craindre, et il est indispensable que nous ayons dès maintenant pris nos mesures pour assurer d’une manière irrévocable notre domination dans les oasis du Sud.

A l’est de l’Algérie, la Tunisie nous sépare depuis vingt ans des possessions turques ; bien que soumise à un régime différent, elle complète admirablement notre domaine africain en lui donnant une excellente frontière du côté de la Tripolitaine. On sait quels flots d’encre a fait couler la question de savoir à qui devait appartenir cette province, qui n’est liée à la Turquie, ni par la configuration géographique, ni par les mœurs, ni par les sympathies de la population, mais seulement par la présence d’un important corps d’armée. L’autorité du Padischah n’est guère complète que dans les oasis qui avoisinent Tripoli, où habite une population naturellement douce ; partout ailleurs, les vrais maîtres du pays sont les Senoussis, les nomades et les Touaregs, que notre prise de possession du Touat aura vraisemblablement pour effet de rejeter de plus en plus vers l’intérieur de la Tripolitaine. Ils sont tout-puissans à Ghat et à Ghadamès, malgré la présence dans ces deux villes de faibles garnisons turques, et en ferment les portes à telles personnes qu’il leur convient ; ainsi, malgré le voisinage de nos possessions et les relations qui devraient en résulter, nous ne pouvons songer à pénétrer dans ces deux bourgades perdues au milieu des sables, tandis que l’Angleterre, qui n’y possède aucun intérêt commercial, y a entretenu et y entretient peut-être encore des agens plus ou moins officiels.

Dans l’état actuel, notre influence en Tripolitaine est à peu près nulle en dehors de la capitale, mais il ne faut pas s’exagérer l’importance de Tripoli. Sans doute, c’est le seul port de la province et tout le commerce du Sud y aboutit, parce que c’est le point où la Méditerranée se rapproche le plus du Tchad et du Soudan, mais surtout parce que le pays est soumis à une puissance musulmane et que l’esclavage peut encore y donner lieu à un commerce assez lucratif. Notre pénétration vers le Tchad et la réunion du Baghirmi, du Kanem et du Damergou à nos possessions du Niger auront vraisemblablement pour effet de dériver une partie de ce faible courant commercial, et il serait encore réduit si l’on construisait le transsaharien. L’importance de la Tripolitaine est donc plutôt stationnais, depuis que son hinterland n’est plus illimité.

En réalité, cette contrée n’est guère désirable pour une nation européenne. Elle se compose en effet de deux parties bien distinctes : la Cyrénaïque et la province de Tripoli, séparées l’une de l’autre par la vaste contrée à peu près déserte qui borde le golfe de la grande Syrte. Malgré sa fertilité si célèbre dans l’antiquité, la Cyrénaïque, qui ne se rattache étroitement ni à l’Egypte, ni à la Tripolitaine, n’a pour ainsi dire pas de commerce. Quant à la Tripolitaine proprement dite, le seul point important du littoral est Tripoli, et on vient de voir quelle est sa valeur réelle. En l’occupant, la France perdrait une bonne frontière pour se créer des difficultés très sérieuses.

En résumé, la France, pour assurer d’une manière définitive la sécurité de son empire africain, doit pousser le plus rapidement possible sa prise de possession du Touat, l’occupation du Zegdou et des abords du Tafilet à l’Ouest, en même temps qu’elle entreprendra vigoureusement à l’Est une voie ferrée de pénétration et la création de postes permanens en face de Ghat et de Ghadamès, pour protéger cette partie de notre frontière. Ainsi établie, elle pourra attendre sans crainte les événemens qui semblent se préparer dans les États encore indépendans du Nord de l’Afrique. Est-ce trop présumer de nous que de croire à la possibilité d’une entente entre les différens ministres que ces questions touchent directement ? Pouvons-nous, d’autre part, espérer que l’on épargnera à des contrées récemment occupées notre formalisme et nos traditions administratives, pour n’exiger des populations que deux choses, l’impôt et la sécurité, mais les exiger fermement ? L’avenir de notre colonisation et la liaison de nos possessions du Nord, du Centre et de l’Ouest africain sont à ce prix.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Une récente statistique indique que l’augmentation de valeur des instrumens agricoles appartenant aux indigènes atteint presque un million en dix ans.
  3. De 1837 à 1881, le génie militaire a planté aux environs d’Alger 115 000 pieds d’arbres, savoir : arbres européens : 47 429 pieds ; algériens : 2 636 pieds ; australiens : 65 087 pieds, moyennant une dépense de 103 000 francs. Le reboisement en pins du Mansourah, opéré à Constantine par l’administration des Forêts, a coûté quatre ou cinq fois plus.
  4. Rapport du Résident général au Président de la République.
  5. En montagne, le kilomètre de voie large a atteint les prix de 344 000 francs entre Ménerville et Tizi-Ouzou, et de 439 000 francs entre Duvivier et Ghardimaou. De Sétif à Ménerville, dans une région beaucoup moins difficile, où la voie traverse des terrains plats sur les deux tiers environ de sa longueur, le kilomètre n’a pas coûté moins de 298 000 francs.
  6. La moyenne du prix de revient du kilomètre de voie d’un mètre est d’environ 110 000 francs en Algérie.
  7. Les emplacemens de centres ont été déterminés parfois par des considérations dans lesquelles l’intérêt de la colonisation n’avait rien à voir. Le fait ne se serait pas produit, s’il eût existé un programme régulier de colonisation ; dans la pratique, on n’a jamais payé les indigènes expropriés de leurs terres que très tardivement : le principe de la « juste et préalable indemnité » est trop oublié en Algérie.
  8. On ne peut considérer comme sérieuse la propriété individuelle telle qu’elle a été constituée par la loi de 1873, le parti le plus équitable à prendre vis-à-vis des indigènes serait de la considérer comme inexistante.
  9. La seule brigade de Teniet et Haad exerce sa surveillance sur une superficie de 290 000 hectares.
  10. « Le caïd, ainsi que l’écrit un ancien interprète indigène, n’a qu’à faire appel à ses propres serviteurs, à ses amis, et il obtient par son ascendant ce qu’il ne trouverait pas avec de l’argent. Il n’est pas jusqu’aux vieilles femmes et jusqu’aux bergers auxquels il ne sache, sans en avoir l’air, et comme l’on dit vulgairement, tirer les vers du nez. Un mouchoir de 50 centimes sera la récompense du naïf conteur, espion malgré lui ; mais, si l’administrateur montre un douro pour être servi de même, il ne saura rien, on se méfiera de lui, parce que c’est un Européen. »
  11. La Sécurité en Algérie, Guelma, 1890.
  12. Il ne paraît pas inutile de rappeler que le séquestre, la confiscation et la responsabilité collective se retrouvent sous d’autres formes dans les coutumes indigènes de la Kabylie.
  13. Loi du 10 vendémiaire an IV. Responsabilité des communes en cas de troubles.
  14. À côté du besoin de sécurité, la colonisation doit être assurée de rencontrer les moyens de pourvoir à certaines nécessités physiques et morales. Sous ce rapport, il reste encore beaucoup à faire ; l’assistance publique et le service des médecins de colonisation sont très insuffisamment dotés ; les secours médicaux sont souvent nuls ou hors de portée. L’attention des pouvoirs publics a été appelée sans succès à diverses reprises par des pétitions des colons sur l’insuffisance du nombre des prêtres desservans. (Pétition des habitans de Charrière, Franchetti, etc., 1892.) La constitution de centres de colonisation suppose en principe que tout sera fait pour y attirer des immigrans ; or, bon nombre d’Espagnols et d’habitans du Sud de la France aiment mieux émigrer dans l’Amérique du Sud que de venir en Algérie, où ils ne rencontrent aucun ministre de leur culte. C’est là une des conséquences de la résolution prise par le Parlement de refuser toute création de postes de desservant, alors que, chaque année, la population chrétienne augmente et qu’il se crée de nouveaux centres ruraux.
  15. Il n’est ici question que de la protection des centres, car il est peu probable qu’on puisse défendre efficacement les fermes isolées.
  16. L’État a abandonné il y a une dizaine d’années les bâtimens d’une vaste poudrerie à Constantine ; il est décidé maintenant qu’on va remettre en activité cet établissement.
  17. 84 kilomètres de Bougie à Beni-Mansour.
  18. Constantine située à plus de 20 lieues de la mer, dans une position naturellement très forte et destinée à devenir à la fois le grand arsenal et la grande place de manœuvre de l’Est. Actuellement, elle n’est pas en état de résister à un coup de main tenté par des troupes européennes ; il serait indispensable d’y pourvoir. Il en est un peu de même de certains points de l’enceinte d’Oran.
  19. En examinant une carte de l’Algérie, on remarque que sur une distance de plus de 800 kilomètres, la ligne ferrée d’Oran à Tunis n’est exposée qu’en un seul endroit à un coup de main venant de la mer. Le point dangereux est entre Ménerville et Alger. Une ligne ferrée est projetée de Bouira à Berrouaghia, il suffirait de la continuer de Berrouaghia sur Affreville pour assurer d’une manière complète et sûre les communications de l’est à l’ouest.
  20. Une mesure toute récente vient de détacher du budget général de l’Algérie celui des territoires du Sud ; il faut espérer que cet essai timide sera un premier pas dans la voie que nous indiquons.
  21. Bou-Amama, notre ancien ennemi dans le Sud, appartient aux Ouled Sidi Cheick Gherabas. Cette tribu est en majeure partie affiliée à la secte des Djilalis qui nous est peu favorable.