Le Régime du corps/Avant-propos

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Texte établi par Louis Landouzy, Roger PépinH. Champion (p. VII-XVII).

Avant-propos

Trois raisons m’ont déterminé à éditer Le Régime du Corps.

La première, l’intérêt — signalé depuis longtemps déjà par Littré, puis par les savants Paul Meyer et Antoine Thomas — que les philologues prendraient plus encore à l’étude de la parleüre de France mise, au XIIIe siècle, pour la première fois, à la place du latin, au service de la Médecine, ladite parleüre étant « plus commune à toutes gens ».

La seconde raison, la joie réservée à mon disciple et ami, le Docteur Roger Pépin, que je connaissais aussi curieux de Philologie[1] que d’Histoire des sciences médicales. Pour rude que je trouvasse la tâche, je la savais à la hauteur du zèle et de l’érudition de mon jeune confrère : celle-ci, comme celui-là, ont trouvé à s’employer dans une Introduction et dans un Glossaire, qui donnent au Traité d’Aldebrandin, une parure et un attrait nouveaux.

La troisième raison — cette dernière me permettant de témoigner du culte que chacun de nous garde envers sa petite patrie — est la satisfaction ressentie par un médecin picard d’origine, et rémois de naissance, de faire connaître plus et mieux Aldebrandin, le natif de Toscane, le Champenois d’adoption, qui se fixe et meurt à Troyes, après avoir été archiâtre de saint Louis, auprès de qui l’avait introduit la comtesse de Provence.

Pour curieux, entre tous, que soit pour les philologues le Traité d’Aldebrandin, il mérite de retenir toute l’attention des médecins. Ne marque-t-il pas l’état de l’Hygiène individuelle et de la Diététique au XIIIe siècle ; sans compter, que certaines miniatures admirablement conservées sont les représentations au naturel des médications usuelles de l’époque, aussi bien que des soins du corps adaptés à chacun des âges, comme à chacune des conditions de la vie.

Ces miniatures, soit dit en passant — si la chose n’était faite, par autres raisons, dans l’Introduction — pourraient servir à dater le manuscrit.

Le bleu, le rouge, le jaune-pâle, le brun, le noir ne font-ils pas seuls les frais des enluminures, aux tons variés, adoucis ou ardents, rehaussés d’ors qui n’ont rien perdu de leur éclat métallique ? Dans le manuscrit de l’Arsenal (2510) on chercherait, en vain, la couleur verte, qu’on trouve quatre fois seulement parmi les très nombreuses peintures du manuscrit de la Nationale (12323). Or, nous savons que le vert « qui peut être considéré comme caractéristique du XIIe siècle, ne se trouve guère auparavant, et ne se rencontre pour ainsi dire plus, au XIIIe siècle[2]. » Toutes les images, en dépit de certaine raideur de poses et de gestes, qui est bien dans la manière des primitifs, sont aussi gracieuses qu’instructives. Elles nous renseignent, par les personnages qu’elles mettent en scène, sur l’habillement au temps de saint Louis. Les hommes portent le chaperon ou le capuchon, les femmes la coiffe ; hommes et femmes, en robe tombante, serrée à la taille par une cordelière, ont chaussures à la poulaine. Le médecin est, le plus souvent, représenté tenant ses gants dans la main gauche. Cette tenue, quasi rituelle, se retrouvera longtemps dans les peintures des gens de robe, ainsi qu’en témoigne encore, entre autres, le portrait (Musée de Versailles) de Nicolas Jabot, archiâtre de Henri IV, et doyen de la Faculté de Paris, de 1606 à 1608.

Il n’est pas jusqu’à la naïveté des peintures, et jusqu’à la simplicité des règles édictées par Aldebrandin qui ne prêtent à son livre autant de charme que d’intérêt. On pourrait même dire, qu’en cela, gît l’originalité du Régime du Corps, plus que dans le fond. Si l’auteur prend soin de se bien recommander des Arabes, traducteurs et commentateurs des Grecs, il n’en fait pas moins œuvre personnelle.

Il se montre bon hygiéniste par un enseignement avant tout descriptif et démonstratif. Aldebrandin s’applique à n’être pas simplement dogmatique à l’instar de l’École salernitaine.

Garder le corps en santé, n’est pas seulement la devise, mais la morale du livre ; aussi l’auteur abonde-t-il en prescriptions minutieuses. Il sait, il dit, qu’il n’y a pas de petites choses en hygiène, et que notre corps reste sain au prix seulement des mille soins que nous en prendrons. C’est qu’en effet, l’Hygiéniste doit faire sien le de minimis curet dont le prêteur romain n’avait souci.

Le Régime du Corps est divisé en quatre parties principales. La première traite de l’Hygiène générale et des moyens destinés à maintenir l’équilibre physiologique ; dans la deuxième, sont exposés les soins à donner aux organes en particulier : estomac, foie, cœur, yeux, cheveux, etc. ; la troisième partie, entièrement consacrée à la Diététique, énumère les différentes qualités et propriétés de tous aliments, tant animaux que végétaux ; la quatrième, intitulée Phisanomie, apprend à reconnaître les aptitudes morales des individus, d’après leurs caractères physiques.

Ce dernier chapitre, si nous tenons compte du temps où il fut écrit, où on ne jurait que par l’Anatomie et la Physiologie galéniques, n’est pas un des moins curieux. On pourrait y trouver en germe les idées qui, aux XVIe, et XVIIe siècles, prêteront un corps à la doctrine des Tempéraments et des Constitutions.

La troisième partie du Traité, consacrée à la Diététique proprement dite, expose la valeur alimentaire des simples coses qu’il convient à oume user, ainsi que les principes qui doivent présider à leur choix. On y trouve de nombreuses indications concernant l’usage des céréales et des diverses boissons ; le pouvoir nutritif des viandes fournies par les mammifères, les oiseaux et les poissons. Énumérant les propriétés des fruits et des légumes, des œufs, des laitages et des condiments, l’auteur indique maintes fois l’accommodement qu’il juge le plus convenable pour chacun d’eux, et nous renseigne ainsi sur quelques habitudes culinaires du moyen âge.

La description de certains aliments végétaux comme le panic, la segine (que nous croyons être le sorgho), le lupin, le pois chiche, la canne à sucre ; de fruits, tels que les citrons, lesgrenades, les olives et les dattes, a pu laisser supposer que le Traité avait été spécialement écrit pour le midi de la France et des régions plus méridionales, comme l'Italie, la Sicile et la Syrie; cependant, la con- naissance des sources auxquelles Aldebrandin a puisé son sujet, Inontre, qu'en mentionnant ces produits, il ilafait que suivre l'exemple des médecins arabes qui en parlèrent bien avant lui.

Dans ce Traité, où la Diététique occupe la place la plus importante, maître Aldebrandin règle l'usage des repas, du manger et du boire.

Accordant déjà une large part aux agents physiques dans la conservation de la santé, il expose l'action de l'air, du sommeil, de l'exercice, du repos, du coit et des bains, selon l'âge, les tempéraments et les saisons; il préconise l'hydrothérapie pratiquée avec les eaux miné- raleset indique, au passage,quonpeutfabriquercelles- ci « par artefice ».

Envisageant certains moyens thérapeutiques par leur coté hygiénique et dans leurs rapports avec les constitu- tions individuelles, ce que nous appelons l'Hygiène thérapeutique-il s'étend longuement sur femploide la saignée, de la purgation, des ventouses et des sangsues, et,faitcurieux, tandis qu'il insiste sur le vomissement de précaution, il passe sous silencel'usagedeselystères, qui, dans tout le Traité, nese trouventsignalés qu'une seule fois, et defaçon incidente.

L’Hygiène y est considérée sous ses aspects multiples: hygiène alimentaire et vestimentaire, hygiène climatique et saisonnière, hygiène sexuelle, hygiène infantile et sénile; l'hygiènemoralemême n'y est point oubliée. La prophylaxie des maladies endémo-èpidémiques ; l'hygiènespéciale deceux qui doivent cheminer par terre ou nagier par mer; le régime particulier de la femme enceinte; les soins que réclament les nouveau-nés, leur allaitement et le choix de la nourrice; la Puériculture, comme on dit aujourdhui, sont de la part Li'Aldebrandin l'objet d'un développement détaillé et de minutieuses prescriptions. Pas n'est besoin d'insister sur l'importance, en plein xmf siècle, de l'apparition d'un traité d'Hygiène en français: le premier écrit médical du moyen âge qui ne fÚt pas en langue latine! Parmi le petit nombre d'écritsmédicaux rédigés en langue française, laissés par le moyen âge, n'avaient, jusqu'àprésent, été publiés que quelques ouvrages de chirurgie, à l'exclusion de tout livre de Médecine pro- prement dite. Encore, le plus ancien de cesTraités chirurgicaux, celui d'Henri de Mondeville, est-il pos- térieur de plus d'un demi-siècle au Régime du Corps d'Aldebrandin, et sa rédaction primitive a-t -elle été faite en latin. La version française qu'a publiée le Dr Bosn'est qu'une traduction partielle exécutée sur le texte primitif par quelque escholier. Il en va pareil- lement pour l'œuvre de Guy de Chauliac, composée, elle aussi, en latin, au XIV siècle. De même encore, pour les très anciennes éditions françaises (du XVesiècle) de Bernard de Gordon, et de Lanfranc, traduites sur les manuscrits latins. En somme, mettant à part quelques traductions d'opuscules et plusieurs « réceptaires » ou « antido- taires » — dont beaucoup également sont traduits du latin, telle la version de VAntidotaire Nicolas — il faut arriver au XVI" siècle, à Paré, Ch. Estienne et Pierre Franco, pour trouver des écrits médicaux originaux, rédigés en français. A cepointdevue, le livre d'Aldebrandinfait donc époque dans Vhistoire de la Bibliographie médicale. Il doit être considéré comme le précurseur, le Primitif de cette littérature médicale française où se sont illustrés les Ambroise Paré, les Guy Patin. Il en constitue le plus ancien monument et, toute valeur scientifique mise à part, il est à notre littérature médicale, ce que sont à la grande Littérature les Chansons de geste, les Mys- tères et les Chroniques. Après avoirlu le Régime du Corps, on échappe difficile- ment au besoin d'établir un rapprochement entre le poème de Salerneet lelivred'Aldebrandin. Lesujetest apparemment le même, mais il est exposé d'une façon toute différente; tandis que les commandements du Regimen Sanitatis émanent directement des traductions latines d'Hippocrate et de Galien, exécutées vers le VIe siècle, le Traité d'Aldebrandin a été (comme le démontre suffisammentl'Introduction ci-contre) entière- ment emprunté aux médecins arabes, et spécialement à Avicenne. Si bien, qu'àcôté des sources arabes immédiates du Régime du Corps, on peut remonter à des origines médiates qu'on retrouve dans Hippocrate, dans Aristote et dans Galien. C'estparticulièrement dans les trois livres d'Hippo- crate : Du Régime, du Régime salutaire et des Airs, des Eaux et des Lieux, qu'on reconnaît l'origine première des sujets traités parAldebrandin. Onyvoit, en effet, les mêmes considérations: sur les éléments et leurs mutations; sur les diverses qualités des âges et des sexes; sur le coït, sur les exercices, et les vomissements; les qualités et propriétés nutritives des aliments: viande des quadrupèdes, chair des oiseaux, des poissons; dif- férences des viandes suivant les espèces, leur âge, leur sexe, lesparties de l'animal et songenre de nourriture; les œufs, les fromages, les boissons, le miel, les herbes et les fruits, les céréales et le pain. Toutes règles minutieuses etprécisesqui avaientpassé dans les livres arabes, et que, par leur intermédiaire, utilise Alde- brandin. De même, la situation hygiénique des villes par rap- port aux vents, à leur exposition, à leur voisinage de la mer, des montagnes,des marais; lespropriétés des eaux minéralisées se retrouvent dans le livre des Airs, des Eaux, des Lieux. Il est en outre curieux de constater que, bien que Celse soit ignoré du moyen âge, les trois premiers chapitres de son livre (Qualiter se sanus agere debeat; — Qualiter se agere debeant qui imbecilles sunt; — Observationes circa corporum genera, ætates, et tempora anni), semblentavoirfourni à Aldebrandin la substance de son hygiène générale. On retrouve, en effet, les mêmespré- ceptes touchant le travail, le repos, les bains, les repas, l'exercice, le coït,lesommeil,l'hygiènedesvoyageurssur terre et sur mer, l'hygiène des différents tempéraments, celle des différents âges, et celle des saisons. Il serait imprudent de conclure qu'Aldebrandin ait connu l'œuvre de Celse; il l'a ignorée, ainsi que la majorité des -médecins du moyen âge, car Celse (bien qu'on en ait retrouvé d'assezlongs extraits dans un des plus anciens manuscrits d'Oribase datant du VIle siècle) n'a été redécouvert et connu qu'à partir du XVe siècle. Mais Celse estloin d'être un auteur original: il nafait lui-même que copier et commenter les hippocratistes dont il reproduit l'enseignement. Il n'est donc pas étonnant de constater, entre Vœuvre du médecin romain et le Régime du Corps, plus d'une concordance. L'époque où fut composé le Régime du Corps marque un progrèssensible dans ledomainedes connaissances positives; aussia-t-on pu, àjuste titre, considérer le XIIIesiècle comme une sorte de pré-renaissance. La majorité de saint Louis marque en effet le début de Vorganisation de l'Université;l'institutionde laFaculté des Arts, du Collège des Qtiatre-Nations; la recons- truction de l'Hôtel-Dieu que le Roy prend sous S.l pro- tection., luiconstituant rentesetprivilèges. L'enseignement médical commence à se spécialiser. Après avoir, d'abord,fait partie de la Faculté des Arts, la Médecine forme une Faculté distincte (ayant ses statuts, son sceau et ses registres), installée, jusqu'au XIVe siècle, rue du Fouarre. En même tempss'érigent les Ecoles de Montpellier, de Toulouse, de Bologne, de Padoue, de Naples. La bulle « Parens scientiarum », promulguée par Grégoire IX en 1231, devenue lagrande charte de VUniversité de Paris, confirmeses privilèges, et règle ses rapports avec l'évêché. Enfin la Sorbonne est fondée en 1257. Le XIIIe siècle s'affirme siècle de vulgarisation par des encyclopédies, scientifiques plutôt par leur sujet que par la lnéthode: Saint Thomas d'Aquin écrit sa « Summa Theologica»; Roger Bacon, son « Opus Majus »; Vincent de Beauvais, le « Spéculum Majus ». Dans l' « Image du Mondes, Gautier de Met\ enseigne en vers français la cosmogonie, l'astronomie et la géographie; Brunetto Latino, dans son « Trésors,enferme toute laphilosophie, la rhétorique et laphysiologie de son temps. Enfin, Alde- brandin de Sienne vulgarise l'Hygiène et la Diététique. De cette époque, le cardinal Eudes de Châteauroux peut dire que: « La Gaule est le four oÙ cuit le pain intellectuel du monde entier. » En Médecine, il se produit une véritable réactionscien- tifique contre la médecine populaire. Sous l'influencedes Arabes, la tradition hippocratique et galénique est défi- nitivement rétablie en Europe après avoir émigré en Orient, pendant la période troublée du moyen âge. Giles de Corbeil écrit ses traités en vers latins sur le Pouls, les Urines, lesMédicaments, et critique l'enseigne- ment de Salerne et de Montpellier. Jean de Saint-Amand, prévôt des chanoines de Mons, commente et abrège un grand nombre de livres d'Hippocrate et de Galien; Gilbert l'Anglais, Richard l'Anglais, et Richard le Parisien suivent, à lafois, les Grecs, les Salernitains et les Arabes. En résumé, la préventiondes maladies,par l'entretien du corps en bonne disposition, est l'objet des préoccupa- tions et de Venseignementd'Aidebrandin : « La maladie délivrer n'est pas son entencion », mais ((.. le cors en santé garder, et les maladies eskiver. » A ce point de vue, Aldebrandin, Siennois par pur -hasard de. naissance, que nous pourrions — puisque, d'option, il réside et meurt à Troyes — revendiquer comme Champenois, aussi bien que les trouvères Chres- tien de Troyes et Huon de Villeneuve, le poète Eustache Deschamps, le chroniqueur Geoffroy de Villehardouin et le biographe de saint Louis, le sire deJoinville, écrit un Traité faisant date dans l'histoirede la vulgarisation de l'Hygiène au moyen âge. Aldebrandin est, à sa manière, unprécurseur:nem- ploie-t-il pas plus de soins à prescrire des recettes de santé,que, jusqu'à lui, nenmettaient les médecins à enrichir les Antidotaires deplus amples remèdes contre les maladies? La moralité du Traité d'Aldebrandin est celle à laquelle, au XXIesiècle,révéra Montaigne recommandant de € se tenir bien portant, pour point ne tomber malade ». Est-ce autre chose quenseigneVEcole actuelle?N'en- tend-elle pas faire de chacundes médecinsdelagénéra- tionnouvelle, des empêcheurs de maladies, plutôt que des guérisseurs de malades(I).Cecidit,pour-, d'unseul mot, montrer la valeur d'un Livre, qui au XIIle siècle déjà, dans la douce et claire« parleüre delitable et commune à toutes gens » enseigne: à segarder en santé, à se nour- rir sagement, et biend'autreschoses encore, quiétonnent, quand on les trouve sous la plume de Maîtres du XXe siècle. Louis LANDOUZY. (I) L. LANDOUZY, L'Evolution de la Médecine, et son rôle social au temps présent. Association française pour l'avancement des Sciences, Lille, août rpoç, in Revue Scientifique, 7 août 1909.

  1. Roger Pépin, Fragments d’une étude sur le Langage médical, Thèse de doctorat, Paris, 1904.
  2. Les Peintres de Manuscrits et la Miniature en France, par Henry Martin, administrateur de la Bibliothèque de l’Arsenal ; Henri Laurens, éditeur.