Le Régime du protectorat en Tunisie

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Le Régime du protectorat en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 193-204).
LE
RÉGIME DU PROTECTORAT
EN TUNISIE

La France a fait en Tunisie, dans ces quatre dernières années, une importante et laborieuse expérience dont le succès pouvait paraître chanceux et ne peut plus être contesté. Des prophètes de malheur avaient bruyamment annoncé que sa nouvelle acquisition lui procurerait peu de profit et beaucoup d’embarras, qu’elle y dépenserait en vain beaucoup d’hommes, beaucoup d’argent, qu’elle y passerait son temps à étouffer dans le sang des insurrections sans cesse renaissantes, qu’après s’être exposée à de fâcheux démêlés avec la Turquie et avoir essuyé plus d’un affront, elle en serait peut-être réduite à évacuer Tunis, en reconnaissant la vanité de son effort. Les prophètes s’étaient trompés, les choses ont tourné autrement qu’ils ne le pensaient, grâce à la méthode nouvelle de gouvernement adoptée dans la régence. On a eu la sagesse de ne point l’annexer, on s’est contenté de la soumettre au régime du protectorat, et tout est devenu plus facile. Aussi cette méthode est-elle aujourd’hui en faveur. On entreprend de la pratiquer dans nos possessions d’Indo-Chine et à Madagascar; puissent les hommes distingués à qui on a confié cette délicate mission avoir la main aussi heureuse que M. Cambon!

Le régime du protectorat est une méthode de gouvernement indirect. Le protecteur ne substitue pas violemment son action à celle du protégé; il le dirige, il le conseille, après s’être assuré les moyens de se faire écouter. Mais, tout en le dirigeant, il le ménage, lui témoigne quelque déférence. Il n’aurait garde de le discréditer auprès de son peuple, car il importe que les populations protégées nourrissent l’illusion qu’elles n’ont point changé de maître. C’est aux mêmes visages qu’elles continuent d’avoir affaire, elles reconnaissent pour l’avoir longtemps entendue la voix qui leur donne des ordres, elles ne se sentent point troublées dans leurs habitudes et dans leurs obéissances séculaires. La Tunisie, comme jadis, est régie par son bey ; il a conservé ses droits de législateur, tous les attributs de la souveraineté; il gouverne ses sujets par l’entremise de son ministère, mi-indigène, mi-français. Si Sidi-Ali-Bey était un souverain constitutionnel, il aurait sans cesse à compter avec sa constitution. La constitution de Sidi-Ali-Bey est le résident général de France, et si cette constitution vivante et parlante lui cause parfois des chagrins et lui impose plus d’une gêne, il est trop raisonnable pour ne pas convenir qu’elle a tout réglé pour son plus grand bien, et il aurait grand tort de regretter le temps où il était à la merci de ses créanciers. On raconte que peu de mois après notre installation dans la régence, le général commandant le corps d’occupation dit un jour à notre résident sur un ton d’inquiétude : « Le bey commence à se remettre de son émoi ; je crois voir repousser son poil. — Tant mieux! repartit M. Cambon; je m’applique moi-même à le faire pousser. »

Si, dans les pays de protectorat, il importe de conserver au gouvernement national et héréditaire toutes les apparences de son pouvoir, par une conséquence toute naturelle, il importe aussi d’employer l’indigène dans l’administration, et le protecteur, s’il est sage, se contente de le contrôler. Grâce aux moyens de contrôle adoptas en Tunisie, l’ordre a été rétabli dans les finances beylicales, dans l’assiette et la perception des taxes ; dans la comptabilité du trésor ; on a mis fin aux dilapidations du domaine, et les malversations sont devenues fort difficiles, presque impossibles; Mais la Tunisie est administrée, comme auparavant, par ses préfets indigènes ou caïds, par leurs lieutenans ou khalifas, et les tribus ont gardé leurs cheiks, qui perçoivent certains impôts. Jadis ils ne délivraient aucun reçu à leurs administrés, qui parfois payaient double, payaient triple Les Tunisiens ont compris très vite l’utilité de ces petits papiers, et quand on oublie de les leur offrir, ils s’empressent de les réclamer. Au surplus, les caïds et les khalifas, nommés par le bey, sont soumis à l’inspection d’un corps de contrôleurs civils, dont les fonctions, aussi importantes que multiples, ne peuvent être confiées qu’à des hommes d’une sérieuse valeur. Ils n’administrait jamais par eux-mêmes, mais ils conseillent le Caïd comme le résident conseille le bey. « On a reproché quelquefois à la France de ne peupler ses colonies que de fonctionnaires, lisons-nous dans un livre récemment paru ; mais, jusqu’à présent, on doit faire exception pour la Tunisie. Dans ce pays, le gros du corps de nos fonctionnaires est représenté par ces six personnages, rétribués par la régence[1]

Un contrôle exact et rigoureux est d’autant plus nécessaire dans les pays de protectorat qu’ils doivent arriver en peu de temps à vivre de leurs propres ressources, sans rien coûter à la métropole. Aussi le protecteur doit-il veiller avec un soin jaloux sur les finances de ses cliens, les protéger comme un bon chien de garde contre tous les appétits sournois ou dévorans. Dès ce jour, la Tunisie subvient à toutes ses dépenses, en y comprenant celles des services français dont on l’a dotée, et nous n’avons plus à notre charge que les frais d’entretien du corps d’occupation. Si quelque jour, comme on l’espère, ce corps, réduit dès aujourd’hui à un effectif de 15,000 hommes, n’en comptait plus que 5 ou 6,000, Sidi-Ali pourrait se charger encore de cette dernière dépense, et la Tunisie, dont le commerce avec la France montait en 1884 à plus de 21 millions de francs, ne nous coûterait plus un sou.

Mais on n’obtient des résultats aussi satisfaisans qu’en joignant à l’esprit de réforme une prudence cauteleuse. Il faut renoncer aux changemens brusques et pompeux, aux coups de théâtre qu’applaudissent les badauds, se contenter des améliorations graduelles, lentes, accommoder ses plans aux circonstances, étudier profondément le caractère et l’humeur des populations pour savoir quelles nouveautés utiles on peut leur proposer sans violenter leurs habitudes ou leurs croyances. En un mot, il faut procéder avec elles par voie d’insinuation, les apprivoiser en leur tendant des appâts, pratiquer adroitement l’art difficile d’amorcer le progrès. On a plus tôt fait de commander que de persuader et de convaincre ; mais rien ne coûte plus cher que les réformes ambitieuses où la vanité trouve son compte, car de toutes nos passions la vanité est la plus coûteuse.

Nous n’avons point porté en Tunisie nos codes, nos routines et la complication de nos règlemens, comme certaines gens l’auraient voulu, et bien nous en a pris. Si nous avions prétendu imposer aux sujets du bey toutes nos pratiques, ils se seraient défiés, ils auraient vu dans nos réformes autoritaires des pièges, des embûches fiscales, et leur mauvais vouloir musulman n’aurait rien négligé pour se soustraire à nos exigences. Durant des siècles, comme on l’a remarqué, les Tunisiens sont nés et sont morts sans que personne en prît note et sans comprendre à quoi pouvait servir un officier d’état civil. Des registres facultatifs ont été ouverts tout récemment dans les principaux cent de la régence, et on assure que les indigènes s’habituent insensiblement à l’inscription, qui peu à peu se convertira en usage, après quoi l’usage sera transformé en loi. Par une sagesse toute semblable, pour parer à l’incertitude des titres de propriété, une nouvelle loi immobilière stipule que tout propriétaire d’immeubles en peut réclamer l’immatriculation et faire enregistrer son titre, en joignant à sa demande le plan de sa propriété, et on prévoit qu’avant peu les biens de quelque importance seront tous enregistrés, que du même coup le cadastre sera fait sans que l’état ait eu rien à débourser. La vertu la plus nécessaire à la prospérité d’un protectorat est la longue et divine patience, qui en toute chose compte sur l’aide du temps et unit aux artifices du gouvernement indirect le goût de travailler au progrès par des voies obliques et détournées.

A la suite d’incidens qui firent quelque bruit, M. de Freycinet, par un arrêté du 23 novembre 1885, chargea une commission de lui présenter un rapport sur la situation administrative de la Tunisie. Cette commission, présidée par M. Flourens, ne négligea rien pour s’éclairer ; elle fit son enquête, recueillit toutes les dépositions utiles, examina les dossiers, prit connaissance des dénonciations, des plaintes portées soit contre la gestion des services publics en Tunisie, soit contre les personnes préposées à cette gestion et dont l’intégrité était reconnue de leurs accusateurs eux-mêmes, qui ne trouvaient à leur reprocher « que leur candeur extrême et leurs scrupules exagérés. » Le rapport qu’elle présenta le 24 décembre n’a pas été publié ; mais on sait qu’elle y rendait un éclatant hommage à l’œuvre accomplie en si peu d’années sans aucun sacrifice pour le trésor français. Elle exprimait aussi le vœu « que le gouvernement eût la main assez ferme pour maintenir le régime du protectorat tel qu’il l’avait compris jusqu’à ce jour. »

On ne peut qu’approuver ces conclusions quand on se rappelle l’état de déplorable déconfiture où se trouvait la régence quand nos soldats l’occupèrent et s’y établirent solidement. Leur courage fut secondé par le sang-froid et les habiles manœuvres d’un intrépide diplomate, M. Roustan, qui rendit à son pays dans cette délicate conjoncture d’inoubliables services. Mais la maison qu’on venait d’occuper était fort délabrée, presque inhabitable ; planchers, plafonds, gros murs et murs de refend, il fallait tout réparer. Le gouvernement tunisien avait engagé ses revenus les plus clairs, et la banqueroute était devenue pour le bey une maladie chronique. Deux cent mille insurgés en armes détenaient les frontières de la Tripolitaine. Les colonies étrangères, dont les privilèges étaient inconciliables avec toute bonne police, surveillaient nos mouvemens d’un œil inquiet et jaloux. La Tunisie, depuis longtemps, ne s’appartenait plus. Par l’effet des capitulations, les consuls disposaient d’un droit de veto, dont ils abusaient à la seule fin de prouver en toute rencontre que leur bon plaisir était la loi du pays. Ils avaient la faculté de soustraire leurs nationaux à toute taxe nouvelle, et il ne tenait qu’à eux de leur fournir le moyen de ne pas acquitter les autres, en les renvoyant de la plainte et en déboutant le fisc avec éclat. L’autorité municipale était passée dans leurs mains. On ne pouvait sans leur aveu prendre un simple arrêté de voirie, aligner une rue, construire un égout. S’avisait-on d’établir un pont à péage, l’indigène seul payait. On avait pensé, dans une heure de détresse, à imposer les voitures. A quoi bon? Ceux qui en avaient étaient dispensés de tout par leur consul, et les gens qui n’avaient pas de consul allaient à pied.

Plus redoutable encore était la tyrannie exercée par la commission financière internationale, formant le conseil de tutelle du bey depuis sa banqueroute de 1869. Elle représentait un syndicat de créanciers qui avait mis la régence en coupe réglée, et elle possédait un pouvoir absolu sur les revenus : les uns lui avaient été concédés, elle en disposait à sa guise, administrant aussi ceux que le bey s’était réservés et qui, au besoin, devaient servir à parfaire le paiement du coupon. Sous un tel régime, il ne pouvait être question d’aucune réforme, car, si petite et si avantageuse qu’elle soit, toute réforme entraîne d’abord une moins-value. Le bey, mangé jusqu’aux os par son syndicat, devait s’épuiser en expédiens pour satisfaire ses impérieux tuteurs, et, en 1882, son déficit montait à plus de 12 millions de francs.

Tous les crédits affectés aux services publics étaient absorbés par des traitemens et des pensions. Il y avait un budget de l’armée et point d’armée ; il y avait un budget des travaux publics et point de travaux publics; il y avait un budget de la justice qui représentait les appointemens des chefs principaux de la magistrature, mais les cheiks et les cadis ne touchaient rien et se payaient par leurs mains sur les contribuables et les justiciables. Le budget de la marine était de 200,000 francs, et des deux corvettes qui constituaient la flotte tunisienne, l’une était à Constantinople, où le sultan la retenait, l’autre avait été saisie par un créancier. Le seul bâtiment qui restât au bey était un canot de plaisance, qui fut mis obligeamment à la disposition du ministre résident de la république, quand il se présenta à La Goulette. Ce canot contenait seize matelots, racolés à la hâte et dont la plupart ne savaient pas tenir une rame; on en fut réduit à se faire remorquer par une chaloupe à vapeur du vaisseau-amiral français. La Tunisie était un pays qui s’en allait par morceaux, comme tous les pays gouvernés par un syndicat. Ce sont de terribles mangeurs de peuples que des créanciers inquiets pour leurs créances. Rien ne les arrête, tout moyen leur est bon. Non-seulement ils pressent le citron pour en extraire tout le jus, mais dans l’occasion ils coupent les citronniers par le pied pour en cueillir plus commodément les fruits, et, au risque d’épuiser en peu d’années la matière imposable, ils ne s’occupent que du paiement du coupon. Arriver à payer le coupon, c’est toute leur politique, c’est toute leur morale.

Notre protectorat a mis fin à une situation qui semblait sans remède. Les hypothèques qui pesaient lourdement sur la Tunisie ont toutes été purgées, elle a recouvré son indépendance financière. Les capitulations furent abolies avec l’assentiment des puissances intéressées, la justice française remplaça les juridictions consulaires. La dangereuse commission internationale disparut ; la dette unifiée fut convertie, et cette conversion, opérée avec la garantie de la France, a procuré au budget tunisien une économie annuelle de plus de 2 millions de piastres. Tous les services financiers furent réorganisés suivant les plans élaborés par M. Depienne.

L’ordre règne dans toute l’étendue du territoire. Ce qui le prouve mieux que tout le reste, c’est le voyage que M. Cambon fit, le printemps dernier, sur les frontières de la Tripolitaine parmi ces tribus mi-nomades et guerrières qui avaient eu le plus de peine à accepter notre domination. Débarqué à Zarsis, notre résident général a parcouru leurs territoires sans escorte, leur déclarant qu’il s’en remettait à leur fidélité du soin de le garder. Le bruit se répandit tout à coup qu’il venait d’être enlevé, que les Ouerghemmas le détenaient en otage. Cette nouvelle ne mit que quelques heures à parvenir de Gabès à Tunis, de Tunis au ministère de la guerre à Paris et du ministère dans les colonnes des journaux qu’il honore de ses confidences. Pendant qu’on glosait sur son enlèvement, M. Cambon conférait paisiblement avec les chefs de tribus accourus à sa rencontre, écoutait leurs rapports, leur remettait des burnous d’investiture.

Assurément, la Tunisie n’est pas encore le meilleur des mondes possibles ; tout n’y va pas pour le mieux, il reste beaucoup à faire, mais ce qui s’est fait répond de ce qui se fera. La colonie française a considérablement augmenté ses possessions immobilières ; en trois ans, elle avait accru son domaine de 180,000 hectares. Nos vignerons s’acclimatent dans la régence, et le prix de la terre s’élève rapidement. Les colonies étrangères trouvent leur profit dans notre prospérité ; par les soins persévérans de Mgr Lavigerie, les Maltais ont appris à nous aimer, les Italiens à nous supporter. Les écoles de tout degré se multiplient; avant peu, beaucoup de petits Arabes parleront couramment le français. Sous l’habile et judicieuse direction de M. Grand, les travaux publics préparent la transformation économique d’un pays qui fut jadis un des greniers de Rome. Ports, routes, éclairage des côtes, exploitation des forêts, on n’en est encore qu’aux commencemens, à la période des études et des projets ; mais on ne se pique pas de faire vite, et qui veut voyager loin ménage sa monture. Le budget tunisien était naguère un de ces malades désespérés que condamnent les médecins les plus optimistes ; il est aujourd’hui en pleine convalescence; encore faut-il qu’on le soigne, qu’on le surveille, qu’on le tienne au régime, qu’on le garde contre les accidens et contre les rechutes, qu’on lui épargne toutes les émotions. Il est permis de croire à son avenir quand on voit que les encaissemens effectués du 15 octobre 1885 au 16 septembre 1886 dépassent de près de 17 millions de piastres les évaluations budgétaires. S’il est vrai que, pour avoir de bonnes finances, il faut faire de bonne politique, on ne peut plus douter que le résident général de la république française n’en ait fait de bonne en Tunisie et qu’il n’ait été bien inspiré dans le choix des hommes dont il s’entoura dès les premiers jours de son gouvernement.

Quoique le régime du protectorat ait fait ses preuves dans la régence, et dût-il les faire aussi à Madagascar et au Tonkin, il comptera toujours parmi nous beaucoup d’adversaires, d’ennemis jurés. Ce système d’administration contrarie certaines tendances de notre tempérament national, qui ont souvent nui à nos entreprises. Nous avons l’esprit rectiligne et trop de goût pour la logique abstraite, pour les raisonnemens réguliers et tirés au cordeau, pour les solutions simples, radicales. La méthode du gouvernement indirect et les fictions avec lesquelles elle doit compter irritent notre bon sens, qui est sujet à se mettre en colère, et nous comprenons difficilement que, dans un pays où nous sommes les maîtres, un bey continue de régner, de gouverner, que sa souveraineté nominale soit une garantie de l’ordre public. Il nous paraît plus simple de le déposer sans façons et de nous annexer ses états, au risque de soulever contre nous des populations qui n’obéissent que lorsqu’on leur parle arabe et musulman.

Si la Tunisie avait été réduite en province française, si nous l’avions généreusement dotée de toutes nos institutions, de tous nos codes, de nos préfets, de nos sous-préfets, de nos juges d’instruction, si d’un seul coup nous avions fait table rase de ses caïds, de ses khalifas, de ses cadis, peut-être nous faudrait-il aujourd’hui 100,000 hommes pour la garder. Ceux qui ont été chargés de l’organiser s’y sont pris autrement; ils ont pensé qu’il valait mieux la réformer avec l’aide du temps, patienter avec ses abus, les ébrécher d’année en année jusqu’à que l’ouverture fût praticable et qu’on pût, sans péril, monter à l’assaut. Mais la plupart de nos politiciens n’admettent pas qu’on patiente avec les abus, et les fictions légales leur font horreur, quoiqu’elles aient joué un grand rôle dans l’histoire du genre humain.

Tout le monde se souvient de cet homme qui avait toujours raison et qui se rendit un jour à Venise pour représenter au doge qu’il était un grand extravagant d’épouser tous les ans la mer: « Premièrement, lui dit-il, on ne se marie pas deux fois avec la même personne, et, secondement, votre mariage ressemble à celui d’Arlequin, lequel était à moitié fait, attendu qu’il ne manquait que le consentement de la future. » Cet homme raisonnable parla si bien qu’on l’enferma dans la tour de Saint-Marc. Quand il en fut sorti, il courut à Constantinople, où il déclara au mufti que sa religion était un ramas d’impostures et de contes de ma mère l’Oie, que si l’archange Gabriel avait réellement apporté de quelque planète les feuillets du Koran à Mahomet, toute l’Arabie l’aurait vu descendre. À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il fut empalé, et cependant, nous dit son biographe, il avait eu toujours raison. Comme lui, nous avons la fureur de raisonner, et comme lui, nous nous exposons à de fâcheux accidens. On nous persuade aisément que la ligne droite est toujours le chemin le plus court, et il arrive quelquefois qu’en marchant droit devant nous, nous rencontrons le mur. Quand donc comprendrons-nous que l’amour déréglé de la raison peut devenir une superstition aussi puérile et aussi dangereuse que toutes les autres ?

Outre les gens qui raisonnent trop bien, le protectorat a encore pour ennemis tous les gens d’affaires persuadés que les pays conquis sont destinés à leur servir de proie et tous les amateurs de fonctions publiques qui, n’ayant pas trouvé de places en France, seraient bien aises d’en trouver ailleurs. Les gens d’affaires, accourus en Tunisie pour y chercher fortune, se sont heurtés contre le mauvais vouloir d’un résident et de directeurs généraux qui se croyaient tenus de défendre contre leurs fougueuses fringales le trésor du bey, son domaine et celui des mosquées. Très marris de cette aventure, ils ont rempli le monde de leurs doléances et de leurs accusations. Ils reprochaient à nos fonctionnaires tunisiens « leurs scrupules exagérés ; » ils auraient dit volontiers à notre résident ce que disait la marquise de Villette en colère à sa cousine Mme de Maintenon : « Vous voulez jouir de votre modération et que votre famille en soit la victime. » On pourrait leur répondre que, si nos fonctionnaires tunisiens avaient eu moins de scrupules, le budget du bey serait peut-être en déficit et que nous serions condamnés à boucher les trous.

Quant aux chercheurs de places et de fonctions publiques, ils ont maudit un régime qui conservait leurs emplois aux indigènes et qui n’avait créé que quelques postes très laborieux de contrôleurs civils, tenus de parler l’arabe et de savoir beaucoup de choses que les paresseux n’aiment pas à apprendre. Dans le discours qu’il prononça devant la colonie française, le jour de la fête nationale du 14 juillet 1885, M. Cambon disait : « Notre politique n’est pas du goût de tout le monde, et certaines personnes réclament l’annexion immédiate de la Tunisie… Les charges de l’annexion seraient telles, pour le budget français, qu’aucun homme politique n’oserait la proposer et qu’aucun parlement n’oserait la voter. Elle imposerait à la France une dépense minima de 30 millions par an… J’ai fait le compte des fonctionnaires et employés de la province de Constantine, qui égale en étendue la régence de Tunis ; ils sont au nombre de plus de quinze cents. C’est environ le nombre des Français actuellement établis en Tunisie. Peut-on doubler chaque colon d’un employé de l’état ou donner des emplois à tous les colons? » Nous sommes presque certains que, parmi les colons auxquels il s’adressait, plus d’un n’eût rien trouvé d’exorbitant dans cette mesure. Tous colons et tous fonctionnaires, si ce n’est pas le parfait bonheur, c’est quelque chose qui lui ressemble.

Le régime du protectorat doit compter aussi avec un autre genre d’opposition, beaucoup plus respectable, mais encore plus dangereuse; la malveillance sourde ou déclarée de l’armée et de ses chefs lui crée souvent de redoutables difficultés. Il y a pour une armée, comme on l’a dit, deux périodes dans toute entreprise coloniale : la période de la conquête, des exploits, et celle des sacrifices et de l’abnégation. Il est dur pour un général de se dessaisir des clés d’une place que sa valeur a conquise et que ses soldats ont arrosée de leur sang. Il faut peu à peu céder le pas au pouvoir civil. Les susceptibilités sont en éveil, les froissemens, les conflits sont inévitables. Dans les premiers temps de notre installation en Tunisie, l’armée s’honora par les sacrifices qu’elle fit, sans se plaindre, à l’ordre public. Le commandant du corps d’occupation abandonna au bey la nomination des fonctionnaires indigènes, en se réservant seulement le droit de lui désigner ses candidats. Il souffrit que le contrôle civil se substituât par degrés aux bureaux militaires, qui, sous le nom de bureaux de renseignemens, avaient pris en main l’administration locale.

Tout allait bien; mais, s’il suffit d’un homme pour faire de grandes choses, il suffit aussi d’un homme pour tout gâter. L’ère des concessions mutuelles ne tarda pas à se clore. Une étoile rouge et menaçante venait de se lever subitement sur la régence. Un vaillant et brillant général, qui ne commande pas toujours à son imagination et qui mêle volontiers aux affaires sérieuses un peu de mise en scène, avait débarqué dans les états du bey. Il y apportait la conviction que le pouvoir civil était impuissant à maintenir l’ordre dans la Tunisie, qu’elle avait besoin d’un sauveur, et on le vit aller, venir, se promener parmi les tribus, cherchant partout quelque chose à sauver; mais partout régnait une tranquillité désolante et un ordre désespérant. On connaît des sauveteurs capables de jeter les gens à l’eau pour avoir le plaisir de les repêcher; il arrive aussi quelquefois qu’à force d’annoncer des événemens, on finit par les créer. Peu s’en fallut que, par une proclamation aussi intempestive que provocante, M. le général Boulanger n’ameutât contre nous toute la colonie italienne, envers qui nous avons des devoirs de ménagemens et d’équité.

En même temps, il ouvrait contre la résidence une campagne de chicanes. Il prétendait s’arroger un droit de réquisition discrétionnaire sur tous les territoires beylicaux et convertir en domaine militaire, placé dans les attributions du service du génie, tous les habous ou établissemens publics, ayant un caractère religieux, dont les revenus sont affectés à la justice musulmane, aux écoles, aux mosquées. Le droit de conquête, tel qu’il l’entendait, ne respectait pas même les propriétés privées. La zone qu’il réclamait pour la soumettre au régime des travaux mixtes comprenait tous les ports, toutes les villes, tous les points du territoire offrant un intérêt sérieux pour les travaux publics, auxquels il imposait la loi de son bon plaisir. Ce n’étaient pas des bâtons, mais son épée, qu’il mettait dans les roues d’une voiture dont les essieux étaient fragiles et qui ne roulait pas encore en plaine.

Cette grosse querelle ne suffisait pas à l’inquiétude de son esprit. En vertu d’un accord conclu entre les deux départemens des affaires étrangères et de la guerre, les droits d’entrée étaient acquittés sur les matériaux provenant de France et destinés aux travaux du génie. Une seule réserve était faite en faveur des marchandises dont l’administration était propriétaire avant l’expédition. Au mois d’avril 1885, le génie se refusa à l’acquittement des droits, et, de son côté, la douane crut devoir s’opposer à la livraison des objets. Les prétentions du quartier-général furent approuvées par le département de la guerre, et M. le général Boulanger déclara publiquement qu’il ferait enlever de vive force les colis déposés en douane. M. Cambon s’empressa d’avancer le montant des droits, pour épargner aux colonies étrangères le spectacle de soldats français se servant de leurs armes contre une administration française, coupable de trop d’attachement à ses devoirs professionnels.

Ce fut pour mettre fin à ces dangereuses querelles qu’intervint le décret du 23 juin 1885, délibéré en conseil des ministres, qui plaçait sous les ordres du ministre résident les commandans des troupes de terre et de mer et n’attribuait qu’à lui seul le droit de correspondre avec le gouvernement français, sans qu’il fût fait à cette régie d’autre exception que pour certaines affaires purement techniques. Dans sa lettre d’envoi, M. de Freycinet écrivait à M. Cambon : « Je vous soutiendrai énergiquement, et tous mes collègues sont disposés à faire respecter vos légitimes prérogatives. » En notifiant le décret à M. le général Boulanger, M. Cambon l’invita à se concerter avec lui pour dresser le tableau des affaires techniques que le commandant de la division d’occupation pourrait traiter directement avec le ministre de la guerre. Le 8 juillet 1885, le général lui répondait : « j’ai ordre du ministre de la guerre de continuer à lui envoyer directement toute ma correspondance militaire. J’estime donc qu’il n’y a pas lieu d’établir la nomenclature demandée dans votre lettre précitée. » Le conflit devenait aigu ; on s’entendait aussi peu dans le conseil des ministres qu’à Tunis, chacun tirait à soi. Le général Boulanger et M. Cambon durent quitter leur poste pour venir s’expliquer à Paris, laissant leurs subordonnés face à face et bec à bec. De telles crises ne pourraient se renouveler souvent sans ruiner à jamais l’honneur et le crédit d’une colonie. Heureusement pour la régence, elle a vu disparaître de son ciel l’étoile rouge qui l’inquiétait ; le général Boulanger n’est pas retourné à Tunis, et sans doute il ne s’en plaint pas : il se trouve mieux où il est aujourd’hui.

Beaucoup d’abnégation d’une part et de l’autre beaucoup d’entregent et de souplesse, voilà les conditions nécessaires à la prospérité d’un régime de protectorat. Il ne suffit pas que le ministre résident, chargé de faire aller la machine, possède la science des affaires et toutes les qualités d’un bon administrateur, il doit avoir l’esprit politique, des vues d’ensemble, la connaissance des hommes, la main ferme et pourtant légère, le génie des transactions et le courage des responsabilités. Il est appelé à prendre beaucoup sur lui, en laissant à l’événement le soin de lui donner raison. Si bon Français qu’il soit, il est tenu de s’intéresser à l’indigène et à son bonheur et d’avoir à effet une grande liberté de jugement, accompagnée d’une certaine dose de cette imagination sympathique qui permet d’entrer dans les sentimens, dans la pensée d’autrui, de deviner sans effort ce qui se passe dans la tête d’un théologien musulman de Kérouan, dans le cœur d’un cheik de Beni-Sid ou d’Ouerghemmas. Notre résident général eu Tunisie a prouvé qu’il joignait à une entente supérieure de son métier un peu de cette philosophie naturelle qui rend indifférent à la médisance, aux clabauderies, aux injures. On donne toujours des dégoûts à un homme qui sait vouloir et qui sait réussir. Pendant bien des mois, chaque matin, M. Cambon a bravement avalé son crapaud, sans sa faire prier et sans que sa santé en fût sensiblement altérée.

S’il n’avait pas échangé ses fonctions de ministre résident contre l’ambassade de Madrid, il se serait trouvé aux prises avec un genre de difficultés qu’il n’a pas connues. En ménageant ses excédens, en opposant, comme il le disait, une résistance intraitable à toutes les entreprises contre le budget tunisien, il a mis de côté 30 millions de piastres. C’est dans le temps des prospérités que les administrateurs ont le plus besoin de posséder toute leur tête. Il avait publiquement annoncé son intention « de consacrer une portion de ses économies à doter le port de Tunis, de sorte que ce grand travail pût se continuer sans interruption ; l’autre devait former la première dotation d’un fonds de réserve destiné à assurer la marche des services publics en cas de déficit. « Comme vous voyez, ajoutait-il, nous administrons en bon père de famille, et nous épargnons ainsi à la France toute appréhension de dépense en Tunisie. » La sagesse du père de famille n’est pas goûtée de tout le monde; les impatiens déclarèrent bien haut qu’après avoir tiré la Tunisie de sa détresse, l’heure était venue de tout sacrifier à l’œuvre glorieuse des grandes réformes, que les 30 millions doivent être employés en dégrèvemens, et sans doute ces déclarations trouveront de l’écho dans notre chambre des députés. Les démocraties aiment le bruit, l’éclat, et leur instinct les porte à ces imprudentes libéralités qu’on expie souvent par d’inutiles et cuisans repentirs.

Le successeur de M. Cambon cédera-t-il aux sollicitations des impatiens? c’est une belle chose que les dégrèvemens; mais nous savons par de récentes expériences qu’ils produisent souvent des déficits, qu’il faut combler coûte que coûte ou dissimuler par des expédiens. Nous savons aussi que les excédens sont un bien trompeur, que la Tunisie est un pays où tout dépend de la quantité de pluie qui tombe ou ne tombe pas durant trois mois et où les années grasses sont suivies quelquefois d’une série d’années maigres. C’est une noble entreprise que la réforme de l’impôt, et il y a beaucoup à dire contre la capitation ou Medjba, contre le Kanoun des oliviers, contre les droits sur l’exportation; mais c’est surtout en matière de taxes que les changemens précipités sont dangereux et que les visages nouveaux font peur. Il est bon de compter avec les effaremens du contribuable aussi bien qu’avec ses ruses. Comme le disait M. Cambon lui-même, « un impôt, fût-il mauvais, dont la population a l’habitude, lui paraît moins lourd qu’un impôt, fût-il excellent, dont la création est nouvelle. »

Un voyageur très expérimenté dans les choses d’Orient attribue l’excellence du café que boivent les Turcs « à leurs hideuses petites cafetières en fer battu, lépreuses, noires, répugnantes, mais exhalant le parfum exquis des ustensiles qui ont un long usage. « Il conclut de là que rien ne remplace en cuisine comme en art la patine du temps, et que peut-être il en va de même de la vertu, qu’il n’y a de réellement recommandable que celle qui a beaucoup servi. Ce qui est vrai des vertus et des cafetières ne l’est pas moins de l’impôt ; celui qui a reçu la patine du temps est le seul qui rentre, et le premier mérite d’un impôt est de rentrer. Il suffirait d’un réformateur intempestif et imprévoyant pour compromettre à jamais l’avenir financier de la régence, pour la replonger dans ses désordres, dans ses misères d’autrefois. Elle perdrait bien vite ce qu’elle avait gagné sous une tutelle vigilante et sévère; après nous avoir fait honneur, elle nous serait à charge, et sa prospérité d’un jour fournirait un chapitre de plus à la longue et mélancolique histoire des espérances trompées.


G. VALBERT.

  1. La France coloniale, ouvrage publié sous la direction de M. Alfred Rambaud. professeur à la Faculté des lettres de Paris; Armand Colin et Cie, 1886. Aux six postes de contrôle civil, installés au Kef, à la Goulette, à Nebel, Sfax et Gafsa, on vient d’en ajouter six à Tunis, Kérouan, Souk-el-Djemaa, Souk-el-Arba, Béja et Bizerte.