Le Régime municipal des grandes villes étrangères

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LE
RÉGIME MUNICIPAL
DES
GRANDES VILLES ETRANGERES


I.

On a beaucoup parlé depuis trente ans de la centralisation, écrit, pour ou contre elle, bien des ouvrages, prononcé bien des discours. S’est-on toujours rendu compte de la signification exacte du mot, de sa portée, des avantages, des dangers qu’il recouvre? N’en est-il pas de la centralisation comme de la liberté, de l’égalité, mots vagues et glissans, qui, mal compris, peuvent servir de passeport à la tyrannie la plus détestable, de prétexte au fanatisme le plus étroit? Tant vaut l’interprète, tant vaut la chose; tant vaut l’application, tant vaut l’instrument. Quand on lui parlait d’esprit, Locke interrogeait : « De quel esprit parlez-vous ?» De quelle centralisation pariez-vous? demanderons-nous aux théoriciens. Est-ce de la centralisation politique, pseudonyme d’unité nationale, de cette centralisation si nécessaire qui fait les peuples comme les abeilles font une ruche, sans laquelle ceux-ci ne sauraient vivre, prospérer, grandir? Ou bien songez-vous à la centralisation administrative, conception toute romaine, chère aux géomètres politiques, qui, poussée à l’excès, détruit le sentiment de l’initiative, engendre des races moutonnières, conduites par une armée de fonctionnaires, habituées à tout attendre du pouvoir, rapportant tout à lui, prêtes aussi à lui imputer la responsabilité des accidens auxquels il demeure le plus étranger? On a dit très justement que la liberté est le sel de la terre, mais que l’autorité en est le pain : publicistes, hommes d’état, tous conviennent qu’il faut les mélanger dans une constitution. Mais à quelle dose? Dans quelle proportion? Comment maintenir un équilibre que, à défaut de la loi, les mœurs menacent de rompre sans cesse d’un côté ou de l’autre? Où mettra-t-on cette liberté, où cette autorité? Les Anglais placent celle-là à la base, celle-ci dans le parlement ; ils ont le génie du relatif, du concret, et, mosaïstes incomparables, fabriquant des outils nouveaux pour des besoins nouveaux, ajoutant tantôt une aile, tantôt un étage, empruntant aux architectes les plus opposés les styles les plus divers, ils construisent leur édifice constitutionnel sans souci de l’uniformité, de la beauté esthétique, mais avec la préoccupation et le sens du confortable. Public business is private business of every man; les affaires publiques, pensent-ils, sont les affaires privées de chaque homme. C’est, entre eux et nous, la même différence qu’entre un drame de Shakspeare et une tragédie de Racine, un jardin anglais et le parc de Versailles, une église gothique et un temple grec. Autorité, liberté, tout, en France, se concentre au sommet, et, en dépit des lois nouvelles, la vie municipale et provinciale languit, paralysée par la grande ombre de l’état ; si bien que, même lorsque le département, la commune se taxent, c’est encore lui qui semble leur faire l’aumône. L’empire, disait-on vers 1868, est un gouvernement personnel où il n’y a plus personne. Le président de la république, fût-il entièrement annihilé par les chambres et réduit au rôle que Bonaparte qualifiait si pittoresquement, n’y eût-il personne à l’Elysée, la république demeure un gouvernement personnel, qui a pour leviers la bureaucratie, le fétichisme de l’exécutif, des habitudes séculaires. Dans son Principe fédératif, Proudhon raille les fondateurs de la démocratie, qui, en 1793, crurent avoir fait merveille de couper la tête au roi, pendant qu’ils décrétaient la centralisation. Le conseil des Dix, observe-t-il, était un vrai tyran, et la république de Venise un despotisme atroce; au contraire, donnez un prince, avec titre de roi, à une république comme la Suisse, si la constitution ne change pas, ce sera comme si vous aviez mis un chapeau de feutre sur la statue de Henri IV. La tyrannie qui change de drapeau ne change pas de caractère.

Resterons-nous toujours dupes des mots et des apparences, prompts à nous égarer sur des étiquettes, à nous imaginer que, le signe manquant, la chose n’existe pas ? Sous couleur d’égalité, nous décrétons un niveau abrutissant ; notre génie unitaire, notre délire de logique, nous entraînent à soumettre au même régime une grande ville et un petit village, les jeunes filles et les garçons, le soldat intelligent et l’être rudimentaire, à sacrifier, pour une abstraction, les règles du goût et de l’expérience, à ne tenir aucun compte des différences économiques, des supériorités sociales. Si veut la logique, si veut le principe, si veut la fausse centralisation. Allez donc nous persuader que le meilleur ministre c’est tout le monde, que l’ordre ne vient pas seulement du pouvoir, mais qu’au contraire la société se gouverne du dedans au dehors, et que le meilleur gouvernement est celui qu’on voit le moins ! Nous ressemblons à cet Athénien qui, ayant eu la jambe cassée, prit l’habitude des béquilles et poussa les hauts cris lorsque, après sa guérison, on lui proposa de marcher sans cet appui. Henri Heine raconte qu’un mécanicien qui avait déjà imaginé les machines les plus ingénieuses s’avisa à la fin de fabriquer un homme et qu’il y avait réussi. L’œuvre sortie de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme; il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d’appareil de sentiment humain, il savait communiquer en sous articulés ses émotions, et le bruit intérieur des rouages, ressorts et échappemens qu’on entendait alors, produisait une véritable prononciation. Enfin, cet automate était un gentleman accompli, et, pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait plus qu’une âme. Pendant longtemps, notre département, nos communes ont ressemblé à l’automate, il leur a manqué aussi une âme ; on avait devant soi une poussière départementale, une poussière communale, et les choses n’ont guère changé depuis 1870. Conseillers généraux, conseillers municipaux, maires, tous gardent l’idolâtrie de l’état, la passion des béquilles administratives ; maintenant comme autrefois, la province, avant de se faire une opinion, veut savoir ce qu’on dit à Paris, et le Parisien ne s’inquiète guère plus de ce qu’elle pense que de ce que pensent ses jambes.

Aussi bien Paris est redevenu le siège du gouvernement et des parlemens, il a toujours été le boulevard, la place forte de la centralisation politique et administrative, il a fait et défait maint gouvernement, détruit ce qu’il avait édifié, donné le branle à la France entière. Son organisation municipale a sans cesse préoccupé les pouvoirs publics, et, par ses doléances, par ses réclamations, par ses empiètemens. Son Eminence Rouge le conseil municipal de Paris ne cesse de troubler, de fatiguer l’opinion. D’ailleurs, la chambre paraît croire que la situation exige quelques changemens, des ministres, des députés ministrables ont promis certaines concessions au parlement de l’Hôtel de Ville, et, sans aucun doute, on a fait trop ou trop peu pour la cité impériale. Mais convient-il de diminuer ou d’étendre ces libertés municipales, qui, en tout pays, sont le berceau, l’école, le rempart des libertés politiques?

La question est d’importance, puisqu’elle porte dans ses flancs la sécurité sociale, l’ordre, l’avenir de la nation. Pour achever la démonstration[1], je voudrais dire comment elle a été résolue ailleurs, dans ces capitales du monde civilisé qui, selon l’expression de M. A. Cochin, tiennent dans le mouvement de la civilisation la place des principales planètes dans le système général du monde. La France n’a plus la prétention de donner des leçons aux autres peuples et de n’en recevoir jamais : depuis dix-huit ans, nos orateurs s’évertuent à citer l’étranger, nos législateurs s’inspirent de ses institutions : ici encore, sans se condamner à une servile imitation, peut-être trouverait-on quelques points de comparaison à signaler, des exemples à méditer, peut-être pourrait-on profiter des expériences des autres? l’éclectisme a du bon, en politique comme en philosophie, et vaut mieux, en tout cas, que les systèmes absolus qui partent d’une formule pour aboutir à une absurdité.


II.

En France, l’intervention centrale demeure confiée à l’exécutif; en Angleterre, elle appartient au parlement. Quant à ce dernier, aucune charte, aucune constitution ne définit ses pouvoirs, qui ont un caractère universel : religieux, administratifs, judiciaires, législatifs. La royauté elle-même s’est adressée à lui pour l’investir des attributions les plus étendues ; il a déposé, flétri des reines, modifié plusieurs fois l’ordre de succession, il s’est transformé en concile, a fondé l’église anglicane, lui donnant ses dogmes, ses privilèges, sa richesse. De là cet adage célèbre, qu’il peut tout faire, sauf d’un homme une femme et d’une femme un homme. Le parlement anglais est dictateur, l’état c’est lui, mais il représente le pays et l’opinion publique, et s’il décrète des lois pour tout le royaume, le pouvoir central n’en suit pas en général l’exécution ; ses fonctionnaires remplissent d’ordinaire des fonctions non rétribuées par le trésor public, et n’ont pas de supérieur administratif qui les dirige, les récompense ou les punisse. Aussi, le lien hiérarchique demeure-t-il très faible entre l’état, les comtés, les bourgs, les cités, les paroisses, et chaque administration forme-t-elle en quelque sorte un centre particulier. Suivant les circonstances, on voit le parlement retirer à la paroisse, au comté l’une ou l’autre de ses attributions, la charité, l’état civil, la police[2], pour en investir une commission qui siège dans la Métropole, mais, au lieu de supprimer le privilège, il se contente d’en prendre la part nécessaire pour exercer sa surveillance et remet le surplus aux intéressés. Loin de se heurter dans des froissemens continuels, tous ces pouvoirs se meuvent dans leur sphère propre, excèdent rarement leurs limites. Pourquoi? Parce qu’ils restent soumis à un contrôle supérieur, celui de l’autorité judiciaire, à laquelle la chambre des communes, donnant le plus salutaire exemple, confie le soin de prononcer sur les élections contestées de ses membres.

La bureaucratie anglaise a gagné du terrain depuis quarante ans ; on a centralisé l’administration des pauvres, amoindri les privilèges des corporations, mais cette centralisation diffère profondément de la nôtre, puisque la plupart du temps les commissions instituées par le parlement se recrutent par l’élection. « L’administration est comme un sable sur lequel marchent les individus ; ce n’est pas une montagne qui les domine. Les petites forces provinciales sont pareilles à des sources éloignées les unes des autres : il n’y a pas de fleuves où elles aillent se mêler et se perdre. Les deniers des comtés, des villes ne passent point d’abord par les mains des collecteurs de l’état. » On pourrait définir l’autorité : une chaudière d’eau bouillante dont le self-government est la soupape de sûreté : l’Anglais tient passionnément à cette soupape, sans laquelle la machine éclate trop souvent ailleurs, il n’admet pas la domination des bureaux prétendant à la direction suprême de toutes choses, cette influence occulte dont les innombrables fils, comme ceux de la toile d’araignée, sont tendus et courent dans tous les sens, selon l’expression de Gœthe. Il sait qu’il faut toujours dans un état la même quantité de pouvoir, mais que tout change selon qu’on la met dans le fonctionnaire ou dans le citoyen.

Pénétrons maintenant dans ce labyrinthe municipal de Londres (dans cette province couverte de maisons), dont l’organisme résume le génie national de l’Angleterre, où nous attend un spectacle aussi original qu’attachant. Une superficie quintuple de celle de Paris, avec une population de plus de 4 millions d’âmes, une multitude d’autorités de tout genre et de tout degré, enchevêtrées, juxtaposées, superposées, conservant leur personnalité, leur volonté, leurs ressources, vivant d’une vie intense qui rappelle cette agitation des marchés asiatiques où affluent les représentans et les produits de vingt peuples, associations libres, vestries, districts, commissions centrales poursuivant leur mouvement compliqué, la cité de Londres subsistant au milieu de la métropole, comme une institution gothique et fossile selon les uns, comme la gardienne de la souveraineté de la commune, affirment les autres ; une telle vision a de quoi nous étonner au premier abord. Les arbres empêchent de voir la forêt, cette nuée de détails confond nos imaginations, nous crions au chaos. Sans compter que les bornes de la métropole diffèrent selon les objets que l’on considère, et qu’on pourrait tracer sur la carte sept cercles concentriques limitant comme sept villes distinctes. La police seule embrasse dans son domaine toute la capitale, avec ses 4,447,000 habitans. Puis viennent, se resserrant de plus en plus, la Poste, le Metropolitan Board of Works, le London School, la cour centrale criminelle, le cercle des tables de recensement, celui des bourgs parlementaires, enfin la cité.

A la base des autres pouvoirs, j’ai nommé la paroisse, circonscription territoriale déterminée par la coutume : son assemblée, le vestry, se compose de tous les habitans qui paient la taxe des pauvres, chaque contribuable jouissant d’un nombre de voix proportionnel au chiffre des impôts, sans toutefois pouvoir dépasser le nombre de six : est éligible tout contribuable inscrit à la taxe des pauvres pour un revenu supérieur à quarante livres (1,000 francs). Gratuité des fonctions, renouvellement par tiers, ministres et officiers de paroisses membres de droit du vestry, ces règles s’appliquent aussi aux trente-huit districts londoniens, divisions administratives du second degré, formées par la réunion d’un groupe de paroisses. On compte plus de 3,000 vestrymen qui prennent part à l’administration de la capitale. Bien que des actes successifs du parlement aient singulièrement aminci leur domaine, ils ont encore les funérailles, les bains et lavoirs, la voirie locale, le service et le budget des églises, les petits égouts, le pavage, l’éclairage, la surveillance des maladies épidémiques... L’act de 1888 ne restreint nullement leurs attributions.

Au-dessus d’eux plane le bureau métropolitain des travaux, qui répond assez bien à notre préfecture de la Seine. Constitué en 1858, composé de quarante-six membres élus pour trois ans par la cité, les districts et les paroisses, chargé d’abord des grands travaux, tels que les eaux et égouts, l’assainissement de la Tamise, le drainage, ses attributions s’étendent tous les jours, et il joue en quelque sorte le rôle d’une bonne à tout faire, a maid of all works ; ses séances sont publiques, mais, comme il en bannit strictement la politique, on ne les fréquente guère. Nommé à vie par le board, son président seul reçoit un traitement de 37,500 à 50,000 francs ; les fonctions des autres membres sont gratuites. Ici encore, le droit électoral n’est exercé que par les contribuables et les domiciliés ; aucune intervention n’est accordée à la population indigente ou nomade, à ceux qui reçoivent sans payer, à ceux qui jouissent sans contribuer : les cordons de la bourse sont tenus exclusivement par les représentans de ceux qui la remplissent. L’Anglais n’entend pas la démocratie comme nous : il donne des droits à tous, réserve le pouvoir à quelques-uns ; dans l’administration des affaires, il demeure partisan de la sélection, recherche, choisit les supériorités. Habitué à rencontrer le signe distinctif, la présomption de la capacité, dans la fortune ou l’aisance, il pense comme le proverbe italien : Celui qui n’a pas, n’est pas ; appliquerait volontiers au pauvre sa maxime sur l’ivrogne : A man, a thing : un homme, une chose, un ivrogne, met la liberté avant l’égalité. Milton, dans son Paradis perdu, caractérise très bien cette conscience des distinctions sociales chez les Anglais :


If not equal, yet free,
Equally free, for orders and degrees
Jar not with liberty, but well consist.


« S’ils ne sont pas tous égaux, ils sont tous également libres, car les classes et les rangs, loin de jurer avec la liberté, s’accordent parfaitement avec elle. »

Les taxes directes forment la base principale du système financier des comtés, bourgs, paroisses et commissions. Elles ont en général pour type la taxe de comté ou celle des pauvres, et se justifient par des raisons d’équité puisées dans la spécialité de la dépense à laquelle elles doivent pourvoir. L’état absorbant presque toutes les sources de revenus indirects, les administrations locales ont dû se rabattre sur les impôts directs. On trouve dans ce système des garanties sérieuses contre les dépenses inutiles, garanties qui compensent les inconvéniens résultant des difficultés et des inégalités de répartition. Le Metropolitan Board of Works prélève sur les districts une taxe métropolitaine et une taxe des égouts; à leur tour, districts et paroisses établissent des taxes analogues, désignées par le service auquel elles doivent subvenir : taxe des pauvres, taxe d’église, taxe de police, taxe des égouts, etc. Les seuls droits d’octroi qui existent à Londres sont des droits sur le charbon et un droit très faible sur le vin, qui ne frappe que le vin amené par vaisseau dans le port de Londres, et produit 8,000 livres. Les droits sur le charbon rapportent environ 450,000 livres par an, dont les deux tiers reviennent au bureau métropolitain, l’autre tiers à la cité. Quant au capital nécessaire à l’exécution de ses grands travaux, le Metropolitan Board se le procure au moyen d’emprunts en émettant des titres appelés : Metropolitan Consolidated stock; son crédit vaut celui de l’état; en 1886, il contractait un emprunt de 30,250,000 francs en 3 pour 100, souscrit au taux moyen de 99 5/8. Au 31 décembre 1887, sa dette s’élevait au chiffre de 28 millions de livres sterling, mais il avait prêté lui-même 11 millions de livres. Son budget, pour l’année 1887, atteignait le chiffre de 4,037,434 livres. Il est l’émanation directe des vestries, dont malheureusement les élections se font dans la plus grande obscurité, au milieu de l’indifférence générale. On cite tel district populeux où, trois mille électeurs ayant été convoqués, six seulement se présentèrent au scrutin. Nommé par un corps électoral peu nombreux, le Metropolitain, qui est « un vestry vestrifié jusqu’à la puissance N, » n’en a pas moins accompli de grandes choses : il a embelli et assaini Londres. Il cesse d’exister à partir du 1er janvier 1889.

En Angleterre, on ne goûte que très médiocrement l’axiome de Rœderer : Agir est le fait d’un seul, délibérer le fait de plusieurs; au contraire, l’action et la délibération revêtent très souvent la forme collective; de là l’importance des commissions à tous les degrés de l’échelle sociale : le ministère le plus important, celui de la trésorerie, est administré par une commission, de même pour le département du commerce, le régime des pauvres. Beaucoup d’autres bureaux existent à côté du Métropolitain : le Board of sckools, qui a des pouvoirs presque absolus sur l’éducation, le Metropolitan asylums board, les Conservancy boards, commissions des rivières, la Tamise et la Lea.

Avant 1829, la police métropolitaine, régie par une foule d’actes locaux, manquant d’ensemble, de bonne direction, justifiait presque cette piquante boutade d’un membre du parlement : « Si un jurisconsulte étranger voulait se faire une idée de l’organisation de la police dans la capitale, il arriverait à la conviction qu’elle a été imaginée par une corporation de voleurs, en vue d’assurer à leur société le plus de profits possibles avec la plus grande somme de sécurité. » Robert Peel lit sortir du chaos ce service : à sa tête se trouvent aujourd’hui un commissaire en chef, deux commissaires adjoints, tous trois nommés par la couronne. Véritable préfet de police, relevant du ministre de l’intérieur, le commissaire en chef nomme tous les agens de l’ordre exécutif, au nombre de dix mille environ. A côté de lui, le gouvernement choisit un receveur qui représente la police, personne morale, au point de vue économique, réalise les achats et les ventes de biens meubles et immeubles. Le commissaire en chef reçoit 32,500 francs de traitement, le receveur 20,000 francs, les juges des quinze tribunaux de police 28,000 francs chacun. Tous, d’ailleurs, agens supérieurs ou inférieurs, sont exclus des élections, ne peuvent influencer les électeurs, d’une façon quelconque, sous peine d’une amende de 2,500 francs. Un autre correctif de leur autorité vient de la presse, toujours en éveil, et du droit de poursuivre les fonctionnaires qui abusent.

La cité de Londres résista plus de dix ans et, en 1839 seulement, elle accepta un compromis qui, dans une juste mesure, sauvegardait son autonomie. Depuis cette époque, sa police est confiée à une commission supérieure et à un commissaire en chef, nommés par le Common council, mais ce dernier doit recevoir l’investiture du gouvernement. Au commissaire en chef appartient le choix des agens du service actif, à la commission supérieure le choix des agens du service administratif. Le premier prépare aussi les réglemens de police, les soumet à l’approbation du lord-maire, qui les présente à l’homologation du ministre de l’intérieur. En 1883, la police de la cité coûtait 2,525,000 fr., la police métropolitaine 28,400,000 fr. L’état contribue pour un quart; les paroisses supportent la dépense des trois autres quarts. C’est le commissaire en chef qui divise entre elles la taxe, notifie le contingent aux maîtres des pauvres (guardians, overseers), tenus de la répartir à leur tour entre les habitans.

Il faut à Londres distinguer avec soin la cité et la métropole : celle-ci, dont j’ai essayé d’analyser le mécanisme, désigne la vaste agglomération de Londres avec sa banlieue ;-celle-là, avec ses 200,000 habitans, placée comme un état au milieu de l’immense métropole, est une corporation municipale qui seule a échappé à la réforme de 1835, et repose sur l’antique organisation des guildes ou corps de métiers. Appuyée sur ses cent vingt chartes, dont la première remonte au temps d’Edouard le Confesseur, elle a vaillamment résidé à toutes les attaques. Son corps électoral se compose de 76 livery Companies ou corps de métiers qui comptent 7,000 membres, de 20,000 freemen, occupant un loyer annuel de 250 francs au moins. Dans chaque ward ou quartier, les freemen élisent un certain nombre de councilmen nommés pour un an, et un alderman ou adjoint nommé à vie. Le Common council, qui comprend 206 conseillers et 26 aldermen, présidés par le lord-maire et partagés en 25 comités, exerce des pouvoirs administratifs, exécutifs et même législatifs. La cité a sa police à part, ses cours de justice et ses finances; elle ne relève du bureau métropolitain que pour les travaux publics ; hors de là son indépendance reste entière. Son budget de 1881 s’élevait à 190,000 livres.

Chaque année, le 29 septembre, les soixante-seize corps de métiers réunis au Guildhall présentent à la cour des aldermen deux noms, parmi lesquels ceux-ci choisissent le lord-maire pour l’année suivante ; en fait, les liverymen proposent toujours les aldermen les plus anciens. D’abord appelé portgrave, puis justicier ou chamberland, ce magistrat de la cité prit en 1190 le titre de maire ; il est le premier citoyen d’Angleterre dans les limites de sa circonscription, où il a le pas sur tout le monde, le souverain excepté : seul avec celui-ci, il conserve le privilège de faire porter devant lui une masse par des sergens ; jadis, au moment de la mort du roi, on le considérait comme «le premier personnage du royaume, King’s locum tenens.

Il est juge de paix, clerc des marchés, jaugeur des vins, mesureur des charbons de terre, des grains, du sel et des fruits, conservateur de la Tamise, amiral du port de Londres, président de la réunion des aldermen ; il remplit, aux cérémonies du couronnement, les fonctions de sommelier en chef, a le droit de recevoir, chaque année, six chevreuils et six daims des parcs royaux, offre des fêtes splendides aux rois, aux empereurs ou à leurs ambassadeurs.

Sa maison se compose de quatre esquires : le porte-épée, le crieur communal et le sergent d’armes, le bailli maritime et le sergent-écuyer tranchant; il y a, en outre, le chapelain, les trois sergens de la chambre, le maître de la barque, les sept trompettes, etc. A l’origine, il n’avait pas de traitement fixe, mais seulement un certain nombre de droits lucratifs ; aujourd’hui, ses appointemens s’élèvent à 250,000 ou 300,000 francs, mais ses dépenses les excèdent de 100,000 francs au moins.

Les aldermen sont juges de paix, contrôleurs de la cité; réunis en cour, ils examinent les élections de la cité, les questions qui concernent les franchises de citoyen, les guildes, les dépenses communales, les prisons, la polioe. Quant au Common council, formé par la réunion du lord-maire, des aldermen et des councilmen, il est le véritable conseil municipal de la cité, dispose de tous ses biens, nomme aux emplois, modifie même sa constitution intérieure sans l’intervention du gouvernement : c’est une simple ordonnance du conseil qui a substitué la nomination à vie des aldermen à leur élection périodique.

Macaulay ne songeait-il pas à cette organisation bizarre lorsqu’il écrivait : « Il n’y a jamais eu un moment dans la constitution anglaise où l’élément ancien ne l’ait emporté sur l’élément nouveau? »

En 1880, le revenu et les dépenses de la cité atteignaient le chiffre de 60 millions de francs, sa dette celui de 132 millions, pour lesquels elle paie 3 1/2 et 4 pour 100 d’intérêt. En dehors des taxes directes qu’elle perçoit et des revenus de ses propriétés, diverses chartes lui ont concédé des droits de marché, de port, de jaugeage, des droits sur les grains, les charbons, les ventes de bestiaux...

C’est à son organisation corporative, à ses guildes, que la cité doit de n’avoir pas succombé aux efforts d’ennemis plus bruyans et opiniâtres que nombreux. Modeste fut l’origine de ces guildes, éclatante leur destinée. Veut-on assister à la naissance de la corporation des épiciers ou poivriers? Un jour de l’année 1384, vingt-deux poivriers de Soper’s Lane Cheapside, dînant ensemble, décident de fonder une guilde et désignent deux d’entre eux comme premier gouverneur et premier warden. Un prêtre est engagé afin de chanter et prier « pour la confrérie et tous les chrétiens ; » ils conviennent encore de verser chacun une contribution d’un penny par semaine (aujourd’hui on paie parfois plus de 100 livres par an). Et c’est ainsi, observe M. Dehaye, tout en priant et festoyant, qu’entra dans le monde la corporation des épiciers. Encouragés par les rois, les corps de métiers supplantèrent peu à peu la bourgeoisie et s’arrogèrent le gouvernement des villes; à Londres, ils se distinguent de bonne heure par de magnifiques costumes, escortent leur maire dans de somptueux cortèges, lorsqu’ils vont le présenter au souverain, à Westminster. Au sacre d’Edouard Ier, les confréries paraissent à cheval, vêtues de rouge et de blanc, avec les emblèmes de leur métier ou mystère ; bientôt elles prennent le titre officiel de livery Companies ou compagnies à livrées. La livrée devient un véritable honneur, et prend une si grande place qu’on priait quelquefois le roi de la composer lui-même.

Autrefois, personne ne pouvait entrer dans une guilde s’il n’exerçait une profession mécanique ou commerciale ; mais la faculté d’acheter ce droit finit par dénaturer l’institution. S’avisant qu’il y avait là une source d’influence et de solides avantages, des étrangers qui n’appartenaient à aucun métier se firent admettre ou affilièrent leurs fils comme apprentis, et parvinrent à dominer les véritables artisans. Aujourd’hui, les chefs des guildes administrent presque sans contrôle les affaires et les propriétés, parfois très considérables, de l’association. A entendre leurs détracteurs, ils se maintiennent par la brigue, par la corruption, et estimant, avec les Espagnols, que le ventre est un grand politique, font des fêtes, des banquets de Mansion-House et du Guildhall un instrument de règne. Les dîners ont assisté la naissance des corps de métiers et égayé leur berceau ; ils président à leur gloire, assurent leurs destinées. La livery a ses dîners de fondation deux ou trois fois l’an ; ses officiers festoient chaque semaine en venant retirer leurs jetons de présence, et répliquent sans doute aux censeurs moroses que les abus les plus crians sont ceux dont on rte profite pas. Ils se ménagent d’ailleurs de solides appuis qu’ils ne perdent pas une occasion de renforcer. M. Gladstone fait partie de la compagnie des tanneurs, sir Northcote appartient à celle des tailleurs, lord Granville est affilié aux poissonniers, où il succède à Grey, Russell Palmerston, Cobden. Le 13 octobre 1881, dans un banquet au Guildhall, M. Gladstone prenait cet engagement : « Jamais le parlement ne sanctionnera rien qui puisse dégrader votre grande corporation, affaiblir son action ; loin de là, une nouvelle dignité une nouvelle énergie, un accroissement de la confiance publique, un rappel de l’œuvre utile et des services rendus au pays, seront l’inévitable conséquence des mesures que le parlement adoptera pour organiser les institutions municipales de Londres... Plus les années s’accumulent sur moi, avait-il dit auparavant, plus j’attache d’importance aux institutions locales. C’est par elles que nous acquérons l’intelligence, le jugement, l’expérience politiques, que nous nous rendons aptes à la liberté; sans elles, nous n’aurions pu conserver nos institutions centrales. »

Toutefois, les assaillans ne se découragent point; vingt fois déjà ils sont revenus à la charge et contre la métropole et contre la cité, contre ce dédale de lois et d’autorités qui nécessite l’intervention continuelle de l’état, ces taxes énormes levées sans proportion, ces valeurs immobilisées dans quelques mains. Leur verve fulmine surtout au sujet du gouvernement de la cité, l’abus géant, comme l’appelait lord Brougham, du loi-d-maire, dont la popularité a pour base l’appétit des gouvernans, dont « la gestion est une indigestion, » ces aldermen nourris de soupe à la tortue (turtle fed aldermen), successeurs en ligne directe de Falstaff, qui ont leurs mystères, leurs archives secrètes interdites au profane. Des processions, des costumes, des recorders, des massiers, peut-on imaginer quelque chose de plus grotesque? Et ces corporations, gouvernées par une oligarchie, quel anachronisme, quelle décadence ! Passez en revue les aldermen, les conseillers municipaux, vous trouverez parmi eux des petits commerçans, horlogers, courtiers, droguistes, boulangers, bouchers, chapeliers, pas un représentant de la grande industrie, pas un juge, pas un clergyman, pas un riche propriétaire, pas un officier de l’armée. Les hommes en vue, l’élite des citoyens dédaignent ces fonctions ; c’est comme un divorce par antipathie entre le grand négoce et la corporation. Le mal d’ailleurs dépasse l’enceinte de la métropole et s’étend sur tout le royaume ; cette fraternité du sol et des intérêts communs qui y naissent, âme de la liberté municipale, s’éteint un peu partout. « Un Anglais a toujours l’air d’aller chercher un accoucheur,. » disait Hamilton ; son activité, son empressement pour les affaires du gouvernement local diminuent d’année en année, les citoyens abdiquent volontiers entre les mains d’employés salariés ; ils paient leur homme, suivant leur expression, et sont satisfaits.

Les partisans du statu quo ou des réformes tempérées ne restent pas à court d’argumens. Il ne leur déplaît pas que tous les siècles, tous les systèmes aient contribué par quelques traits à présenter une image « qui ressemble assez à ces points de vue où une tranchée de chemin de fer découvre aux yeux des formations de tous les âges. » Nous reconnaissons, observent-ils, qu’il reste beaucoup à faire, mais vous avouez vous-mêmes qu’on a énormément marché depuis trente ans, que Londres n’est ni plus mal ni plus chèrement administré que d’autres capitales, que les grands bureaux fonctionnent avec une supériorité reconnue. Est-ce que nous ne défendons pas les vieilles libertés locales? Est-ce que ces centres d’activité si divers ne constituent pas la vraie sauvegarde du self-government, et ne rendent-ils pas impossibles ces soulèvemens, ces crises violentes que favorise ailleurs la centralisation excessive du gouvernement communal? Que deviendrait le parlement d’Angleterre en face d’un parlement municipal représentant 4 millions 1/2 d’habitans agglomérés? l’histoire de la commune de Paris dépose contre une conception si funeste. D’ailleurs, Londres est une expression géographique, nullement une chose vivante, et l’âme municipale fait défaut à ses habitans. Quant à la corporation de la cité, n’élit-elle pas tous les ans les membres de son conseil, tandis que les membres de la chambre des communes ne se représentent devant leurs électeurs que tous les sept ans? N’a-t-elle pas été le berceau des libertés naissantes? Depuis 1784, elle publie régulièrement un compte détaillé très clair de ses recettes et dépenses ; elle a réduit sa dette, pendant que la chambre des communes portait la sienne de 45 à 85 millions de livres ; exécuté une quantité de travaux de premier ordre, préparé la plupart des réformes, supprimé bien avant le parlement la vénalité des offices, donné libre accès aux juifs, aux catholiques, aux non-conformistes, rendu publiques les séances des aldermen, du Common council, lutté pour la liberté anglaise contre les empiètemens des rois. La juger d’après la perruque du lord-maire, d’après sa robe de velours et ses sergens, c’est être dupes des apparences ou manquer de bonne foi. Si vous condamnez cette antique défroque, jetez en même temps au feu la robe du magistrat et du professeur, les épaulettes de l’officier, les décorations, les drapeaux de l’armée, tout ce qui est symbole, monnaie idéale.

La loi de 1888 introduit un grand changement : elle supprime le Metropolitan Board of Works, lui substitue un conseil-général élu directement par les ratepayers, doté d’attributions considérables. Chaque bourg parlementaire devient une division électorale et fournira dorénavant au County council deux fois plus de membres qu’il n’envoie de députés au parlement. Cinquante-neuf députés, donc cent dix-huit conseillers, plus dix-neuf aldermen. La cité de Londres aura quatre représentans à cette assemblée : elle perd ses privilèges judiciaires (the quarter sessions and justices), mais son gouvernement particulier n’est point annihilé, et, en dépit des prophéties menaçantes de certains journaux, il semble que le pouvoir « de Gog et Magog » de la populace ne prenne guère d’extension. La police métropolitaine et la police de la cité de Londres restent en dehors de la sphère d’action du conseil général, dont les premières élections auront lieu le 1er  janvier 1889.

C’est un pas en avant, un progrès, selon les uns ; un saut dans les ténèbres, opinent les pessimistes : à tout prendre, et malgré cette suppression un peu brutale du bureau métropolitain, il y a là réforme, non révolution, et le législateur demeure fidèle à sa méthode de greffer de jeunes sujets sur de vieux arbres. Dans l’intérêt de l’humanité, de la grandeur morale de l’Angleterre, souhaitons que celle-ci continue à se défier du radicalisme centralisateur qui croit avoir découvert la pierre philosophale législative, et oublie que les systèmes les plus simples se rapprochent le plus de l’absolutisme, systèmes qui inspiraient à Proudhon cette apostrophe originale : « Avec votre unité matérialiste, un singe suffirait pour commander. » Ce qui a fait sa force pendant des siècles, c’est son patriotisme étroit, exclusif, plein d’une âpreté égoïste et barbare, mais énergique et jaloux ; c’est son dédain des théories cosmopolites et pseudo-humanitaires, cette croyance indélébile à son excellence morale, l’ignorance de l’envie, le culte de ses héros ; c’est l’individualisme, le principe volontaire, c’est encore son attachement aux traditions, aux vieux usages, le respect de la légalité, le respect du passé ; c’est « qu’elle a considéré la politique comme une hygiène qui se pratique, tandis que nous la considérons comme une géométrie qui s’applique. » Cependant un souffle de radicalisme l’envahit et l’agile ; les vieilles institutions chancellent sur leurs bases ; «pour la première fois, me disait M. R.., après un voyage à Londres, j’ai cru à la possibilité d’une révolution en Angleterre. » Nos voisins ont pu se convaincre que, si les révolutions sont le seul luxe des Français, c’est là un luxe ruineux qui menace d’emporter le superflu et le nécessaire, le revenu et le capital héréditaires des peuples comme des individus. Qu’ils conservent donc leurs reliques politiques, leurs antiques libertés municipales, fussent-elles escortées de quelques abus, faciles à corriger d’ailleurs, et qu’ils aient présent à la pensée le précepte d’un moraliste désabusé : « L’homme mécontent du bien vise le mieux, tombe dans le médiocre et s’y tient, crainte du pire. »


III.

L’unité et l’indépendance d’une grande ille sont presque toujours en raison inverse de son développement matériel ; mais Berlin, qui contenait 150,000 habitans en 1801, 550,000 en 1861, 1,225,000 en 1885, Berlin, malgré cette crue colossale, a évité recueil. Sa municipalité conserve à la fois plus d’autonomie que celle de Paris, plus d’unité que celle de Londres. A part la police, qui appartient au gouvernement, avec le droit d’autoriser la création d’impôts, l’émission d’emprunts, la vente des propriétés, elle demeure maîtresse des services de la ville, désigne ou agrée tous les agens municipaux : elle ne remplit même pas, comme à Vienne ou à Paris, des fonctions de gouvernement pour le compte de l’état, perception des impôts, recrutement militaire. Tout, dans cette organisation, diffère de la nôtre : le fond et la forme, la composition des autorités, leurs attributions, leurs tendances, le droit électoral.

En Allemagne[3], chacun, sauf les indigens, paie l’impôt direct. Au mois de juillet, le Magistrat forme une liste des citoyens résidant à Berlin depuis une année au moins, avec indication des impôts qu’ils paient à la ville et à l’état ; puis il divise le total en trois parties égales, qui forment trois classes, dont chacune nommera le même nombre de représentans à l’assemblée communale. En 1878, on en comptait 3,378 dans la première catégorie, 15,653 dans la seconde, 135,951 dans la troisième; ainsi 3,378 électeurs riches possédaient une représentation égale à celle de 15,653 électeurs aisés et à celle de 135,958 électeurs non indigens. Berlin se répartissant pour l’élection en quarante-deux quartiers, chaque classe élit un conseiller dans chaque quartier. L’assemblée se compose donc de 126 membres nommés pour six ans, renouvelables par tiers tous les deux ans, pris, la moitié au moins, parmi les propriétaires. Les séances sont publiques, le mandat gratuit ; l’assemblée élit son président, fixe la date, la durée de ses sessions, exerce un contrôle illimité sur les actes de l’administration.

Le Magistrat exerce le pouvoir exécutif : ce n’est pas une personne, c’est un collège, une seconde assemblée composée de trente-quatre membres, le premier et le second bourgmestre, quinze échevins recevant un traitement de 7,000 à 15,000 francs, dix-sept échevins non payés. Le premier bourgmestre préside le magistrat, s’occupe de l’administration générale, doit, sauf urgence, s’entendre avec ses collègues avant de prendre des mesures d’exécution. Il touche 30,000 marks (37,500 fr.), parfois aussi une allocation personnelle. Le premier bourgmestre, M. de Forkenbeck, exerce depuis, 1878; on n’a pu, faute de place disponible, lui réserver un logement dans le nouvel hôtel de ville.

L’assemblée municipale fixe les traitemens, nomme en dehors d’elle-même tous les membres du magistrat, sous réserve de la confirmation royale ; les titulaires payés, véritables fonctionnaires, sont élus pour douze ans, les autres pour six ; à l’expiration de leurs fonctions, les premiers ont droit à une pension de retraite. Comme les responsabilités collectives s’éparpillent et s’évanouissent, on remédie à cet inconvénient en attribuant aux principaux membres du magistrat des départemens spéciaux : finances, enseignement, assistance publique, voirie, architecture.

Lorsqu’une délibération de l’assemblée paraît illégale, contraire au bien de l’état ou à l’intérêt de la commune, le magistrat a le droit et le devoir d’en empêcher l’exécution[4] ; d’ordinaire, pour arriver à une entente, on constitue une commission mixte des deux assemblées ; si le conflit persiste, le gouvernement tranche le débat. Cette disposition fort importante assure au magistrat une réelle stabilité : à Munich, où existe un régime analogue, le conseil municipal a pu, après avoir été libéral, devenir ultramontain, sans que le magistrat, nommé par l’ancienne majorité, se retirât devant la nouvelle.

C’est un principe inscrit dans la loi, consacré par les mœurs, que la commune peut répartir les services administratifs entre les citoyens, services gratuits et obligatoires, imposés pour trois ans, qui, empêchant la stagnation et la routine, assurent à tous les degrés un minutieux contrôle. Ainsi la ville se trouve divisée en deux cents districts pour l’expédition des affaires locales; dans chacun d’eux, un président avec un adjoint représente et seconde l’administration municipale. Ainsi un nombre considérable de comités, composés de membres du magistrat, de membres de l’assemblée et de simples particuliers!, hommes ou femmes, exercent, pour chaque département, sous l’autorité du magistrat, un pouvoir de contrôle, de direction et d’exécution. On peut avancer que tous les bourgeois de la ville remplissent des devoirs envers la ville. A. la tête de l’assistance se trouve la députation des pauvres (Armen Direction), formée de dix membres du magistrat, dix-sept conseillers municipaux, dix particuliers et quatre assesseurs. Le nombre des commissions locales, chargées de distribuer les secours à domicile, augmente chaque année en même temps que la population : il y en avait cent quatre-vingt-treize en 1884, qui n’occupaient pas moins de dix-neuf cents personnes. La loi ordonne que chaque indigent doit recevoir du syndicat auquel il appartient un abri, les ressources indispensables à l’entretien et à la vie, les soins nécessaires en cas de maladie, une sépulture convenable après la mort ; M. Eberti, membre du magistrat, disait à M. Daniel Mayer : « Il est impossible qu’un homme meure de faim à Berlin. » L’assistance publique figure au budget de 1885-1886 pour une somme de 10,500,000 fr. Une forme originale de secours est la culture des pommes de terre par les pauvres dans des champs que la ville met à leur disposition ; 100 hectares divisés par parcelles sont livrés, avec l’engrais nécessaire et la semence moyennant une redevance annuelle de 10 fr, 50 par lots de 4 ares ; à titre d’exemple, les surveillans exploitent eux-mêmes un certain nombre de parcelles. Malgré la redevance, la ville éprouve un déficit de 25,000 francs. Ainsi, à tous les rangs de la hiérarchie administrative, l’Allemand se préoccupe de la politique du pauvre homme; il ne s’imagine pas que la question sociale puisse se résoudre en un quart d’heure, ni qu’elle soit seulement une question de cabaret. Dans les services publics, l’exploitation en régie l’emporte sur la concession à des particuliers ; mais ce système n’a pas eu les effets qu’on pouvait redouter, parce que l’organisation des comités permet un contrôle rigoureux, et que le régime des tarifs est conçu de manière à faire peser les charges sur ceux qui en profitent le plus..

La municipalité dirige l’enseignement primaire gratuit et obligatoire, nomme les professeurs, les commissions locales, au nombre de quatre-vingt-huit, chargées avant tout de veiller à ce que les enfans de leur quartier fréquentent régulièrement l’école. Le clergé, avant le Culturkampf, exerçait dans la députation des écoles une influence prépondérante qui lui a échappé. Une école professionnelle, fondée en 1880, a fort bien réussi et compte plus de mille élèves. La dépense prévue au budget de 1885-1886 pour l’enseignement primaire est de 8,400,000 francs ; en prenant une moyenne de cent quarante mille élèves, on obtient une dépense totale de 60 francs par élève. Quant aux établissemens municipaux d’enseignement secondaire pour les garçons, ils comprennent dix-sept gymnases, deux realgymnases, sept realschule supérieures, en tout treize mille quarante élèves : ce qui représente les deux tiers de la clientèle totale de l’enseignement secondaire des garçons à Berlin, l’autre tiers se partageant entre les établissemens royaux et privés. On sait qu’il n’y a pas d’internat en Allemagne : d’où une diminution sensible des dépenses d’établissement des collèges.

La coutume prussienne confère au magistrat le patronat des églises évangéliques, c’est-à-dire le droit de gérer leurs biens, de pourvoir aux places vacantes, avec le devoir de subvenir à leurs besoins. A la suite de certaines difficultés, une loi de 1876 permit aux églises de Berlin, réunies en synode, de se créer des ressources personnelles au moyen de taxes prélevées sur leurs fidèles ; elles en ont profité pour instituer un impôt additionnel à l’impôt sur le revenu, qui, en 1884, a rapporté plus de 350,000 francs. Cependant la municipalité n’a pas renoncé à leur fournir des subsides, afin sans doute de conserver un patronat auquel elle ne pourrait plus prétendre si elle en répudiait les charges.

Dans l’ordre judiciaire, la constitution de 1879 a établi une sorte de juridiction arbitrale analogue à celle des juges de paix en France ; il n’existe pas moins de cent quatre-vingt-dix tribunaux de ce genre à Berlin, et, bien qu’en principe l’institution dépende du gouvernement, en fait le magistrat détermine les circonscriptions arbitrales, tandis que l’assemblée municipale désigne les titulaires qui reçoivent ensuite la confirmation royale. Remarquons aussi que, jusqu’à présent, c’est la municipalité qui représente les intérêts commerciaux et industriels de la cité, en attendant une résurrection du système corporatif, que favorise le pouvoir depuis 1869; elle qui préside à la mise en vigueur du nouveau régime établi en Allemagne pour les caisses de secours mutuels, qui dirige les caisses d’épargne, elle enfin qui a eu la plus large part d’initiative dans la création de l’institut de crédit foncier, association de propriétaires formée en vue de substituer, dans les emprunts hypothécaires, le crédit collectif au crédit individuel. Fondé en 1868, l’institut comprenait, en 1884, onze cent cinquante-trois immeubles, sur lesquels on a emprunté 75 millions de francs.

A Berlin, la police locale, aussi bien que la police générale, appartient à l’état, en vertu d’une loi de 1850 qui autorise cette main-mise dans toutes les villes importantes. Le gouvernement rétribue le personnel, la municipalité paie les autres frais, sans aucun droit de discussion ni de contrôle. Toutefois, les alignemens, la police de la voie publique, celle du drainage des maisons dans les rues pourvues d’égouts, ont été abandonnés à la commune depuis treize ans ; enfin, dans les autres branches que l’état a conservées, et qui ne touchent pas à la sûreté publique, les constructions et la salubrité par exemple, la ville, en vertu d’une loi de 1879, est consultée sur les règlemens nouveaux.

Malgré les embellissemens réalisés depuis vingt ans, malgré son chemin de fer métropolitain, Berlin demeure bien inférieur à Paris au point de vue de l’hygiène, du logement des classes peu aisées. Quand on songe qu’en 1880 il y avait 25,000 logemens dans les caves, dont la plupart submersibles en hiver, 3,230 logemens dépourvus de tout moyen de chauffage, on regrette que la municipalité n’ait pas directement agi pour corriger un mal dont elle ne méconnaît point la gravité. C’est une ville neuve, mal servie par une nature marâtre, laborieuse et monotone, bien outillée pour l’industrie moderne ; elle n’est pas, elle ne sera jamais une capitale du monde artistique et élégant ; ce n’est pas un centre, c’est une tête ou plutôt un casque, la capitale de cette Prusse que le poète appelle « Tartufe entre les états. » Il faut aussi le reconnaître, elle dispose d’un budget bien modeste (34 millions à peine) en comparaison du budget parisien, qui, en 1889, paraît devoir dépasser le chiffre de 320 millions. Ce budget se divise en deux catégories : les services généraux, tels que police, voirie, instruction, assistance publique ; les services industriels, marchés aux bestiaux, abattoirs, eau, gaz, égouts. La source qui l’alimente, c’est l’impôt direct. Berlin n’a d’octroi ni au profit de l’état ni au profit de la ville; aussi la vie y est-elle, ou plutôt semble-t-elle très bon marché, car, les salaires étant peu élevés, les ouvriers vivent moins bien qu’à Paris, où la cherté des alimens correspond à une augmentation sensible de la paie. La commune impose les loyers que l’état n’impose point, et, comme celui-ci, perçoit une taxe sur le revenu, taxe supplémentaire destinée à équilibrer le budget, figurant à celui de 1885-1886 pour 14,680,000 ; elle atteint environ 3 pour 100 sur les revenus supérieurs à 3,750 francs, et s’abaisse progressivement jusqu’à 3 fr. 75. Tandis que l’impôt foncier est réel, à la charge du propriétaire, l’impôt des loyers est personnel et pèse sur le locataire. Les divers impôts municipaux ont produit, en 1886, un total de 33,940,000 francs, c’est-à-dire 27 francs en moyenne par habitant. On sait que l’impôt des loyers amena une brouille entre la ville et le prince de Bismarck, qui, dans un discours prononcé le 4 mars 1881, se plaignit d’être taxé pour la somme de 23,000 marcs et menaça de transporter ailleurs les pouvoirs publics. Cette boutade n’eut d’autre suite qu’une loi qui exempta de l’impôt les fonctionnaires de l’état.

On raconte que, vers l’année 1840, un médecin de Gœttingue ordonna le séjour de Vienne à un savant qui avait usé ses forces physiques et intellectuelles dans les transcendantales recherches de la philosophie allemande. Le passeport délivré par le bourgmestre de Gœttingue était ainsi conçu : « M. X.., docteur en philosophie, professeur à l’Université, condamné par les médecins à ne plus penser. Le chef de la police viennoise, alors toute-puissante et très ombrageuse, n’en demanda pas davantage, on dispensa le professeur de toutes les formalités, et l’on ne s’inquiéta plus de lui. — Cependant la révolution de 1848 eut son contre-coup en Autriche ; l’émeute se promena triomphante dans les rues de Vienne, l’armée impériale l’assiégea et entra par la brèche ; mais l’empereur usa sagement de la victoire, il octroya une constitution, et, passant subitement de l’asservissement au régime libéral, la capitale ne tarda pas à briser la ceinture de remparts qui l’emprisonnaient. De 224,000 habitans qu’elle renfermait en 1800, elle arrive, en 1884, au chiffre de 744,000, et, maintenant comme autrefois, passe à juste titre pour une des plus belles capitales de l’Europe. « A moins de passer la vie à Paris, il la faudrait passer à Vienne, » écrivait Patin au XVIIe siècle. Nombreux sont les traits communs entre Berlin et Vienne, nombreuses les divergences. Ici aussi la tutelle de l’état s’exerce sur les impôts et les emprunts municipaux, ici l’état conserve dans sa main toute la police armée, et la sûreté des personnes, des propriétés, est un service gouvernemental où la ville n’intervient que pour payer sa part de dépenses (1,284,000 francs en 1886) ; mais, tandis qu’à Berlin l’hygiène publique, la police des incendies et des constructions relèvent de la préfecture de police, ces services appartiennent à la municipalité viennoise. Quant à l’assistance publique, l’état administre encore les hôpitaux, et les autres branches du service incombent à la ville dont elles grèvent le budget de 6 millions par an ; la municipalité a, dans les divers quartiers, des commissions de district, nommées par les assemblées de district, sous l’autorité du conseil, qui renferment plus de 650 personnes. Comme à Berlin, l’enseignement primaire est municipal, obligatoire, gratuit ; la nomination et l’avancement des professeurs, la gestion de la caisse des retraites, reviennent à la commune, la surveillance à un conseil de district, composé du bourgmestre, d’un certain nombre de conseillers municipaux, de professeurs, de trois représentans des cultes évangélique, catholique, israélite : en tout 28 membres. Environ 75,000 enfans fréquentent les écoles primaires de Vienne, qui n’en avaient que 35,613 en 1869. Point de palais scolaires : des constructions simples et économiques, conformes aux nécessités de l’enseignement. M. Mayer constate toutefois que la réunion d’un trop grand nombre de classes dans la même école est un inconvénient sérieux à Vienne et à Berlin : il n’est pas rare qu’un groupe scolaire comprenne vingt-six classes, treize de garçons. treize de filles, constituant une agglomération de 1,300 enfans. Vienne supporte une dépense annuelle de 6 millions pour l’enseignement primaire, et, si l’on déduit les frais de premier établissement ainsi que le loyer des immeubles, on obtient une dépense d’à peu près 60 francs par élève, comme à Berlin. Une partie de l’enseignement secondaire relève de la commune : en 1884, les collèges municipaux contenaient 2,068 élèves, avec une dépense de 650,000 francs et 110,000 francs seulement de recettes.

Un certain nombre d’églises demeurent inféodées au patronat municipal, la ville ayant le droit de présentation pour les cures et la charge d’entretien des édifices. Celle-ci fait encore pour le compte de l’état, et sans rétribution, la perception des impôts directs, le recrutement militaire, le service des prisons, l’état civil. Enfin, le magistrat est, en premier ressort, l’agent d’exécution des lois qui régissent le commerce et l’industrie ; il surveille la constitution des sociétés de patrons, des syndicats ouvriers et cherche à favoriser la résurrection du système corporatif, vers lequel le gouvernement s’efforce de diriger le monde des travailleurs.

Pour faire face à ses charges, la municipalité dispose d’un budget ordinaire d’environ 26 millions, et sa dette absorbe déjà 8,500,000 francs. Ce budget s’alimente surtout par des impôts de consommation, des centimes additionnels aux impôts de l’état, des centimes spéciaux sur les loyers ; la ville prend un sixième des produits de l’octroi, qui rapportent en bloc près de 17 millions, un huitième de l’impôt sur le revenu, qui existe en Autriche depuis 1849. En fait, les impôts directs de l’état et de la commune pèsent lourdement sur la population, car ils absorbent 48 pour 100 du revenu des maisons.

Le système électoral repose sur le principe de la représentation des intérêts et des trois classes. Les électeurs se partagent en trois catégories, dont chacune nomme 40 conseillers municipaux : la première se composant des citoyens qui paient 1,000 francs d’impôt foncier ou 200 francs d’impôt sur le revenu ; la seconde comprenant les propriétaires fonciers qui paient 20 francs au moins ; la troisième, les citoyens, qui versent 20 à 200 francs d’impôt sur le revenu. En tout, 30,000 électeurs; Berlin en compte près de 155,000. Le système des trois classes prévaut aussi pour le Reichsrath et le Landtag ; toutefois, dans les élections du Landtag, le cens vient d’être abaissé au chiffre de 10 francs d’impôts directs. Insensiblement on s’achemine vers la démocratie, qui, partie de la France, est en train de faire son tour du monde; mais la grande majorité repousse encore le suffrage universel, ne voyant en lui que la multiplication des imbéciles par les fripons, prête à répéter les paroles de cet orateur anglais : « Nous faisons un saut dans l’ombre. Comme le prince du conte persan, nous retomberons peut-être sur un lit de roses, mais nous pourrions bien rouler sur un tas de cailloux. »

Les conseillers municipaux, au nombre de 120, sont élus pour trois ans, renouvelables par tiers, exercent gratuitement leur mandat. Les séances sont publiques; l’assemblée arrête elle-même son règlement, fixe le nombre et la date de ses séances, s’immisce dans les moindres détails de l’administration, désigne tous les agens rétribués, les révoque, choisit parmi ses membres, et sous réserve de l’approbation impériale, le bourgmestre ; celui-ci touche 34,000 francs. Elle soulève contre l’état une foule de conflits, « et l’on s’y sent parfois plus près de Paris que de Berlin. »

Le magistrat est un comité de vingt-cinq fonctionnaires, nommés à vie, payés de 6,000 à 12,000 francs, choisis dans l’ordre des légistes; il dirige les services de la ville, à l’exception de la comptabilité. De plus, les électeurs, divisés encore par tiers, désignent dans chacun des dix districts un comité de dix-huit membres, administration locale chargée d’exécuter les ordres du bourgmestre et du magistrat, de défendre les intérêts de son quartier.

Le magistrat viennois n’est qu’un comité de fonctionnaires légistes ; le bourgmestre appartient au conseil municipal, passe son temps à présider les séances, oh son influence s’émousse à la longue; le magistrat berlinois est un collège échevinal, « un corps homogène où se fondent les talens juridiques, administratifs et scientifiques, et qui, fort de ses traditions, de la confiance de l’assemblée, de ses communications permanentes avec l’opinion publique, imprime aux affaires de la ville une direction plus sûre, plus méthodique ; » le bourgmestre berlinois est indépendant du conseil municipal et conserve mieux son prestige. Cependant l’agrandissement de Vienne, la régularisation du Danube, l’adduction d’une eau excellente qui a fait tomber aussitôt le niveau de la mortalité, un nouveau cimetière, un marché central des bestiaux, les magasins généraux, des écoles nouvelles, tant d’autres bienfaits réalisés en peu d’années, témoignent en faveur d’une municipalité librement élue (ainsi s’intitule-t-elle dans ses documens), qui va peut-être un peu trop vite au bout de son autorité, mais dont l’activité, l’énergie et la persévérance laborieuse compensent largement les travers.


IV.

En 1870, M. Augustin Cochin signalait, ici même, des traits communs à toutes les capitales : accroissement de la population, nouveaux travaux, nouvelles taxes, emprunts fréquens, dettes grossissantes, les affaires de ces villes géantes revêtant parfois le caractère d’affaires d’état, leurs budgets reposant sur l’impôt direct lorsque le pouvoir central alimente ses ressources avec des taxes indirectes, s’équilibrant au contraire par les taxes de consommation quand la propriété est très chargée au profit de celui-ci. Genève ne fait pas exception à la règle; là, comme partout, le conseil municipal dépense beaucoup et embellit la ville. La politique pure coûte souvent fort cher et ne rapporte guère ; la bonne administration a le bonheur de fonder pour longtemps, elle sait que le bruit ne fait pas de bien, que le bien ne fait pas de bruit, qu’à défaut d’une gloire tapageuse, mais passagère, des œuvres plus modestes, une église, un hospice, un parc, un canal, durent des siècles, traversent les révolutions et portent témoignage pour elle devant la postérité.

Rien de plus malaisé que de fixer les caractères de la constitution suisse : pareille aux divinités hindoues, cette constitution change si souvent d’esprit, de forme, qu’il devient presque impossible de la suivre dans ses métamorphoses; c’est encore pis lorsque l’on veut pénétrer dans le dédale des lois cantonales, et la législation communale participe de cette mobilité. Depuis 1847, plusieurs lois ont modifié l’organisation municipale de Genève; en ce moment, cette ville est administrée par un conseil municipal de quarante et un membres, élus pour quatre ans, investi d’une autonomie assez large, et par un conseil administratif de cinq membres, tous deux élus pour quatre ans. Ce dernier, pouvoir collectif, remplace le maire et les adjoints des autres communes et reçoit un traitement ; on a considéré que, Genève comprenant à elle seule la moitié de la population du canton, un maire central serait capable de tenir en échec le gouvernement. Quand la ville est à peu près tout dans l’état, il ne faut pas que l’autorité de la ville puisse diminuer l’autorité de l’état.

Le conseil administratif fait fonction de pouvoir exécutif, prépare le budget, nomme, surveille, révoque les agens municipaux, accepte les dons de biens meubles jusqu’à concurrence de 2,500 francs, s’occupe de la voirie, de l’état civil, propose au conseil d’état les règlemens qu’il juge utiles ; il n’a point la direction de la police. Est électeur communal : 1° tout citoyen genevois jouissant de ses droits politiques, ne dans la commune, s’il y est propriétaire ou domicilié depuis plus d’un an; 2° tout citoyen suisse d’un autre canton, après trois mois d’établissement ou de séjour. Quant à la

[5] tutelle exercée sur le conseil communal, on peut la comparer à celle qui existe en France, sous cette réserve qu’en Suisse elle appartient à des corps électifs, tandis que chez nous elle a en général pour interprètes les agens du pouvoir central. Le conseil d’état peut, avec l’approbation du grand conseil, suspendre et dissoudre le conseil municipal, à condition de faire procéder à une élection nouvelle dans le délai d’un mois.

Les Allemands, disait le baron Nothomb, se piquent de ne rien emprunter aux autres, de tout inventer : on n’invente pas plus en politique qu’en amour. Il n’y a qu’une manière d’être libre, de même qu’il n’y aura jamais qu’une façon de faire les enfans. Non-seulement les Belges ne se piquent nullement de tout inventer, mais ils ont l’horreur des changemens brusques, estiment qu’un peuple toujours à la veille de bouleverser son gouvernement n’est pas un peuple, que son existence est plus précaire que celle des tribus du désert, qui, du moins, emportent quelques idées d’ordre héréditaire dans les plis de leurs tentes ; aussi se défient-ils singulièrement des grands parleurs du radicalisme, qui prétendent remettre tout en question ; tout en aimant la liberté moderne, ils ne craignent pas de l’amalgamer au self-government féodal. Vieux noms, vieilles choses, vieilles institutions transformées, adaptées aux besoins nouveaux, ils ont gardé tout ce qu’on pouvait garder, et les conseils provinciaux, et cette députation permanente qui procède directement de la députation des états avant 1789 et servit de modèle aux commissions départementales instituées en France par la loi de 1871.

Il y a, dans chacune des 2,541 communes belges, un bourgmestre, des échevins, un conseil ; le bourgmestre, nommé par le roi, qui, avec l’avis conforme de la députation permanente, peut le choisir hors du conseil ; les échevins, nommés par le conseil (une loi de décembre 1887 vient d’enlever leur nomination au roi) : deux dans les villes qui ont moins de 20,000 âmes, quatre dans les villes plus peuplées; Bruxelles et Anvers ont chacune cinq échevins. La constitution fixe à 20 florins (42 fr. 50) le minimum du cens électoral, mais elle ne l’établit que pour les élections législatives[6]; en matière communale et provinciale, les conditions du droit électoral étant réglées par de simples lois, on a pu les élargir. Le nombre des électeurs appelés à élire les conseils communaux est donc beaucoup plus considérable, car on n’exige d’eux qu’un cens de 10 francs, ou la qualité de capacitaires, que confèrent, soit un certificat d’études dans une école libre ou officielle, soit un examen d’instruction primaire, soit un emploi, une profession. Très largement ouvert aux petits fonctionnaires, aux petits bourgeois, aux décorés, aux médaillés, aux diplômés, la loi n’admet, dans la classe ouvrière, que les chefs d’atelier. Mais, dans les villes, grand nombre d’artisans sont parvenus, par l’examen, à conquérir le diplôme électoral; et, dans les associations ouvrières, on suit même des cours à cet effet. Ainsi, le corps électoral communal diffère, dans son chiffre, dans son essence, du corps électoral législatif : à Bruxelles, sur 13,000 électeurs communaux environ, 7,500 seulement ont le droit de prendre part aux élections du parlement.

Le budget de cette capitale s’élevait, pour l’année 1886, à 26,779,667 francs, fournis par les ressources ordinaires, extraordinaires et par le fonds d’emprunt. On sait que, chez nos voisins, les droits d’octroi, supprimés en 1791, rétablis en l’an VIII, ont été définitivement abolis en 1860. Pour compenser cette perte, le législateur accorde aux communes 40 pour 100 des droits sur la poste, 75 pour 100 des droits sur les cafés, 34 pour 100 des droits d’accise sur les vins, eaux-de-vie, bières, vinaigres et sucres provenant de l’étranger; c’est un peu comme si le guichet du receveur avait été reculé de cent pas et reporté de la barrière à la frontière. Cette mesure n’a satisfait personne : ni les habitans de la campagne, qu’elle oblige à participer aux dépenses des villes ; ni les villes, dont les recettes demeurent fixées et ne peuvent plus suffire aux dépenses, tandis que l’octroi, plus élastique, permettait de parer aux besoins nouveaux. On a profité de l’ère de prospérité inaugurée en 1870 pour transformer les vieux quartiers, sur lesquels s’élève maintenant une ville nouvelle; mais, après la période des vaches grasses, la municipalité a connu celle des vaches maigres ; elle a sagement cessé de démolir, de bâtir, mis tous ses soins à achever, à faire fructifier les travaux commencés. L’équilibre du budget est aujourd’hui rétabli, et elle va sans doute, après cette halte, prendre un nouvel élan, grâce aux millions dont l’unification de l’emprunt a rempli sa caisse. Cette grande opération a été exécutée en 1886, avec une habileté qui fait honneur au collège échevinal et au conseil ; l’emprunt nouveau, au taux de 2 1/2 pour 100, remboursable à 110 francs et à primes, est conclu pour quatre-vingt-dix ans, au capital nominal de 280 millions de francs. Il ressort, amortissement compris, à 3.27 pour 100; en dehors de la conversion offerte aux porteurs, aux risques et périls des banquiers prêteurs, la ville reçoit le capital nécessaire au règlement des droits des créanciers, plus une somme de 20 millions. Tandis que le service des anciens emprunts nécessitait une annuité de 9,425,000 francs, les intérêts et l’amortissement du nouvel emprunt n’exigent qu’une rente annuelle de 8,625,000 francs.

Bruxelles même ne représente dans Bruxelles qu’un noyau d’environ 175,000 habitans sur une population totale de près de 500,000. Cette capitale se compose, en effet, d’une agglomération de communes absolument indépendantes : il y a huit faubourgs, ayant chacun son bourgmestre, ses échevins, son conseil communal, sa police, sa garde civique, ses règlemens, ses impôts; leur administration n’a rien de commun avec Bruxelles, n’intervient en rien dans son budget, et éclate souvent en conflits avec sa municipalité. Les efforts tentés en faveur de l’annexion ont échoué, les deux partis, cléricaux et libéraux, craignant d’ériger, en face du gouvernement, un état dans l’état.

La municipalité de Bruxelles a trente et un conseillers communaux élus pour six ans, renouvelés par moitié tous les trois ans ; depuis de longues années, le parti libéral est maître de l’hôtel de ville. A l’avant-dernière élection, la fraction avancée du parti y avait introduit deux représentans du parti ouvrier, avec lequel elle avait conclu un pacte électoral, bien que le programme ouvrier soit franchement socialiste. Mais, en octobre 1887, les libéraux modérés ont repris le dessus et remplacé les deux socialistes par un conseiller ouvrier, chef d’atelier d’un journal, qui s’est séparé des socialistes et des républicains, et que le « parti ouvrier » a, pour ce fait, solennellement exclu de ses rangs. Quant aux conseils communaux des huit faubourgs, ils ont, sauf un, une majorité libérale, et deux ou trois ouvriers ou bourgeois ouvriérisans.

La tutelle administrative[7] exercée par le roi, le gouverneur et la députation permanente, est, légalement, assez sévère; mais l’esprit d’indépendance des communes reste très puissant, et, comme me l’écrivait un publiciste distingué, M. George Vautier, il a pour contreforts l’opinion publique, encore éprise de la tradition des communiers flamands, et les quatre libertés cardinales : liberté de la presse, liberté des cultes, liberté de l’enseignement, liberté d’association. On a vu de grandes et de petites communes tenir tête au gouvernement pour des vétilles, et il en a toujours coûté cher aux cabinets qui ont voulu briser ces résistances.

V.

La commune italienne constitue, en général, une agglomération assez nombreuse, beaucoup plus peuplée que la commune rurale française. Elle a un conseil communal élu pour cinq ans (consiglio communale) et une municipalité (giunta municipale) élue par le conseil. La junte exerce le pouvoir exécutif de concert avec le maire (sindaco), nommé par le roi, mais toujours pris dans le conseil; le cens électoral est de 5, 10, 15, 20 ou 25 francs, selon l’importance de la commune[8]. Un projet de réforme l’abaisse partout à 5 francs et propose de faire voter les femmes veuves ou séparées de corps par bulletins envoyés au bureau ou par mandataire. Le nombre des conseillers varie avec la population : quatre-vingts dans les villes de 250,000 âmes, quinze dans les communes qui ont moins de 3,000 habitans. Le préfet, le sous-préfet, le ministre de l’intérieur, ont le droit d’assister aux séances ou de s’y faire représenter; pour de graves motifs d’ordre public, le roi peut dissoudre le conseil, à la condition de faire procéder à une élection nouvelle dans le délai de trois mois ; il nomme alors un délégué extraordinaire chargé d’administrer aux frais du budget communal. Ce sont le préfet et la commission provinciale qui exercent la tutelle administrative, assez semblable à la tutelle française : encore la commission provinciale est-elle à peu près dans la dépendance du préfet. Outre le sindaco, la junte se compose de deux, quatre, six, huit, dix assesseurs, selon l’importance de la commune ; à la majorité absolue des votans, le conseil municipal choisit les membres de la junte, qui se renouvelle par moitié chaque année, et veille à la marche régulière des services. Quant au sindaco, il a, comme le maire français, un double rôle : chef de l’administration municipale et représentant du gouvernement.

En Espagne, l’organisation de la commune se rapproche sensiblement du régime italien. Pour constituer le termino, un territoire doit compter au moins 2,000 habitans, présenter une étendue proportionnée à sa population, pouvoir supporter les charges municipales. Les conseils provinciaux ont compétence pour créer, supprimer ou modifier les terminos après avis des ayuntamientos et des habitans intéressés : en cas de conflit, la loi prononce.

Dans chaque commune espagnole, l’administration appartient à l’ayuntamiento, élu pour quatre ans, renouvelable par moitié, composé de l’alcade (maire), des tenientes (adjoints) et des regidores, simples conseillers, tous désignés du nom générique de concejales. A côté de l’ayuntamiento, la junte municipale, qui statue sur toutes les questions financières, est formée des concejales et de membres associés (vocales asociados), en nombre égal à celui des concejales, et désignés parmi les contribuables de la commune. La France, avant 1882, avait une institution analogue dans l’adjonction, des plus imposés. Sont électeurs : les vecinos, chefs de famille, avec maison ouverte, qui résident depuis deux ans au moins et paient quelque contribution à raison de leurs biens ; le cens est remplacé par un titre qui justifie de la capacité professionnelle ou académique ; quant aux conditions d’éligibilité, elles diffèrent suivant l’importance des terrains. Dans les capitales de province, chef-lieux de partido judiciaire et dans les villes ayant plus de 6,000 habitans, le roi a le droit de désigner l’alcade; à Madrid, il peut même le prendre en dehors de l’ayuntamiento et nommer les adjoints. La loi interdit aux membres du conseil de s’abstenir dans les votes, établit contre eux des pénalités assez rigoureuses, exige que l’alcade sache lire et écrire ; aussi le pouvoir central reste-t-il puissamment armé. Ce sont le conseil provincial, mais surtout le gouverneur, qui exercent la tutelle administrative.

Le Portugal se divise en 21 districts, les districts en 292 concelhos ou communes, les communes en parochias ou paroisses; son organisation municipale et provinciale présente de grandes ressemblances avec celle de l’Espagne, mais le concelho y prend une physionomie particulière. C’est une circonscription qui tient le milieu entre le district et la paroisse, dont la population varie de 2,000 à 4,000 habitans, où la loi de 1878 a maintenu l’administration des intérêts communaux les plus importans. Elle a une camarra municipal élue, avec un administrador, délégué du pouvoir central, nommé en dehors du conseil ; si l’on considère la camarra municipal, ses attributions, elle a l’air d’une commune; si on s’attache à l’étendue de son territoire, au rôle de l’administrador, elle se rapproche de l’arrondissement français. Le président de la camarra conserve un pouvoir exécutif qui assure l’indépendance du conseil, mais la police appartient à l’administrateur. Même dualisme dans la paroisse : 1° une junta, conseil élu qui choisit son président et règle certaines affaires communales, mais surtout ce qui en France est du ressort de la fabrique et touche aux intérêts du culte ; le curé en fait partie de droit; 2° un délégué du pouvoir central, qui peut être en même temps juge de paix.

Le régime communal du Danemark diffère, selon qu’il s’agit de Copenhague, des autres villes ou des campagnes. Un conseil élu, un magistrat, un président supérieur, administrent le capitale ; le conseil se compose de 36 membres, élus pour six ans par tous les citoyens majeurs de vingt-cinq ans, payant à la commune au moins 10 fr. 65 d’impôts; le suffrage universel établi pour l’élection de la seconde chambre fait ici place à un régime censitaire. Le conseil délibère sur toutes les affaires municipales, nomme le bourgmestre avec l’approbation du roi, choisit les principaux fonctionnaires de la commune : directeur des écoles, ingénieur, caissier ; il ne peut être dissous. Certaines affaires d’un intérêt plus général sont gérées par des commissions spéciales désignées par le conseil et par le gouvernement : tels la commission des écoles, le conseil du port, la commission sanitaire, la commission des travaux et bâtimens, la commission de sûreté contre les incendies.

Le Magistrat, pouvoir exécutif de la commune, est composé de 4 bourgmestres rétribués et de 4 conseillers non rétribués, pris dans le conseil. Le président supérieur, qui fait à Copenhague fonction de préfet, est nommé par le roi, surveille en son nom l’administration municipale, préside le magistrat et représente la commune. Il peut suspendre toute délibération illégale et contraire aux intérêts de la ville, et, si le conseil persiste, la déférer au ministre de l’intérieur, qui statue.

Un point commun aux états Scandinaves, c’est la représentation directe du pouvoir central à la commune, en dehors du corps électif ou de l’assemblée des électeurs. Dans les campagnes, à côté du président du conseil, il y a le fogde et le lensmand (Norwège), le kronofogde et le länsman (Suède), le herredsfoged et le sognefoged (Danemark), tous fonctionnaires nommés par le gouvernement, avec des attributions fort étendues. Dans les villes, le byfoged (Danemark et Norwège), le bourgmestre (Suède), cumulent le plus souvent les fonctions de sous-préfet, de maire et de juge. En Suède, les communes rurales et les petites villes sont, comme certains cantons suisses, administrées par l’assemblée générale des électeurs.

L’administration municipale de Stockholm appartient à un conseil de 100 députés, Stadsfullmaklige, élus par les censitaires de la commune. Le pouvoir exécutif est exercé par plusieurs commissaires choisis par les députés, parmi eux et parmi les électeurs ; le gouvernement représenté par un grand gouverneur et un sous-gouverneur, les affaires ecclésiastiques et scolaires relèvent d’une assemblée spéciale, la kyrkostämma, composée de membres élus, présidée par le pasteur et soumise à la tutelle administrative. Est électeur, tout citoyen suédois, domicilié, payant à Stockholm ses contributions communales, sur un revenu minimum de 400 couronnes (552 fr.). Les sociétés de commerce et d’industrie ont le droit de prendre part au vote en se faisant représenter ; le tuteur vote pour son pupille. Une disposition très originale est celle qui accorde à chaque électeur un nombre de voix proportionné à ses contributions, à raison d’une voix par couronne d’impôt, mais sans pouvoir dépasser cent voix, qui correspondent à un revenu de 10,000 couronnes (13,800 fr.).


V.

Depuis 1870[9], chaque ville russe possède un conseil élu, douma, une commission de ville, ouprawa, un maire (golova) nommé par la douma. Le pouvoir administratif appartient à l’ouprava, la tutelle administrative à une assemblée composée surtout de fonctionnaires et présidée par le gouverneur de la province. Plusieurs grandes villes, Moscou, Saint-Pétersbourg, Odessa, forment à elles seules un district et envoient des députés à leur conseil provincial ; ces deux dernières ont aussi un préfet qui remplit les fonctions de gouverneur.

A la représentation par classe ou corporation, le statut de 1870 substitua la représentation de la propriété et des intérêts : les électeurs sont divisés en trois catégories, dont chacune paie une part égale de contributions, nomme un nombre égal de représentans ; les femmes, les absens, les administrations, sociétés, couvens, églises, votent par mandataires. Malheureusement, un tel système, qui favorise la propriété immobilière et le commerce, exclut les hommes les plus capables, médecins, avocats, professeurs, artistes, écrivains, les rentiers eux-mêmes, et aboutit au règne de l’aristocratie d’argent, d’une ploutocratie, comme disent les Russes, trop souvent ignorante, immorale et intrigante. A la fin du règne d’Alexandre II, écrit M. Leroy-Beaulieu, la capitale elle-même était gouvernée par un parti compact et solidaire, désigné du nom significatif de compagnie noire (tchernaia sotnia) ; sous la domination de cette bande, composée surtout de petits commerçans, de restaurateurs et d’aubergistes, le conseil municipal de Pétersbourg était devenu une sorte d’hôtel des ventes où l’on trafiquait cyniquement des intérêts de la ville. « Tu voles plus que ton grade, » disait un général russe à son inférieur : parole profonde qui résume la conduite de beaucoup de détenteurs de l’autorité. Autre danger: les électeurs votent très peu, les élus n’assistent guère aux séances de la douma, le self-government languit, végète, faute de ressources sérieuses, faute de libertés politiques et d’esprit public. A Saint-Pétersbourg, sur 252 conseillers, 80 au plus siègent à chaque séance, et il a fallu, pour stimuler leur zèle, accorder de véritables appointemens aux membres qui travaillent dans les commissions : pratique chère aux parangons de certaine démocratie, mais qui rend les libertés municipales singulièrement onéreuses. A Pétersbourg, sur un budget de 7,644,745 roubles, les traitemens du maire, de l’adjoint, de l’ouprava, absorbent 65,426 roubles; le total des frais d’administration de l’édilité approche de 500,000 roubles. On cite des villes où les frais de ce genre mangent la moitié des recettes. Les séances sont publiques, mais l’électeur ne s’y montre pas plus assidu que l’élu.

Lorsqu’on voit la douma si négligente à remplir son devoir, comment s’étonner si l’ouprava, comité permanent qui rappelle le magistrat allemand, le collège échevinal belge, arrive peu à peu à accaparer son autorité, si le golova, d’accord presque toujours avec les représentans du pouvoir central et de l’ouprava s’érige parfois en tyran local. En Russie, ce sont les électeurs qui manquent d’indépendance vis-à-vis du golova qu’ils ont nommé; grâce au mode de scrutin, celui-ci a tant de moyens de faire nommer ses créatures, ses partisans, de se perpétuer au pouvoir ! Saint-Pétersbourg, Moscou, elles-mêmes nomment leur golova, de même que chaque village élit son staroste; seulement, dans ces deux capitales, la douma présente deux candidats entre lesquels choisit l’empereur. De telles franchises n’offrent aucun inconvénient dans le pays du tchin, de la bureaucratie, de l’absolutisme. Les villes votent à leur maire une indemnité pécuniaire; le gouvernement lui accorde un uniforme et un rang dans la hiérarchie officielle. Pour un maire, dans les petites villes, l’important est d’être bien vu de l’administration qui se plaît à le regarder comme un auxiliaire, sinon comme un instrument.

En résumé, les institutions municipales des communes urbaines sont une œuvre moderne, artificielle, imitée de l’étranger, privée de la force que communiquent la tradition et les mœurs. Au contraire, la commune rurale russe, qui demeure le domaine exclusif du paysan, est une institution séculaire et démocratique, à laquelle sa vitalité naturelle permet de se passer de l’aide et de la direction de la loi écrite.

Les institutions municipales et fédératives que l’on remarque, à des degrés divers, dans les provinces chinoises, n’existent nullement à Pékin, où règne la centralisation la plus absolue, une centralisation à la quatrième puissance, dont les habitans n’ont guère à se louer si l’on en juge par l’état déplorable des égouts et la mauvaise qualité des eaux alimentaires[10]. Le maire de Pékin est avant tout un agent de l’administration, payé très largement nommé par l’empereur d’après des règles fixes. Premier magistrat, gouverneur civil de la capitale, membre du conseil des ministres, grand-maître des cérémonies, mandarin de première classe, le Fou-Yin a des attributions aussi importantes que variées. Par exemple, lorsque l’empereur sacrifie sur les Than ou dans les Miao, c’est lui qui fait les invocations et récite les prières ; au printemps et à l’automne, il offre personnellement un grand sacrifice à Confucius ; il veille à ce que le buffle d’argile, que l’on doit promener le jour de la fête du labourage, ait très exactement 4 pieds de hauteur pour figurer les quatre saisons, et vérifie si le mannequin d’osier qui représente l’Esprit des Épis a trois cent soixante feu, emblèmes des trois cent soixante-cinq jours de l’année. Le jour de la fête, précédé d’un magnifique cortège, la tête couronnée de fleurs, il sort de l’hôtel de ville pour aller à la rencontre du Printemps, qu’il reçoit en prononçant le discours d’usage. Lorsque l’empereur laboure lui-même, c’est le maire qui lui présente le fouet, et quand le fils du Ciel quitte le manche de la charrue, le maire de Pékin, avec sa suite, achève de labourer le champ. Dans les festins publics qu’on nomme hiang-yin, il est l’hôte qui reçoit. Il a la police des cimetières, la garde des registres de l’état civil, fait opérer le recouvrement des contributions, constate le prix des grains et de l’argent, administre l’hospice de la vieillesse, l’hospice des enfans, exécute les statuts sur les examens, assiste à la réception des candidats qui ont obtenu la licence ; chaque fois que l’on proclame un nom, il fait au candidat nommé trois grandes révérences, puis il lui remet le chapeau, la robe et les bottines dont il est parlé dans le code des examens publics et concours.

Après l’adjoint, second magistrat de la capitale, les principaux fonctionnaires de l’hôtel de ville sont: le Tchi-Tchoung, contrôleur des impôts ; le Thoung-Pan ou juge de paix ; le King-Li, secrétaire-général de la mairie ; le Sse-Yo, intendant des prisons ; les Kiao-Cheou, recteurs du département chargés de toutes les écoles de Pékin. A l’exemple des Soung, l’empereur Chun-Tchi, fondateur de la dynastie tartare, avait, tout en conservant le régime municipal des Ming, institué dans chaque commune un double centre d’administration : le Pao-Tching, préposé au maintien de la paix publique, le Li-Tchang, percepteur des taxes, administrateur du territoire, surveillant des travaux agricoles. En même temps, il nommait deux gouverneurs de la capitale, le maire, qui est toujours un Chinois, le Kieou-men-Thilou, ou commandant des neuf portes. Protecteur du palais impérial et grand constable de la ville, ce dernier répartit les troupes des huit bannières, dirige la police métropolitaine, nomme et révoque les commissaires de police, qui sont, comme lui, d’origine tartare, garde les clés de Pékin, surveille les lieux de débauche, les maisons de jeu, opère le recensement de la population, autorise les inhumations, prescrit les mesures sanitaires. Si, chose fort rare à Pékin, des rassemblemens prennent le caractère d’une rébellion, il doit, avant de procéder à des mesures de rigueur, employer tous les moyen s de persuasion pour apaiser l’émeute. A leur tour, les commissaires de police jouissent de pouvoirs fort étendus : visites domiciliaires, bastonnade, juridiction militaire, indépendance complète en face de l’autorité civile; comme officiers de police judiciaire, les règlemens leur reconnaissent presque tous les droits que notre code d’instruction criminelle confère aux maires, au parquet, aux juges de paix, officiers de gendarmerie et juges d’instruction, La rapacité des fonctionnaires chinois rencontre un correctif dans le refus de l’impôt, dont un des premiers signes est la fermeture des boutiques, ce qui, après trois jours, amène la destitution du coupable.

Quant à la commune rurale chinoise, elle est un groupe de familles, non d’individus, et le père y exerce seul le droit de suffrage. Il y a autant de conseillers municipaux qu’il y a de familles dans une commune. Les choses se passent ainsi depuis vingt siècles, et, pas plus aujourd’hui qu’autrefois, les célibataires ne jouissent des droits du citoyen. La piété filiale, a-t-on dit, est la base de la civilisation chinoise : ce que le judaïsme fut aux Hébreux, le paganisme aux Grecs, le mahométisme aux nations musulmanes, le christianisme aux peuples européens, la piété filiale l’est aux. Chinois.

Singer n’est pas imiter. Est-ce une tyrannie orientale habillée à l’européenne, à la française, ou bien les choses cadrent-elles avec les mots, les réalités avec les apparences, la pratique avec les textes de lois? Toujours est-il qu’en étudiant les institutions administratives du Japon, on serait tenté de se croire en France, si, au lieu d’un cens, très restreint d’ailleurs, le suffrage universel existait là-bas, si les préfets japonais ne semblaient être ce qu’on disait des préfets français, de 1852 à 1870 : des empereurs au petit pied. Des conseils-généraux élus pour quatre ans, qui votent les dépenses et les moyens d’y subvenir, avec l’agrément du préfet (ils touchent des frais de voyage et de séjour) ; publicité des séances, sessions ordinaires de trente jours, commissions permanentes, conseils d’arrondissement, bureaucratie florissante et envahissante, que de points de ressemblance, que de plagiats ! À To-Kio (Yeddo), deux préfets, comme à Paris, le préfet de Tokio et le préfet de police, nommés par décret impérial ; puis quinze Kus (communes ou divisions urbaines) et six Gouns (arrondissemens ruraux), administrés les uns par des Ku-Tchos, les autres par des Goan-Tchos. Au-dessous du Goun-Tcho, des Ko-Tchos, chargés d’administrer plusieurs Matchi (villages) et Mura (champs) ; un corps de sapeurs-pompiers sous les ordres du préfet de police ; un conseil-général de soixante-quinze membres subdivisé en deux sections, la section du Ku (section des communes urbaines) et la section du Goun (section d’arrondissemens ruraux) ; commission permanente ; enfin, des conseils du Ku, conseils des communes urbaines, et des conseils du Tchô-Son (conseils réunis de villages et de champs).


VI.

Le portrait de M. de Tocqueville ressemble de moins en moins à l’original ; l’Union ne peut plus être rigoureusement définie : une confédération d’états, d’églises et de communes souverains, et cependant le self-government y demeure plus puissant, plus vivace qu’en aucun pays[11]. On ne peut nier que les grandes villes s’acheminent vers la centralisation : l’administration des pauvres, des écoles, des hospices y passe à des bureaux spéciaux que nomment directement les citoyens ; les nouvelles chartes statuent parfois que les emprunts votés par la municipalité devront obtenir l’approbation des chambres de l’état. À New-York, la charte municipale de 1874 assure la prépondérance au maire en lui conférant la nomination des principaux officiers de la ville, sans avis préalable de la corporation ; elle crée aussi un bureau de répartition, chargé de contrôler les prévisions budgétaires et les dépenses. Mais ici, comme en Suisse, comme en Angleterre, cette centralisation s’éloigne singulièrement de la nôtre, puisqu’elle confie la tutelle de corps élus à d’autres corps élus. Quel autre pays accorde à la commune le droit d’admettre ou non la représentation des minorités, de décider si elle élira son conseil au scrutin de liste ou se partagera en districts électoraux, d’organiser à sa guise ses services municipaux?

Dans certaines villes, à Baltimore, Cincinnati, Pittsburg, New-York, le Common council se divise en deux chambres, le bureau des aldermen, le bureau des councilmen : chacun d’eux se réunit séparément, nomme son président, ses employés, fait son règlement; les résolutions doivent être votées par les deux bureaux, approuvées par le maire. Celui-ci oppose-t-il son veto, la mesure revient de nouveau devant eux et n’a force de loi que s’ils l’approuvent à la majorité des deux tiers des voix. Maire, aldermen, councilmen, sont élus directement au suffrage universel pour deux, trois, quatre ans. On sait que les États-Unis ont réalisé le mouvement électoral perpétuel[12]. »

D’après la charte octroyée en 1881 à la Nouvelle-Orléans, le conseil municipal, composé de trente membres, le maire, les principaux fonctionnaires sont élus pour quatre ans, au scrutin secret. Le conseil vérifie lui-même les pouvoirs de ses membres, et ne prononce l’exclusion qu’à la majorité des deux tiers; ses séances sont publiques, ses comptes-rendus obligatoirement publiés dans les journaux; il peut frapper d’une taxe annuelle au profit de la ville les propriétés de toute nature. Le maire doit être citoyen de l’état depuis dix ans, de la ville depuis cinq ans ; il a cinq jours pour exercer son droit de veto, et reçoit un traitement de 3,500 dollars. A côté de lui, un certain nombre de fonctionnaires largement salariés : contrôleur, trésorier, commissaire des travaux publics, commissaire de police, inspecteur des travaux, avocat ; les quatre premiers assistent, avec voix consultative, aux séances du conseil. Comme, dans beaucoup de villes, des marchés scandaleux ont été passés pour réparer les rues sans nécessité, on exige que cette mesure soit provoquée par une pétition de la majorité des riverains. Le maire de la Nouvelle-Orléans, le contrôleur, le trésorier, les deux commissaires, les juges de police, l’avocat, peuvent, à toute époque, être révoqués par le conseil pour mauvaise gestion, négligence ou incapacité. On admet l’accusé à se défendre; pour être valable, le jugement doit réunir une majorité d’au moins dix-huit conseillers.

On raconte qu’un prédicateur sermonnait les enfans des rues, si nombreux à New-York. : « Qui prendra soin de vous, s’écrie-t-il, si votre père et votre mère vous abandonnent? — La police, monsieur, la police, repartirent tout d’une voix ses ouailles improvisées. » Après maint abus, en présence du danger toujours croissant d’une population de vagabonds composée de l’écume des deux mondes, démocrates et républicains ont compris la nécessité de soustraire la police à l’influence de la politique ; le personnel des agens n’est plus à la discrétion du maire; celui-ci choisit encore les quatre commissaires supérieurs qui le dirigent, mais ils sont nommés pour six ans, et ne peuvent être révoqués qu’avec l’assentiment du gouverneur de l’état.

La cité impériale fait les choses grandement : un simple patrolman de 3e classe reçoit 5,000 francs par an, ceux de 2e et de 1re classe touchent 5,500 et 6,000 ; au-dessus d’eux, les sergens ont 8,000 fr., le capitaine de chaque quartier 13,750, les quatre inspecteurs 17,500 chacun, le surintendant 30,000 : en tout, 3,216 employés, qui grèvent le budget municipal d’une dépense de 22 millions[13]. Antécédens irréprochables, caractère, moralité à l’abri de tout soupçon, haute taille, vigueur, voilà ce qu’on exige des patrolmen : on se montre coulant sur le chapitre de l’instruction, fort sévère sur le service ; les punitions pleuvent comme grêle, mais le dernier des patrolmen, destitué par le surintendant, peut se pourvoir devant l’autorité judiciaire. Admirables dans la répression des émeutes, un peu brutaux les jours de fête publique, ces précieux serviteurs n’ont peut-être pas eu le temps de méditer assez le précepte de M. de Talleyrand et jouent trop volontiers du club en bois d’acacia. A côté de M. French, président du bureau de police, M. Byrnes, chef de la police secrète, a sous ses ordres une brigade qui accomplit de véritables prodiges.

Le bureau de police exerce d’importantes attributions en matière électorale : c’est lui qui désigne les 4,872 inspecteurs salariés chargés de surveiller les 812 sections de vote, ce qui n’empêche point le trafic des suffrages de se pratiquer effrontément. La corruption envahit cette démocratie, au sommet, au milieu, à la base ; les élections se réduisent de plus en plus à un escamotage, les votes s’achètent comme bétail au marché ; le patriciat bourgeois, les propriétaires, écrasés de taxes énormes, se dégoûtent, laissent le champ libre aux politiciens de profession; députés, sénateurs, aldermen, maires battent monnaie trop souvent avec leur pouvoir. Il y a, disait-on, une troisième maison au siège du gouvernement où l’on vend la législation en gros ou en détail; vous pouvez acheter de ces gens-là des lois à la pièce ou à l’aune, à la grosse ou à la simple douzaine. Aux scandales des carpet-baggers dans les états du Sud et de l’administration du général Grant ont répondu les vols fantastiques des municipalités. New-York avait donné l’exemple : achetant à beaux deniers la presse, les juges, les députés récalcitrans, dominant la législature de l’état par son alliance avec les compagnies de chemins de fer, le conseil municipal de cette cité formait une vaste association qui accaparait tous les pouvoirs publics. En 1869, la dette de la ville ne s’élevait qu’à 30 millions de dollars ; deux ans après, elle dépassait 100 millions de dollars ; on n’avait accompli aucun grand travail, mais les officiers municipaux s’étaient enrichis, si bien que le public appelait couramment l’hôtel de ville : la caverne d’Ali-Baba et des quarante voleurs, et répétait ce dicton consacré : « Prenez garde à vos poches, voici MM. les conseillers municipaux de New-York! » En 1873, cette puissance fut brisée, mais la plupart des coupables ont évité une condamnation et l’obligation de rendre gorge ; au bout de quatre ans, sur les centaines de millions volés, la cité n’avait recouvré que 690,849 dollars dont la plus grande partie provenait d’une restitution volontaire. Les esprits clairvoyans avaient prophétisé : après cet effort spasmodique, la vieille indifférence, la vieille apathie ont repris le dessus, et bientôt ont surgi de nouveaux Tweeds ; il y a deux ans, treize councilmen de New-York ont été convaincus d’avoir, pour 500,000 dollars, vendu la concession d’un chemin de fer : plus que jamais, dans les grandes villes, la concussion et la prévarication sont à l’ordre du jour. Il semble que le peuple américain prenne à tâche de se dépopulariser lui-même par ses choix, et que l’oncle Sam, le héros cynique de la comédie de M. Sardou, devienne l’idéal d’une partie de ses gouvernans.

Malgré tant de points noirs, l’Union, en dehors des grands centres, demeure une puissante démocratie rurale, appuyée sur la propriété, la famille et la religion ; pour couper court au fléau de notre vieille Europe, les révolutions de la populace, elle a rompu ouvertement avec le préjugé français. A la fin de la guerre de l’Indépendance, le congrès de la jeune république siégeait à Philadelphie, où des émeutes vinrent à plusieurs reprises interrompre ses séances et restèrent impunies de la part des autorités locales. A Prince-Town, à Annapolis, où il s’établit successivement, même accueil, mêmes violations de la souveraineté nationale. Washington et ses amis surent comprendre et prévoir : le congrès désigna comme capitale politique une petite bourgade située sur la rive droite du Potomac, l’entoura d’un territoire restreint détaché des états de Maryland et de Virginie, neutralisa-capitale et territoire en se réservant le droit d’y légiférer et gouverner seul. D’après une loi fédérale de 1878, tous les pouvoirs, à Washington, appartiennent à trois commissaires, qui, nommés pour trois ans par le président, avec l’approbation du sénat, administrent sous le contrôle du parlement ; l’un d’eux doit être un ingénieur militaire. N’est-il pas permis de penser que, sans cette mesure, la république américaine aurait pu avoir ses journées de 1830, de 1848, de 1870, peut-être même ses journées de 1793, de 1871 ? Heureux les peuples qui se souviennent, qui savent se soustraire aux enthousiasmes irréfléchis, faire de la politique avec leur raison, sans écouter leur imagination !


VICTOR DU BLED.

  1. Voir, dans la Revue du 15 septembre 1888, l’étude intitulée : le Régime municipal de Paris.
  2. Voir sur le régime municipal de Londres : Augustin Cochin et Arthur Raffalowitch (Revue des Deux Mondes, 1er juin 1870 et 1er juillet 1882); Gneist, la Constitution anglaise; — Fisco et Van der Straeten, les Taxes locales en Angleterre ; — Paul Leroy-Beaulieu, l’Administration locale en Angleterre; — Yves Guyot, l’Organisation municipale de Paris et de Londres; — Bulletin de la Société de législation comparée, année 1881, étude de M. Dehaye; — Laugel, l’Angleterre politique et sociale ; — Reports of the Metropolitan Board of Works, 1884-1885-1886. Ces rapports m’ont été très gracieusement communiqués par lord Magheramorre et M. de La Hooke. MM. Nicholas Herbert et Jenkin viennent aussi de publier un commentaire très approfondi sur le bill de 1888. Votée pour complaire au parti radical, cette loi, sous le nom de County councils et de Boroughs countys, organise en Angleterre des conseils généraux. L’administration des comtés appartenait auparavant à la gentry, aux juges de paix, désignés par la couronne; ils gardent leurs attributions judiciaires, mais leurs attributions purement administratives passent aux conseils généraux. Ceux-ci se composeront de conseillers de comté, élus pour trois ans par les ratepayers, électeurs censitaires, et d’aldermen de comté, choisis pour six ans par les conseillers de comté. La métropole devient le comté de Londres.
  3. Voir les excellens rapports de M. Daniel Mayer sur les Institutions municipales de Berlin et de Vienne, imprimerie Chaix, 1886-1887; Demombynes, Constitutions européennes, 2 volumes; Bulletin de la Société de législation comparée. Berlin a une superficie de 6,310 hectares, tandis que Paris, avec une population double, n’en a que 7,802, mais il y a quatre fois plus de maisons à Paris qu’à Berlin.
  4. Cette organisation existe dans toute la Prusse, et, avec certaines variantes dans le reste de l’Allemagne.
  5. Demombynes, Constitutions européennes; Henri Maréchal, Études sur la commune belge; Giron, le Droit public de la Belgique; de Fooz, le Droit administratif belge. — Le régime municipal de la Hollande est presque identique à celui de la Belgique.
  6. Les Belges n’ont pas le suffrage universel, mais tout est bien qui fonctionne bien; ils inclinent même à croire que le régime parlementaire, arrivé chez eux à la perfection, grâce à la sagesse des partis, grâce à l’influence pondératrice de la royauté, est incompatible avec ce système de vote que Gambetta conseillait à M. de Laveleye de ne pas adopter, « car, disait-il, il vous livrerait au clergé. »
  7. Il n’y a pas en Belgique de police de gouvernement : la police, bien que les commissaires soient nommés par le roi et reçoivent des ordres des parquets, est entièrement aux mains de l’autorité communale. Quant à la garde civique, dont la composition ressemble à celle de l’ancienne garde nationale française, elle est aussi organisée par communes, et, sous les ordres des bourgmestres, forme une véritable armée communale.
  8. Dans les élections politiques, la loi de 1882 exige un cens plus élevé et l’obligation de savoir lire et écrire; elle fait en même temps une très large application du principe de l’adjonction des capacités.
  9. Voir les belles études de M. Anatole Leroy-Beaulieu sur l’Empire des tsars et les Russes, 2 vol. in-8o, Hachette; Demombynes, ouvrage cité, t. Ier ; le docteur Martin, Pékin, son édilité (Bulletin de la Société de géographie, 1873); Bazin (Journal asiatique, 5e série), Institutions municipales de la Chine; G. Pauthier, la Chine moderne; Bulletin de la Société d’économie sociale, tomes III et IV; études de MM. Eugène Simon et Paul Cave.
  10. Un savant orientaliste, M. Deveria, m’a conté cette piquante anecdote : « Ç’a été toute une affaire lorsqu’il a fallu faire nettoyer l’égout qui passe près de la légation dans la grande rue. À nos premières réclamations, le yamen répondit que, cette année-là, ce n’était pas le tour de notre quartier. Revenant à la charge, nous obtînmes une promesse favorable, et l’on vint m’annoncer un beau matin que des fonctionnaires des travaux publics se trouvaient à l’endroit en question. Je sortis pour les voir ; ils étaient en train de s’agenouiller et de se prosterner devant une table tendue de rouge, sur laquelle brûlait de l’encens au milieu de petits plats de friandises. J’appris alors que ces cérémonies avaient pour but de bien disposer les guivres, basilics et autres esprits maussades que les ouvriers devaient déranger. On n’ouvrit l’égout qu’au bout de huit jours. »
  11. Bulletin et Annuaire de la Société de législation comparée, année 1882. — Claudio Jannet, les États-Unis contemporains, 4e édit. ; Plon. — Joseph Ferrand, les Pays libres ; C. Seamen, le Système du gouvernement américain ; John Hopkins University studies, Études sur le gouvernement municipal à Boston, Saint-Louis, Philadelphie, 1887. L’intéressant ouvrage de M. Émile Daireaux sur la Plata, 2 vol. in-8o ; Hachette, 1887. Je dois remercier ici M. le duc Torlonia, M. W.de Likhatscheff, M. le maire de New-York et M. Harat, premier secrétaire de la légation du Japon, qui ont bien voulu me fournir de très utiles renseignemens sur les institutions municipales de leurs pays.
  12. Au Brésil, la loi organique du 9 janvier 1881 a réformé la législation électorale du parlement, des assemblées provinciales et des municipalités. Désormais, le cens exigé est si faible qu’un ministre a pu affirmer que ce pays jouit du suffrage universel : est électeur, en effet, tout citoyen qui possède un revenu liquide annuel de 500 francs (20,000 réaux), provenant d’immeubles, d’une industrie, d’un commerce ou d’un emploi ; les membres du clergé, un grand nombre de fonctionnaires, les officiers, les professeurs ont aussi le droit de suffrage. La loi de 1875 consacrait le système de la représentation proportionnelle avec le vote limité, mais l’absence de mœurs publiques fortement constituées produisit un résultat contraire à l’attente générale, l’élection d’une chambre d’une seule nuance politique, celle du ministère qui gouvernait alors. En 1881, on a voulu rendre hommage au principe, mais en édictant d’autres moyens : on a établi le vote uninominal, restreint par le quotient électoral calculé sur le total des électeurs qui prennent part au scrutin. Le conseil municipal de Rio-Janeiro a vingt et un membres, ceux des autres capitales dix-sept, treize ou onze; il élit son président, son vice-président; son mandat dure quatre ans.
  13. Depuis 1882, la municipalité de Buenos-Ayres comprend un conseil délibérant, composé de cinquante membres et d’un département exécutif. Font partie du corps électoral : 1° les citoyens domiciliés depuis six mois qui paient au moins 50 francs d’impôts municipaux ou de contribution foncière, ou qui exercent une profession libérale; 2° les étrangers résidant depuis deux ans, sachant lire et écrire, payant 250 francs d’impôts par an ou exerçant une profession libérale. Les fonctions de conseiller sont gratuites, obligatoires, incompatibles avec toute commission, emploi politique et rémunéré. Le conseil désigne son président et deux vice-présidens, vérifie l’élection de ses membres, vote sous certaines réserves les impôts municipaux et contrôle les emprunts, organise les loteries, sanctionne le budget, décrète les travaux nécessaires, etc. Quant au chef de l’exécutif, désigné sous le nom d’intendant municipal, nommé par le président de la république avec l’assentiment préalable du sénat, il dirige tous les services, a le droit de veto dans les cinq jours, représente la municipalité auprès des pouvoirs de l’état. Dans la pratique, les conflits ont été assez fréquens entre le conseil et l’intendant, surtout à l’origine, le premier ayant pris vis-à-vis du second des attitudes qui semblaient imitées de celles que nous connaissons sur les bords de la Seine.