Le Régime parlementairea et la démocratie

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Le Régime parlementairea et la démocratie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 824-850).
LE
RÉGIME PARLEMENTAIRE
ET
LA DÉMOCRATIE

Marco Minghetti, i Partiti politici e la Ingerenza loro nella giustizia e nell’ amministrazione (Les Partis politiques et leur Ingérence dans la justice et dans l’administration).

Tocqueville a montré d’une façon magistrale que le triomphe de la démocratie était partout inévitable, parce que ses progrès sont « le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire. » Y voyant une sorte de loi providentielle, il a parfaitement décrit ce fait, mais il ne semble pas avoir aperçu aussi clairement les causes qui le produisent. Ces causes sont économiques : elles sont donc universelles. Elles agissent de même dans tous les états civilisés, sous le sceptre autocratique de l’empereur de Russie et à l’ombre de l’épée de l’empereur d’Allemagne, non moins que dans la république française ou dans celle des États-Unis.

La cause principale qui assure le triomphe de la démocratie est l’application de la science et de la mécanique à l’industrie. Cette action est générale, lente, invisible et irrésistible. Elle s’exerce dans tous les domaines de la vie sociale. Son principal instrument est la presse, qui répand à l’instant dans les foules les idées nouvelles. Nous ne pouvons encore mesurer toute sa puissance, ni prévoir toutes les révolutions qu’elle prépare, mais nous apercevons clairement qu’il y a là à l’œuvre une force immense et inconnue dans les siècles passés. Qui lisait autrefois ? Dans l’antiquité, le philosophe et le patricien, qui déroulaient, dans les bibliothèques de marbre, de rares papyrus, ou, au moyen âge, le moine dans les abbayes, qui possédaient seules quelques manuscrits. Quand un livre écrit à la main coûtait l’équivalent d’une année de travail, ni l’homme du peuple, ni même le bourgeois, ne pouvaient s’en procurer et ils n’y songeaient pas. L’imprimerie, en mettant le livre et surtout, le journal à la portée de tous, modifie complètement la base des institutions politiques et rend inévitables des modifications radicales dans l’organisation des sociétés.

L’instruction populaire offerte et même imposée à tous complète et active l’œuvre de démolition ou de transformation préparée par la presse. Voulez-vous conserver l’ancien régime, brisez toutes les machines, bâillonnez la science et réfugiez-vous dans les ténèbres. Mais là même le despotisme ne trouvera pas la sécurité. Il sera faible, et à côté de lui d’autres seront forts. Il sera pauvre alors qu’ailleurs la richesse s’accumulera, assurant la prépondérance à qui la possède. Sur le terrain de la concurrence industrielle et même sur les champs de bataille, l’instruction donne la victoire. L’absolutisme qui ouvre une école ou crée une chaire d’université est aveugle : il creuse sa tombe, car il travaille au profit de la démocratie.

L’instruction universelle conduit au suffrage universel. Celui qui aura appris à lire voudra voter, et bientôt l’un ou l’autre parti croira avoir intérêt à le satisfaire. Déjà, dans beaucoup de pays, le droit de voter est accordé à tous, et dans d’autres on s’approche de ce régime, comme en Angleterre et récemment en Italie.

La locomotive, autre agent de démocratie ! Jadis, le manant vivait immobile, à l’ombre de son clocher, attaché à la glèbe, comme certains mollusques aux rochers où ils naissent. Il ne savait rien de ce qui se passait à vingt lieues de chez lui, et, en tout, il suivait la tradition des aïeux. Aujourd’hui, l’ouvrier voyage plus et plus vite que les souverains autrefois. Il passe d’un pays à l’autre, et ainsi les idées d’émancipation se communiquent partout avec une rapidité qui étonne.

L’égalité croissante des conditions se manifeste jusque dans la similitude du vêtement, qui en est comme le symbole. La bobine et le métier, mus par la vapeur, produisent des étoffes à bas prix, et quand l’ouvrier quitte son costume de travail, il est vêtu comme les gens aisés. Les riches ne portent plus ni velours ni soie ; les dentelles et les pierreries, transformation du tatouage préhistorique, sont laissées aux femmes. La distinction consiste dans l’extrême simplicité. On dirait que, d’instinct, notre siècle a adopté un vêtement que même l’homme du peuple peut se procurer. Le partage des successions et d’innombrables sociétés anonymes, représentant le fonds social par des parts assez minimes pour qu’elles puissent entrer dans toutes les épargnes, appellent un nombre rapidement croissant de familles à la propriété. Il en résulte un état social de plus en plus démocratique. Ces exemples montrent comment les progrès économiques favorisent ceux de l’égalité. La machine est le tout-puissant niveleur. Supprimez-la ou résignez-vous au triomphe de la démocratie.

Seulement le progrès de la démocratie, en nous apportant l’égalité, peut nous ravir la liberté. Il n’est pas impossible qu’elle nous fasse, en même temps, très égaux, mais tous également asservis. C’est le danger que redoutent les esprits les plus clairvoyans de notre époque. « On dirait, dit Tocqueville, que chaque pas que les nations modernes font vers l’égalité les rapproche du despotisme. Il est plus facile d’établir un gouvernement absolu, chez un peuple où les conditions sont égales que chez tout autre. » Douze ans plus tard, les événemens sont venus vérifier les prévisions qu’émettait l’illustre écrivain en 1840 De même qu’en Grèce les tyrans surgissaient des excès de la démagogie, ainsi nous avons vu comment le césarisme peut se fonder par le suffrage universel, et même se perpétuer jusqu’à ce que son aveuglement le fausse tomber sous l’invasion de l’étranger. Pour échapper au retour de semblables désastres, il faut examiner comment on peut parer aux difficultés et aux périls que fait naître l’établissement d’institutions démocratiques et libres.


I.

Le couronnement des institutions libres et démocratiques est le régime parlementaire. C’est par ce régime qu’un pays se gouverne lui-même. Grâce à-lui, croyait-on, tout ce qu’une nation renferme de science et d’expérience, concentré en des chambres électives, fait la loi. Ce devrait être le règne de la parole et de la raison, en un mot, du logos. Il y a peu d’années, posséder ce régime était le comble des vœux des peuples qui en étaient encore privés. Aujourd’hui qu’il existe dans tous les pays civilisés, sauf en Russie, on trouve qu’il marche mal : on s’en détourne avec indifférence et parfois comme avec mépris. Peu de temps avant sa mort, le prince Albert disait : Now the parliamentary system is on its trial. Un écrivain russe qui, d’une plume incisive et vaillante, défend le gouvernement du tsar et attaque ceux de l’Occident, O. K., me disait récemment : « La fin de notre siècle verra la chute définitive du règne parlementaire. » Le fait est que partout il subit une crise. Dans sa patrie d’origine, en Angleterre, il cesse presque de fonctionner. Sans cesse arrêté, il n’est plus capable de faire des lois ; il n’a d’autre résultat que de harasser les députés et de tuer les ministres. Dans le pays-modèle de toutes les libertés, aux États-Unis, le congrès est devenu, dit-on, le champ clos des politiciens vulgaires, et les hommes les plus éminens se retirent de la vie publique. En France, tout le monde se plaint : le sénat doit être réformé sans tarder, et quant à la chambre, suivant les uns, elle se laisse pétrir, comme pâte molle, par un ministre habile ; suivant d’autres, elle impose à une administration sans volonté ses velléités décousues et ses projets improvisés. En Italie, le parlement est un kaléidoscope : jamais deux séances consécutives n’offrent le même aspect. Les groupes sont sans cesse en voie de transformation. Une interpellation, un ordre du jour, une crise et un changement de ministère, voilà tout le mécanisme parlementaire. À la fin d’une séance où la confusion avait été au comble, un des hommes politiques les plus distingués de l’Italie me disait : « N’est-il pas étrange que dans un siècle qui a fait de l’éclair son serviteur portant notre pensée, en un instant, aux extrémités de l’univers, et éclairant nos rues et nos maisons, un pareil régime politique soit encore ce que nous pouvons avoir de mieux ? » En Allemagne, le parlement est maté ou annihilé par la volonté de fer d’un grand ministre. En Espagne, grâce à de brillans orateurs, les cortès jettent quelque éclat, entre un pronunciamiento et un coup d’état, mais les Espagnols prétendent que leurs chambres font peu de besogne. En Autriche, le Reichsrath est réduit à l’impuissance par les rivalités des nationalités qui s’y entre-choquent. Dans l’unique chambre de la Grèce, les partis se livrent des combats atroces où l’intérêt du pays est complètement oublié. Dans cette esquisse rapide je n’ai recueilli que l’avis des indulgens. Voulez-vous entendre une parole plus sévère ? écoutez ce qu’écrivait M. Louis Blanc, le 7 mai dernier : « Petites conceptions, petites manœuvres, petites habiletés, petites intrigues, voilà de quoi se compose l’art de conquérir une majorité dans une assemblée législative qui dure longtemps. On y arrive à ne plus tenir compte que de ce qu’on a devant soi, autour de soi, et le pays est oublié. » À la fin d’une séance récente, où la chambre avait émis trois ou quatre votes contradictoires, pour finir par tour rejeter, M. Clemenceau disait : « Le parlementarisme ainsi compris devient vraiment une occupation d’un genre tout spécial. »

Je voudrais étudier quels sont les vices du régime parlementaire appliqué au gouvernement d’une société démocratique et chercher si on ne peut y porter remède. Pour m’aider dans ce travail, j’ai sous la main un livre nouveau rempli d’observations profondes et de vues originales. Il est écrit par un des maîtres de la tribune italienne, qui a plus d’une fois occupé le pouvoir et qui, pendant de longues années, a illustré dans son pays ce régime, dont il nous dévoile les imperfections et les dangers : Marco Minghetti.


II.

J’indiquerai tout d’abord ce que je veux essayer de démontrer, en rappelant uniquement des faits contemporains. Le gouvernement parlementaire est nécessairement un gouvernement de partis, car plus dans un pays les partis sont nettement séparés et fortement organisés, mieux marche l’administration des affaires. Et, d’autre part, la prédominance de l’esprit de parti offre de graves inconvéniens et de sérieux dangers. Les difficultés inhérentes au régime parlementaire sont grandement accrues quand l’organisation de l’état est très centralisée, et elles deviennent bien plus redoutables encore quand cet état centralisé s’est constitué en république. Dans les pays où le régime républicain est établi d’une façon stable, la Suisse et les États-Unis, on ne trouve ni la centralisation ni le régime parlementaire à l’anglaise. Il s’ensuit que, si l’on veut sauver la liberté et le régime parlementaire, il faut chercher le moyen d’obvier aux vices qui, dans sa forme actuelle, peuvent leur devenir mortels.

Pour se convaincre que le gouvernement parlementaire est nécessairement un gouvernement de partis, il suffit de comparer la façon dont il fonctionne, d’un côté, en Italie, en Grèce, et en France, où il n’y a point de partis fortement organisés, et, de l’autre côté, en Angleterre et en Belgique surtout, où deux partis nettement séparés se disputent le pouvoir.

En Italie, il n’y a point de partis, il n’y a que des groupes. La droite, la gauche et le centre pensent de même sur toutes les grandes questions. Presque tous les membres de la chambre veulent la liberté, le maintien de la constitution et de la maison de Savoie ; tous sont partisans des idées modernes ; nul ne veut rétablir l’ancien régime. Les cléricaux, qui ont pour but de rendre Rome au pape et de restaurer l’ancien régime, formeraient un vrai parti dissident, mais ils ne sont pas représentés au parlement. Comme il n’existe pas de partis ayant un programme arrêté, une platform, imposé à tout candidat au moment de l’élection, il s’ensuit que chaque député a ses idées particulières en fait d’impôts, d’enseignement, de réformes intérieures ou de politique étrangère, et qu’il se croit autorisé à les faire prévaloir, sans tenir compte de ceux qui voteront avec lui. De là résultent des groupemens inattendus et d’étranges surprises du scrutin, suivant les questions mises en discussion. Un cabinet n’est jamais sûr de sa majorité. À chaque instant, elle peut lui faire défaut. Aujourd’hui, il obtient un vote de confiance qui réunit les deux tiers des votans ; peu de jours après, il tombe, sur un incident de peu d’importance. Chaque jour il doit travailler à maintenir ses partisans unis, par des transactions, des concessions et des combinaisons. Un chef de groupe se croit-il blessé par un procédé même extra-parlementaire, par exemple, un coup de chapeau trop peu affable, il se fâche, boude, refuse les votes dont il dispose, et la majorité est compromise. Un autre groupe, cette fois, local et provincial, réclame une route, un pont, un chemin de fer : il faut tout lui accorder ou il va grossir l’opposition, et celle-ci triomphe. La somme d’esprit, d’adresse, d’éloquence et de souplesse qu’un ministère doit dépenser pour durer un an est prodigieuse. Le travail le plus lourd de la diplomatie est jeu d’enfant à côté de ceci. La chambre est un sable mouvant où aucune administration solide ne peut s’asseoir. De là résultent des crises ministérielles fréquentes. Il y en a eu beaucoup plus qu’il ne s’est écoulé d’années depuis que le royaume d’Italie existe. Le nombre des anciens ministres siégeant à la chambre est considérable. Ce sont autant de dynasties déchues et de prétendans avec qui il faut compter. Ailleurs on se plaint de manquer d’hommes d’état, ici ils surabondent et chacun commande un petit corps d’armée. Le talent parlementaire consiste à en enrôler assez pour être le plus fort ; mais on ne peut jamais compter absolument sur aucun, le jour de la bataille. S’agit-il de former un ministère, chacun de ces groupes y réclame sa place. En Angleterre, les chefs de deux grandes armées étant désignés d’avance par leurs anciens faits d’armes, comme chez les Grecs et les Troyens d’Homère, le scrutin qui fait tomber un ministère désigne le cabinet qui doit le remplacer. En Italie, il n’en est pas de même ; plusieurs combinaisons se présentent toujours comme possibles, et dans toutes, il faut donner satisfaction aux influences rivales.

Il est impossible que tous les hommes, même s’ils se rattachent à une tendance générale, aient en tout les mêmes idées. Ils peuvent avoir le même but, mais ils différeront nécessairement sur les moyens de l’atteindre. Si chacun veut faire prévaloir ses vues et son système, aucune majorité ne pourra se constituer d’une façon durable. S’agit-il, par exemple, d’établir un impôt nouveau : un ministère appuyé sur une majorité compacte et disciplinée le fera voter tel qu’il le propose, malgré les divergences d’opinion qui existent parmi ses partisans sur les détails de son application ; mais si la division des partis n’impose pas l’union, on n’arrivera à rien. Tel député reconnaît qu’il faut de l’argent, mais il a sa petite recette et son petit impôt qui rapportera plus qu’il ne faut. Un autre va jusqu’à admettre le principe de l’impôt, mais le mode de perception est détestable ; pour lui la forme emporte le fond ; il ne peut émettre un vote favorable. Au jour du scrutin, les deux camps se mêlent au hasard et on aboutit à l’impuissance et à la confusion.

En Grèce, le régime parlementaire offre les mêmes tableaux qu’en Italie, mais avec des teintes plus sombres. Au lieu de vrais partis politiques, il n’y a que des nuances et des groupes. Quelques représentans se rallient autour d’un chef dont ils acceptent le mot d’ordre ; ils constituent ainsi un certain nombre de factions qui se combattent ou se coalisent, qui tantôt soutiennent le ministère et tantôt le renversent, suivant l’intérêt du moment. Ils ne sont séparés que par des questions accessoires qui intéressent peu le pays. Aux élections, ils ont été nommés par des influences personnelles ou locales et non pour faire prévaloir telle ou telle ligne de conduite dans la marche générale des affaires. Les candidats élus arrivent ainsi libres de tout engagement. Ils peuvent se porter à droite ou à gauche, suivant que le commande ou l’intérêt de leur arrondissement ou leur intérêt propre. Un député ministériel a-t-il été réélu, rien ne garantit qu’il soutiendra encore le ministère. Il n’y est tenu ni par ce qu’il doit à ses commettans ni par ce que lui impose son honneur politique ou la logique de ses propres opinions. Ce que ses électeurs attendent de lui, c’est qu’il obtienne pour eux, du gouvernement, le plus de faveurs possible. Ils savent que, pour cela, il lui faut une indépendance complète de tout lien et une liberté complète de voter à sa guise. C’est ainsi que son appui sera le plus recherché et le mieux rémunéré, je ne veux pas dire en argent, mais en places pour ses amis et ses électeurs bien pensans, ou en subsides et travaux pour sa localité. Plus grande serra la part des dépouilles opimes que lui vaut la conquête du pouvoir, plus il en sera fier et plus le canton qui l’a élu lui sera reconnaissant. Au début d’une session, la chambre est une mêlée confuse. On ignore qui est ami ou ennemi. Nul ne s’est engagé d’une façon précise. De cette matière chaotique les politiciens et les chefs reconnus tirent une clientèle qui les suit dans les combats journaliers. Ils forment leur bande et chacun s’efforce d’avoir la plus nombreuse. Alors commencent des luttes parlementaires dont il est impossible de prévoir l’issue. Comme l’a dit ici même M. Émile Burnouf (1870), tous les députés sont d’abord ministériels, mais bientôt ceux-là seuls restent fidèles dont l’appétit a été satisfait. Comme la table n’est pas assez abondamment servie pour rassasier tout ce monde d’allâmes, le nombre des mécontens va croissant. Ils se coalisent, obtiennent la majorité et renversent. le ministère ; et bientôt le même manège recommence.

Il ne faut point prendre prétexte de ceci pour jeter la pierre ni aux Italiens ni aux Grecs. Ce déplorable régime politique n’est pas la conséquence des vices du caractère national, mais l’effet inévitable du système parlementaire, quand il n’existe pas de partis nettement séparés. En France, dans une chambre nombreuse et où les plus graves problèmes sont soulevés, l’aspect est différent, mais l’instabilité du gouvernement n’est pas moindre. Dans le Caprice, d’Alfred de Musset, M. de Léry dit : « Ce sont de drôles d’auberges que vos ministères ! on y entre et on en sort sans savoir pourquoi.. C’est une procession de marionnettes. » C’est ce que. M. P. Leroy-Beaulieu démontrait récemment par des chiffres exacts : « Depuis le 4 septembre 1870, le ministère de l’intérieur a été occupé par vingt-trois passans qui ont été parés pendant six mois chacun, en moyenne, du titre de ministre. Depuis le 20 août 1881, c’est-à-dire juste depuis un an, la France a possédé quatre cabinets, ce qui donne à chacun trois ou quatre mois d’existence. »

Saut le dernier mot, injuste autant qu’irrévérencieux, la boutade de Musset est bien plus vraie qu’au temps où elle a été écrite ! Les ministères n’ont ni durée ni consistance, ils se renouvellent fréquemment, et même pendant qu’ils subsistent, le terrain à chaque instant se dérobe sous leurs pas. Un cabinet se constitue ; une immense majorité salue son arrivée au pouvoir ; de grandes choses vont s’accomplir. Quelques semaines se passent ; la majorité est disloquée ; malgré le plus brillant déploiement d’éloquence, elle ne suit pas au scrutin son chef, tout-puissant la veille. Le ministère se retire, un autre se forme ; il se maintient plus longtemps, mais presque chaque jour un incident imprévu, un vote de hasard forcent l’un ou l’autre ministre à déposer son portefeuille. Le chef du cabinet, qui ne peut compter sur une armée fidèle, toujours prête à le suivre, ne peut avoir nulle autorité, nulle attitude ferme. S’il fait mine de vouloir imposer sa volonté, il porte, dit-on, atteinte à la dignité de la chambre. S’il se résigne à attendre d’elle une impulsion ou des inspirations, on lui reproche de n’être qu’un commis ou une girouette. Il ne peut gouverner qu’en louvoyant, cédant aujourd’hui, se dérobant demain, résistant parfois, mais toujours au risque d’une chute, harcelé par les interpellations, compromis dans les conflits les plus infimes, jamais sûr du lendemain. Ces combinaisons ministérielles qui se font et se défont sans cesse comme les tableaux des dissolving views, ou qui passent et se transforment comme les nuages au ciel, ont nécessairement pour effet de paralyser ou d’affaiblir les rouages de l’administration. Celle-ci, quand elle est bien organisée et bien composée, comme en France, peut marcher toute seule et sans l’impulsion d’en haut. Cependant, à la longue, la machine fait de moins bonne besogne. Les ministres qui arrivent ont à peine le temps de s’initier aux affaires en cours. Le jour où enfin ils sont prêts à donner leurs instructions, il leur faut boucler leurs malles et faire place à d’autres. Pourquoi un fonctionnaire obéirait-il à un supérieur dont il prévoit le départ à bref délai ? De l’impuissance et de l’instabilité des ministères résulte donc inévitablement un autre mal, l’inertie ou le désordre dans la hiérarchie administrative.

Ce qui est plus fâcheux que tout le reste, c’est que la nation perd confiance dans un régime qui marche mal ou qui tourne à vide. On dit souvent : Le pays veut être gouverné. Je n’en crois rien. Tout peuple aime avant tout la liberté et, par conséquent, il désire être gouverné le moins possible et au besoin faire ses affaires lui-même. Mais ce qui fatigue et irrite, ce sont des discussions sans issue, des votes irréalisables et des agitations stériles, en un mot, comme dans la comédie de Shakspeare, « beaucoup de bruit pour rien : much ado about nothing. » Ce qui le prouve, c’est que le pays n’est jamais plus tranquille que quand le pouvoir exécutif est à la chasse, le législatif dans ses terres et le cabinet aux eaux. Les vacances des chambres produisent une détente générale, un soulagement universel. Voilà ce qui doit alarmer les amis du régime représentatif. Heureusement le moment n’est pas venu, mais il peut venir, où le peuple, fatigué d’être inquiété par les institutions qui devraient le rassurer, dirait brutalement : Cela ne marche pas ; essayons autre chose. Si les chambres ne se réunissaient qu’une fois tous les deux ans, nous aurions au moins une année de repos. — C’est précisément ce que M. de Bismarck a proposé à l’Allemagne.

Cette situation, qu’il est inutile de décrire plus longuement, parce qu’elle se déroule en ce moment même sous nos yeux, tient-elle à une incapacité particulière de la chambre française actuelle ? Nullement. Elle provient de ce que le parti de l’opposition absolue est trop peu nombreux pour forcer le parti républicain à soutenir quand même le chef qui le guide. Il se forme ainsi des groupes nombreux qui obéissent tantôt à un mot d’ordre, tantôt à l’inspiration du moment et tantôt au désir d’essayer jusqu’à quel point est vrai le proverbe : « Nouveaux balais balaient mieux. »

Comme le faisait remarquer très justement M. de Bismarck dans un récent discours, l’âge d’or du régime parlementaire est aussi passé en Angleterre. Gouverner était facile quand il n’y avait que deux partis en présence, les whigs et les tories, de force à peu près égale et, par conséquent, chacun d’eux parfaitement discipliné, afin de ne pas succomber sous les votes unis de l’adversaire. Aujourd’hui que se sont formés le parti radical et le parti irlandais, ni whigs ni tories ne peuvent conserver le pouvoir s’ils ont ces deux groupes contre eux. Il faut donc s’assurer l’appui complet de l’un d’eux au moins. De là la nécessité des concessions et des compromis. Le cabinet Gladstone n’a pu se constituer qu’en donnant une place à des hommes distingués du parti radical comme Bright, Chamberlain, Dilke et Mundella, et leur concours étant indispensable, ce sont eux en définitive qui dictent la ligne de conduite tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, au risque d’éloigner des représentans importans de l’ancien parti whig. Malgré ces difficultés, qui ne sont pas légères, le mécanisme parlementaire marche encore passablement en Angleterre pour deux motifs : d’abord parce que le parti de l’opposition est assez fortement constitué pour forcer tous les partisans du ministère à l’appuyer dans toutes les questions importantes, ensuite parce que les membres du parlement ont fait connaître leurs opinions à leurs électeurs au moment de l’élection et qu’ils sont par conséquent ainsi tenus d’y rester fidèles. Ainsi ceux qui ont été nommés pour soutenir le cabinet Gladstone ne peuvent l’abandonner sans les motifs les plus sérieux, sous peine d’être accusés de forfaiture.

Nulle part le régime parlementaire ne fonctionne aussi correctement qu’en Belgique, parce qu’il n’y a dans les chambres que deux partis. La ligne de démarcation est si tranchée que, ni parmi les représentans ni parmi les sénateurs, il n’y a un seul dissident, un seul mixte ou douteux. Dès que l’intérêt de parti est engagé, les votes sont parfaitement connus d’avance. Le fait d’abandonner le ministère au jour de l’épreuve serait considéré comme une trahison et elle coûterait au député qui s’en rendrait coupable son siège, l’estime de ses électeurs, et celle même de ses adversaires. Quand un cabinet s’appuie sur une majorité réunie par les liens d’opinions communes, d’engagemens publics et d’un programme arrêté, il peut faire adopter ses projets de loi, exiger le sacrifice des dissidences accessoires, et ainsi gouverner avec autant d’autorité et de suite que les ministres d’un souverain absolu, comme l’ont fait tour à tour des cabinets catholiques et des cabinets libéraux. Mais cette discipline rigoureuse a ses inconvéniens. Elle étouffe l’initiative individuelle et tue l’originalité en matière politique. Les députés répètent, une ou deux fois par an, les mêmes discours ; on tourne en rond comme dans un manège, et les batailles parlementaires ressemblent à ces combats du moyen âge en Italie, qui duraient tout un jour, mais qui ne tuaient qu’un homme, écrasé sous le poids de son armure. Souvent on parle de servilisme et on vante l’indépendance ; c’est à tort. Le gouvernement parlementaire ne peut marcher que par la discipline au sein des partis. Autrement il aboutit à la confusion, à l’impuissance et à la déconsidération.


III.

L’instabilité des ministères, qui est le propre du gouvernement parlementaire, quand les partis sont nombreux et flottans est certainement très fâcheuse pour la bonne administration des affaires intérieures ; mais elle l’est bien plus-encore pour la politique étrangère, car elle peut mener un pays aux abîmes, et, on ne peut le nier, le danger est encore plus grand avec la forme républicaine. Sur le terrain des affaires extérieures les avantages que possède un ministre extra-parlementaire, maintenu au pouvoir, pendant une longue suite d’années, par la confiance de son souverain sont incontestables. Celui-ci possède l’histoire et les traditions des affaires engagées, dont il peut dire quorum pars magna fui, il connaît de longue date le personnel de la diplomatie et des cabinets de l’Europe. Il sait ce qu’il peut espérer et ce qu’il doit craindre. L’expérience lui apprend, même à défaut de génie, quels ressorts il peut mettre en mouvement. Certain de conserver sa position, il peut engager des opérations à longue échéance, poursuivre lentement un dessein lentement mûri, profiter successivement des fautes de ses adversaires, faire naître des circonstances qui favorisent ses vues, et ce qui est essentiel, s’assurer des alliances durables. Eût-il incomparablement plus de capacité, le ministre intérimaire d’une majorité flottante ne peut soutenir la lutte. Il est battu à coup sûr. Il a été arraché à son cabinet de travail, où il s’occupait tantôt de la traduction d’un auteur ancien, tantôt de l’étude de l’histoire ou des lois ; et il lui faut tout à coup guider son pays à travers, les écueils de la politique générale. Il menait la vie recueillie d’un savant ou d’un philosophe ; les exigences de son parti et les votes de la chambre le transforment en diplomate. Comment ne se montrera-t-il pas tour à tour ignorant naît, ou présomptueux ? Peut-il ne pas être, à chaque instant, dupe de lui-même ou des autres ? Il est forcé de jouer une partie serrée où le moindre faux mouvement se paie cher, et il ne connaît même pas l’échiquier où il doit faire marcher les pièces. Son prédécesseur s’est engagé dans une voie qu’il croit funeste : que fera-t-il ? Persévérer à tout risque ou virer de bord sous le feu de l’ennemi, quoique rien ne soit plus dangereux qu’une marche de flanc ? Péril des deux façons, car « ce n’est pas quand on est au milieu d’un gué, disait Lincoln, qu’il faut changer de chevaux. » Trop souvent aujourd’hui les états européens ont à traverser des gués très périlleux, et il n’est pas rare que ce soit précisément à ce moment que les hasards du scrutin renversent les ministères : ils obtiennent un vote de confiance pour la façon dont ils ont dirigé les affaires extérieures ; mais une question accessoire d’administration intérieure surgit : la majorité les abandonne, et ils donnent leur démission. Voilà le pays lancé dans l’inconnu. Quelle puissance étrangère peut s’engager à fond avec un ministre qui tombera peut-être demain et qui ne peut jamais répondre des volontés de la chambre dont il dépend ? La conduite d’une négociation importante devient encore bien plus difficile, quand les députés prennent l’habitude, ainsi que cela a lieu de plus en plus en Angleterre et en Trance, de harceler le ministre des affaires étrangères de questions et d’interpellations, et quand le parlement prétend diriger lui-même la politique extérieure. Il n’y a point de fonction à laquelle il soit moins propre que celle-là. Il ne peut jamais connaître à fond la situation du moment ; car on ne peut évidemment tout dire à la tribune, voulût-on même publier des livres bleus, verts ou jaunes, chaque semaine ou chaque jour. Le dessous des cartes, les pensées de derrière la tête, ce que l’on entrevoit, ce que l’on craint, ce que l’on projette, c’est-à-dire les élémens du drame politique, ne peuvent apparaître dans les pièces diplomatiques, et il serait fréquemment imprudent de les mentionner même dans un comité secret. La chambre manque donc de la base indispensable pour émettre un jugement bien motivé ; elle ne connaît pas suffisamment les faits. En outre, un parlement est toujours une foule. Tel jour, un mot mal choisi l’indisposera contre le ministre ; tel autre jour, il se laissera entraîner par l’éloquence d’un orateur d’opposition. Parlez-lui de l’honneur national compromis, de prestige à conserver, et il est capable d’adopter d’enthousiasme les résolutions les plus insensées. Certainement il appartient au pays et au parlement de déterminer la ligne de conduite générale qu’il faut suivre et de dire, par exemple, s’ils veulent la paix ou la guerre. Ils peuvent renverser qui veut les conduire où ils ne désirent pas aller. Mais quand le cabinet représente les vues de la majorité, celle-ci a tout intérêt à le laisser agir librement. Il peut arriver souvent que la chambre comprenne mieux que le ministère le véritable intérêt du pays, car, en définitive, c’est la nation qui paie ; mais quand il s’agit de la pratique, un ministre médiocre sera toujours plus habile que le parlement le plus distingué.

Dans une monarchie les inconvéniens du régime parlementaire appliqué à la politique étrangère, sont parfois mitigés par l’intervention d’un souverain prudent et éclairé. Il peut, dans la mesure de son influence, apporter de l’esprit de suite dans la direction des affaires. Par sa position élevée, par ses relations de famille, il obtiendra des informations, des confidences qu’on ne communiquera pas à un ministre de passage, crainte de les voir paraître dans un blue book, dans une lettre ou dans un discours au parlement. C’est ainsi que le roi Léopold Ier de Belgique était le confident et le conseiller de la plupart des souverains ses contemporains, et qu’il était à même de suivre jour par jour la marche changeante des affaires européennes. Un président de république ne peut jamais avoir une position semblable, ni réunir en ses mains les mêmes sources d’information. Personnellement il inspirera peut-être la plus grande confiance ; mais demain il rentrera dans la vie privée et fera place à un successeur poursuivant des visées complètement différentes ; car la direction qui sera suivie dépendra d’un caprice, d’un revirement du suffrage universel ou de la majorité dans la chambre. Londres ou Saint-Pétersbourg engagent une négociation avec un ministre disposé à l’action : un plan de conduite est arrêté en conséquence ; mais quand vient le moment de le réaliser, un nouveau ministre occupe le pouvoir, et celui-ci est d’avis que rien ne vaut une magistrale inaction. Les autres puissances sachant qu’elles ne peuvent compter sur rien éviteront à leur tour de s’engager. Il est donc absolument certain que le régime parlementaire dans un état démocratique est, par sa constitution même, incapable de faire de bonne politique étrangère. Pour cela, tout lui manque : les traditions, les informations, les alliances, les desseins réfléchis et surtout, ce que rien ne remplace, la suite dans les idées et la durée. Ce qu’il peut faire de plus sage est de concentrer toute son attention et toute son activité au développement intérieur du pays. Ce rôle est-il indigne d’une grande nation ? Nullement : ç’a été, jusqu’à présent, celui de la grande république américaine et elle n’a pas lieu de s’en plaindre. Un peuple qui, absolument dévoué à la paix, parviendrait à faire marcher les institutions démocratiques de façon à assurer l’ordre, la liberté, l’instruction et le bien-être pour tous, exercerait, par l’exemple, une influence bien plus grande qu’en se mêlant aux luttes d’influence et aux combinaisons diplomatiques qui constituent toute la politique extérieure.


IV.

Il faut oser le dire, car l’expérience de chaque jour le démontre, le régime parlementaire, ne en Angleterre pour régler un petit nombre d’affaires, n’est pas fait pour être le mode de gouvernement de l’état moderne, avec les mille attributions qu’on lui a successivement imposées sur le continent. On est confondu quand on songe à la foule d’intérêts et de gens qui dépendent des ministres. En France, ils disposent tout d’abord d’une somme de trois milliards qui dépasse le revenu cadastral de toutes les terres. En outre, ils contrôlent les budgets des communes, des départemens et des institutions de bienfaisance, qui s’élèvent encore à un bon milliard. Ils entretiennent, réglementent et inspectent les écoles publiques de toute espèce et de tous les degrés, et ont ainsi en mains l’instruction, c’est-à-dire l’avenir du pays ; ils nomment les évêques et d’une main paient les ministres du culte et de l’autre les danseuses court-vêtues qui exhibent leurs grâces à l’Opéra ; ils entretiennent les instituts, les académies, les observatoires, les laboratoires et encouragent les lettres, les beaux-arts et les sciences ; ils déterminent combien d’hectares seront plantés en tabac, combien chaque hectare aura de plantes et chaque plante de feuilles, et ils nomment à cet effet des inspecteurs spéciaux chargés de les compter ; ils vendent ce stupéfiant dans les bureaux privilégiés dont ils désignent les innombrables agens répandus dans tout le pays ; ils transportent lettres, télégrammes et articles de finance, ce qui exige encore toute une légion d’employés ; ils construisent des routes et des chemins de fer, creusent des ports et des canaux, ce qui se fait par le corps très nombreux des ponts et chaussées ; ils exploitent des forêts domaniales, reboisent les hauteurs et surveillent les terres boisées des particuliers, ce qui donne naissance à l’administration forestière ; ils font de la porcelaine à Sèvres et des tapis aux Gobelins ; par les droits dédouane, par les accises et par les primes aux industries favorisées, ils déterminent la direction du travail dans toutes les branches de la production, et pour empêcher ainsi chacun de vendre, d’acheter et de fabriquer au mieux de son intérêt, il leur faut encore des régimens d’employés ; ils choisissent le gouverneur de la Banque centrale qui donne la note dominante au crédit ; ils ouvrent des bibliothèques, des archives, des conservatoires, pour lesquels il faut bibliothécaires, sous-bibliothécaires, archivistes, sous-archivistes, aspirans, commis, portiers, tous fonctionnaires ; c’est de par eux qu’existent et qu’opèrent agens de change, pharmaciens, notaires, débitans de boissons ; ils déclarent à quelles conditions et en vertu de quels examens on sera avocat, médecin, professeur, instituteur, ingénieur, garde-côte ou garde-barrière ; ils ont en mains la magistrature tout entière, c’est-dire la base sur laquelle repose la propriété, la famille, la sécurité publique, en un mot, l’édifice social tout entier ; ils entretiennent les prisons, les colonies pénitentiaires, les institutions de réforme, d’où nouveau bataillon d’agens rétribués par l’état. Ai-je tout dit ? Il s’en faut ; mais comme on ne peut prolonger indéfiniment cette trop longue énumération je citerai seulement l’armée et la marine, cette formidable institution sans précédent dans l’histoire, qui, désormais partout organisée à la prussienne, avec service universel et obligatoire, saisit la population mâle toute entière et fait du pays une caserne et un camp, où le militarisme allemand est venu se greffer sur la centralisation française. La nation est devenue l’état, et l’état, c’est le ministère. Entrez dans n’importe quelle famille et vous verrez que des décisions des pouvoirs publics dépend l’un ou l’autre de ses intérêts : dispense ou congé d’un milicien, examens, nominations, application d’un tarif, ouverture d’une route, primes et faveurs de toute sorte. Ce que l’on appelle le gouvernement tient donc en ses mains le sort actuel ou l’avenir de la plupart des citoyens.

Cette colossale machine marchera-t-elle vite ou lentement et dans quelle direction ? Inclinera-t-elle à gauche ou à droite ? De quelles idées, de quelles passions, peut-être de quelles rancunes se fera-t-elle l’instrument ? C’est le vote de la chambre, le hasard du scrutin, parfois une ou deux voix de majorité qui en décident. Quand l’état absorbe à ce point les intérêts sociaux et pour ainsi dire la vie même de la nation, il est monstrueux que tout cela soit soumis aux fluctuations incessantes des luttes parlementaires. Rien de semblable n’existe dans les pays auxquels nous avons emprunté es formes de notre régime constitutionnel, ni en Angleterre, ni aux États-Unis. Déjà cependant, en Angleterre, depuis que les attributions du pouvoir central se sont étendues, le parlement succombe visiblement sous sa tâche, (chaque année, M. Gladstone constate avec une éloquente tristesse la stérilité des sessions où son infatigable activité n’aboutit à rien. Récemment encore il disait que la dernière n’avait été que « honte et confusion. »

Des réformes profondes s’accompliront, sinon le gouvernement parlementaire périra dans l’impuissance et dans la déconsidération. Là où le conflit ne peut manquer de se produire et où il sera mortel, c’est dans les relations entre le parlement et l’armée ; nous en avons eu déjà de nombreux exemples. En Allemagne, il existe en permanence, tantôt à l’état aigu, comme avant 1866, tantôt déguisé, comme depuis cette époque. L’Empire a son Reichstag, et chaque état son assemblée délibérante. On y prononce de très beaux discours ; on y vote des lois et même souvent on se donne la satisfaction de rejeter les projets du gouvernement ; mais, en réalité, le maître absolu, c’est le souverain ou son ministre, par la simple raison qu’un million de baïonnettes disciplinées et obéissantes forment un argument irrésistible. Cette vérité est dure, et les patriotes libéraux en gémissent, d’autant plus que le grand-chancelier ne se pique pas de la leur dissimuler. En Égypte, un gouvernement régulier, économe, favorable aux progrès du pays fonctionnait sous le contrôle de la France et de l’Angleterre ; mais on avait oublié de compter avec l’armée, et elle a tout renversé. En France même, deux dates sinistres ne s’oublient pas, le 18 brumaire et le 2 décembre. En Angleterre, les événemens de la révolution et de la restauration avaient si clairement révélé le danger, que le parlement a pris des mesures radicales pour s’en défendre. Le bill qui impose l’obéissance aux troupes n’est voté que pour un an, et s’il n’était pas renouvelé, l’armée pourrait se débander, car l’autorité des chefs n’existerait plus. En Amérique, on ne veut d’armée que pour couvrir la frontière contre les Indiens : vingt-cinq mille hommes pour une population de cinquante-trois millions. Dans les républiques sud-américaines, au contraire, ce sont les colonels qui font et défont les gouvernemens. À quoi sert donc de nous faire illusion ? Même dans nos pays d’Occident, où les institutions constitutionnelles semblent avoir pris définitivement racine, elle n’existent que par la tolérance de l’armée. Supposez un souverain très décidé à faire prévaloir ses desseins et un différend comme celui de 1864-1866 en Prusse, et, assurément, ce n’est pas la volonté du parlement qui prévaudra. Nous disons volontiers que les Allemands n’ont du régime parlementaire que les apparences. Au fond, la situation est partout la même, seulement elle est chez nous à l’état latent.

En réalité, il est contre la nature des choses qu’un grand corps hiérarchisé de un million, d’hommes, dont la base doit être l’esprit d’autorité, soit soumis aux ordres ou aux caprices d’une assemblée délibérante qui change de système tous les ans et d’un ministre qu’on renvoie tous les six mois. Je veux admettre que l’armée, toute dévouée aux institutions démocratiques de son pays, abhorre jusqu’à l’idée de jouer le rôle de prétoriens et d’imposer une dictature militaire. Mais il est telle circonstance qui peut faire jaillir en un éclat ou en une catastrophe la contradiction qui est au fond des choses. Une résolution trop absurde de la chambre, le désordre dans l’administration aboutissant à la désorganisation, ou une véritable humiliation nationale peuvent amener l’armée à se dire : C’en est trop ; je suis créée non pour être le jouet de messieurs les orateurs et les politiciens, mais, pour maintenir l’ordre à l’intérieur et l’honneur du pays à l’étranger. Dangereuse situation d’esprit, car si elle se généralisait, l’usurpateur n’aurait qu’à paraître. Il trouverait sous la main les éléments d’un coup d’état. De grandes victoires pourraient faire naître le même péril sous une autre forme et pour d’autres raisons.

Si ce qui précède est vrai, et qui peut ne pas apercevoir le péril ? il paraîtra indispensable de soustraire la direction de l’armée aux fluctuations des majorités parlementaires et des perpétuels changement de cabinets. Cela est plus nécessaire encore dans une république où le chef de l’état, commandant suprême de la force militaire, n’est point permanent. J’essaierai de montrer plus loin comment ce résultat peut être en quelque mesure obtenu.


V.

Nous avons vu que le gouvernement parlementaire est nécessairement un gouvernement de partis et qu’il fonctionne d’autant mieux que les partis sont plus nettement tranchés et plus fortement disciplinés. Mais, d’autre part, la prédominance de l’esprit de parti offre des inconvéniens qui s’aggravent et qui frappent de plus en plus les observateurs éclairés. Après avoir analysé le mal, il faudra donc en chercher le remède.

Parmi les auteurs qui ont le plus profondément étudié les ressorts du régime constitutionnel, la plupart font l’éloge des partis. Un politique anglais de premier ordre, Burke, en dit ceci : « Un parti est une réunion d’hommes qui s’accordent pour travailler en commun au bien du pays, conformément à certains principes généraux qui leur sont communs. Les gens qui pensent librement ne peuvent en tout penser de même ; mais, comme la direction de la chose publique dépend de quelque principe d’importance supérieure, si on s’entend sur celui-ci, on s’entendra aussi sur ses conséquences. Les bons, effets de l’esprit de parti en Angleterre ont été nombreux et importans. Le premier a été qu’il a imprimé de la suite et de la cohérence aux opinions des hommes politiques. Il leur a donné, pour les affaires publiques, certaines règles de conduite semblables à celles de la morale universelle, qui leur permettent de résoudre les questions obscures ou douteuses. L’attachement à ces principes les met à même de résister aux tentations de l’intérêt privé, aux sophismes des autres et à leurs propres caprices. Leur attitude devient digne et ferme, leur caractère s’élève, leur esprit acquiert de la suite. Enfin l’union d’un grand nombre de personnes sous un même drapeau donne au gouvernement la force nécessaire pour faire les lois qu’exige le bien du pays. » En Allemagne, l’influence des partis a été étudiée d’une façon systématique par Röhmer[1] et par Bluntschli[2]. Tous deux les considèrent comme indispensables à la marche des institutions libres. D’après Bluntschli, les partis politiques sont d’autant plus actifs et plus puissans que la vie publique est plus libre et plus élevée. « L’histoire de la république romaine et du développement de la monarchie anglaise ne s’explique, dit-il, que par le conflit des partis, dont les péripéties forment, en réalité, les annales de la liberté. Certaines âmes timides croient que les partis politiques sont une des misères et des maladies de notre époque. Au contraire, elles sont la preuve d’une activité vigoureuse et saine. Se vanter qu’on n’appartient à aucun parti, c’est s’accuser d’infirmité d’esprit ou d’un condamnable égoïsme. Le seul homme qui ait le droit et même le devoir de ne se montrer d’aucun parti, c’est le chef de l’état. »

Cet éminent Italien, trop peu connu à l’étranger, Cesare Balbo, montre, dans son beau livre : della Monarchia rappresentativa, que l’avantage du régime constitutionnel est précisément de ramener les vues particulières à deux courans d’idées, qui, sous la forme de deux grands partis : celui du ministère et celui de l’opposition, impriment à la marche du gouvernement une direction ferme et constante, de même que les vents alizés favorisent la course des navires. Sous un régime absolu, ils forment les factions qui donnent naissance aux sociétés secrètes, aux conspirations, aux révolutions de palais, et aux régicides, comme on l’a vu si souvent en Russie ; avec la liberté, les factions deviennent des partis, dont les nobles luttes sont l’honneur, l’éclat et la gloire des pays. Macaulay fait remonter l’origine des deux grands partis qui, depuis lors, ont tour à tour occupé le pouvoir, les whigs et les tories, à la seconde réunion du long-parlement (1641), et il ajoute que leur histoire est véritablement celle de l’Angleterre. On peut donc dire que les écrivains amis de la liberté ont vanté les avantages des partis et que ceux qui les condamnent sont, en réalité, partisans du despotisme.

M. Minghetti admet complètement la vérité de ce qu’ont dit Burke, Balbo, Macaulay, Bluntschli, Röhmer et tant d’autres, mais, comme dans nos sociétés, si imparfaites encore, les meilleurs choses ont leur mauvais côté, c’est celui-ci qu’il a voulu étudier, craignant que les abus grandissans n’arrivent à fausser complètement les institutions représentatives, dont les partis sont les moteurs et les ressorts. C’est précisément parce que ce grand parlementaire est un ami dévoué, mais éclairé de la liberté, qu’il cherche à écarter ou à diminuer les faits fâcheux qui peuvent la mettre en péril.

Le premier inconvénient que signale M. Minghetti est celui-ci : à mesure que les fonctions de l’état moderne s’étendent et se compliquent, les nécessités d’un gouvernement de parti font que les ministres sont moins aptes à bien faire leur besogne. Il y a trop souvent, dit-il, contradiction entre les motifs qui font attribuer les portefeuilles ministériels à tels ou tels hommes politiques et cette loi économique qui s’impose de plus en plus dans toutes les branches de l’activité humaine, à notre époque, la loi de la division du travail. En matière scientifique non moins qu’en fait de production industrielle on réclama des « spécialistes : the right man in the right place ; » le succès et la supériorité ne s’obtiennent pas autrement. En administration et dans la gestion des affaires publiques, tout se complique maintenant, et des connaissances spéciales deviennent de plus en plus nécessaires. En fait d’armée, de marine, d’instruction, de travaux publics, d’affaires étrangères, partout surgissent à chaque instant les problèmes les plus graves et les plus difficiles. Or, les nécessités du régime parlementaire et du gouvernement des partis, ne permettent pas de choisir pour chaque portefeuille l’homme le plus compétent. Il faut tenir compte des opinions plus que des capacités. Quand un parti a conquis le pouvoir, on doit bien récompenser ceux à qui est due la victoire. Souvent aussi il faut donner satisfaction aux exigences régionales. Le Nord et le Midi, l’Est et l’Ouest veulent avoir leur part d’influence. Quand on a distribué les portefeuilles entre les quatre points cardinaux et les cinq ou six groupes qui ont formé la majorité, quelle place reste-t-il pour les hommes spéciaux ? Ici, non moins que sous l’ancien régime, où il fallait un mathématicien, c’est un danseur qui l’emporte. C’est une chance heureuse et rare si, dans le personnel des chefs du parti vainqueur, on trouve quelques hommes bien préparés pour les fonctions qu’on est obligé de leur confier.

Le ministre, une fois en place, peut-il au moins consacrer au bien du pays et aux affaires de son département la somme plus ou moins grande d’aptitude et de dévoûment qu’il y apporte ? Nullement : c’est tout au plus s’il a le loisir de se mettre au courant des faits les plus importans. Le plus clair de son temps est pris par les questions de personnes. Les compétitions pour les places vacantes lui amènent non-seulement les visites ou les demandes d’innombrables solliciteurs qu’il peut, il est vrai, parfois éconduire, mais en outre les obsessions des députés qu’il est bien forcé de recevoir et qui sauraient du reste, au besoin, se faire ouvrir toutes les portes. L’après-midi, ce sont les séances de la chambre avec ses interpellations, et les négociations, les efforts permanens qu’exige la conservation de la majorité. Le soir, diner et réceptions, auxquels on ne peut se soustraire ; car malheur à celui qui s’isole ! on le déclare inabordable ; c’est un esprit chagrin, un caractère atrabilaire ; il devient impopulaire ; il fait tort au cabinet, et on lui fait sentir qu’il ferait mieux de s’en aller.

Ainsi, en résumé, le régime parlementaire tel qu’il est pratiqué presque partout, sur le continent, ne donne pas le portefeuille aux hommes qui en sont les plus dignes, et, ce qui est plus fâcheux encore, il empêche les ministres désignés de faire des aptitudes qu’ils possèdent l’emploi le plus utile au pays. Le mal est d’autant plus grand que les ministères durent moins longtemps et que la masse des affaires qu’une centralisation excessive met à leur change est plus considérable.

Un autre reproche que l’on peut faire à l’influence des partis dans le régime représentatif, c’est l’abus de l’intervention des députés dans toutes les branches de l’administration. C’est pour prouver la vérité de cette observation que M. Minghetti a écrit son livre, qui n’est au fond qu’une réponse aux violentes attaques qu’elle lui avait attirées[3]. Il n’a nulle peine à montrer que le mal qu’il a cru devoir dénoncer à l’attention de ses concitoyens, n’est nullement spécial à l’Italie et que, au contraire, il semble inhérent au régime parlementaire appliqué dans un état fortement centralisé. Ici il multiplie les citations empruntées aux différens partis et il trouve les plus écrasantes dans les auteurs américains. Je résumerai seulement ce que dit à ce sujet un écrivain français peu suspect d’exagération et, s’occupant du gouvernement représentatif en France sous Louis-Philippe dont certes il n’était point l’adversaire, je veux parler de M. Hello et de son livre du Régime constitutionnel. Il montre d’abord les innombrables agens de l’administration répandus sur toute la surface du pays transformés en courtiers électoraux, par la nécessité de conserver la majorité au parti qui gouverne. L’électeur, dit-il, vote trop souvent plus en raison des avantages qu’il attend que des convictions qui l’animent. Le député, à son tour, devient le très humble serviteur de ses commettans. Il soigne leurs affaires, grandes et petites, place leurs fils et fait volontiers les emplettes de ces dames dans la capitale. Dans les ministères il a son compte-courant : à son passif, comme dettes, sont portées toutes les nominations et toutes les faveurs qu’il obtient ; à son actif tous les votes favorables au gouvernement qu’il émet. Ce règlement des obligations réciproques paraît si avantageux que l’administration fait comprendre que le député est en tout l’intermédiaire obligé. Toute demande, pour être examinée, doit être accompagnée de la recommandation du député, et c’est lui qui apprend tout d’abord qu’elle a été accueillie, afin qu’il puisse s’en faire un mérite auprès de ses électeurs. À la veille du scrutin, dans leurs circulaires, les députés ne se font pas faute d’invoquer les services rendus et de faire entrevoir tous les avantages que leur influence fera obtenir : ponts, canaux, routes, chemins de fer, écoles, subsides de toute espèce. De cette façon, l’universelle ingérence de l’état et les places sans nombre qu’elle crée, deviennent un instrument de parti et la dépouille opime que se partagent les vainqueurs. On sait qu’aux États-Unis, ce système était un droit reconnu : les deux sénateurs de chaque état appartenant au parti qui arrivait au pouvoir disposaient de toutes les nominations que l’exécutif avait le droit de faire dans l’état qu’ils représentaient.

M. Guizot définit dans son langage élevé ce fléau des influences qu’on lui a si amèrement reproché et auquel il n’a pu se soustraire. Il s’imaginait, à tort, qu’il n’existait ni aux États-Unis ni en Hollande ni en Belgique et il s’affligeait de le voir régner en France : « Quand le pouvoir supérieur est chargé à la fois de gouverner avec la liberté et d’administrer avec la centralisation, quand il a à lutter au sommet pour les grandes affaires de l’état et en même temps à régler partout, sous sa responsabilité, presque toutes les affaires du pays, deux inconvéniens graves ne tardent pas à éclater : ou bien le pouvoir central, absorbé par le soin des affaires générales et de sa propre défense, néglige les affaires locales et les laisse tomber dans le désordre et la langueur ; ou bien il les lie étroitement aux affaires générales, les fait servir à ses propres intérêts, et l’administration tout entière, depuis le hameau jusqu’au palais, n’est plus qu’un moyen de gouvernement entre les mains des partis politiques qui se disputent le pouvoir. Condamnée à porter à la fois le fardeau de la liberté politique et celui de la centralisation administrative, la monarchie constitutionnelle naissante a été soumise à des difficultés et à des responsabilités contradictoires qui dépassaient la mesure d’habileté et de force qu’on peut raisonnablement exiger d’un gouvernement[4]. » L’ingérence des députés et de l’esprit de parti dans l’administration et dans la distribution des places est certes fâcheuse, et il faut s’efforcer d’y mettre des bornes ; mais elle ne mettrait peut-être pas en péril les institutions libres. Ce qui serait tout autrement grave et probablement mortel pour ces institutions, ce serait que le mal vînt à atteindre la justice ; car celle-ci est la consécration de tous les droits et le dernier refuge de la liberté. Méditant sur les fonctions des tribunaux qui assurent le maintien de l’ordre social et rendent possible le travail de l’humanité, David Hume a dit : « Tout notre système politique et chacun de ses organes, l’armée, la flotte et les deux chambres, tout cela n’est qu’un moyen pour atteindre une seule et unique fin, la conservation de la liberté des douze grands juges de l’Angleterre. »

M. Minghetti accumule les faits et les citations pour démontrer cette vérité capitale, que, si la justice à son tour devient un instrument de parti, tout est perdu. Les avantages et les gloires du régime représentatif ne sont rien au prix de cet abus qui ôte toute garantie à la vie sociale. Et, en effet, s’il est une vérité évidente, c’est que plus complètement règne la démocratie et plus toutes les positions sont données par l’élection, plus il est alors indispensable qu’il y ait un pouvoir indépendant où le faible puisse trouver protection contre le fort. Autrement c’est la tyrannie, et elle serait pire que celle de l’absolutisme, car elle s’exercerait partout avec la même violence et la même injustice. Au sein de chaque village, de chaque institution, en un mot, dans toutes les branches de l’activité humaine, ceux qui seraient en minorité, au jour des élections, seraient des proscrits, pour lesquels il n’y aurait plus de droit et qu’on pourrait opprimer, dépouiller et charger d’impôts sans merci et sans vergogne. La pire des institutions des États-Unis, et peut-être la seule qui soit foncièrement mauvaise, est la magistrature élue. Les conséquences n’en sont pas partout également mauvaises ; mais elles sont parfois détestables. Voici ce qu’a écrit à ce sujet un Américain dont l’opinion a quelque valeur. « On croit au progrès. On s’imagine qu’il n’y a plus de pirates, de brigands, de tricheurs au jeu ; c’est une illusion. Les pirates exercent désormais leur industrie sur terre ferme ; ils la gèrent de façon à échapper aux lois et leurs profits dépassent fantastiquement ce qu’ils pouvaient acquérir en écumant les mers. Les brigands ne vivent plus dans les grottes des montagnes : ils se pavanent sur les places publiques, dans les sièges des juges et des législateurs, et ils se font nommer colonels ou généraux. Tricher est une affaire de bourse qui enrichit les plus habiles et les moins scrupuleux. Enlevons le masque au XIXe siècle, et sa civilisation, dont il est si fier, cachera à peine la brutalité des mœurs du XIIe siècle, qui étaient plus franches et moins malhonnêtes. » Déjà on se plaint en France que les influences politiques faussent la balance de la justice. Dernièrement le procureur-général de la cour d’appel de Paris n’hésitait pas à dire dans un discours officiel : « Les juges de paix s’inquiètent plus des opinions politiques de leurs justiciables que de la légitimité de leurs demandes, et ils se demandent si une bonne élection ne vaut pas mieux qu’un bon jugement. »

Loin de porter atteinte à l’inamovibilité des magistrats, il faut donc la fortifier par tous les moyens. Leur nomination et leur avancement doivent même être soustraits à l’arbitraire du ministre. On y parvient en faisant dresser, par des corps indépendans les uns des autres, pour toute place vacante, une liste double de présentation, ainsi que cela se fait en Belgique. En Italie, on a aussi réclamé et momentanément obtenu que le ministre ne pût même point déplacer un magistrat sans son consentement, parce que le droit d’envoyer un juge de Turin à Palerme et de Venise à Sassari devenait parfois un moyen d’influence illicite. Mieux on se rendra compte des conditions indispensables au maintien de la démocratie, plus on s’efforcera d’assurer l’impartialité de la magistrature, en la soustrayant aux influences de parti en même temps qu’à l’action du pouvoir.


VI.

J’ai essayé de montrer quelques-uns des inconvéniens et des dangers que rencontre le régime parlementaire dans les pays qui présentent cette fâcheuse anomalie d’être à la fois très démocratiques et très centralisés. Comment échapper aux conséquences qui résultent de ces situations contradictoires, c’est-à-dire, comment concilier l’esprit de suite indispensable à la direction des affaires d’un grand pays avec la mobilité de résolutions propre aux assemblées délibérantes, surtout dans les démocraties ? M. Minghetti consacre la dernière partie de son livre à l’examen de cette importante et difficile question. [5] Je ne puis ici résumer et discuter les vues originales et profondes qu’il émet à ce sujet. Il y aura grand profit à les étudier dans le livre même. Je dois me borner à dire brièvement ce qui m’en paraît essentiel.

Pour corriger les inconvéniens du parlementarisme, deux ordres de réformes ont été indiqués : les premières s’appliquent à la nature des affaires que le parlement doit régler, c’est-à-dire aux attributions de l’état ; les secondes se rapportent au mode de les régler, c’est-à-dire au mécanisme du gouvernement.

L’une de ces réformes, qui est souvent préconisée porte un nom très populaire : c’est la décentralisation. Il est évident que, moins nombreux sont les intérêts que règle le pouvoir central, moindres sont les maux qui résultent de l’instabilité des ministres et de l’incompétence des chambres. On peut même dire que la décentralisation est la forme propre de la démocratie. Si vous la poussez à bout, vous pouvez avoir, sans trop d’inconvéniens, même la législation directe par le peuple, comme dans les démocraties de la Grèce antique et dans les cantons alpestres de la Suisse, ou bien le referendum, c’est-à-dire l’acceptation ou le rejet par le suffrage universel des lois votées par les députés. Le paysan, incapable de diriger la politique générale, peut très bien intervenir dans l’administration des affaires de son village ; aucune révolution universelle n’est à craindre, car le gouvernement est pour ainsi dire acéphale. La vie politique est répandue partout, mais elle n’est concentrée nulle part. Chaque partie de l’état ayant ses tendances particulières, jamais la même fièvre ne peut le saisir tout entier. Le rôle des assemblées nationales est si effacé qu’on soupçonne à peine leur existence. Les radicaux ou les conservateurs dominent-ils dans les conseils fédéraux à Berne ? On l’ignore dans le reste de l’Europe, et même en Suisse, cela importe assez peu. En Norvège, autre pays démocratique, le parlement est tout-puissant, car le pouvoir du souverain est presque nul : néanmoins l’activité parlementaire est réduite et n’exerce qu’une influence très restreinte sur la vie nationale. Dans les états où règnent à la fois la centralisation et la démocratie, tout le monde s’accorde à dire qu’il faudrait diminuer les attributions des autorités centrales pour accroître celles des communes et des provinces. Il n’est pas jusqu’à M. Guizot qui ne regrette de ne pas l’avoir fait. « Pour guérir ce mal, dit-il dans ses Mémoires (t. I, p. 189), un double travail était à faire. Il fallait, d’une part, faire pénétrer la liberté dans l’administration des affaires locales, et de l’autre, seconder le développement des forces locales capables, dans leur sphère, d’exercer le pouvoir. »

Les régimes changent : la république succède à la monarchie, chacun répète la formule favorite : Décentralisons. Mais la réforme vantée par tous n’est accomplie par personne. Pourquoi ? Parce que le parti dominant devrait permettre à ses adversaires d’être les maîtres dans certaines parties du pays. Il faudrait renoncer à cet idéal d’une grande nation unifiée, solidaire, marchant en avant tout entière, du même pas, sans souffrir ni dissidens ni retardataires. La république une et indivisible, rêvée par les jacobins, devrait se transformer en une fédération de régions ou même de communes, dont un grand nombre seraient alors gouvernées par ce qu’on appelle la « réaction. » C’est à peu près ce que veulent les économistes à outrance et les collectivistes. Mais le fédéralisme, écrasé en 93, n’est pas encore à la veille de triompher aujourd’hui. Cherchons donc le remède ailleurs, c’est-à-dire dans une réforme du mécanisme gouvernemental.

Un écrivain instruit et judicieux, que Stuart Mill aimait à citer, W. Thornton, très frappé des infirmités du système parlementaire, propose d’y obvier de la façon suivante. Les ministres n’auraient point de politique propre qu’ils s’efforceraient d’imposer aux chambres. Ils suivraient en tout l’impulsion de celles-ci et se borneraient à exécuter leurs volontés. Ils éviteraient de poser à tout propos des questions de confiance et ils ne se retireraient que devant un vote formel qui leur signifierait de s’en aller. En outre, il n’y aurait nulle solidarité entre les ministres. Chacun d’eux porterait uniquement la responsabilité des actes de son département. Celui qui aurait démérité ou perdu l’appui de la chambre déposerait son portefeuille, sans entraîner la démission de ses collègues. De cette façon, on éviterait des changemens perpétuels de ministères qui désorganisent les services et affaiblissent le pays. C’est à peu près ainsi que le régime constitutionnel était pratiqué autrefois en Angleterre, et après 1815, sur le continent. Il l’a été de même récemment en France, et on serait porté à croire que c’est le seul que le parlement veuille désormais supporter. Ce système s’éloignerait beaucoup de celui du gouvernement de cabinet, si admirablement analysé par Bagehot[6] et auquel nous sommes habitués depuis un demi-siècle. Les ministres ne seraient plus que des chefs de bureau. La haute direction de la politique générale passerait entièrement aux mains du parlement. Ce régime peut donner d’assez bons résultats dans une monarchie tempérée, où le souverain exerce encore, en réalité, le pouvoir exécutif ; car on trouverait au moins dans ses conseils l’esprit de suite indispensable à tout gouvernement ; mais dans une république démocratique il aboutirait inévitablement à l’impuissance ou à l’anarchie. Les résolutions improvisées et les incessantes contradictions d’une chambre non dirigée et complètement livrée à elle-même feraient tomber le régime dans le discrédit et sous le ridicule. Au reste, comme il est probable que la théorie de Thornton continuera à être appliquée en France pendant quelque temps encore, on pourra juger l’arbre d’après ses fruits.

Comme on le sait, la constitution des États-Unis a un autre moyen d’échapper aux inconvéniens du parlementarisme. Les ministres, nommés par le président, ne relèvent pas des chambres, où ils n’ont pas le droit de pénétrer, même pour défendre leurs projets. Le gouvernement de cabinet n’existe donc en aucune façon en Amérique. Le mécanisme gouvernemental diffère ainsi totalement de celui de l’Angleterre et des nôtres. Les chambres et les ministres agissent dans des sphères complètement séparées, et ils n’ont pour ainsi dire aucune action les uns sur les autres. Un vote du parlement ne peut renverser le ministère ; à vrai dire, il n’y a que des secrétaires d’état dépendant du président.

Ce système, si opposé à toutes nos idées sur le régime représentatif, présente cependant de nombreux avantages. Le président peut choisir comme ministres les plus aptes à en remplir les fonctions, sans avoir à tenir compte des exigences des groupes et des intrigues parlementaires. Les ministres, n’étant pas absorbés par les soins incessans nécessaires en Europe pour conserver une majorité, ont le temps de s’occuper des affaires du pays. Ils peuvent compter sur une durée de quatre ans et peut-être de huit ans, si le président est réélu, au lieu d’être renversés tous les six mois, comme en France et en Italie. Ils ne sont pas à la merci des exigences des députés, car ceux-ci ne peuvent les renvoyer. Les luttes parlementaires n’agitent guère le pays, car les discours prononcés dans les chambres sont lus comme des morceaux d’éloquence ou des dissertations instructives qui éclairent le public, mais qui, n’aboutissant pas à des votes changeant la direction des affaires, ne passionnent pas l’opinion. La souveraineté du peuple se manifeste de temps en temps, et elle est alors sans contrôle, car le peuple nomme tous les fonctionnaires ; mais, dans l’intervalle, ceux qu’il a choisis peuvent gouverner dans la limite des pouvoirs qui leur sont confiés.

Je trouve encore aux États-Unis un autre mode de gérer les affaires publiques qu’on pourrait utilement imiter en Europe. Certains services, — et particulièrement celui que l’on considère là-bas, et avec raison, comme le plus important de tous, l’instruction du peuple, — sont administrés non par des ministres dépendant des fluctuations incessantes des majorités, mais par de hauts fonctionnaires que désignent soit le suffrage universel, soit le parlement. S’ils remplissent bien leurs fonctions, ils sont ordinairement renommés, et je pourrais citer ainsi dans les divers états plusieurs « surintendans de l’éducation » qui sont considérés comme inamovibles. Il y aurait grand avantage à appliquer ce système en Europe, dans les départemens qui exigent impérieusement l’esprit de suite, comme la guerre, l’instruction et les travaux publics. Ces surintendans, nommés par la chambre, en raison de leurs aptitudes spéciales, seraient révocables et responsables ; mais, soustraits aux soins et aux vicissitudes des luttes parlementaires, ils pourraient appliquer leurs connaissances et leur activité au bi en général avec autant de succès que l’ont fait les bons ministres sous le régime autocratique.

Je ne puis ici qu’effleurer ces idées. Ce qui est évident et ce qui le paraîtra davantage encore à mesure que l’état social et les institutions deviendront plus démocratiques, c’est que le régime parlementaire, tel qu’il est pratiqué maintenant dans les pays où règnent à la fois la démocratie et la décentralisation, exige impérieusement une réforme. Il est peu probable qu’un grand état, avec une grande armée, consente à être indéfiniment le jouet des majorités mobiles d’une chambre ou la matière à expérimentation de ministères semestriels. Son infériorité, relativement aux pays gouvernés avec une autorité prévoyante et des vues suivies et réfléchies, deviendrait trop périlleuse et trop poignante. Les institutions les plus démocratiques peuvent assurer la paix, la prospérité et le progrès, mais à certaines conditions que nous offrent, par exemple, la fédération helvétique absolument décentralisée, les États-Unis sans ministère parlementaire et certains états où les chambres ne se réunissent que tous les deux ans. L’omnipotence des chambres dans une république constituée comme un empire, mais sans grands partis constitutionnels, est une source d’agitations stériles et une cause d’inquiétudes qu’une nation vouée au travail et soucieuse de son avenir ne supportera pas toujours. Le plus grand et peut-être le seul danger qui menace la république en France, c’est donc l’imperfection du régime parlementaire.

M. de Bismarck a dit en 1869 : « Le gouvernement de cabinet est une sottise et un fléau dont l’Europe ne tardera pas à se guérir. » Il ne faut pas que les parlemens en France et en Italie lui donnent trop raison, car la liberté et le régime représentatif seraient en grand danger sur notre continent.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Lehre von den politischen Parteien (Théorie des partis politiques).
  2. Character und Geist der politischen Parteien (Caractère et esprit des partis politiques).
  3. Dans un discours éloquent, prononcé à Naples le 8 janvier 1880, M. Minghetti avait cité Aristote montrant comment toutes les formes de gouvernement dégénèrent, la monarchie aboutissant à la tyrannie, l’aristocratie à l’oligarchie et la démocratie à la démagogie. Puis il avait recherché les causes qui amènent la déformation du gouvernement parlementaire, et, parmi celles-ci, il avait signalé l’ingérence indue des députés dans toutes les affaires publiques concernant l’état, les provinces, les communes et même les corps moraux et les institutions de bienfaisance Cela provoqua une tempête dans la chambre : on demanda la mise en accusation de l’insolent orateur qui avait attenté à l’honneur du parlement M. Minghetti répondit que le mal qu’il a ait signalé n’était pas propre à l’Italie ; qu’il existait plus ou moins dans tous les pays constitutionnels sur le continent ; que des écrivains étrangers l’avaient noté également ; et qu’il ne pouvait taire une vérité évidente, sur laquelle au contraire il était urgent d’attirer l’attention de tous. Visitant l’Italie avant que ce discours fût prononcé, j’avais été moi-même très frappé de l’abus qu’il indique et dont on m’avait cité une foule de preuves. Je me permets de rappeler ce que j’écrivis à ce sujet dans mes Lettres d’Italie (1880), écrites au jour le jour, sous l’impression directe des faits ou des conversations : « Un autre fléau de l’Italie, c’est l’abus des influences parlementaires ; nous en souffrons déjà beaucoup en Belgique, mais le mal est plus grand ici, parce que, à défaut de partis nettement tranchés sur lesquels ils puissent s’appuyer, les ministres et les administrations ne peuvent résister. Le député doit se faire le serviteur des solliciteurs qui l’assiègent, sous peine de perdre leurs voix ; et le ministre doit donner satisfaction aux députés pour former ou pour conserver sa majorité. Dans les nominations, on tient moins compte des nécessités du service ou du service ou du mérite des candidats, que des recommandations des membres du parlement Devant eux, à Rome comme en province, chacun tremble et tous cèdent. Les lois, les règlemens, l’équité, l’intérêt public, pour leur complaire tout est mis en oubli Il y a là une source permanente de désordres, de dilapidations, de favoritisme et de mauvaise gestion. » L’économiste anglais Thornton s’était exprimé dans le même sens (Macmillan Magazine, janvier 1880). Ce que j’avais observé en Italie n’était point pour moi chose nouvelle : je l’avais remarqué dans mon pays, — et, en France même, ne voit-on rien de pareil ?
  4. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. I, p. 188.
  5. Lire à ce sujet le livre de M. Albert Desjardins cité dans l’excellent travail publié ici même par M. Arthur Desjardins (Revue du 1er août). Voir aussi celui de M. Mirabelli, l’Inamobilità della magistratura nel regno d’Italia. Napoli, 1880.
  6. Relire à ce sujet son livre, la Constitution anglaise, si plein d’enseignemens utiles.