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Le Révélateur du globe/Préface

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A. Sauton (p. déclaration-x).

DÉCLARATION DE L’AUTEUR

En ma qualité de Catholique, je déclare me soumettre entièrement à la doctrine de l’Église, aux règles et décisions du Saint-Siège, notamment aux Décrets des Souverains Pontifes Urbain VIII et Benoit XIV, concernant la canonisation des Saints.

S’il m’arrive, au sujet de la présente Cause de Béatification, d’empioyer les mots de « Saint » et de « Sainteté », ce n’est que d’une manière purement relative, par insuffisance de langage, faute de termes qui rendent plus complètement ma pensée. D’avance, je désavoue le sens rigoureux et absolu qu’on voudrait attribuer à ces expressions ; car nul ne peut être appelé Saint tant que l’Église ne l’a pas qualifié ainsi officiellement.

Léon BLOY.
Paris, 12 juillet 1883.
PRÉFACE

L’auteur de la préface que voici fut un des premiers qui parlèrent du beau livre d’histoire — cause et occasion de cet autre livre qu’on publie aujourd’hui[1].

C’était en 1856. Un homme, en ce temps-là, s’aperçut, un jour, de la monstruosité sous laquelle le monde vivait en paix et allait son train. C’est que Christophe Colomb, — l’un des hommes les plus grands qui aient jamais existé, s’il n’est pas même le plus grand, — n’avait littéralement pas d’histoire. Transporté de honte pour le compte du genre humain, cet homme qui était un écrivain du talent le plus élevé, résolut d’arracher, dans la mesure de ses forces, Christophe Colomb à la destinée de silence et d’ingratitude qui pesait depuis près de quatre siècles sur sa mémoire, et qui avait mis la grandeur de l’oubli en proportion avec la grandeur du service rendu, par lui, au monde tout entier. Jusque-là, de maigres notices, menteuses ou dérisoires, griffonnées sur Christophe Colomb, avaient montré qu’elles étaient dignes des mains qui avaient raturé son nom pour en mettre un autre à sa place sur sa grandiose découverte… et, pour la première fois, la vie de Christophe Colomb fut écrite.

Malheureusement, le marbre de l’oubli est plus dur à égratigner que le marbre d’un tombeau, et il faut bien le dire, cette Histoire de Christophe Colomb, par le Comte Roselly de Lorgues, malgré tout le bien qu’on en dit, n’eut point, dans un temps où la publicité se prostitue aux plus basses œuvres littéraires, le succès retentissant que les hommes prennent pour de la gloire. Mais voici qui vengea le livre resté trop obscur ! Voici où la semence de vérité jetée aux vents légers et imbéciles tomba !


Elle tomba dans le cœur du Pape qui gouvernait alors l’Église, ettout à coup, elle y leva !… Dans l’immense grand homme que fut Christophe Colomb, Pie IX vit le saint qu’il fallait en faire sortir, — et de sa main pontificale, — de cette main qui dispose de l’éternité, — illui prépara son autel. À dater de ce moment, la Béatification de Christophe Colomb fut résolue… Pour s’être rencontré avec l’intuition latente au cœur mystique de Pie IX, le Comte Roselly de Lorgues fut solennellement désigné pour être, en style de chancellerie romaine, « le Postulateur de la Cause auprès de la Sacrée Congrégation des Rites ». C’était la gloire ! la gloire manquée, venant tard, mais enfin venue et non pas d’en bas d’où elle vient souvent, mais d’en haut, d’où elle devrait toujours descendre. Malgré tout, en effet, malgré la contagion de la Libre Pensée, ce terrible choléra moderne de la Libre Pensée qui les ronge et qui les diminue chaque jour, les chrétiens sont encore assez nombreux pour faire de la gloire, comme le monde la conçoit et la veut — et, de cela seul que l’Église mettait en question la sainteté de Christophe Colomb, il avait sa gloire, même aux yeux des ennemis de l’Église, qui, au fond, savent très bien, dans cequi peut leur rester d’âme, qu’il n’y a pas sur la terre de gloire comparable à celle-là !


Et du même coup, le Comte Roselly de Lorgues eut aussi la sienne. Il avait trop indissolublement attaché sa noble vie à la vie colossale de Christophe Colomb pour qu’il fût possible de l’en détacher. Désormais, qui pensera au héros, pensera forcément à l’historien qui l’a raconté. Le Comte Roselly de Lorgues a écrit son nom, à une telle profondeur dans le nom de Christophe Colomb, qu’on ne peut plus lire l’un sans lire l’autre, dans la clarté que l’Église répand sur eux, de son flambeau. Christophe Colomb et Roselly de Lorgues, arriveront, chacun à son rang, dans le partage de la même immortalité…

Certes, ce n’est pas pour de tels hommes que j’écris cette préface. Ils n’en ont pas besoin. Ils sont au-dessus de toute plume vivante. Si les préfaces signifient quelque chose, c’est quandelles sont les prévisions de la Critique en faveur des Obscurs qu’elle distingue dans leur obscurité et qu’elle doit aimer à faire monter dans la lumière. Tel M. Léon Bloy et son livre sur Le Révélateur du Globe que l’histoire du Comte Roselly de Lorgues et son dévouement à la mémoire de Colomb lui ont inspiré.


Or, M. Léon Bloy est précisément un de ces obscurs que la Critique a pour devoir de pousser aux astres, s’ils ont la force d’y monter. Admiratcur et serviteur de Christophe Colomb et du Comte Roselly de Lorgues, M. Léon Bloy ne s’est pas contenté de signaler les sublimités de l’histoire, écrite par le Comte Roselly. Il n’a pas fait qu’un livre sur un livre comme tout critique en a le droit ou se l’arroge. Il a fait mieux et davantage. En parlant du seul historien de Christophe Colomb, il en a été aussi l’historien à sa manière et le second après le premier ! Il n’a pas mis servilement son pied dans l’ornière lumineuse d’un sujet où le char de feu d’un grand talent avait déjà passé ! Mais il a pensé sur ce sujet, en son propre et privé nom, avec une profondeur et une énergie nouvelles. L’Histoire de Christophe Colomb par le Comte Roselly de Lorgues a été la suggestion du livre de M. Léon Bloy, mais elle n’a pas diminué l’originalité de son œuvre, à lui. Elle l’a, au contraire, fécondée. Ellea été le tremplin d’où ce robuste esprit s’est élancé à une hauteur dont s’étonneront certainement ceux-là qui ne sont pas capables de la mesurer. Maintenant que l’Église va être saisie, personne ne peut toucher, pour la grandir, à une gloire catholique qu’elle est sur le point de parachever. Je n’ajouterai donc pas un atome à cette gloire avec mon atome de préface. J’aime mieux le garder pour M. Léon Bloy et puisse cet atome être la première étincelle qui luira sur untalent, ignoré encore aujourd’hui, mais qui, demain peut-être, va tout embraser


Car c’est un esprit de feu, composé de foi et d’enthousiasme, que ce Léon Bloy inconnu, qui ne peut plus l’être longtemps après le livre qu’il vient de publier… Pour ma part, parmi les écrivains catholiques de l’heure présente, je neconnais personne de cette ardeur, de cette violence d’amour, de ce fanatisme pour la vérité. C’est même cet incompressible fanatisme dont il se vante comme de sa meilleure faculté qui a empêché M. Léon Bloy de prouver aux regards du monde ses autres facultés et sa supériorité d’écrivain. Polémiste de tempérament, fait pour toutes les luttes, tous les combats, toutes les mêlées, et sentant cette vocation pour la guerre bouillonner en lui, cdmme bouillonne cette sorte de vocation dans les âmes, quand elle y est, il a de bonne heure demandé instamment à ceux qui semblaient penser comme lui ; sa place sur leurs champs de bataille, mais ils lui ont toujours fermé l’entrée de leur camp.


Quoi de surprenant ? Dans une époque où le génie de la Concession qui gouverne le monde va jusqu’à lâcher tout, un esprit de cet absolu et de cette rigueur, a épouvanté ceux-là même qu’il aurait le mieux servis. L’héroïque Veuillot, par exemple, qui n’a jamais tremblé devant rien, excepté devant les talents qui auraient tenu à honneur de combattre à côté de lui pour la cause de l’Église, Veuillot prit peur, un jour, du talent de M. Léon Bloy, et, après quatre ou cinq articles acceptés à l’Univers, il le congédia formellement. Alors, cet homme, avec qui on se conduisait comme s’il était un petit jeune homme, quand il était un homme tout à fait, et qui, depuis dix ans, s’attendait et s’impatientait, accumulant et ramassant en lui des forces à faire le plus formidable des journalistes, fut étouffé par la force lâche du silence des journaux, et des journaux sur lesquels il aurait dû le plus compter ! Enfermé, comme le prophète Daniel, dans la fosse aux bêtes, mais aux bêtes qui n’étaient pas des lions, il recommença de faire ce qu’il avait fait toute sa vie. Il recommença d’attendre avec le poids de son talent méconnu et refoulé sur son cœur, l’occasion favorable où il pourrait prouver, à ses amis comme à ses ennemis, qu’il en avait. Et cette occasion éclatante fut la Béatification de Christophe Colomb, dans laquelle il a montré, contre les vils chicaneurs de cette grande mesure, projetée par Pie IX, la toute-puissance des coups qu’il pouvait leur porter et qu’on lui connaissait, mais encore une autre toute-puissance qu’on ne lui connaissait pas !


Et c’est la toute-puissance inattendue qui vient de plus profond que de l’âme ou du génie de l’homme et qui plane au-dessus de toute littérature. Cette toute-puissance extraordinaire a jailli chez M. Léon Bloy du fond de sa foi. Sans sa foi absolue à la surnaturalité de l’Église, il n’aurait pas écrit sur Celui qu’il appelle « le Révélateur du Globe », une histoire aussi surnaturelle que l’Église elle-même, et il ne les aurait pas fondues, l’une et l’autre, dans une identification si sublime. Le livre de M. Léon Bloy, que les ennemis de l’Église traiteront de mystique pour l’insulter et pour n’y pas répondre, comme si le Mysticisme n’était pas la dernière lueur que Dieu permette à l’homme d’allumer au foyer de son Amour pour pénétrer le mystère de sa Providence ; ce livre, creusé plus avant que l’histoire du Comte Roselly de Lorgues, dans les entrailles de la réalité divine, estencore plus la glorification de l’Église que la glorification de Christophe Colomb. Ôtez, en effet, par la pensée, la personnalité de Christophe Colomb, de la synthèse du monde que, seule, l’Église embrasse, et que, seule, elle explique, et il ne sera plus qu’un homme à la mesure de la grandeur humaine ; mais, avec l’Église et faisant corps avec elle, il devient immédiatement le grand homme providentiel, le bras charnel et visible de Dieu, prévu dès l’origine du monde par les prophètes des premiers temps… Les raisons de cette situation miraculeuse dans l’économie de la création, irréfragables pour tout chrétien qui ne veut pas tomber dans l’abîme de l’inconséquence, ne peuvent pas, je le sais, être acceptées par les esprits qui chassent en ce moment systématiquement Dieu de partout ; mais l’expression de la vérité, qu’ils prennent pour une crreur, est si grande ici, qu’ils seront tenus de l’admirer.


Cette partie dogmatique du livre de M. Léon Bloy, est réellement de l’hisfoire sacrée, commeaurait pu la concevoir et l’écrire le génie même de Pascal, s’il avait pensé à regarder dans la vie de Christophe Colomb et à expliquer la prodigieuse intervention dans les çhoses humaines, de ce Révélateur du Globe qu’on pourrait appeler, après le Rédempteur Divin, le second rédempteur de l’humanité !

Je ne vois guère que l’auteur des Pensées pour avoir sur ce grand sujet, oublié par Bossuet, cette aperception suraiguë dans le regard, cette force dans la conception d’un ensemble, cette profondeur d’interprétation et cette majesté de langage, aux saveurs bibliques. Je veux surtout insister sur ce point. M. Léon Bloy, — l’écrivain sans public jusqu’ici, et dont quelques amis connaissent seuls la violenceéloquente qu’on retrouvera, du reste, dans la troisième partie de son livre, quand il descendra de la hauteur du commencement de son apologétique, — a pris aux Livres Saints sur lesquels il s’est couché depuis longtemps, de toute la longueur de sa pensée, la placidité de la force et la tempérance de la sagesse, et le style de ce grand calmé du Saint-Esprit n’a plus été ce style qui est l’homme, comme a dit Buffon.

Ce n’est pas dans les étreintes d’une simple préface qu’on peut rien citer de ce livre débordant d’une beauté continue et qu’il faut prendre, pour le juger, dans la vaste plénitude de son unité. Cette préface qui ne dit rien parce que le livre qui la suit dit tout, n’est que l’index tendu vers ce livre qu’il faut montrer aux autres pour qu’ils l’aperçoivent. Elle n’a à dire que les deux mots de la voix mystérieuse qui disait à saint Augustin, sous le figuier : « Prends et lis. » Augustin lut, et on sait le reste.


Les hommes de ce temps liront-ils ce livre, trop pesant pour leurs faibles mains et leurs faibles esprits ?… Seulement, s’ils en commencent la lecture et qu’ils se retournent de cette lecture vers les livres de cette époque de puéril et sot bibelotage, auront-ils la sensation de l’amincissement universel qui veut nous faire disparaître dans le néant, ce paradis des imbéciles ?… Et c’est toujours au moins cela pour le compte et la gloire de la vérité.

J. Barbey d’Aurevilly.
  1. Voir Les Œuvres et les Hommes, 2e vol. Les Historiens.