Le Réveil des Académies de province

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C. -M. Savarit
Le Réveil des Académies de province
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 872-882).
LE RÉVEIL
DES
ACADÉMIES DE PROVINCE

Les Académies de nos provinces ou, comme on dit maintenant, de nos régions, qui furent autrefois si brillantes, et dont le rôle politique et social fut si actif à la veille de la Révolution, sont-elles en train de retrouver, sous une forme nouvelle, leur éclat d’antan ?

La question est d’importance, car on sait que, dans notre pays surtout, les mouvements d’idées précèdent toujours, et parfois de loin, les mouvements politiques, économiques ou sociaux. Or cette rénovation des Académies correspondrait précisément avec l’un des mouvements qui paraissent les plus profonds dans la vie française contemporaine, le régionalisme ou la décentralisation qui a pour but, en développant la vie régionale, de faire, selon l’expression de M. Maurice Croiset, « une France plus forte, connaissant mieux ses ressources et plus capable de les bien employer. »

Les signes de cette renaissance des Académies régionales sont nombreux. Les centenaires de ces Compagnies, comme ceux de Metz et de Chambéry, les bicentenaires, comme celui de Bordeaux, les troisièmes centenaires, comme celui d’Annecy, ou septièmes centenaires, comme celui de la Faculté de médecine de Montpellier, se succèdent, fêtés avec éclat. Et les grandes Académies parisiennes s’empressent de se faire représenter à ces cérémonies. Le magnifique développement actuel de la vie académique, et particulièrement de la vie savante, semble infuser à ces vieux corps une vie nouvelle. L’Institut crée une section de « membres non résidant, » à l’Académie des Sciences, ou réserve, à l’Académie des Inscriptions et à l’Académie des Sciences morales, une partie de leurs places aux savants des provinces. Enfin à l’une des dernières séances publiques, M. Émile Picard, faisant, à l’Académie des Sciences, l’éloge de Pierre Duhein, tint à dire : « Je suis heureux de rendre, en sa personne, hommage à ces savants qui, en dehors de la capitale, contribuent au bon renom de la science française. » Quelques jours plus tôt, à la « séance des prix de vertu, » le directeur de l’Académie française avait dit, faisant appel aux Académies de province pour l’attribution des prix Cognacq-Jay : « Nos Académies de province sont peuplées de vrais savants et de lettrés délicats. Trop souvent leurs travaux expirent aux limites de leur province. C’est grand dommage. Nous avons un même patrimoine à défendre. Comme elle a partie liée avec la jeune Académie de Belgique, pour la diffusion de la langue française à travers le monde, pourquoi l’Académie française ne s’entendrait-elle pas avec les Académies de province, afin de travailler à la conservation des souvenirs de notre passé, et à l’accroissement des richesses littéraires de la mère-patrie ? C’est un grand tort de s’ignorer les uns les autres. Et la France, qui a besoin de toutes ses forces, se réjouirait, une fois de plus, de leur union… »

« La France a besoin de toutes ses forces… » C’est à cette même cause qu’il faut rattacher la réforme des Universités, qui a eu une influence si heureuse sur la vie intellectuelle de la province. Réalisée de 1885 à 1896, grâce à l’initiative et à la persévérance d M. Louis Liard, cette réforme, par la personnalité civile accordée aux Facultés et le groupement des Facultés en Universités, a rendu à nos grandes villes des savants et des lettrés éminents, parmi lesquels trouvent facilement à se recruter les Académies provinciales.

À ces causes de renaissance, il faut ajouter encore l’extraordinaire développement, pris, pendant tout le cours du XIXe siècle, par la science et l’industrie et qui s’amplifie encore aujourd’hui. Ce mouvement nous valut la création, depuis le Consulat et jusqu’à nos jours, de très nombreuses sociétés savantes, portant des titres divers : Sociétés des sciences. Sociétés médicales, Sociétés archéologiques, comme « la Société des Antiquaires de l’Ouest, » fondée à Poitiers, en 1834, et qui a eu une carrière si brillante. Sociétés d’agriculture, Sociétés botaniques. Sociétés historiques, Sociétés de géographie. Sociétés industrielles. Quelques-unes de ces dernières, comme la Société industrielle de Mulhouse (1826), la Société industrielle minérale de Saint-Étienne (1855), la Société industrielle du Nord (1873), celle de l’Est (1883), sont devenues de puissants organismes qui stimulent, la vie industrielle, et souvent la vie savante de toute une région.

Ces associations savantes et littéraires, qui ne sont pas moins de six cent cinquante à sept cents dans la seule province, apportent de très précieux éléments nouveaux au recrutement des Académies, lesquelles sont presque toujours des compagnies réunissant en un heureux accord « les sciences ; belles-lettres et arts. » Encore, à toutes ces causes qui favorisent la renaissance de nos académies, faut-il ajouter le développement de l’instruction publique, des établissements techniques, agricoles, des observatoires et « stations » scientifiques diverses, qui ont multiplié dans nos provinces les hommes d’étude.


Les Académies sont des institutions libres, fondées par des initiatives privées et qui réunissent des hommes épris de belles-lettres, d’art, puis de science, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Les académiciens sont, à l’origine, des amateurs, écrivains, gentilshommes, magistrats, prêtres ou religieux, grands fonctionnaires, professeurs, échevins, qui veulent se réfugier dans le libre royaume de l’esprit, et, sans le marquer expressément, échapper ainsi, au moins pour quelques heures, aux abus du pouvoir et aux tracas du siècle.

Ces compagnies ont d’ailleurs un principe commun, qui n’est pas sans heurter le puissant principe de castes qui domine alors la société française : l’égalité académique, l’égalité de chacun devant la loi de l’esprit, qui sera maintenue si fermement par Duclos, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, contre les prétentions à la préséance du prince du sang, Louis de Bourbon-Condé, ou du maréchal de Belle-Isle.

Ce principe de l’égalité académique est d’ailleurs appuyé sur des privilèges spéciaux, et par cela il convient admirablement aux Français qui ajoutent si facilement à leur sens de l’égalité un goût non moins puissant des distinctions. Les créateurs de la Charte des droits de l’homme et du citoyen, un peu plus tard, manqueront visiblement de psychologie en ne décidant pas, à l’imitation des Polonais, que les Français sont tous égaux et gentilshommes.

Et c’est pourquoi les rares académies qui avaient accepté, à leur fondation, une classe privilégiée durent la supprimer rapidement. À Rouen, cette classe, celle des membres honoraires, dura douze ans (1744-1756). Il fallut que le fondateur de la compagnie, M. de Cideville, ami de Voltaire, donnât l’exemple d’abandonner son privilège, entraînant ainsi tous les « honoraires, » pour que la paix reparût au sein de cette Société.

Pourtant ces académies acceptent, quand elles ne la recherchent pas, la protection d’un grand personnage. L’État français, au temps du cardinal de Richelieu comme aujourd’hui, n’admet pas volontiers que des Sociétés puissantes, par le nombre ou par l’esprit et l’influence, se forment en dehors de son contrôle. Ces Sociétés elles-mêmes ne se décident pas facilement à vivre en suspectes, et elles reconnaissent volontiers les bienfaits d’une protection plus ou moins « éclairée. »

C’est ainsi qu’à la suite de l’Académie française, placée, quelques années après sa naissance, sous la haute protection, en 1635, de l’illustre cardinal, puis, en 1672, du Roi lui-même, nous voyons « l’Académie de Nîmes » se ranger, en août 1682, — presque dès sa fondation par le savant marquis de Péraud, — sous la protection du Roi, qui lui confère le titre d’ « Académie royale, » et accorde à ses membres « les honneurs, privilèges, facultés, franchises et libertés dont jouissent ceux de l’Académie française. »

L’Académie de Bordeaux se fonda en 1712 sous le « protectorat » du duc de la Force, gouverneur de la province, et avec les mêmes privilèges royaux. Les Académies du XVIIe siècle, celles de Caen (1652), Angers (1685), Castres, Arles et Soissons, — ces trois dernières ont entièrement disparu, — se constituèrent de même par lettres patentes de Louis XIV. Ce fut le prince de Condé qui devint, en 1732, le « protecteur » de l’Académie de la Rochelle. Le duc de Luxembourg, « pair et premier baron chrétien de France, gouverneur et lieutenant-général de notre province de Normandie, » protégea de même, en 1744, la formation de l’Académie de Rouen. À Nancy, en 1750, le haut protecteur fut le roi Stanislas, qui donna son nom à l’Académie. À Limoges (Société d’Agriculture, des Arts et des Sciences), le protecteur fut, en 1759, l’Intendant général du Limousin, Pajot de Marcheval, et en 1761, son illustre successeur Turgot ; à Metz, en 1760, ce fut le duc de Belle-Isle.

Presque toujours le fondateur réel est un écrivain, un lettré ou un savant qui réunit autour de lui, souvent dans sa propre maison, des hommes d’étude. C’est sans doute à cette origine qu’il faut faire remonter la fondation de la première Académie de France, celle des Jeux Floraux (1325) et celle des « pays » de Normandie, contemporains de celle-là. Ce fut François de Sales, à l’imitation de l’Italie, où ces Compagnies s’étaient largement développées pendant les XVe et XVIe siècles, qui créa, en 1606, « l’Académie Florimontaine, » à Annecy. En 1640, peu après la formation de l’Académie française, M. de Malapeire réunissait, dans son bel hôtel, à Toulouse, sous le nom de « Lanternistes, » les premiers éléments de la future « Académie royale des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres, » qui ne devait recevoir ses lettres patentes qu’en 1746. Le Franc de Pompignan, déjà membre de l’Académie française, crée, en 1742, l’Académie de Montauban. À Marseille, en 1726, ce fut un écrivain distingué, Chalamond de la Visclède, qui fonda l’Académie. Le si lettré président de Valbonnay, est le véritable créateur de « l’Académie Delphinale » à Grenoble. Et c’est encore un « parlementaire, » le doyen Pouffîer, qui organise et dote, un peu contre le gré du pouvoir, favorisant Besançon, « l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon » (1739), qui devait révéler Jean-Jacques Rousseau.

Ainsi en est-il encore de nos jours, où nous voyons, par exemple, MM. de Varigny, de Polignac et Mesplé créer la puissante « Société de Géographie de l’Afrique du Nord » (1897), et un savant archéologue, le chanoine Ulysse Chevalier, plus tard membre de l’Institut, fonder la « Société d’histoire ecclésiastique et d’archéologie religieuse » de Romans (1880).

Dans tous les cas, les universités, véritables pépinières d’académiciens, ont devancé la création des académies. Même la plus ancienne de ces compagnies, celle des Jeux Floraux (1325), est postérieure de plus d’un siècle à la fondation, en 1230, de l’Université de Toulouse. Les premières universités de France remontent, on le sait, au XIIe siècle ; celle de Paris fut créée vers 1150 et celle de Montpellier vers 1181. Le XIVe siècle ne vit naître que celle de Grenoble. Le XVe siècle fut au contraire la belle époque des nouvelles universités : Aix-Marseille (1409), Dole (1423) transportée à Besançon en 1485, Caen et Poitiers, en 1431, Bordeaux (1441). Seule, l’Académie de Lyon (1700) a précédé la fondation très tardive (1808) de l’Université de cette ville.


Les Académies provinciales, fondées sur le modèle de celles de Paris, avec cette différence qu’elles réunissaient les lettres, les sciences, les arts, les inscriptions et les sciences politiques, obtinrent rapidement du pouvoir, comme nous l’avons vu, les « privilèges et libertés » des compagnies parisiennes.

Elles voulurent plus encore : une sorte d’alliance, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de fédération avec les Académies parisiennes, et notamment avec la plus illustre, l’Académie française. Arles fut la première admise dans cette alliance, Nîmes suivit, en 1692, grâce à l’appui de son célèbre évêque Fléchier. L’Académie de cette dernière ville conserve précieusement dans ses archives cet extrait des registres de l’Académie française, du 2 octobre 1692 :

Monsieur l’Evêque de Nismes a proposé de mettre l’Académie de Nismes, dont il est le protecteur, dans l’alliance de la Compagnie, comme est celle d’Arles. On a reçu la proposition comme l’on devoit, venant d’un confrère dont elle reçoit tant d’honneur, et il a été ordonné que les députés de cette Compagnie, venant dans la nôtre, seront assis au bout de la table, et qu’ils seront reçus à l’entrée de la première salle où l’Académie s’assemble, et conduits par ceux de Messieurs qu’aura commis M. le Directeur.

Signé : DE TOURREIL, Directeur. »


L’Académie de Marseille fut affiliée ainsi en 1726. En 1706, l’Académie de Montpellier avait dépassé cette « alliance, » elle avait été en quelque sorte incorporée à l’Académie des Sciences de Paris, de manière, disent les lettres patentes, qu’elle en doit être « considérée comme une extension et une partie. »

Ce mouvement fédératif va se continuer jusqu’à la Révolution, appuyé par les nombreux académiciens qui, alors comme aujourd’hui, appartenaient à la fois aux compagnies parisiennes et à celles de la province stimulée par la grande transformation politique et sociale qui s’élaborait en France, surtout dans les éléments cultivés, et qui allait aboutir à la Révolution. Un érudit qui a beaucoup étudié les anciennes Académies, M. A. Maury a écrit : « La Révolution, accomplie si brusquement et si violemment dans la société française, s’était au contraire lentement opérée dans les Académies ; elle y avait été pacifique, sa marche ayant été graduelle… Les Académies se régissaient déjà par la raison et l’égalité que la Révolution voulait introduire dans l’ordre politique. La philosophie du XVIIIe siècle et les tendances novatrices avaient pénétré dans ces compagnies ; chez quelques-unes, les novateurs dominaient. Plusieurs des hommes qui se mirent à la tête de la Révolution et qui l’avaient préparée davantage, soit par leurs écrits, soit par leurs actes, étaient académiciens… » C’était le temps où Voltaire, Duclos, Buffon, d’Alembert entraient successivement à l’Académie française.

Les Académies de province suivaient, et parfois précédaient ce mouvement. Dijon s’illustrait par ses fameux concours et bien d’autres académies n’étaient pas moins audacieuses. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’activité intellectuelle n’était pas concentrée à Paris comme elle le fut par la centralisation révolutionnaire et napoléonienne. « La France, écrit encore Maury, comptait un grand nombre de centres intellectuels, moins brillants sans doute que Paris, mais où se rencontraient pourtant aussi des hommes d’une véritable valeur. » Et Marmontel, qui, pendant sa direction du Mercure de France, s’était mis en relation avec toutes les Académies du royaume, remarquait : « Je m’étonnais quelquefois moi-même de la lumineuse étendue de ces questions qui de tous côtés nous venaient des provinces ; rien, selon moi, ne marquait mieux la direction, la tendance, les progrès de l’esprit public. »

Comment sont composées ces Académies si actives ? À côté des écrivains et des savants, — les Montesquieu, de Borda, Jacques de Romas, à Bordeaux, Fléchier, Boissy d’Anglas, Berthollet, à Nîmes, Maret, Guyton de Morveau, à Dijon, Pélisson, Campistron, à Toulouse, Turgot, à Limoges, le peintre Descamps, à Rouen, etc., — nous y voyons figurer les grands fonctionnaires, les grandes familles lettrées et savantes, les notabilités commerçantes et actives des cités. C’est ainsi qu’à Marseille, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, nous voyons, à l’Académie, Philippe de Girard, le célèbre inventeur de la machine à filer, et ses trois frères ; de 1733 à 1829, nous y trouvons trois Sinéty de Puylong ; et au commencement du XXe siècle, nous y retrouvons trois Rostand, dont le célèbre poète Edmond Rostand. À Bordeaux, nous notons les trois Bellet, les Garat, les Tourny, Bacalan, du Paty, de Pelleport, Labat. À Rouen, les Auger, les Robillard de Beaurepaire, les Blanche, les trois Boiëldieu, les Dumesnil, de Foville, Lemonnier, etc. Très rarement, on note un nom de femme, la poétesse Verdier-Allut, à Nîmes, et plus récemment à Rouen, Mme Lefrançois-Pillon et Colette Yver.

Ce qui étonne, c’est la médiocrité de ressources dont disposent ces compagnies ; une médiocrité qui touche parfois à la misère. À Marseille, grande ville riche, c’est la vraie détresse, quand on n’a pas une modeste subvention de la ville ou de l’État. En décembre 1768, nous lisons au registre de l’Académie « qu’elle se trouve dans la nécessité de laisser à son concierge deux rideaux appartenant à l’Académie, en compensation de la somme de 49 francs 45, avancée par lui pour frais de réparations. » Et en 1833, nous la retrouvons dans l’obligation de supprimer même ce concierge, aux appointements de 400 francs par an, et d’arrêter ses dépenses à 527 francs par an, « sans compter les dépenses imprévues et les sommes à accorder pour les prix, quand elle en proposerait. » Sans doute toutes les Académies n’étaient pas aussi pauvres. Mais la Révolution, en les supprimant sous prétexte qu’elles formaient une aristocratie de l’intelligence, confisqua leurs biens. Marseille pleure encore les 36 fauteuils qu’elle avait acquis si péniblement en 1785.

Les Académies, lorsqu’elles se reconstituèrent pour la plupart, au temps du Consulat et de l’Empire, se retrouvèrent presque toutes dans le biblique dénuement de Job. À Dijon, l’hôtel même de l’Académie fut donné aux Facultés. Les Compagnies ressuscitées ne purent reprendre la publication partielle de leurs mémoires que grâce aux modestes subventions des départements et des villes. Pendant le XIXe siècle, les dons, legs et fondations de prix permirent à la plupart des Académies de retrouver une vie normale. Aujourd’hui, il n’y a pas une de ces Compagnies qui ne dispose de quelques prix, et parfois de nombreuses récompenses, en faveur des lettres, des sciences, des arts et de la bienfaisance. L’Académie de Lyon, par exemple, dispose de 27 prix formant 58 000 francs de rentes. Sa bibliothèque, au Palais des Arts, compte plus de 100 000 volumes.

Quelques-uns des prix de cette Académie sont destinés aux familles nombreuses. Le relèvement de la natalité, la repopulation est pour la France d’aujourd’hui une nécessité vitale. Les Académies de nos provinces, comme le leur demande l’Académie Française, ne pourraient faire un meilleur emploi de leur autorité morale et de leur activité que de la mettre au service de cette cause essentielle.


Nous ne pouvons songer à établir ici la longue liste des savants éminents dont s’honorent nos provinces. Certains noms sont d’ailleurs dans toutes les mémoires. À Toulouse, ceux de Paul Sabatier (prix Nobel), Cosserat ; à Bordeaux, ceux de Thamin, Brutails, abbé Verschaffel, Sauvageau, Bergonié ; à Dijon, Espérandieu, Bataillon, Hauser ; à Montpellier, Flahaut, de Forcrand ; à Marseille, Stéphan, Paul Masson, Fabry ; à Lille, Barrois, Merlin, Lyon ; Kilian à Grenoble ; Villey-Desmeserets : à Caen ; Adam, Blondlot, Güntz, à Nancy ; à Lyon, Depéret, Gouy, Lépine, Ulysse Chevalier, les Lumières, de Chardonnet, Lacassagne, Loubat, Rambaud, Tavernier, Isaac, Coignet, Gillet, Charles Soulier, Mariéjol, etc., etc. .

Dans cette dernière ville, où le particularisme est puissant, un bon nombre de savants et de lettrés, et non des moindres, n’appartiennent pas à l’Académie. Une sorte de rivalité semble s’être établie entre celle-ci et l’Université. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas spécial à Lyon, soit que les Académies boudent les universitaires, soit que ceux-ci boudent les Académies locales. Il serait tout à fait désirable qu’un accord plus cordial s’établît entre les unes et les autres, qui ont le même but : le progrès des sciences, des lettres et des arts.

Il serait non moins désirable que l’État se départît de la suprême indifférence qu’il professe à l’égard des Académies régionales, et qui est trop souvent imitée par les départements et les villes, plus directement intéressées à la prospérité de leurs Académies. Des subventions allouées aux Académies ne manqueraient pas de donner un élan nouveau au mouvement intellectuel dans nos provinces. Dans le même sens, on verrait avec satisfaction les laboratoires des Facultés, entretenus par l’effort de tous les contribuables, s’ouvrir largement aux savants des Académies, à tous les chercheurs sérieux de la région universitaire. Tous les Français n’en seraient que plus portés à réclamer en faveur de ces Facultés des laboratoires mieux outillés et mieux dotés. L’État, les départements et les villes pourraient encore, non sans profit pour l’équité et la bonne administration de certains établissements, rendre aux Académies régionales un droit qu’elles avaient légitimement acquis par la science et souvent par la générosité de leurs membres : celui de présenter des candidats à la direction des Jardins botaniques, des Observatoires, des Bibliothèques, des Stations d’essai et autres établissements d’études régionaux ou locaux, ainsi que le droit d’élire des représentants aux conseils de ces établissements.

Ces droits ont été très justement conservés par les sections de l’Institut de France, avec raison d’ailleurs. Ils seraient exercés avec non moins de sagesse par les Académies régionales qui connaissent mieux que quiconque les usages, les besoins, les possibilités et les talents régionaux ou locaux.

De telles attentions de l’État favoriseraient grandement le groupement autour de chaque Académie des nombreuses sociétés savantes, littéraires, historiques, artistiques qui existent dans la région, et trop souvent y végètent, faute de ressources pour réaliser leurs projets les plus intéressants. Nous avons vu se former ainsi, autour des Académies de Bordeaux et de Marseille, les Fédérations des Sociétés savantes du Sud-Ouest et de Provence, les « Assises de Caumont, » en Normandie. Mais quelques-unes de ces fédérations, comme « l’Association Bretonne, » qui tient un congrès, chaque année, dans l’un des cinq départements bretons, comme le « Congrès des Sociétés savantes du Nord et du Pas-de-Calais, » le « Félibrige Limousin, » « l’Union géographique du Nord de la France, » dont le siège est à Douai, « la Fédération des préhistoriens et archéologues du Bassin du Rhône, » dont le siège est au Perthuis, paraissent s’être formés entièrement en dehors de l’influence académique.

La plus grande partie de la France reste d’ailleurs privée de toute fédération intellectuelle. Il ne s’agit pas, en l’espèce, de priver les Sociétés savantes ou littéraires de leur autonomie, ce qui conduirait rapidement à l’étiolement d’une des plus belles vertus du génie latin : la vertu créatrice. Mais il s’agit, par de souples fédérations, d’organiser le travail intellectuel dans notre pays, afin de le rendre plus facile, de fournir aux chercheurs plus de moyens d’investigation et d’action, de donner à l’intelligence française son maximum de force et de rayonnement.

La fédération des nombreuses Sociétés savantes et littéraires autour des Académies régionales serait heureusement complétée par un rattachement, dont la forme resterait à trouver, à l’Institut de France. Il ne s’agirait pas seulement de réserver des places individuelles aux savants des provinces, comme il est fait actuellement par trois des sections de l’Institut, mais, par exemple, de faire renaître la vieille « Alliance » des Académies régionales avec les Académies parisiennes.

Nous n’avons pas besoin d’écrire que les premières accueilleraient cette renaissance avec une grande joie. Elles conservent avec piété dans leurs fastes le souvenir de cette alliance. M. Ch. Vincens, l’historien de l’Académie de Marseille, écrit : « Le plus glorieux des privilèges dont jouissait notre Compagnie était sans contredit son affiliation, dès 1726, à l’Académie française qui remettait le jeton de présence à ceux de nos confrères députés aux séances publiques de l’illustre Compagnie. M. Guys fut le dernier membre de l’Académie de Marseille qui reçut cet honneur : à la séance du 13 mai 1771, il prit place à côté de Thomas et devant le prince de Rohan, qui fut le premier à le complimenter… » Et après avoir rappelé comment l’Académie française « a considéré comme caduc un droit qu’elle avait conféré de son plein gré et pour toujours, » l’historien ajoute : « Il serait cependant désirable que l’Académie française voulût bien entretenir quelques relations avec les Académies de province, ne serait-ce que pour les encourager et les appuyer dans leur mission si utile. » C’est l’expression même des vœux de toutes les Académies régionales. Et on sent que ce vœu ne s’adresse pas seulement à l’Académie française, mais à toutes les sections de l’Institut.

Ainsi pourrait s’établir, par le refleurissement et le développement d’une tradition séculaire, une organisation de la vie intellectuelle en France, avec le concours de tous les citoyens les plus éclairés, une sorte d’union de l’esprit, dévouée au meilleur rendement du travail de l’intelligence, et qui, au-dessus des passions politiques, trop habituelles aux démocraties, pourrait, aux heures de trouble ou de péril, faire entendre la haute voix de la conscience nationale.


C. M. SAVARIT.