Le Rêve/Chapitre 4
IV
Malgré sa gaieté vivace, Angélique aimait la solitude ; et c’était avec la joie d’une véritable récréation qu’elle se retrouvait seule dans sa chambre, le matin et le soir : elle s’y abandonnait, elle y goûtait l’escapade de ses songeries. Parfois même, au cours de la journée, lorsqu’elle pouvait y courir un instant, elle en était heureuse comme d’une fuite, en pleine liberté.
La chambre, très vaste, tenait toute une moitié du comble, dont le grenier occupait le reste. Elle était entièrement blanchie à la chaux, les murs, les solives, jusqu’aux chevrons apparents des parties mansardées ; et, dans cette nudité blanche, les vieux meubles de chêne semblaient noirs. Lors des embellissements du salon et de la chambre à coucher, en bas, ou avait monté là l’antique mobilier, datant de toutes les époques : un coffre de la Renaissance, une table et des chaises Louis XIII, un énorme lit Louis XIV, une très belle armoire Louis XV. Seuls, le poêle, en faïence blanche, et la table de toilette, une petite table recouverte de toile cirée, juraient, au milieu de ces vieilleries vénérables. Drapé dans une ancienne Perse rose, à bouquets de bruyères, si pâlie qu’elle était devenue d’un rose éteint, soupçonné à peine, l’énorme lit surtout gardait la majesté de son grand âge.
Mais ce qui plaisait à Angélique, c’était le balcon. Des deux portes-fenêtres d’autrefois, l’une, celle de gauche, avait été condamnée, simplement à l’aide de clous ; et le balcon, qui jadis régnait sur la largeur de l’étage, n’existait plus que devant la fenêtre de droite. Comme les solives, dessous, étaient encore bonnes, on avait remis un parquet et vissé dessus une rampe de fer, à la place de l’ancienne balustrade pourrie. C’était là un coin charmant, une sorte de niche, sous la pointe du pignon, que fermaient des voliges, remplacées au commencement de ce siècle. Lorsqu’on se penchait, on voyait toute la façade sur le jardin, très caduque celle-ci, avec son soubassement de petites pierres taillées, ses pans de bois garnis de briques apparentes, ses larges baies, aujourd’hui réduites. En bas, la porte de la cuisine était surmontée d’un auvent, recouvert de zinc. Et, en haut, les dernières sablières, qui avançaient d’un mètre, ainsi que le faîtage du comble, se trouvaient consolidées par de grandes consoles, dont le pied s’appuyait au bandeau du rez-de-chaussée. Cela mettait le balcon dans toute une végétation de charpentes, au fond d’une forêt de vieux bois, que verdissaient des giroflées et des mousses.
Depuis qu’elle occupait la chambre, Angélique avait passé là bien des heures, accoudée à la rampe, regardant. D’abord, sous elle, s’enfonçait le jardin, que de grands buis assombrissaient de leur éternelle verdure ; dans un angle, contre l’église, un bouquet de maigres lilas entourait un vieux banc de granit ; tandis que, dans l’autre angle, à moitié cachée par un lierre dont le manteau couvrait tout le mur du fond, se trouvait une petite porte débouchant sur le Clos-Marie, vaste terrain laissé inculte. Ce Clos-Marie était l’ancien verger des moines. Un ruisseau d’eau vive le traversait, la Chevrote, où les ménagères des maisons voisines avaient l’autorisation de laver leur linge ; des familles de pauvres se terraient dans les ruines d’un ancien moulin écroulé ; et personne autre n’habitait le champ, que la ruelle des Guerdaches reliait seule à la rue Magloire, entre les hautes murailles de l’Évêché et celles de l’hôtel Voincourt. En été, les ormes centenaires des deux parcs barraient de leurs cimes de feuillage l’horizon étroit, qui était fermé au midi par la croupe géante de l’église. Ainsi enclavé de toutes parts, le Clos-Marie dormait dans la paix de son abandon, envahi d’herbes folles, planté de peupliers et de saules que le vent avait semés. Parmi les cailloux, la Chevrote bondissait, chantante, d’une musique continue de cristal.
Jamais Angélique ne se lassait, en face de ce coin perdu. Et, pendant sept années pourtant, elle n’y avait retrouvé chaque matin que le spectacle déjà regardé la veille. Les arbres de l’hôtel Voincourt, dont la façade donnait sur la Grand’Rue, étaient si touffus, que, l’hiver seulement, elle distinguait la fille de la comtesse, Claire, une enfant de son âge. Dans le jardin de l’Évêché, c’était une épaisseur de branches plus profonde encore, elle avait tenté en vain de reconnaître la soutane de Monseigneur ; et la vieille grille garnie de volets, qui s’ouvrait sur le clos, devait être condamnée depuis longtemps car elle ne se souvenait pas de l’avoir vue entrebâillée une seule fois, même pour livrer passage à un jardinier. En dehors des ménagères battant leur linge, elle n’apercevait toujours là que les mêmes petits pauvres en guenilles, couchés dans les herbes.
Le printemps, cette année, fut d’une douceur exquise. Elle avait seize ans, et jusqu’à ce jour, ses regards seuls s’étaient plu à voir reverdir le Clos-Marie, sous les soleils d’avril. Il a poussée des feuilles tendres, la transparence des soirées chaudes, tout le renouveau odorant de la terre, simplement, l’amusait. Mais cette année, au premier bourgeon, son cœur venait de battre. Il y avait, en elle, un émoi grandissant ; depuis que montaient les herbes, et que le vent lui apportait l’odeur plus forte des verdures. Des angoisses brusques, sans cause, la serraient à la gorge. Un soir, elle se jeta dans les bras d’Hubertine, pleurant, n’ayant aucun sujet de chagrin, bien heureuse au contraire. La nuit, surtout, elle faisait des rêves délicieux, elle voyait passer des ombres, elle défaillait en des ravissements, qu’elle n’osait se rappeler au réveil, confuse de ce bonheur que lui donnaient les anges. Parfois, au fond de son grand lit, elle s’éveillait en sursaut, les deux mains jointes, serrées contre sa poitrine ; et il lui fallait sauter pieds nus sur le carreau de sa chambre, tant elle étouffait ; et elle courait ouvrir la fenêtre, elle restait là, frissonnante, éperdue, dans ce bain d’air frais qui la calmait. C’était un émerveillement continuel, une surprise de ne pas se reconnaître, de se sentir comme agrandie de joies et de douleurs qu’elle ignorait, toute la floraison enchantée de la femme.
Eh ! quoi, vraiment, les lilas et les cytises invisibles de l’Évêché avaient une odeur si douce, qu’elle ne la respirait plus, sans qu’un flot rose lui montât aux joues ? Jamais encore elle ne s’était aperçue de cette tiédeur des parfums, qui, maintenant, l’effleuraient d’une haleine vivante. Et, aussi, comment n’avait-elle pas remarqué, les années précédentes, un grand paulownia en fleur, dont l’énorme bouquet violâtre apparaissait entre deux ormes du jardin des Voincourt ? Cette année, dès qu’elle le regardait, une émotion troublait ses yeux, tellement ce violet pâle lui allait au cœur. De même, elle ne se souvenait point d’avoir entendu la Chevrote causer si haut sur les cailloux, parmi les joncs de ses rives. Le ruisseau parlait sûrement, elle l’écoutait dire des mots vagues, toujours répétés, qui l’emplissaient de trouble, N’était-ce donc plus le champ d’autrefois, que tout l’y étonnait et y prenait de la sorte des sens nouveaux ? ou bien était-ce elle, plutôt, qui changeait, pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie ?
Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait le ciel, la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s’imaginait la voir pour la première fois, émue de sa découverte, comprenant que ces vieilles pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n’était point raisonné, elle n’avait aucune science, elle s’abandonnait à l’envolée mystique de la géante, dont l’enfantement avait duré trois siècles et où se superposaient les croyances des générations. En bas, elle était agenouillée, écrasée par la prière, avec les chapelles romanes du pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues, ornées seulement de minces colonnettes, sous les archivoltes. Puis, elle se sentait soulevée, la face et les mains au ciel, avec les fenêtres ogivales de la nef, construites quatre-vingts ans plus tard, de hautes fenêtres légères, divisées par des meneaux qui portaient des arcs brisés et des roses. Puis, elle quittait le sol, ravie, toute droite, avec les contreforts et les arcs-boutants du chœur, repris et ornementés deux siècles après, en plein flamboiement du gothique, chargés de clochetons, d’aiguilles et de pinacles. Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaient les eaux des toitures. On avait ajouté une balustrade garnie de trèfles, bordant la terrasse, sur les chapelles absidales. Le comble, également, était orné de fleurons. Et tout l’édifice fleurissait, à mesure qu’il se rapprochait du ciel, dans un élancement continu, délivré de l’antique terreur sacerdotale, allant se perdre au sein d’un Dieu de pardon et d’amour. Elle en avait la sensation physique, elle en était allégée et heureuse, comme d’un cantique qu’elle aurait chanté, très pur, très fin, se perdant très haut.
D’ailleurs, la cathédrale vivait. Des hirondelles, par centaines, avaient maçonné leurs nids sous les ceintures de trèfles, jusque dans les creux des clochetons et des pinacles ; et, continuellement, leurs vols effleuraient les arcs-boutants et les contreforts, qu’ils peuplaient. C’étaient aussi les ramiers des ormes de l’évêché, qui se rengorgeaient au bord des terrasses, allant à petits pas, ainsi que des promeneurs. Parfois, perdu dans le bleu, à peine gros comme une mouche, un corbeau se lissait les plumes, à la pointe d’une aiguille. Des plantes, toute une flore, les lichens, les graminées qui poussent aux fentes des murailles, animaient les vieilles pierres du sourd travail de leurs racines. Les jours de grandes pluies, l’abside entière s’éveillait et grondait, dans le ronflement de l’averse battant les feuilles de plomb du comble, se déversant par les rigoles des galeries, roulant d’étage en étage avec la clameur d’un torrent débordé. Même les coups de vent terribles d’octobre et de mars lui donnaient une âme, une voix de colère et de plainte, quand ils soufflaient au travers de sa forêt de pignons et d’arcatures, de colonnettes et de roses. Le soleil enfin la faisait vivre, du jeu mouvant de la lumière, depuis le matin, qui la rajeunissait d’une gaieté blonde, jusqu’au soir, qui, sous les ombres lentement allongées, la noyait d’inconnu. Et elle avait son existence intérieure, comme le battement de ses veines, les cérémonies dont elle, vibrait toute, avec le branle des cloches, la musique des orgues, le chant des prêtres. Toujours la vie frémissait en elle : des bruits perdus, le murmure d’une messe basse ; l’agenouillement léger d’une femme, un frisson à peine deviné, rien que l’ardeur dévote d’une prière, dite sans paroles, bouche close.
Maintenant que les jours croissaient, Angélique, le matin et le soir, restait longuement accoudée au balcon, côte à côte avec sa grande amie la cathédrale. Elle l’aimait plus encore le soir, quand elle n’en voyait que la masse énorme se détacher d’un bloc sur le ciel étoilé. Les plans se perdaient, à peine distinguait-elle les arcs-boutants jetés comme des ponts dans le vide. Elle la sentait éveillée sous les ténèbres, pleine d’une songerie de sept siècles, grande des foules qui avaient espéré et désespéré devant ses autels. C’était une veille continue, venant de l’infini du passé, allant à l’éternité de l’avenir, la veille mystérieuse et terrifiante d’une maison où Dieu ne pouvait dormir. Et, dans la masse noire, immobile et vivante, ses regards retournaient toujours à la fenêtre d’une chapelle du chœur, au ras des arbustes du Clos-Marie, la seule qui s’allumât, ainsi qu’un œil vague ouvert sur la nuit. Derrière, à l’angle d’un pilier, brûlait une lampe de sanctuaire. Justement, cette chapelle était celle que les abbés d’autrefois avaient donnée à Jean V d’Hautecœur et à ses descendants, avec le droit d’y être ensevelis, en récompense de leur largesse. Consacrée à saint Georges, elle avait un vitrail du douzième siècle, où l’on voyait peinte la légende du saint. Dès le crépuscule, la légende renaissait de l’ombre, lumineuse, comme une apparition ; et c’était pourquoi Angélique, les yeux rêveurs et charmés, aimait la fenêtre.
Le fond du vitrail était bleu, la bordure, rouge. Sur ce fond d’une sombre richesse, les personnages, dont les draperies volantes indiquaient le nu, s’enlevaient en teintes vives, chaque partie faite de verres colorés, ombrés de noir, pris dans les plombs. Trois scènes de la légende, superposées, occupaient la fenêtre, jusqu’à l’archivolte. Dans le bas, la fille du roi, sortie de la ville en habits royaux, pour être mangée, rencontrait saint Georges, près de l’étang, d’où émergeait déjà la tête du monstre ; et une banderole portait ces mots : « Bon chevalier, ne te peris pas pour moy, car tu ne me pourrois ayder ne delivrer, mais periroys avec moy. » Puis, au milieu, c’était le combat, le saint à cheval traversant le monstre de part en part, ce qu’expliquait cette phrase : « George brandit tellement sa lance qu’il navra le dragon et le gecta à terre. » Enfin, au-dessus, la fille du roi emmenait à la ville le monstre vaincu : « George dist : gecte luy ta ceincture entour le col, et ne te doubte en rien, belle fille. Et quant elle eut ce faict, le dragon la suyvit comme un tres debonnaire chien. » Lors de son exécution, le vitrail devait être surmonté, dans le plein cintre, d’un motif d’ornement. Mais, plus tard, quand la chapelle appartint aux Hautecœur, ils remplacèrent ce motif par leurs armes. Et c’était ainsi que, durant les nuits obscures, flambaient, au dessus de la légende, des armoiries de travail plus récent, éclatantes. Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d’Hautecœur ; de Jérusalem, qui est d’argent à la croix potencée d’or, cantonnées de quatre croisettes de même ; d’Hautecœur, qui est d’azur à la forteresse d’or, avec un écusson de sable au cœur d’argent en abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lys d’or, deux en chef, une en pointe. L’écu était soutenu, de dextre et de senestre, par deux chimères d’or, et timbré, au milieu d’un plumail d’azur, du casque d’argent, damasquiné d’or, taré de front et fermé d’onze grilles, qui est le casque des ducs, maréchaux de France, seigneurs titrés et chefs de compagnies souveraines. Et, pour devise : « Si Dieu volt ie vueil ».
Peu à peu, à force de le voir perçant le monstre de sa lance, tandis que la fille du roi levait ses mains jointes, Angélique s’était passionnée pour saint Georges. À cette distance, elle distinguait mal les figures, elle les apercevait dans un agrandissement de songe, la fille mince, blonde, avec son propre visage, le saint candide et superbe, d’une beauté d’archange. C’était elle qu’il venait délivrer, elle lui aurait baisé les mains de gratitude. Et, à cette aventure qu’elle rêvait confusément, une rencontre au bord d’un lac, un grand péril dont la sauvait un jeune homme plus beau que le jour, se mêlait le souvenir de sa promenade au château d’Hautecœur, toute une évocation du donjon féodal, debout sur le ciel, peuplé des hauts seigneurs de jadis. Les armoiries luisaient comme un astre des nuits d’été, elle les connaissait bien, les lisait couramment, avec leurs mots sonores, elle qui brodait souvent des blasons. Jean V s’arrêtait de porte en porte, dans la ville ravagée par la peste, montait baiser les mourants sur la bouche et les guérissait, en disant : « Si, Dieu veut, je veux. » Félicien III, prévenu qu’une maladie empêchait Philippe le Bel de se rendre en Palestine, y allait pour lui, pieds nus, un cierge au poing, ce qui lui avait fait octroyer un quartier des armes de Jérusalem. D’autres, d’autres histoires s’évoquaient, surtout celle des dames d’Hautecœur, les Mortes heureuses, ainsi que les nommait la légende. Dans la famille, les femmes mouraient jeunes, en plein bonheur. Parfois, deux, trois générations étaient épargnées, puis la mort reparaissait, souriante, avec des mains douces, et emportait la fille ou la femme d’un Hautecœur, les plus vieilles à vingt ans, au moment de quelque grande félicité d’amour, Laurette, fille de Raoul Ier, le soir de ses fiançailles avec son cousin Richard, qui habitait le château, s’étant mise à sa fenêtre, l’aperçut à la sienne, de la tour de David à la tour de Charlemagne ; et elle crut qu’il l’appelait, et comme un rayon de lune jetait entre eux un pont de clarté, elle marcha vers lui ; mais, au milieu, dans sa hâte, un faux pas la fit sortir du rayon, elle tomba et se brisa au pied des tours ; si bien que, depuis ce temps, chaque nuit, lorsque la lune est pure, elle marche dans l’air, autour du château, que baigne de blancheur le muet frôlement de sa robe immense. Balbine, femme d’Hervé VII, crut pendant six mois son mari tué à la guerre ; puis, un matin qu’elle l’attendait toujours, au sommet du donjon, elle le reconnut sur la route qui rentrait, elle descendit en courant, si éperdue de joie, qu’elle en mourut à la dernière marche de l’escalier ; et, aujourd’hui, au travers des ruines, dès que tombait le crépuscule, elle descendait encore, on la voyait courir d’étage en étage, filer par les couloirs et les pièces, passer comme une ombre derrière les fenêtres béantes, ouvertes sur le vide. Toutes revenaient, Ysabeau, Gudule, Yvonne, Austreberthe, toutes les Mortes heureuses, aimées de la mort qui leur avait épargné la vie, en les enlevant d’un coup d’aile, très jeunes, dans le ravissement de leur premier bonheur. Certaines nuits, leur vol blanc emplissait le château, ainsi qu’un vol de colombes. Et jusqu’à la dernière d’elles, la mère du fils de Monseigneur, qu’on avait trouvée étendue sans vie devant le berceau de son enfant, où, malade, elle s’était traînée pour mourir, foudroyée par la joie de l’embrasser. Ces histoires hantaient l’imagination d’Angélique : elle en parlait comme de faits certains, arrivés la veille ; elle avait lu les noms de Laurette et de Balbine sur de vieilles pierres tombales, encastrées dans les murs de la chapelle. Alors, pourquoi donc ne mourrait-elle pas toute jeune, heureuse elle aussi ? Les armoiries rayonnaient, le saint descendait de son vitrail, et elle était ravie au ciel, dans le petit souffle d’un baiser.
La Légende le lui avait enseigné : n’est-ce pas le miracle qui est la règle commune, le train ordinaire des choses ? Il existe à l’état aigu, continu, s’opère avec une facilité extrême, à tous propos, se multiplie, s’étale, déborde, même inutilement, pour le plaisir de nier les lois de la nature. On vit de plain-pied avec Dieu. Abagar, roi d’Édesse, écrit à Jésus qui lui répond. Ignace reçoit des lettres de la Vierge. En tous lieux, la Mère et le Fils apparaissent, prennent des déguisements, causent d’un air de bonhomie souriante. Lorsqu’il les rencontre, Étienne est plein de familiarité. Toutes les vierges épousent Jésus, les martyrs montent au ciel s’unir à Marie. Et, quant aux anges et aux saints, ils sont les ordinaires compagnons des hommes, vont, viennent, passent au travers des murs, se montrent en rêve, parlent du haut des nuages, assistent à la naissance et à la mort, soutiennent dans les supplices, délivrent des cachots, apportent des réponses, font des commissions. Sur leurs pas, c’est une floraison inépuisable de prodiges. Sylvestre attache la gueule d’un dragon avec un fil. La terre se hausse, pour servir de siège à Hilaire, que ses compagnons voulaient humilier. Une pierre précieuse tombe dans le calice de saint Loup. Un arbre écrase les ennemis de saint Martin, un chien lâche un lièvre, un incendie cesse de brûler, quand il l’ordonne. Marie l’Égyptienne marche sur la mer, des mouches à miel s’échappent de la bouche d’Ambroise, à sa naissance. Continuellement, les saints guérissent les yeux malades, les membres paralysés ou desséchés, la lèpre, la peste surtout. Pas une maladie ne résiste au signe de la croix. Dans une foule, les souffrants et les faibles sont mis à part, pour être guéris en masse, d’un coup de foudre. La mort est vaincue, les résurrections sont si fréquentes, qu’elles rentrent dans les petits événements de chaque jour. Et, lorsque les saints eux-mêmes ont rendu l’âme, les prodiges ne s’arrêtent pas, ils redoublent, ils sont comme les fleurs vivaces de leurs tombeaux. Deux fontaines d’huile, remède souverain, coulent des pieds et de la tête de Nicolas. Une odeur de rose monte du cercueil de Cécile, quand on l’ouvre. Celui de Dorothée est plein de manne. Tous les os des vierges et des martyrs confondent les menteurs, forcent les voleurs à restituer leurs larcins, exaucent les vœux des femmes stériles, rendent la santé aux moribonds. Plus rien n’est impossible, l’invisible règne, l’unique loi est le caprice du surnaturel. Dans les temples, les enchanteurs s’en mêlent, on voit des faucilles faucher toutes seules et des serpents d’airain se mouvoir, on entend des statues de bronze rire et des loups chanter. Aussitôt, les saints répondent, les accablent : des hosties sont changées en chair vivante, des images du Christ laissent échapper du sang, des bâtons plantés en terre fleurissent, des sources jaillissent, des pains chauds se multiplient aux pieds des indigents, un arbre s’incline et adore Jésus ; et encore les têtes coupées parlent, les calices brisés se réparent d’eux-mêmes, la pluie s’écarte d’une église pour noyer les palais voisins, la robe des solitaires ne s’use point, se refait à chaque saison, comme une peau de bête. En Arménie, les persécuteurs jettent à la mer les cercueils de plomb de cinq martyrs, et celui qui contient la dépouille de l’apôtre Barthélemy prend la tête, et les quatre autres l’accompagnent, pour lui faire honneur, et tous, dans le bel ordre d’une escadre, ils flottent lentement sous la brise, par de longues étendues de mer, jusqu’aux rives de Sicile.
Angélique croyait fermement aux miracles. Dans son ignorance, elle vivait entourée de prodiges, le lever des astres et l’éclosion des simples violettes. Cela lui semblait fou, de s’imaginer le monde comme une mécanique, régie par des lois fixes. Tant de choses lui échappaient, elle se sentait si perdue, si faible, au milieu de forces dont il lui était impossible de mesurer la puissance, et qu’elle n’aurait pas même soupçonnées, sans les grands souffles, parfois, qui lui passaient sur la face ! Aussi, en chrétienne de la primitive Église, nourrie des lectures de la Légende, s’abandonnait-elle, inerte, entre les mains de Dieu, avec la tache du péché originel à effacer ; elle n’avait aucune liberté, Dieu seul pouvait opérer son salut en lui envoyant la grâce ; et la grâce était de l’avoir amenée sous le toit des Hubert, à l’ombre de la cathédrale, vivre une vie de soumission, de pureté et de croyance. Elle l’entendait gronder au fond d’elle, le démon du mal héréditaire. Qui sait ce qu’elle serait devenue, dans le sol natal ? une mauvaise fille sans doute, tandis qu’elle grandissait en santé nouvelle, à chaque saison, dans ce coin béni. N’était-ce pas la grâce, ce milieu fait des contes qu’elle savait par cœur, de la foi qu’elle y avait bue, de l’au-delà mystique où elle baignait, ce milieu de l’invisible où le miracle lui semblait naturel, de niveau avec son existence quotidienne ? Il l’armait pour le combat de la vie ; comme la grâce armait les martyrs. Et elle le créait elle-même, à son insu : il naissait de son imagination échauffée de fables, des désirs inconscients de sa puberté ; il s’élargissait de tout ce qu’elle ignorait, s’évoquait de l’inconnu qui était en elle et dans les choses. Tout venait d’elle pour retourner à elle, l’homme créait Dieu pour sauver l’homme, il n’y avait que le rêve. Parfois, elle s’étonnait, se touchait le visage, pleine de trouble, doutant de sa propre matérialité. N’était-elle pas une apparence qui disparaîtrait, après avoir créé une illusion ?
Une nuit de mai, à ce balcon où elle passait de si longues heures, elle éclata en larmes. Elle n’avait point de tristesse, elle était bouleversée par une attente, bien que personne ne dût venir. Il faisait très noir, le Clos-Marie se creusait comme un trou d’ombre, sous le ciel criblé d’étoiles, et elle ne distinguait que les masses ténébreuses des vieux ormes de l’Évêché et de l’hôtel Voincourt. Seul, le vitrail de la chapelle luisait. Si personne ne devait venir, pourquoi donc son cœur battait-il ainsi, à larges coups ? C’était une attente qui datait de loin, du fond de sa jeunesse, une attenté qui avait grandi avec l’âge, pour aboutir à cette fièvre anxieuse de sa puberté. Rien ne l’aurait surprise, il y avait des semaines qu’elle entendait bruire des voix, dans ce coin de mystère peuplé de son imagination. La Légende y avait lâché son monde surnaturel de saints et de saintes, le miracle était prêt à y fleurir. Elle comprenait bien que tout s’animait, que les voix venaient des choses, jadis silencieuses, que les feuilles des arbres, les eaux de la Chevrote, les pierres de la cathédrale lui parlaient. Mais qui donc annonçait ainsi les chuchotements de l’invisible, que voulaient faire d’elle les forces ignorées, soufflant de l’au-delà et flottant dans l’air ? Elle restait les yeux sur les ténèbres, comme à un rendez-vous que personne ne lui avait donné, et elle attendait, elle attendait toujours, jusqu’à tomber de sommeil, tandis qu’elle sentait l’inconnu décider de sa vie, en dehors de son vouloir.
Pendant une semaine, Angélique pleura ainsi, dans la nuit sombre. Elle revenait là, et patientait. L’enveloppement, autour d’elle, continuait, augmentait chaque soir, comme si l’horizon se fût rétréci et l’eût oppressée. Les choses pesaient sur son cœur, les voix maintenant bourdonnaient au fond de son crâne, sans qu’elle les entendît plus clairement. C’était une prise de possession lente, toute la nature, la terre avec le vaste ciel entrant dans son être. Au moindre bruit, ses mains brûlaient, ses yeux s’efforçaient de percer les ténèbres. Était-ce enfin le prodige attendu ? Non, rien encore, rien que le battement d’ailes d’un oiseau de nuit, sans doute. Et elle tendait de nouveau l’oreille, elle percevait jusqu’au bruissement diffèrent des feuilles, dans les ormes et dans les saules. Vingt fois, ainsi, un frisson la secoua toute, lorsqu’une pierre roulait dans le ruisseau ou qu’une bête rôdeuse glissait d’un mur. Elle se penchait, défaillante.
Rien, rien encore, Enfin, un soir qu’une obscurité plus chaude tombait du ciel sans lune, quelque chose commença. Elle craignit de se tromper, cela était si léger, presque insensible, un petit bruit, nouveau parmi les bruits qu’elle connaissait. Il tardait à se reproduire, elle retenait son haleine. Puis, il se fit entendre plus fort, toujours confus. Elle aurait dit le bruit lointain, à peine deviné, d’un pas, ce tremblement de l’air annonçant une approche, hors de la vue et des oreilles. Ce qu’elle attendait venait de l’invisible, sortait lentement de tout ce qui frissonnait à son entour. Pièce à pièce, cela se dégageait de son rêve, comme une réalisation des vagues souhaits de sa jeunesse. Était-ce le saint Georges du vitrail qui, de ses pieds muets d’image peinte, foulait les hautes herbes pour monter vers elle ? La fenêtre justement pâlissait, elle ne voyait plus nettement le saint, pareil à une petite nuée pourpre, brouillée, évaporée. Cette nuit-là, elle n’en put apprendre davantage. Mais, le lendemain, à la même heure, par la même obscurité, le bruit augmenta, se rapprocha un peu. C’était un bruit de pas, certainement, des pas de vision effleurant le sol. Ils cessaient, ils reprenaient, ici et là, sans qu’il fût possible de préciser l’endroit. Peut-être lui arrivaient-ils du jardin des Voincourt, quelque promeneur nocturne attardé sous les ormes. Peut-être, plutôt, sortaient-ils des massifs touffus de l’Évêché, des grands lilas dont l’odeur violente lui noyait le cœur. Elle avait beau fouiller les ténèbres, son ouïe seule l’avertissait du prodige attendu, son odorat aussi, ce parfum accru des fleurs, comme si une haleine s’y fût mêlée. Et, pendant plusieurs nuits, le cercle des pas se resserra sous le balcon, elle les écouta s’avancer jusqu’au mur, à ses pieds. Là, ils s’arrêtaient, et un long silence se faisait alors, et l’enveloppement s’achevait, cette étreinte lente et grandissante de l’ignoré, où elle se sentait défaillir.
Les soirées suivantes, parmi les étoiles, elle vit paraître le mince croissant de la lune nouvelle. Mais l’astre déclinait avec le jour finissant et s’en allait, derrière le comble de la cathédrale, pareil à un œil de clarté vive que la paupière recouvre. Elle le suivait, le regardait s’élargir à chaque crépuscule, impatiente de ce flambeau, qui allait enfin éclairer l’invisible. Peu à peu, en effet, le Clos-Marie sortait de l’obscurité, avec les ruines de son vieux moulin, ses bouquets d’arbres, son ruisseau rapide. Et alors, dans la lumière, la création continua. Ce qui venait du rêve finit par prendre l’ombre d’un corps. Car elle n’aperçut d’abord qu’une ombre effacée se mouvant sous la lune. Qu’était-ce donc ? l’ombre d’une branche balancée par le vent ? Parfois, tout s’évanouissait, le champ dormait dans une immobilité de mort, elle croyait à une hallucination de sa vue. Puis, le doute ne fut plus possible, une tache sombre avait franchi un espace éclairé, se glissant d’un saule à un autre. Elle la perdait, la retrouvait, sans jamais arriver à la définir. Un soir, elle crut reconnaître la fuite leste de deux épaules, et ses yeux se portèrent aussitôt sur le vitrail : il était grisâtre, comme vidé, éteint par la lune qui l’éclairait en plein. Dès ce moment, elle remarqua que l’ombre vivante s’allongeait, se rapprochait de sa fenêtre, gagnant toujours, de trous noirs en trous noirs, parmi les herbes, le long de l’église. À mesure qu’elle la devinait plus proche, une émotion grandissante l’envahissait, cette sensation nerveuse qu’on éprouve à être regardé par des yeux de mystère, qu’on ne voit point. Sûrement, un être était là ; sous les feuilles, qui, les regards levés, ne la quittait plus. Elle avait, sur les mains, sur le visage, l’impression physique de ces regards, longs, très doux, craintifs aussi ; elle ne s’y dérobait pas, parce qu’elle les sentait purs, venus du monde enchanté de la Légende ; et son anxiété première se changeait, en un trouble délicieux, dans sa certitude du bonheur. Une nuit, brusquement, sur la terre blanche de lune, l’ombre se dessina d’une ligne franche et nette, l’ombre d’un homme, qu’elle ne pouvait voir, caché derrière les saules. L’homme ne bougeait pas, elle regarda longtemps l’ombre immobile.
Dès lors, Angélique eut un secret. Sa chambre nue, badigeonnée à la chaux, toute blanche, en était emplie. Elle restait des heures, dans son grand lit, où elle se perdait, si minée, les yeux clos, mais ne dormant pas, revoyant toujours l’ombre immobile, sur le sol éclatant. À l’aube, quand elle rouvrait les paupières, ses regards allaient de l’armoire énorme au vieux coffre, du poêle de faïence à la petite table de toilette, dans la surprise de ne pas retrouver là ce profil mystérieux, qu’elle eût dessiné d’un trait sûr, de mémoire. Elle l’avait revu en dormant, glisser parmi les bruyères pâles de ses rideaux. Ses songes comme sa veille en étaient peuplés. C’était une ombre compagne de la sienne, elle avait deux ombres, bien qu’elle fût seule, avec son rêve. Et ce secret, elle ne le confia à personne, pas même à Hubertine, à laquelle, jusque-là, elle avait tout dit. Lorsque celle-ci la questionnait, étonnée de sa joie, elle devenait très rouge, elle répondait que le printemps précoce la rendait joyeuse. Du matin au soir, elle bourdonnait, ainsi qu’une mouche ivre dés premiers soleils. Jamais les chasubles qu’elle brodait n’avaient flambé d’un tel resplendissement de soie et d’or. Les Hubert, souriants, la croyaient simplement bien portante. Sa gaieté montait à mesure que tombait le jour, elle chantait au lever de la lune, et quand l’heure était arrivée, elle s’accoudait au balcon, elle voyait l’ombre. Pendant tout le quartier, elle la trouva exacte à chaque rendez-vous, droite et muette, sans qu’elle en sût davantage, ignorante de l’être qui devait la produire. N’était-ce donc qu’une ombre, une apparence seulement, peut-être le saint disparu du vitrail, peut-être l’ange qui avait aimé Cécile autrefois, qui descendait l’aimer à son tour ? Cette pensée la rendait orgueilleuse, lui était très douce, comme une caresse venue de l’invisible. Puis, une impatience la prit de connaître, son attente recommença.
La lune, en son plein, éclairait le Clos-Marie. Quand elle était au zénith, les arbres, sous la lumière blanche qui tombait d’aplomb, n’avaient plus d’ombres, pareils à des fontaines ruisselantes de muettes clartés. Tout le champ s’en trouvait baigné, une onde lumineuse l’emplissait, d’une limpidité de cristal ; et l’éclat en était si pénétrant, qu’on y distinguait jusqu’à la découpure fine des feuilles de saule. Le moindre frisson de l’air semblait rider ce lac de rayons, endormi dans sa paix souveraine, entre les grands ormes des jardins voisins et la croupe géante de la cathédrale.
Deux soirées s’étaient passées encore, lorsque, la troisième nuit, en venant s’accouder, Angélique reçut au cœur un choc violent. Là, dans la clarté vive, elle l’aperçut debout, tourné vers elle. Son ombre, ainsi que celle des arbres, s’était repliée sous ses pieds, avait disparu. Il n’y avait plus que lui, très clair. À cette distance, elle le voyait comme en plein jour, âgé de vingt ans, blond, grand et mince. Il ressemblait au saint Georges, à un Jésus superbe, avec ses cheveux bouclés, sa barbe légère, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d’une douceur hautaine. Et elle le reconnaissait parfaitement : jamais elle ne l’avait vu autre, c’était lui, c’était ainsi qu’elle l’attendait. Le prodige s’achevait enfin, la lente création de l’invisible aboutissait à cette apparition vivante. Il sortait de l’inconnu, du frisson des choses, des voix murmurantes, des jeux mouvants de la nuit, de tout ce qui l’avait enveloppée, jusqu’à la faire défaillir. Aussi le voyait-elle à deux pieds du sol, dans le surnaturel de sa venue, tandis que le miracle l’entourait de toutes parts, flottant sur le lac mystérieux de la lune. Il gardait pour escorte le peuple entier de la Légende, les saints dont les bâtons fleurissent, les saintes dont les blessures laissent pleuvoir du lait. Et le vol blanc des vierges pâlissait les étoiles.
Angélique le regardait toujours. Il leva les deux bras, les tendit, grands ouverts. Elle n’avait pas peur, elle lui souriait.