Le Rêve (Tourgueniev)/03

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Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 5-6).

III

J’ai dit que je m’endormais quelquefois sous l’influence de ces vagues et confuses rêvasseries. En général, je dormais beaucoup et les rêves tenaient une grande place dans mon existence. J’en faisais toutes les nuits ; j’en gardais le souvenir, je leur attribuais de l’importance, j’y voyais des prédictions, je tâchais d’en deviner le sens. Quelques-uns de ces rêves se répétaient parfois, ce qui me semblait toujours fort étrange. Un de ces rêves répétés me troublait particulièrement. Il me semblait que je marchais dans quelque rue étroite et mal pavée d’une vieille ville, entre deux rangées de hautes maisons aux toits pointus. Je m’imagine que je cherche mon père, qui n’est pas mort, et qui se cache de nous dans une de ces maisons. Et voilà que je franchis une porte basse et sombre, je traverse une longue cour, encombrée de poutres et de planches ; je pénètre enfin dans une petite chambre au rez-de-chaussée éclairée par deux fenêtres rondes.

Au beau milieu de cette pièce, se tient mon père, en robe de chambre et fumant une pipe. Il ne ressemble en rien à mon véritable père, il est grand, maigre, a les cheveux noirs, le nez crochu, les yeux mornes, perçants et sinistres. On peut lui donner quarante ans. Il semble mécontent de ce que je l’aie découvert ; et moi-même, je ne me sens nullement joyeux de notre rencontre. J’en reste tout ébahi. Il se détourne, et, tout en marchant à petits pas, il se met à marmotter je ne sais quoi. Puis il s’éloigne peu à peu, sans cesser de marmotter et de me jeter des regards par-dessus l’épaule, comme une bête fauve qui s’enfuit.

La chambre s’élargit et disparaît dans une sorte de brouillard. Je me sens saisi d’épouvante à l’idée que je le perds encore ; je me précipite sur ses traces ; mais il a disparu aussi, et je n’entends plus que ce marmottement grognon, semblable à celui d’un ours. Le cœur me manque, je m’éveille en sursaut, et de longtemps ne puis plus m’endormir. Toute la journée suivante, je ne pense qu’à ce rêve.