Le Rêve (Tourgueniev)/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 4-5).

II

C’est sur moi que ma mère concentrait tous ses soins et toutes ses pensées. Sa vie se confondait avec la mienne. De pareils rapports entre les parents et les enfants ne sont pas toujours favorables à ceux-ci ; ils leur sont nuisibles quelquefois. Ma mère n’avait eu que moi, et les fils uniques se développent souvent d’une façon irrégulière. La vie de leurs parents entre trop dans leur propre vie. Je ne devins pas enfant gâté, ou morose, ou capricieux, comme il arrive souvent aux fils uniques ; mais chez moi, le système nerveux se dérangea de bonne heure. Ajoutez à cela que j’avais une santé très délicate, comme ma mère elle-même, à laquelle je ressemblais de visage. Je fuyais la société des jeunes garçons de mon âge, et j’évitais généralement le contact des êtres humains ; je conversais même peu avec ma mère.

J’aimais surtout à lire, à me promener seul, à rêver. De quoi rêvais-je ? Il m’eût été difficile de le dire. Quelquefois… oui, quelquefois il me semblait vraiment que j’étais debout devant une porte entre-bâillée. Là, derrière, se cachent des choses secrètes et mystérieuses ; je suis immobile, j’attends, je n’ose franchir le seuil, et je pense… je pense à ce qui peut se trouver devant moi !… J’attends toujours, pétrifié dans une sorte d’anxiété… ou bien je m’endors.

Si j’avais eu la moindre veine poétique, je me serais mis probablement à écrire des vers ; si j’avais eu quelque penchant à la dévotion, je me serais peut-être fait moine. Mais je n’avais rien de tout cela ; je continuais à rêver et à attendre.