Les Écrivains/Le Rêve
LE RÊVE
En ce temps où toute la littérature se syndique en boutique de commerce, sous la raison sociale : Document et Cie, il faut savoir gré à M. Émile Bergerat de nous avoir donné une œuvre de rêve et d’art pur, qui se trouve être aussi une œuvre de protestation et de combat. C’est du courage aujourd’hui, que de publier un poème, qui n’a pas d’autres excuses que la beauté des vers et l’outrance vaillante de la pensée, ce poème fût-il, comme Enguerrande, poème dramatique, enchâssé dans une splendide édition, avec des caractères du seizième siècle qui font sonner les rimes comme des chants de victoire ; avec des eaux-fortes de M. Rodin, cet artiste presque inconnu, qui créa les belles figures décoratives du théâtre du Palais-Royal et qui a fait pour le livre de M. Émile Bergerat deux pages lyriques de premier ordre. Et pourtant il est arrivé que ce courage de poète convaincu est devenu une bonne spéculation de commerçant habile, car Enguerrande, dès son apparition, obtient un grand succès dont je me réjouis fort.
Ce succès, il ne convient pas de le rechercher seulement dans les qualités du poète ; il tient surtout à l’opportunité de l’œuvre, quoiqu’il semble paradoxal de prétendre qu’en cette société affamée de flonflons sentimentaux et d’ordures étalées, un poème dramatique puisse jamais paraître opportun. Et pourtant cela est ainsi.
Nous sommes las, rassasiés, écœurés jusqu’à la nausée du renseignement, du document, de l’exactitude des romans naturalistes, autant que des farces bêtes et du fantastique idiot des opérettes. Après avoir acclamé, comme l’évolution définitive, cette forme nouvelle de littérature qui n’était en somme, qu’une littérature d’attitudes et de gestes, une littérature pour myopes, une littérature à la Meissonier, qui ne voyait dans un être humain que les boutons et les plis de sa redingote, comptait les feuilles d’un arbre et les luisants de chaque feuille, nous demandons à grands cris autre chose. Nous en avons assez de pénétrer dans les âmes des concierges, de sonder le cœur et les reins des cuisinières, de rouler dans tous les sentines, sous prétexte que c’est expérimental, de ne respirer que des odeurs de latrines, sous prétexte que c’est scientifique, et de ne voir partout que des buées, des buées d’or, des buées rouges, des buées chaudes, sous prétexte qu’il faut faire cuire l’imagination dans les cornues de M. Claude Bernard et les éprouvettes de M. Berthelot. Nous ne voulons plus que la littérature et la poésie - ces mystères du cerveau de l’homme – soient de la physique et de la chimie, que l’amour soit traduit en formules algébriques, qu’on fasse de la passion humaine un problème de trigonométrie, et qu’il faille rechercher, dans les tables de logarithmes, la raison homicide de nos enthousiasmes et le pourquoi désenchanteur de nos rêves. Depuis que M. Zola, un romantique dévoyé, et M. Alphonse Daudet, un naturaliste pour l’exportation, et toute la séquelle d’écrivains hurleurs qui grimacent à leur suite, ont tenté de mettre sur la vie leurs lourdes pattes barbouillées de renseignements, nous ne voulons plus de la vie telle qu’ils nous l’expriment, déformée, hideuse, vide et raidie dans l’ordure. Nous appelons le rêve, le rêve aux ailes d’or, qui nous emporte, en nous laissant des ressources d’humanité, dans les paysages chimériques, dans le bleu du ciel, et réchauffe aux beaux soleils d’apothéose nos membres glacés et nos âmes endolories. Shakespeare, dont ils se réclament toujours, dont ils prétendent qu’ils descendent en ligne directe, n’a-t-il pas fait surgir devant l’esprit charmé, les éblouissantes visions des grâces mélancoliques, avec Le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira ? Et Watteau, ce grand poète qu’ils admirent, n’a-til pas promené tous nos rêves en jupes de taffetas zinzolin et toutes les féeries de nos rêves au milieu d’une nature embuissonnée de roses, dans des paradis de lumières dorées, consolantes et fausses comme l’idéal ?
En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien d’absolument exact et rien d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus. Nous avons bien assez de pénétrer en nous-mêmes, et d’analyser ce que nous voyons et ce que nous sentons, pour que nous tentions par surcroît, de pénétrer dans l’être intime des autres et de substituer nos yeux, nos nerfs, notre âme, aux yeux, aux nerfs, à l’âme des autres ? Pourquoi, d’ailleurs ? Le véritable créateur est celui qui, dans ses œuvres, livre, tableau, symphonie, se crée lui-même, celui qui, comme Baudelaire et Stendhal, met son âme propre dans le rêve de la vie, tel qu’il le conçoit et tel qu’il le comprend, l’un avec sa forme exaspérée et inquiète, l’autre avec son implacable tranquillité, tous les deux visionnaires, tous les deux artistes, tous les deux ravagés par la passion de l’idéal et le rêve de l’amour. Rembrandt, en ressuscitant Jésus, s’est-il préoccupé de faire de l’exactitude, et de donner à la résurrection du Dieu une allure mathématique et gourmée de document ? Il a peint des Hollandais ; la lumière qui entre par la fenêtre entr’ouverte, c’est le jour jaune de la Hollande. Et pourtant Rembrandt a fait un immortel chef-d’œuvre. Mantegna a crucifié le Christ en un clair paysage d’Italie. La croix monte, chargée de son divin et sanglant fardeau, dans le ciel tout bleu de Naples, et là-bas, tout près sur la montagne, ce n’est pas Jérusalem qui dresse ses temples farouches, c’est une ville d’Italie tranquille et reposée, qui étale ses petites maisons familières. Et pourtant Mantegna a fait un immortel chef-d’œuvre.
Vous voyez une femme, au théâtre, accoudée au rebord d’une loge. Tout en elle est à son plan et en valeur, l’ombre qui l’enveloppe, les bijoux qui brillent à son cou, la fleur qui se fane au corsage, et l’indécision, la vaporisation des traits de son visage… Elle vous a charmé, vous la trouvez belle en cet éloignement, et véritablement elle est belle ainsi. Vos rêves s’en vont vers cette forme exquise que vous parez vous-même. Il vous importe peu qu’elle soit bonne ou méchante, intelligente ou sotte, elle est ce que vous la faites et ce que vous voulez qu’elle soit… Vous vous approchez ; souvent le rêve est parti, il ne reste plus qu’une femme vieille et laide, aux chairs tombantes, à la bouche crispée par un sourire bête… Eh bien, le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant – vrai aussi – qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant qui ne grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. Est-il donc vrai et exact ?
L’art n’est point fait pour nous apprendre quelque chose ; il est fait pour nous émouvoir, pour nous bercer, pour nous charmer, pour nous faire oublier les réalités brutales et les dégoûts de tous les jours, pour remuer dans l’homme ce qu’il y a de meilleur en lui, ce qu’il y a d’étouffé par la vie, et de délaissé et d’endormi au fond de son être. À mesure que la science va le dépouillant de ses espérances et de ses fiertés, l’art le relève et l’ennoblit. Il est la plus haute expression de l’amour, et l’amour c’est le rêve, le grand rêve poursuivi de l’humanité. C’est pour cela que dans tous les peuples, à toutes les époques, il a été, en quelque sorte, divinisé et qu’un grand artiste a toujours été plus grand, plus fêté, plus acclamé, qu’un grand savant.
Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. C’est lui qui fait le prêtre, le soldat et l’artiste, cette trinité nécessaire à la vie sociale. La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés.
M. Émile Bergerat aura eu cet honneur, en ce moment de platitudes exactes et observées, d’avoir fait sciemment, avec préméditation et combinaisons longuement préparées, une œuvre artistique, curieusement écrite, bizarrement pensée, et dépourvue, à un degré rare, de toute espèce de sens commun. J’entends le sens commun à la façon des naturalistes. J’espère que le succès d’Enguerrande, dont le titre seul est une protestation contre les noms des héroïnes de roman, aura une influence heureuse sur la production littéraire, que les jeunes écrivains perdront la manie de raconter, dans un style grossier, des aventures quelconques arrivées à des personnages sans intérêt, et qu’au lieu de nier tout, amour, tendresse, beauté, musique et parfums, ils tenteront de faire chanter leur rêve, au vide du néant qu’est la vie.
Octave Mirbeau, Le Gaulois, 3 novembre 1884