Le Rêve (Tourgueniev)/11

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Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 16-17).

XI

Naturellement, et avant toute autre démarche, je me dirigeai vers le café où j’avais rencontré le baron. Mais personne ne le connaissait, personne ne l’avait même remarqué ; c’était, comme on dit, un consommateur de passage. Quant au nègre, on l’avait remarqué, il est vrai, car sa figure sautait aux yeux, mais personne ne savait qui il était, ni quelle était sa demeure. Ayant, à tout hasard, laissé mon adresse au café, je me mis à parcourir les quais de la ville, les environs du port, les boulevards. Je regardai curieusement dans tous les établissements publics ; mais nulle part je ne trouvai rien qui ressemblât au baron ou à son compagnon le nègre. N’ayant pas bien entendu le nom de famille que s’était donné le baron, je n’avais pas la ressource de m’adresser à la police. Cependant je fis savoir à deux ou trois employés de l’ordre public, qui me regardèrent, il est vrai, avec une sorte de méfiance, que je les récompenserais très largement s’ils pouvaient me mettre sur la trace de ces deux individus, dont je leur donnai le plus exact signalement qu’il me fut possible. Harassé de fatigue, je rentrai à la maison. Ma mère s’était levée ; mais, à sa tristesse ordinaire, s’était ajoutée une expression nouvelle : celle d’une stupéfaction rêveuse, qui me serrait le cœur. Je passai toute la soirée avec elle ; nous ne parlâmes presque pas. Elle faisait une patience, et je regardais dans ses cartes. Elle ne fit pas la moindre mention, ni de son récit, ni de ce qui s’était passé la veille. On eût dit que nous nous étions tous deux donné le mot secrètement de ne pas toucher à ces événements incompréhensibles. On eût dit qu’elle avait honte des aveux qui lui étaient échappés involontairement, ou bien peut-être n’avait-elle qu’un vague souvenir de ce qu’elle avait raconté dans le délire de la fièvre, espérant, en tout cas, que je l’épargnerais. Je l’épargnais, en effet ; elle le sentait, et, comme la veille, ses regards fuyaient constamment les miens.

Je ne pus dormir de la nuit ; une tempête terrible s’était soudainement déchaînée. Le vent hurlait avec rage ; les vitres des fenêtres tremblaient et tintaient. Je ne sais quels désespérés gémissements traversaient l’air ; c’était comme un immense déchirement de tout le ciel, comme de furieux sanglots qui passaient en se précipitant par-dessus les maisons ébranlées. Au point du jour, un léger sommeil me surprit. Tout à coup il me sembla que quelqu’un entrait dans ma chambre et m’appelait par mon nom, d’une voix sourde mais impérieuse. Je levai la tête et ne vis personne. Chose étrange ! Loin d’être effrayé, je ressentis une sorte de joie ; il me vint une subite assurance que, ce jour-là, j’atteindrais mon but. Je m’habillai à la hâte et quittai la maison.