Le Rêve de Mysès/Texte entier

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Librairie d’Art Technique (p. Ill.-128).



 Mysès avait emporté le cadavre de la reine en lui substituant la dépouille d’une courtisane, également d’une grande beauté.



  Lorsque tu t’asseyais sur la terrasse de ton palais, la nature entière semblait se recueillir pour te faire fête et caresser ta splendeur.

LE RÊVE DE MYSÈS

CHAPITRE PREMIER

C’était la demeure de Mysès, dans Thèbes. Le prêtre embaumeur avait emporté le cadavre de la reine Ahmosis pour le parer, selon son cœur, car il en était amoureux.

Les défuntes, parfaitement belles, couraient des risques auprès des « Taricheutes » habituels qui, parfois, étaient tentés de les violer ; aussi, Mysès avait-il dérobé jalousement le corps charmant de sa bien-aimée.

La substitution d’un personnage de marque était chose grave, que l’on punissait sévèrement dans la classe sacerdotale. Cette fraude, cependant, s’accomplissait fréquemment, grâce au mystère qui entourait les pratiques de l’embaumement.

Le mort n’étant montré aux familles que recouvert de son masque et enveloppé de ses bandelettes, il était aisé de le faire disparaître, et des corps d’esclaves occupaient, parfois, des sarcophages princiers.

Nul n’était autorisé à défaire les visages d’or ou d’ivoire qui recouvraient les traits véritables, ni à dérouler les bandelettes des bras et des jambes, aussi, arrivait il, parfois, qu’un grand dignitaire emmaillotté de toile grossière, cousue à larges points, vint, après un séjour plus ou moins prolongé dans le « natron », prendre sa place anonyme dans les caveaux publics.

Les jeunes mortes, violées par les embaumeurs, étaient livrées aux crocodiles sacrés.

Mysès avait donc emporté le cadavre de la reine en lui substituant la dépouille d’une courtisane, également d’une grande beauté.

Ahmosis, couverte d’un voile épais, reposait près du prêtre qui, agenouillé respectueusement, n’osait encore porter sur elle une main profanatrice.

— Ô souveraine adorable ! disait-il, toi qui fis la joie et l’orgueil de l’Égypte ! déesse au sourire vainqueur, aux longs yeux d’onyx et de nacre !… Sœur de l’ibis, du sphinx, du lotus d’or et de la rose vermeille ! pardonne au plus humble de tes serviteurs !

« Je voudrais te donner ma vie, te conquérir

la gloire et l’éclat de l’astre créateur qui
 
La brise t’apportait des parfums plus doux, le Nil plus voluptueusement glissait ses ondes d’émeraude, lorsque tu rêvais, à l’heure crépusculaire.

réchauffe le monde et renaît plus beau, chaque

jour, sur la terre et sur la mer immense !…

Lentement, il découvrit le corps encore souple de la reine et le contempla avec ravissement.

Les traits purs, réguliers, n’avaient point été outragés par le trépas et la chevelure, coupée au-dessus des épaules, à la mode égyptienne, mettait autour du visage enfantin comme une auréole de plumes légères. Les dents, petites, luisaient, tels des grains de riz entre les lèvres enduites d’un fard tenace, merveilleusement écarlate, et la peau ambrée, presque lumineuse, paraissait traversée d’une clarté intérieure.

Mysès mit ses lèvres sur le bras fin, arrondi encore en forme de caresse ; il monta jusqu’à l’épaule ronde et polie, enivré par le parfum qui se dégageait de cette chair, frottée d’aromates, défaillant d’un trouble divin.

Étendue sur le lit de bois, à tête de lion, du prêtre, Ahmosis semblait sourire, heureuse de ce suprême hommage.

— Réveille-toi ! soupirait-il, voici qu’Isis répond mystérieusement à ma prière… Sans doute, domptera-t-elle le trépas et te rendra-t-elle à ma tendresse ?… Réveille-toi, ô ma royale amoureuse, et chasse toute souffrance !…

« Lorsque tu t’asseyais sur la terrasse de ton palais, la nature entière semblait se recueillir pour te faire fête et caresser ta splendeur !… La brise t’apportait des parfums plus doux, le Nil, plus voluptueusement, glissait ses ondes d’émeraude, et les grands sphinx te regardaient avec admiration !…

« Réveille-toi, ma bien-aimée !… »

Mais Ahmosis demeurait immobile sous les baisers du prêtre. Ses longues paupières cachaient l’onyx de ses prunelles, son sourire figé avait le même charme mystérieux et mélancolique.

Elle inspirait de secrets désirs, une crainte lascive, un délicieux émoi ; c’était une grande fleur, séchée dans les baumes, un calice d’or et

de soie, artificiel, somptueux et inquiétant.

 
Dans le jardin, une femme était assise, enlevant une épine de son pied meurtri. Sans doute avait-elle marché longtemps dans les pierres et les ronces, car elle était couverte de poussière et ses cheveux emmêlés retombaient sur ses épaules.


CHAPITRE II

Mysès, avec amour, procédait à l’embaumement de la reine.

Pour toucher à ces restes sacrés, il avait revêtu le costume symbolique des « Paraschites ». Sa tête, coiffée par celle du chacal, emblème d’Anubis, gardien de l’hémisphère inférieur, était complètement rasée, et il portait le « schenti » écarlate, fixé sur la hanche par une ceinture d’or.

Pendant ce temps, la famille royale priait dans les « mammisium » des temples, y évoquait l’âme de la morte, la suppliant d’agréer les dons et les vœux de ceux qui lui avaient été chers et de se mettre en communication avec l’Esprit tout-puissant dont il n’est pas permis de prononcer le nom (Osiris).

Des animaux sacrés avaient été sacrifiés et conservés pieusement pour tenir compagnie à la souveraine ; car l’embaumement ne s’employait pas seulement pour la dépouille des êtres humains ; on l’appliquait aussi aux chats, aux crocodiles, aux serpents, etc…

Au-dessous de l’Égypte qu’arrose le Nil, il y a une Égypte souterraine, composée des innombrables momies qu’y a entassées la piété singulière d’un peuple. Les singes, les chacals, les chiens dorment par milliers à côté des rois, et les grottes sépulcrales de la double chaîne qui, des pyramides de Giseh se prolonge par delà Philce, sont emplies de cadavres.

Aux portes de la chaîne lybique se trouve une ville mystérieuse, dont les allées sont bordées d’urnes, de coffres, de vases, contenant des myriades d’oiseaux, avec leurs œufs, et, surtout, des chats aux prunelles d’émail, à la fourrure phosphorescente, des serpents aux anneaux dorés, repeints d’ocre et de cinabre.

La vaste plaine, qui part du pied de la grande Pyramide et s’étend au Nord, au couchant, au Midi, est occupée par les catacombes de l’antique Égypte, et, partout, la mort coudoie la vie, le rêve grandiose du passé se mêle aux promesses printanières de l’avenir.

Mysès, passionnément parait sa divine maîtresse pour l’éternel sommeil.

Il versait sur elle les parfums et les baumes, évitant de l’enrouler dans les habituelles bandelettes, car il avait trouvé, pour la garder près de lui, une préparation spéciale qui devait conserver les chairs dans toute la fleur de leur éclatante jeunesse.

 — Peut-on entrer ?… demanda timidement la jeune fille.
 Elle venait apporter les herbes fatidiques, fraîchement cueillies sur les bords du Nil.

Ahmosis fut gainée dans une robe de brocart d’argent, ramagée de grandes fleurs hiératiques. Ses cheveux, en bouclettes légères, semées de perles, se relevèrent sur un bandeau de pierres précieuses, orné de l’Urœus sacré ; un triple rang de lapis-lazuli, d’émaux et de cornaline couvrit sa poitrine et un immense scarabée d’orfèvrerie s’agrippa sur le sein gauche.

Lorsqu’elle fut prête, selon son cœur, Mysès déposa la reine dans l’habituelle boîte dorée, ornée de figures symboliques qu’occupaient les momies. Le couvercle, simplement fixé à l’aide d’un cordon de soie, pouvait s’enlever sans peine. Il portait des fragments du Livre des Morts, des scènes d’adoration aux champs de l’Amenti, et sur toutes les faces, couraient les inscriptions hiéroglyphiques.

Auprès de sa couche, Mysès disposa le cercueil de l’adorée, afin de pouvoir, à toute heure du jour et de la nuit, lui faire ses dévotions.

La chambre était pleine des objets qu’elle avait aimés pendant sa vie : vases de spath translucide, enrichis d’une fleur de lotus en aigue-marine, psaltérion et flûte d’Osiris, harpe à treize cordes, ornée d’une tête de sphinx, miroir d’argent, peignes de coiffure en onyx oriental, en turquoise et en écaille, coffret de porphyre et de terre émaillée, sceptre à tête d’épervier, de lion ou de cynocéphale.

Il y avait aussi, dans le cercueil de la reine, ses minuscules flacons d’émail, ses cassolettes, ses fétiches, ses poupées d’ivoire et de jade, et, partout, s’épanouissaient des fleurs fraîches de perséa — l’arbre consacré à Isis, dont le fruit a la forme du cœur et la feuille celle de la langue — l’arbre de toute sagesse et de toute science.

C’est que la mort, dans la croyance du serviteur des dieux, n’avait rien de redoutable. La retraite funèbre d’Ahmosis était aussi gaie, aussi remplie d’ornements futiles et familiers que l’ancienne chambre de son palais.

Dans les buires légères, dans les coffrets ciselés, parmi les parfums, les baumes, les corolles d’élection et les statuettes de divinités, devait habiter le « double » de la morte voluptueuse, sa forme astrale douce, fidèle, vibrante et passionnée. Son fantôme errant devait savourer, dans le calme de cette demeure d’amour, toutes les ivresses de la vie joyeuse.

Lorsque la momie royale fut enfermée dans son précieux sarcophage, Mysès, bien certain que rien désormais ne viendrait troubler son amour mystique, s’abîma dans de profondes prières.

 — Pour les découvrir, je me suis avancée dans les roseaux géants aux dangereux enlacements !

CHAPITRE III

Le prêtre embaumeur, pendant des jours, vécut ainsi son rêve extasié, puis, la paix se fit en son âme, et il reprit ses occupations habituelles.

L’amie défunte ne le quittait pas, présidait, du fond de sa boîte d’or, à ses travaux, à ses expériences, à ses invocations aux dieux de bonté et de pardon. Cela seul assurait, à présent, la quiétude de son être.

Parfois, il soulevait le dessus du sarcophage, contemplait la momie royale, étincelante dans sa robe fleuragée de lis, constellée de pierreries. Le visage souriait, immuablement serein, les yeux filtraient des regards d’amour entre leurs paupières mi-closes, et Mysès se prosternait avec ravissement.

« Ô douce fiction ! soupirait-il, songe ineffable, ardent et pur !… Quel trouble singulier emplit mon cœur ? Quelle étrange ivresse augmente ma mélancolie ?… Jamais je n’ai connu un émoi aussi profond !… Est-ce l’encens de la couche voluptueuse où tu reposes, belle entre les plus belles ?… Est-ce le souffle chaud du Nil qui m’apporte l’odeur des jasmins et des roses ?… Est-ce le silence de cette demeure où sèche la corolle enchantée des verveines avec les herbes magiques qui donnent le sommeil ?… Je ne sais ; mais je me sens mourir délicieusement !

Sur le corps glacé de la reine, il promenait ses mains fiévreuses, poursuivant son rêve insensé.

« Ah ! disait-il, encore, tu ne peux être morte !… Il me semble te voir, toute vibrante d’amour, sur les coussins de ta couche nuptiale !… Aucun voile ne cache ta beauté ; tu es semblable à un lotus d’or et rien, au monde ne saurait rendre le charme de ton sourire !… Ahmosis ! parle-moi ?… Je t’aime ! Je t’adore !… Je voudrais, sur mes lèvres, sentir la caresse de ta bouche pour me fondre délicieusement dans ton baiser !

Autour de l’amant mystique tout était recueillement et poésie. Sa demeure située, presque hors de Thèbes, à la limite des faubourgs, était perdue dans un nid de verdure. Des palmiers étendaient sur les murs leur éventail de feuilles ; des acacias, des mimosas, des figuiers de Pharaons formaient des bosquets ombreux propices aux longues méditations, aux ferventes prières.

Au loin se dessinaient la pointe des obélisques, le sommet des pylônes et des palais immenses sous le vol tournoyant des gypaètes.

Des bouffées d’harmonie venaient des temples voisins où les prêtres célébraient la cérémonie du soir. Cette musique avait un charme étrange et mystérieux ; elle semblait flotter sur le jardin de Mysès avec l’âme embaumée des fleurs. Parfois, une note plus lente résonnait comme un appel de cloches ; puis, une voix grave psalmodiait un chant sacré que soutenaient les harpes à neuf cordes et les tympanons.

Le prêtre embaumeur se rappela soudain qu’il devait veiller dans le temple et réciter les versets du Livre des Morts, comme il le faisait chaque fois que le Pharaon avait visité l’hypogée royal.

Il jeta sur son épaule une peau de panthère dont le mufle retombait sur sa poitrine ; il prit un bâton de bois d’acacia, gravé de caractères hiéroglyphiques, et s’apprêta à remplir sa mission.

Dans le jardin une femme était assise, enlevant une épine de son pied meurtri. Sans doute avait-elle marché longtemps, dans les pierres et les ronces, car elle était couverte de poussière et ses cheveux emmêlés retombaient sur ses épaules.

Mysès ne la voyait que de dos, et, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, il ne se souciait guère d’entrer en conversation. Aussi, referma-t-il brusquement la porte de son logis, espérant que la visiteuse s’en retournerait, après avoir pris quelques moments de repos.

Mais, il l’entendit fredonner doucement, et il reconnut la chanson des filles errantes de la nuit ; de celles qui cueillent les herbes et les plantes dont se servent les taricheutes pour conserver les corps.

« C’est Mahdoura, se dit le jeune homme, Mahdoura qui vient encore m’offrir sa tendresse… Je pourrais l’aimer, sans doute, si mon cœur était libre !… Bien souvent, j’ai vu la lumière humide de ses grands yeux qui semblaient m’implorer, tandis que les battements tumultueux de sa poitrine faisaient trembler son sein virginal !… Ah ! pourquoi ne suis-je point pareil aux autres hommes qui se contentent des joies de la terre ?…

Mahdoura s’était plongée dans une vasque de granit, où s’épanchait une onde cristalline. Elle enlevait les gouttelettes de sang qui tachaient ses chevilles, faisait ruisseler l’eau sur son corps ambré, piquait des grappes de mimosas dans ses cheveux.

Mysès, en l’attendant, s’était de nouveau prosterné devant le sarcophage de la reine, et ses lèvres balbutiaient des mots d’adoration.

« Peut-on entrer ? demanda la jeune fille timidement, en frappant à la porte. Elle venait apporter des plantes fatidiques, fraîchement cueillies sur les bords du fleuve.

— Entre, dit Mysès, en se relevant.

La jolie fille, aux mouvements onduleux et lascifs, jeta sur le seuil une botte de feuillages odorants.

— Voici pour tes embaumements, dit-elle. Mais quelle étrange idée de vivre ainsi parmi les morts, lorsque l’on a ton visage et ta science voluptueuse !…

— Les morts désapprennent le mensonge. On peut les parer de toutes les vertus qu’ils ignorèrent pendant leur existence, sans crainte d’être jamais déçu. Quand on a beaucoup fréquenté les vivants, on préfère les défunts.

— Il y a pourtant quelques bons moments sur terre, fit la petite, en riant. Tes momies ne te donneront pas le baiser de deux jeunes lèvres en fleurs ?… Ce n’est point auprès d’elles que tu connaîtras le plaisir d’amour ?…

Mysès haussa les épaules.

— Les jours d’ivresse ont de tristes lendemains.

— Pourquoi ?… Parce que tu te crées des chimères et que tu cherches plus haut que la satisfaction de ton désir. Lorsque tu cueilles des corolles d’élection, tu ne songes pas qu’elles seront flétries demain ?… Tu les respires dans tout l’éclat de leur terrestre floraison ?… Il faut ainsi respirer l’haleine du sourire, sans songer aux larmes qui suivront. Prends ma bouche sous la tienne, et tu auras toujours le souvenir d’une minute de joie !…

Mysès, avec ennui, se détourna de la jolie fille qui lui offrait ses lèvres.

— Non, dit-il, tu me tromperais, car tu es perfide comme toutes les femmes !

Elle ramassa ses plantes, les prit, une à une, pour les faire admirer.

— Regarde comme je les ai bien choisies ?… Pour les cueillir, je me suis avancée dans les roseaux géants aux dangereux enlacements. La chaleur était étouffante, l’atmosphère se chargeait de parfums lourds, mêlés de corruption ; mais, pour te chercher ces herbes vénéneuses, je n’aurais reculé devant aucun péril.

— Je te remercie, Mahdoura.

— L’Astre Roi trempait ses cheveux de rayons dans les flots qu’il caressait ardemment. Et j’allais, toujours plus loin, pour te trouver ces calices étoilés, aux senteurs délicates, ces

 — Vois comme je suis faite ? Moi aussi, je me juge digne d’amour !
 Elle tournait devant lui, prenait des poses hiératiques, s’érigeait sur un piédestal, comme une voluptueuse idole de chair.

feuillages grêles qui se tordent comme des nœuds de serpents…

— C’est grâce à ces fleurs, à ces herbes que j’embaume prestigieusement les défunts. Car j’ai découvert un procédé merveilleux qui conserve aux morts l’apparence de la vie, supprime toute l’affreuse cuisine des préparations ordinaires, ne nécessite point de masque ni de bandelettes.

— Mais, dit-elle, il faut toujours extraire les viscères et les intestins, en fendant le ventre avec une pierre d’Éthiopie ? Il est nécessaire de retirer la cervelle par les narines au moyen de pinces recourbées ?…

Mysès sourit avec dédain.

— J’ai supprimé tout cela.

— Quoi ! plus d’incision par la pierre obsidienne pour retirer le cœur, les poumons, le foie ?… Plus de macérations dans la myrrhe et la cannelle ? Plus de bitume liquide pour durcir les chairs ?… Plus de bain de natron dans les salles d’immersion et de dessiccation ?…

— Grâce à mon secret, il n’est point nécessaire de procéder à ces opérations barbares.

— Quel est donc ton secret ?…

— Je le garde pour moi seul, fit Mysès jalousement.

Mahdoura fit un geste d’insouciance.

— À ton aise !… Cependant, c’est par mes herbes prestigieuses que tu obtiens de si beaux résultats ?…

— Je l’avoue.

— Alors, tu me dois de la reconnaissance ?…

— Je n’en disconviens pas.

— Vois, comme je suis faite ?… Moi aussi, je me juge digne d’amour !…

Elle tournait devant lui pour se faire admirer, prenait des poses hiératiques, s’érigeait sur un piédestal comme une voluptueuse idole de chair.

Son corps, ferme et pâle, se colorait superbement dans la lumière ; elle avait des yeux sombres où passaient, par moment, des lueurs glauques d’étang sacré, et elle désirait les baisers du prêtre de toute la passion de sa beauté épanouie, de toute l’ardeur de son jeune sang, battu par les longues courses dans les ajoncs et les roseaux du Nil.

— Je t’aime ! fit-elle, en s’agenouillant devant lui.

Il la repoussa doucement.

— Moi, je ne t’aime pas.

— Pourquoi ?…

— Parce que j’en aime une autre.

— Qui donc ?… Aucune femme n’entre jamais chez toi ?…

 — Moi, je préfère les vivantes ! Si tu veux, je viendrai te visiter avec mon amie Aracknis, qui est charmante aussi, et que j’aime de tout mon cœur !…

— Il en est une qui vit de ma vie et me tient compagnie à toute heure.

Mahdoura ouvrait de grands yeux.

— Quelle est cette amante mystérieuse que nul n’a vue ?…

— C’est…

Mais, le prêtre s’arrêta, ne voulant point avouer qu’il avait dérobé le corps de la reine Ahmosis, car ce crime eût été puni de mort.

Il ne tenait pas à la vie, mais il tenait à son rêve.

— C’est, fit-il, une âme familière, le double d’un être que j’ai chéri…

Et il se tourna vers le sarcophage.

— Une morte qui repose là ?… demanda la jeune fille, curieuse.

— Oui.

— Une momie que tu as embaumée ?…

— Oui, par mon nouveau procédé.

— Elle est belle ?…

— Plus belle que toutes les créatures terrestres.

— Oh ! montre-la moi.

— Nul ne doit voir son visage.

Mysès songeait encore que Mahdoura pourrait reconnaître la reine dans l’extraordinaire état de conservation du corps, et il craignait les indiscrétions de la visiteuse.

— Tu ne veux pas ?… fit la petite, avec dépit. J’aurais été heureuse, pourtant, d’admirer ton œuvre… Et, tu sais, je ne suis pas jalouse !…

Elle eut un rire emperlé, un rire de triomphale jeunesse.

— Pourquoi serais tu jalouse ?… L’amour que j’ai pour cette pure fiction ne saurait te porter ombrage.

— Certes.

— Tu devrais t’associer à moi dans ce culte fervent…

— Ah ! n’y compte pas ! fit Mahdoura, qui riait toujours. Je préfère les vivantes. Si tu veux, je viendrai te visiter avec mon amie Aracknis qui est charmante, aussi, et que j’aime de tout mon cœur.

— Je ne désire point connaître ton amie.

— Tu as tort. Elle est savante dans la voluptueuse science et nul ne connaît mieux qu’elle l’art des consolations. Ainsi, quand Aryès m’a trompée, c’est elle qui est venue panser mes blessures et me verser le baume de ses caresses.

— Tais-toi, Mahdoura, tu ne sais ce que tu dis.

— Oh ! certes, je préférerais tes baisers à ceux d’Aracknis, mais, puisque tu te voues au

 — Ah dit Mahdoura, lorsque j’étais petite, je conduisais les troupeaux ; puis, le soir venu, je me roulais dans l’herbe avec les génisses favorites.

souvenir d’une morte, je ne puis plus espérer te conquérir, quelque envie que j’en aie !…

Mahdoura montrait des yeux pleins de larmes, et Mysès fut attendri.

— Tu m’aimes donc, vraiment ?…

Elle leva vers lui son regard où luisait de nouveau un rayon d’espérance.

— Si je t’aime !… Comment peux-tu en douter ?…

— Je ne doute plus.

Folle de joie, elle s’abattit sur sa poitrine.

— Ah ! soupira-t-elle, prends-moi… Prends-moi toute !…

Il essaya encore de la repousser, mais, l’air était étouffant, tout chargé des parfums errants venus sur l’aile des brises. Les branches alourdies des mimosas et des grenadiers, alignés contre les murs du jardin, répandaient aussi de véhéments aromes qui grisaient jusqu’au vertige.

Il prit soudain une résolution énergique, ouvrit la porte toute grande.

— Il faut que je parte.

— Partir ?… Pourquoi donc ?…

— Je suis le serviteur des dieux et je dois me rendre au temple d’Osiris pour les habituelles dévotions.

— C’est vrai, fit-elle, tu es revêtu des emblèmes sacrés ?…

— J’ai trop tardé, déjà ; laisse-moi accomplir mon devoir, Mahdoura !

— Pars donc, si c’est ta volonté, mon beau Mysès !

Elle marchait à côté de lui, le long de l’allée fleurie du petit jardin, semblant une corolle d’élection, une grande fleur épanouie et vibrante. Au dehors, l’on apercevait les escarpements de la chaîne lybique, malgré la nuit qui tombait de plus en plus.

Des bouviers passaient, poussant avec un cri guttural, les admirables bêtes aux cornes évasées comme le croissant d’Isis.

— Ah ! dit Mahdoura, lorsque j’étais petite, je conduisais les troupeaux dans les plaines baignées de soleil, et leurs pas pesants soulevaient de longues vagues d’or qui retombaient derrière eux… Puis, le soir venu, je me roulais dans l’herbe… avec les génisses préférées. C’est ainsi que j’ai appris à aimer les choses de la nature…

Les grands bœufs levaient vers les jeunes gens leurs mufles humides et les contemplaient de leurs yeux pensifs.

— Ils sont destinés aux prochains sacrifices, dit Mysès, tristement ; on les conduit vers le temple d’Ammon-Râ pour l’égorgement.

Des grammates marquaient, sur des tablettes, le nombre des animaux qui devaient tomber sous le couteau des prêtres sacrificateurs.

Un petit berger mangeait des oignons crus ; une fillette offrait, dans un panier, des dattes, des figues et des gâteaux de dourah.

— En voulez-vous ? dit-elle, je suis lasse de les porter.

Mysès, songeant que Mahdoura avait peut-être faim, lui offrit des galettes et des fruits.

Elle le remercia avec effusion.

— Je n’osais pas en demander, mais tu as deviné mon désir !

À belles dents elle se mit à mordre alternativement dans la pâte jaune du gâteau et dans la chair rose des figues.

Ils arrivèrent au bord du Nil où des canges fuyaient mollement, au milieu des esquifs légers de papyrus et des radeaux de joncs, soutenus par des outres.

Il faut que je passe sur l’autre rive, fit le prêtre, et je vais te dire adieu, Mahdoura.

— Oh ! si vite !…

— Que veux-tu, j’accomplis ma mission sacrée.

Elle cessa de manger ses fruits.

— Mais, je te reverrai demain ?…

— Non, il vaut mieux ne plus nous revoir.

— Pourquoi ?…

— Parce que je ne puis t’aimer.

Elle se révolta, cria dans la nuit.

— Si, si, tu m’aimeras !… Je le veux de tout mon être, de toutes mes forces !… Il y a si longtemps que je pense à toi !

— À ton âge, l’on oublie !

— Non, je n’oublierai point !… Aracknis, par mille jeux charmants, a déjà tenté de me détacher de toi, car elle ne croit pas aux promesses des hommes !…

— Aracknis a raison. Il faut écouter cette sage amie. Ce n’est qu’auprès d’elle que tu goûteras un bonheur paisible et durable.

— Loin de toi, rien n’existe plus pour mon cœur !

Mysès entra dans une cange, ornée d’une tête d’Hâthor à ses deux extrémités, et les rameurs poussèrent énergiquement l’embarcation, malgré les pleurs et les cris de Mahdoura, restée sur la rive.


CHAPITRE IV

Le prêtre pensif regardait, sans les voir, les monuments qui s’illuminaient sur les larges quais de briques de Thèbes. Le palais de Rhamsès, l’époux d’Ahmosis, se profilait sur le ciel d’outremer, avec ses gigantesques pylônes, ses dômes dorés, ses murs formidables, ses obélisques aux blancs pyramidons.

Il n’y avait, d’ailleurs, que le fleuve à traverser pour atteindre le quartier des Memnonia où se dressait le temple d’Osiris. C’était le domaine des prêtres embaumeurs : colchytes, paraschytes et taricheutes. Jour et nuit les épaisses fumées des chaudières de natron obscurcissaient l’air : l’on respirait des odeurs de baumes et de corruptions aux alentours de ces funèbres usines de la mort.

Dans les caveaux mystérieux, les serviteurs du dieu de sagesse préparaient les masques de bois et d’ivoire, les bandelettes de toile fine, les longues boîtes, couvertes d’hiéroglyphes, destinés aux cadavres étendus sur les dalles de granit.

Mysès, ayant abordé, s’engagea dans une allée de sphinx, à corps de lion et à tête de bélier, qui aboutissait à l’entrée du temple.

Des flots d’harmonie montaient dans la nuit, car les chants avaient repris avec plus de force pour célébrer l’heure des divines apparations et des sacrifices.

Le prêtre avait oublié l’amour de Mahdoura. Il ne songeait plus qu’à la reine, dont les restes charmants reposaient dans sa demeure, et il n’avait plus que le souci de rentrer, au plus vite. Un grand souffle de passion gonflait sa poitrine. Ahmosis, sans cesse, se manifestait à lui ; elle apparaissait derrière les grands sphinx accroupis, marchait, légère, dans un rayon de lune, semblait un lotus d’or balancé par la brise.

Et, il lui souriait, tendait les bras vers elle en l’appelant d’une voix caressante. Les idées se heurtaient dans sa tête en feu et les battements de son cœur martelaient sa poitrine, éperdument.

Dans le temple, il se joignit aux autres officiants, puis, resta seul pour veiller et prier jusqu’à l’aube.

Un grand calme régnait entre les murs solennels. Mysès avait revêtu le « schenti », sorte de pagne fixé sur les hanches par une ceinture

 — Aracknis, par mille jeux charmants, a déjà tenté de me détacher de toi, car elle ne croit pas aux promesses des hommes !…

de corde et la « calasiris » brodée d’or. Ses pectoraux, en forme de petits « naos », renfermaient le scarabée sacré, emblème de la toute-puissance.

Prosterné devant la statue d’Horus, fils d’Isis et d’Osiris, qui devait intercéder auprès de son père, il psalmodiait ardemment les versets du Livre des Morts, Les tièdes effluves de l’encens l’entouraient d’un nuage bleuâtre ; il lui semblait que les prêtresses d’Isis effeuillaient sur lui des roses et que des voix divines chantaient dans l’ombre. Là, encore, il poursuivait la vision voluptueuse ; une présence flottait dans l’air, le double de la morte délicieusement se fondait en lui.

Et le temple, tout à coup, avec son plafond et ses parois latérales, couverts de sculptures coloriées et d’inscriptions hiéroglyphiques, lui parut être un hypogée royal. La pierre des sacrifices, tachée encore du sang des animaux, immolés à la gloire d’Osiris, prit l’apparence d’un sarcophage aux ornements précieux. Une forme s’en échappa, svelte, diaphane et vint tournoyer devant lui dans les vapeurs embaumées.

— Ahmosis ! fit-il, en tendant les bras vers l’apparition charmante…

Il eût voulu sentir, sur ses yeux et son front, la corolle embrasée de sa bouche.

— Oh ! soupirait-il, laisse-moi boire aux coupes de tes seins et goûter au miel de tes lèvres ?… Ahmosis !… Ne t’enfuis pas !…

Le doux fantôme jouait avec son désir ; c’était une hantise adorable, une heure de délicieuse folie.

Mais, le « Sam », ou grand-prêtre d’Osiris, vint frapper sur l’épaule de Mysès.

— Prends garde ! dit-il, d’une voix sévère, ta pensée s’égare et ta prière n’est point agréable aux dieux.

Le prêtre frissonna, dans la crainte d’avoir été deviné.

— Qu’ai-je donc fait ?… demanda-t-il, à voix basse.

— Tu n’es plus exact aux cérémonies du temple, et, depuis longtemps, l’on ne t’a pas vu dans la crypte des embaumeurs.

— C’est vrai, fit Mysès ; j’ai été souffrant. À l’avenir j’accomplirai mieux mes devoirs.

Il respira avec force. L’on ne savait rien ; le rapt de la dépouille royale n’avait point été découvert. Cela seul importait au prêtre coupable.

— Prends garde ! répéta le Sam. Je sens en toi un mystère ; car les yeux du dieu de Sagesse se

  Ahmosis, sans cesse, se manifestait à lui ; elle venait, légère, dans un rayon de lune, semblait un lotus d’or balancé par la brise.

sont détournés. Ta présence ne lui est point agréable.

— Dois-je me retirer ? demanda Mysès.

— Non, reste pour prier avec ferveur. Je consulterai les prophètes hiérogrammates et les horoscopes sur cette manifestation étrange.

Mysès, avec trouble, regarda la statue, et il vit, que, cette fois, les yeux d’Horus, — qui étaient en pierres précieuses, — se fixaient farouchement sur lui dans une expression de colère et de haine.

— Ah ! fit-il, plein d’épouvante et de confusion, j’ai mérité la colère des dieux !

Et il s’écroula au pied de l’idole.


CHAPITRE V

Lorsque Mysès reprit connaissance, l’aube commençait à paraître. Il dépouilla les ornements sacrés et remit la peau de panthère, insigne des prêtres d’Osiris.

Une clarté rose s’épandait sur la vallée du Nil. Les immenses travaux, exécutés par les derniers Pharaons, s’affirmaient dans toute leur splendeur. Des temples, aux colonnes multiples, montraient la finesse de leurs bas-reliefs et la majesté de leurs murs énormes. Sous les portiques, des esclaves retiraient les mèches de papyrus séché qui trempaient dans des vases d’huile de ben et qui, toute la nuit, avaient brûlé.

Des filles de joie regagnaient leur logis, enveloppées dans des voiles de lin jaunes et blancs.

— Ah ! fit l’une d’elles, en souriant au prêtre, tu es trop beau pour dédaigner les femmes !

— Viens avec moi, murmura une fillette, élancée comme une tulipe d’or, je t’enseignerai des jeux charmants.

 Mais le doux fantôme s’enfuyait, pour se poser plus loin, jouant avec son désir… C’était une hantise adorable !

— Et moi, je t’aimerai avec soumission et tendresse, car ton âme doit être bonne ?…

— Viens, sur les bords du Nil, fit une autre, qui était grasse et rieuse ; nous nous aimerons dans les roseaux ! Puis, nous pêcherons des poissons cyprins et nous ramasserons des cailloux polis comme des agates !

Elles l’entouraient, en se tenant les mains ; exécutaient une danse lascive dont il était le centre et lui tendaient leurs lèvres, moites encore des baisers de la nuit.

Avec dégoût, il les écartait, mais elles revenaient, plus obstinées, plus pressantes.

— Je suis un prêtre taricheute, dit-il, j’appartiens à Osiris, laissez-moi regagner mon logis.

Elles se suspendaient à ses épaules, étouffant ses protestations sous leurs baisers.

Enfin, il parvint à les écarter et prit place dans la cange qui, déjà, l’avait amené.

De ce côté du Nil, le coup d’œil était plus imposant encore. Les bûchers commençaient à s’allumer devant les statues colossales d’Ammon et de Thôt, pour les sacrifices qui leur étaient agréables. Dans l’intérieur des temples, les vierges, demi-nues, aux grands yeux brûlés de fièvre, secouaient les amschirs, chargés de parfums et commençaient les danses sacrées.

Mysès, qui voulait acheter de nouveaux joyaux pour parer la momie d’Ahmosis, pénétrait dans les faubourgs de Thèbes. Il marchait rapidement, entre les maisons basses, carrées, aux murs peints, à un mètre du sol, de vermillon cru. Du haut des terrasses, qui couronnaient ces constructions sordides, des femmes se montraient, les seins nus sous des colliers de verroteries et de métal, les cheveux courts, étalés en mèches raides autour des joues.

Des pelures de figues et de limons s’écrasaient sous les pas ; une odeur épicée, âcre, fauve, prenait aux narines : relents de musc et de terrains vaseux, de fleurs flétries et de fruits gâtés, nageant au milieu des ruelles dans une eau noire.

Les marchands ouvraient leurs boutiques et s’installaient, comme des idoles, au milieu de leurs joyaux, de leurs coffrets d’ivoire et de nacre, de toutes les somptuosités de leur étalage.

Mysès s’enfonça dans un couloir étroit, sachant qu’il trouverait au bout de ce passage, ce qu’il désirait.

Une porte se présentait, et, de l’index, il frappa trois coups.

Un homme brun et maigre ouvrit, aussitôt, et ce fut un émerveillement.

Il y avait là des boîtes de papyrus, ornées de pierres précieuses, des statuettes de terre cuite, émaillées de vert et de rose, des pectoraux d’émeraudes, des amulettes de turquoise, d’ambre et de jade, des étuis de feldspath verts, en forme de tige, supportant une fleur de lotus de saphir ou de topaze, des barques en or massif, des chariots d’onyx, des psaltérions d’ivoire, des flûtes d’Osiris au son de cristal, des harpes enrichies de lapis-lazuli et de cornaline, des lyres d’écaille blonde, des canopes en albâtre, en terre émaillée, en porphyre, en onyx oriental, dont le couvercle figurait des têtes de sphinx, de chacal, d’épervier ou de cynocéphale.

— Que veux-tu, aujourd’hui, mon fils ? demanda le marchand des morts.

— Montre-moi tes anneaux, tes fétiches, tes bagues et tes colliers ?…

— As-tu donc embaumé quelque personne de marque ?…

— Oui, je veux ce que tu as de mieux. C’est pour la femme d’un grand officier de la milice royale.

— Voici des bijoux dignes d’une reine !

Il étalait, en effet, des pièces d’un travail précieux et rare ; mais rien ne semblait assez beau à l’amant passionné.

— Je voudrais, dit-il, un fétiche symbolique, un joyau qui soit un lien entre l’époux et l’épouse défunte. Comprends-tu mon désir ?…

— Pas très bien, fit le marchand. Tous les présents sont agréables aux morts et tous les attachent pareillement.

— Non, non, le cadeau d’un cœur embrasé d’amour ne saurait être semblable à celui d’un souvenir vulgaire.

— Prends cette agrafe d’aigue-marine. C’est la pierre des amants, celle qui assure une constance éternelle.

— Non, toutes les mortes en ont de semblables.

— Alors, choisis cette barque d’or, enrichie d’olivines et de péridôts, c’est l’emblème de la résurrection ?…

— Non, fit-il, encore ; donne-moi ce serpent de malachite ; il reposera sur le front de la bien-aimée et la gardera contre toutes les attaques jalouses.

Mysès paya le joyau et reprit le chemin de sa demeure.

Il avait presque oublié les menaces du grand-prêtre, et se sentait joyeux.

Autant que ses modestes ressources le lui permettaient, il faisait ainsi des cadeaux à la morte, s’imaginant qu’elle tressaillait d’aise dans sa boîte dorée, à chaque trouvaille ingénieuse.

Elle avait déjà, auprès d’elle, de délicats flacons d’améthystes, des miroirs d’argent, des poupées d’ivoire et de jade, des fleurs de perséa, des bracelets, des diadèmes et des étoffes soyeuses. Il voulait que la retraite ignorée de son amie fût aussi gaie, aussi remplie d’ornements futiles et familiers, que la chambre de son ancien palais.

Dans les flacons, dans les coffrets, parmi les parfums et les baumes, devait habiter le « double » de la morte voluptueuse, sa forme astrale, douce, légère, vibrante et passionnée.

Mysès, hâtivement, poussa la porte de son jardin, satisfait de se retrouver seul dans sa chère retraite.

Mais une forme gracieuse jaillit des touffes de mimosas et de tamaris, se dressa devant le prêtre, surpris.

— Mahdoura ! fit-il, avec colère.

— Oui, j’ai passé la nuit devant ta porte. Tu n’auras pas le courage de me chasser ?… murmura la jeune fille d’un air suppliant.

— Je t’ai dit que toute intimité était impossible entre nous. Éloigne-toi, ta présence m’est pénible !…

— Oh ! Mysès !… Je t’aime à en mourir !… J’ai bien essayé de t’oublier, mais je ne peux pas. Ne me demande pas un sacrifice au-dessus de mes forces.

Il voulut l’écarter.

— D’autres te donneront ce que je te refuse ; tu es jolie et séduisante ; pourquoi t’acharner à ma poursuite, puisque, seul, je ne dois pas t’accorder ce que tu demandes ?…

— Je suis ici, parce que, fit-elle, en souriant, je sais que tu finiras par céder ; les hommes cèdent toujours !…

Et elle se blottit devant le seuil avec une amoureuse audace.

Mysès fut obligé de la relever, pour entrer chez lui. Souple et féline, elle le suivit jusqu’auprès du sarcophage de la reine.

— Voilà l’obstacle ! fit-elle, en désignant la grande boîte d’or debout contre le mur, mais je triompherai !

 — Viens avec moi, sur les bords du Nil, dit une autre, qui était grasse et rieuse, nous y trouverons des poissons cyprins et des cailloux polis comme des agates !


CHAPITRE VI

Mahdoura, chaque jour, revenait chez le prêtre, qui n’avait plus le courage de la fuir. Elle était auprès de lui comme un animal familier et soumis, acceptant ses ordres, supportant ses caprices sans jamais manifester aucune impatience.

Mysès se sentait marcher dans la fatalité, dans la fuite désolée des illusions et de l’espérance. Toutes ses vaines aspirations vers un amour impossible, tous ses désirs, jamais réalisés, de plus en plus, accablaient son esprit.

La crainte de la démence progressait en son âme, et, cependant, avec perversité, il recherchait l’ivresse morbide, et, plus avant, se plongeait dans son mal.

Les artères de ses tempes battaient plus fiévreusement, lorsqu’il revenait du temple ou de la crypte des prêtres embaumeurs ; il lui semblait qu’un danger le menaçait dans cette paix, profonde de la mystérieuse demeure.

Fermant les yeux aux rais de soleil, pleins de poussières dansantes qui filtraient entre les draperies, il s’ensevelissait dans une mélancolique méditation, sans chercher à réagir contre l’idée fixe qui despotiquement le possédait.

Mahdoura, alors, se glissait auprès de lui, appuyait ses lèvres sur son visage, implorait une parole affectueuse. Mais, il ne répondait pas à ces marques de tendresse qui lui étaient pénibles.

Cependant, un sang brûlant bouillonnait dans ses veines ; sa chair appelait la caresse, et l’amante obstinée, sentant confusément cet émoi, ne désespérait pas d’arriver à l’accomplissement de ses désirs.

Au déclin du jour, elle l’attirait dans le jardin, sous l’haleine voluptueuse des roses, puisait de l’eau dans le creux de sa main, et portait à sa bouche cette coupe vivante.

Il buvait, délicieusement ému, puis levait son visage vers la jeune fille.

— Pauvre petite ! disait-il, apitoyé par cette douceur attentive et persistante.

Alors, elle se collait à lui, mendiant une caresse, cherchant un consentement dans son regard.

Pendant longtemps elle revint, ainsi, sans se lasser, gagnant chaque jour un peu d’influence sur le cœur du jeune homme.

— Je t’aime ! répétait-elle. Quand tu voudras,

 Une forme svelte et gracieuse jaillit des touffes de mimosas et de tamaris, se dressa devant le prêtre surpris.

je t’appartiendrai. Nous serons des amants passionnés et nous vivrons heureux dans cette demeure.

Faiblement, il la repoussait encore, se sentant lâche contre cet amour qui le sollicitait de toute la puissance de sa farouche énergie.

— Ah ! que nos baisers seraient doux ! disait-elle ; pour toi, j’inventerais des jeux nouveaux, et jamais tu ne te lasserais de mes étreintes ! Les femmes qui aiment comme moi ne sont pas semblables aux autres !

Un soir, par une chaleur accablante, il ne repoussa pas la jeune fille. Les branches alourdies des mimosas et des tamaris, alignées contre les murs, envoyaient de véhéments aromes et Mysès fermait les yeux, n’ayant plus la force de résister à la charnelle tentation. Ils se trouvaient tout près l’un de l’autre, la main dans la main, voluptueusement attirés par une puissance sexuelle invincible.

Le fluide qui se dégageait du corps de Mahdoura pénétrait le jeune homme, depuis si longtemps sevré de caresses.

Plusieurs fois les cheveux de ténèbres avaient frôlé son visage, les seins durs avaient cherché sa poitrine, dans une offre irrésistible.

Les doigts du prêtre frissonnaient dans les doigts qui, fortement, les tenaient captifs, sa gorge se contractait dans un désir impétueux.

Elle l’attira contre elle, lascive et féline, devinant qu’une minute pareille ne se retrouverait peut-être plus, qu’il fallait, dans un coup d’audace, vaincre les dernières hésitations du prêtre.

Passionnément, avec un grand soupir, une sorte de roucoulement pâmé, elle posa ses lèvres sur les siennes, en l’enveloppant de ses bras.

Il ne résista plus, aveuglé, transporté, succombant sous l’affolement subit de ses sens.

Elle avait des baisers profonds qui enchaînaient les énergies, emportaient les volontés dans un vertige éperdu.

Au corps du prêtre, elle enchaînait ses membres souples et puissants, plus follement se collait à lui.

Il sentait ses genoux, ses jambes, ses flancs, ses seins qui brûlaient sa chair. Son souffle, qu’il buvait, le parcourait comme un jet de flammes.

Elle s’aperçut qu’elle allait vaincre. Elle joua, alors, la soumission, s’abandonna, se laissa emporter irrésistiblement vers la couche, près du sarcophage de la reine Ahmosis.

Et la momie royale tressaillit, sans doute, d’indignation dans sa prison dorée ; le double

 — Parce que, fit-elle, en souriant, je sais que tu finiras par céder !
Et elle se blottit devant le seuil avec une amoureuse audace.

astral de l’amante délaissée s’enfuit loin de la demeure profanée avec l’épouvante de ce meurtre d’amour.

Mysès, cependant, revenu à lui, voulut chasser l’impudique, mais il retomba sur son lit, tout étourdi.

Il éprouvait un trouble singulier, un vertige morbide qui le faisaient plus faible qu’un enfant.

Cette crise se prolongea et le prêtre connut de véritables angoisses.

Mahdoura l’entendit parler avec une voix lointaine, mouillée de larmes. Il y avait en lui un être qui gesticulait, implorait, menaçait et un être raisonnable, muet, bâillonné qui assistait à la démence de l’autre et ne pouvait le secourir.

Durant cette fièvre intense, la jeune fille soigna son amant, l’entoura de sollicitude et d’amour, et, quand il se réveilla, guéri, dans ses bras, il n’eut pas le courage de la congédier.


CHAPITRE VII

À l’heure où les trois déesses : Anta, reine de la guerre ; Khem, mère du monde, et Seb, souveraine de l’onde, se réincarnaient pour cueillir, dans les roseaux du Nil, l’herbe de vie éternelle, les amants sortaient de leur demeure.

Mysès et Mahdoura, maintenant, étaient parfaitement unis.

Le prêtre, ayant goûté les lèvres de la belle fille, restait dans l’ivresse de leur morsure et oubliait jusqu’au souvenir de la reine Ahmosis.

Le cher fantôme, le « double » de la morte, ne l’accompagnait plus dans toutes ses missions. Il ne voyait plus son mélancolique sourire, il n’entendait plus sa voix harmonieuse soupirer dans les brises nocturnes sa cantilène passionnée.

L’homme était retourné aux joies de la terre, cruellement inconscient de sa mission divine, car sa chair était faible et son esprit volage.

Mahdoura et Mysès cheminaient, tendrement enlacés, dans la Ville éternelle. Des allées, bordées de sphinx, terminées par deux obélisques, flanquant un pylône, à l’entrée des temples, s’ouvraient parfois devant eux. Et ils s’arrêtaient près des monuments gigantesques de granit, prononçant d’amoureuses paroles, dont l’écho grossi rebondissait au loin, car le prêtre, seul, pouvait pénétrer dans les profondeurs écartées des sanctuaires. Le « Sam », grand pontife, et les souverains venaient uniquement et à certaines dates, y offrir des prières et des vases précieux.

Le Pharaon, alors, se prosternait dans la somptuosité de sa gloire et s’entretenait avec les défunts royaux.

Mais toutes les tombes de Thèbes ne ressemblaient pas aux maisons splendides des souverains.

Parfois, la sépulture consistait uniquement en une petite chapelle recouvrant un puits.

La momie était simplement placée au centre d’un édifice de forme pyramidale, dans lequel on avait ménagé une cavité murée.

Dans les sépultures les plus simples, on se bornait à creuser un trou de quelques mètres de profondeur au fond duquel reposait le cercueil que l’on recouvrait avec de la terre et des pierres.

Mahdoura, ayant accompagné le prêtre dans ses visites sacrées, l’attendait au sortir de l’enceinte redoutable. Elle s’asseyait sur un tombeau en construction, près des colosses de granit, adossés contre les murs, des obélisques et des pylônes que les derniers rayons du soleil teintaient de rose.

Les immenses sphinx, aux paupières vides, l’impressionnaient vaguement.

De grands oiseaux aquatiques passaient au-dessus d’elle dans l’azur éblouissant, paraissant nager dans une onde endormie, une mer morte d’une infinie douceur.

D’autres oiseaux lointains mêlaient leurs plaintes, leurs chansons mélancoliques, et un grand désir d’amour faisait défaillir la jeune fille qui appelait le bien-aimé.

Son sacerdoce accompli, Mysès venait la rejoindre à l’ombre des pierres géantes, sous la protection des génies mystérieux de la mort.

— Je suis à toi ! soupirait-elle, mon cher seigneur, mon maître !… Cache-toi derrière cette roche, car je vois passer, au loin, les prêtres d’Osiris. Et il s’abattait à ses côtés, épuisant la violence de sa torturante ivresse, savourant le frémissement des tendresses éperdues, s’enchaînant à elle par le lien ininterrompu des baisers, se fondant en sa chair pour un bonheur toujours nouveau.

L’heure passait ; et, peu à peu, sortant de son plaisir charnel, il sentait une présence occulte flotter dans l’air ; une forme s’efforçait de transparaître, de se traîner dans l’espace devenu indéfinissable, et les regards dilatés, le cœur battant, il demeurait immobile, anxieusement.

— À quoi penses-tu ? demandait Mahdoura.

Et lui, n’osant avouer son trouble soudain, inventait un prétexte.

— Nous sommes coupables, disait-il, de nous aimer dans l’enceinte des morts… Ne pourraient-ils se venger de notre audace ?…

— Bah !… Ils ont été des amants, comme nous. Pourquoi se fâcheraient-ils d’une joie qu’ils partagent peut-être dans leur sombre hypogée ?… Ne penses-tu point que les défunts sont plus généreux et compatissants que les hommes que nous frôlons sur terre ?…

Et, de fait, les colosses de pierre, les sphinx accroupis semblaient les protéger contre les attaques des vivants.

C’étaient, certes, des êtres de bonté et de pardon, pleins de force, de gloire et de silence.

Les jeunes gens attendaient, de leur souveraine justice, l’appui dont ils avaient besoin pour continuer à se chérir librement devant les humains.


CHAPITRE VIII

Cependant, Mysès de nouveau, songeait à la morte qu’il avait outragée. C’était une torture lente, une lancinante douleur qu’il ne pouvait vaincre.

Et il fermait les yeux pour ne plus voir Mahdoura qui le suivait comme son ombre, obstinée, et féline.

Malgré tout, il la sentait là, vibrante de passion, brûlée d’insatiable convoitise. Elle était séduisante d’amour et de jeunesse, et il voyait, à travers ses paupières closes, la gorge dressée de la fillette, ses épaules, ses flancs, ses jambes harmonieuses et fines. Une fumée voluptueuse s’exhalait d’elle, exaspérant sa chair.

— Va-t-en ! criait-il, j’ai besoin de me recueillir, de prier dans l’ombre pour l’oubli de nos péchés !…

Mais elle se collait à lui.

— Tu n’auras pas, mon cher amant, la force de me chasser après nos joies ardentes ?… Il n’y a pas une place de mon corps que je ne t’aie livrée, ne t’en souviens-tu pas ?… Mon front, mes yeux, ma bouche, mes seins, tout est à toi.

 Au déclin du jour, elle l’attirait dans le jardin, sous l’haleine voluptueuse des roses, puisait de l’eau dans le creux de sa main et portait à sa bouche cette coupe vivante.

— J’ai été coupable ! Je me repens !…

— Pourquoi te repentir ?… Nous n’avons fait de tort à personne. Notre jeunesse, notre corps, notre amour nous appartiennent ; nous avons le droit d’en disposer à notre fantaisie.

— Je suis le serviteur des dieux. Pour toi, j’ai trahi mes serments !…

— Bah ! tous les prêtres d’Osiris ont aimé des créatures humaines… Et je ne parle pas des orgies qui profanent, trois fois l’an, le temple d’Hâpi. Les « Pallacides » se livrent aux serviteurs des dieux. Le sacrifice de leur virginité se fait publiquement devant l’autel d’« Isis », la « Nature » primordiale, la « Matrice » universelle !…

— Je n’ai jamais participé à ces cérémonies de luxure.

— Peut-être as-tu eu tort, car tu serais plus indulgent pour toi-même.

— Je me suis consacré à l’embaumement des morts !… Et, depuis de longs jours, j’ai cessé de me rendre dans la crypte du temple d’Osiris. Les « Taricheutes » s’étonnent de mon absence. Les « Paraschites » et les « Clochytes », mal dirigés, ont abîmé les corps de plusieurs dignitaires de la cour. Il faut absolument que je répare leur maladresse.

— Soit, fit Mahdoura, je t’attendrai.

Mais tel n’était point le désir de Mysès.

— Va, dit-il, me cueillir les plantes fatidiques que tu connais si bien. Grâce à elles, je pourrai redonner la jeunesse à ceux qui vont paraître devant le divin tribunal.

— Quoi ! tu veux ?…

— Oui, Mahdoura, je t’aimerai davantage, si tu consens à me servir, comme par le passé, alors que je n’avais pas encore goûté le miel de tes lèvres.

La jeune fille hésitait.

— J’ai peur de te perdre.

— Tes craintes sont chimériques… Où pourrais-je aller ?…

— Je l’ignore… j’ai peur, voilà tout.

— Tu me retrouveras toujours, en ce logis, au retour de tes courses lointaines, et tu me rendras, par ta soumission, infiniment plus tendre et plus reconnaissant.

— Ah ! je voudrais te croire !…

Il montra le sarcophage d’Ahmosis.

— La femme qui dort là, est plus belle que durant sa vie. C’est grâce aux plantes précieuses que tu m’as apportées que j’ai pu accomplir ce miracle d’embaumement.

— Montre-moi donc ton chef-d’œuvre ?…

Mais Mysès prenait un air désolé.

— Non, je dois garder le secret de la mort.

 À l’heure où les trois déesses : Anta, reine de la guerre ; Khem, mère du monde, et Seb, souveraine de l’onde, se réincarnaient pour cueillir dans les roseaux du Nil l’herbe de vie éternelle, les amants sortaient de leur demeure.

— Je ne le trahirai pas… qu’un seul moment je puisse regarder le visage de celle que tu me caches si obstinément !…

— Non, Mahdoura, n’insiste pas.

— Je t’en supplie !… Vraiment, je suis curieuse de voir cette splendeur surnaturelle que tu ne cesses de me vanter !… Lorsque mes yeux auront constaté ce que tu m’affirmes, je m’associerai de tout cœur à tes admirables travaux. J’irai visiter les étangs lointains, dont seule je connais les mystérieuses profondeurs. Je t’apporterai des plantes, des insectes et des reptiles inconnus.

Le prêtre n’osait accorder à sa maîtresse la faveur qu’elle demandait.

Mahdoura, certainement, reconnaîtrait la reine Ahmosis, et pourrait le trahir dans un moment d’oubli ou de rancune. Dans ce cas, ce serait pour lui la mort ou la réclusion éternelle.

— Je ne puis ouvrir ce sarcophage, murmurait-il, tristement.

— Alors, je n’irai point te chercher ce que tu souhaites !…

Et les jours passaient dans cette obstination, amassant dans le cœur de l’amant des pensées de méfiance et de haine pour l’insoumise.

CHAPITRE IX

Mysès avait repris ses occupations dans les cryptes du temple d’Osiris, afin de ne point éveiller les soupçons du grand prêtre.

Mahdoura restait en sa demeure, s’efforçant de lui plaire, au retour, par ses caresses et ses parures.

Mais il souffrait de cette présence constante qu’il ne pouvait éviter. Ni son cœur, ni son imagination ne l’attiraient plus vers la jeune fille qui refusait de lui obéir, dans sa jalousie aveugle.

L’homme, nature imparfaite, marche sans cesse vers un but rêvé ; ce but, c’est l’égalité et l’équilibre. Pour y atteindre, il recherche les influences capables de le perfectionner, de faire cesser son perpétuel errement. Alors, apparaît la tendance irrésistible de deux êtres à ne plus faire qu’un, à s’enlacer, à se fondre dans une communion physique et intellectuelle.

L’instinct, autant que le raisonnement, recherche ce qui peut amener cet état enviable : de là, naissent les sympathies, les

 Elle s’asseyait sur un tombeau en construction, et les derniers rayons du soleil teintaient de rose les marches de granit qui conduisaient à l’hypogée.

entraînements, les passions irrésistibles, et lorsque la réciprocité n’existe pas, les désespoirs et les folies.

Les passions, d’ailleurs, découlent toutes de l’amour, cette loi fondamentale du monde ! Les pensées, les décisions, les actes viennent à leur tour des passions humaines, et, si ces passions sont haineuses, revêtent, parfois, une forme ombrageuse et agressive, c’est qu’elles résultent de pressentiments secrets qui aperçoivent un empêchement au complémentarisme rêvé et puissamment désiré.

Au fond du cœur, Mysès aimait la morte.

Ahmosis avait, durant sa vie, produit une impression ineffaçable sur l’esprit du serviteur des dieux. Il se prosternait sur son passage, lorsqu’elle se rendait au temple d’Isis, dans sa litière d’or et d’argent. Il l’entourait d’une adoration brûlante et muette qu’elle devinait, peut-être, car elle lui souriait doucement dans les hasards de leur rencontre.

Maintenant, il possédait le corps adorable de la souveraine et il maudissait l’imprudente qui s’était glissée dans sa vie de prière et d’extase.

La prescience d’une mission d’outre-tombe hantait ses jours. Parfois, repoussant Mahdoura, il s’agenouillait devant le sarcophage, et la jeune fille, tremblante, désolée, le conjurait de ne penser qu’à elle, de s’endormir avec confiance dans sa tendresse.

Elle ne sortait plus, le monde n’existait plus pour elle, depuis qu’elle avait rencontré le bien-aimé et compris la raison même de son existence. Elle lui appartenait, comme la feuille appartient à l’arbre ! La feuille tombe et meurt, détachée de sa tige. Mahdoura ne voulait pas se détacher de Mysès.


CHAPITRE X

Quand le prêtre rentra, ce soir-là, la lampe s’était éteinte, et une voix tremblante l’appelait dans l’ombre.

Il s’avança à tâtons, et rencontra sa maîtresse qui se blottit contre sa poitrine.

— Qu’as-tu donc ?…

— J’ai vu le visage de la reine.

Il poussa un cri d’épouvante.

— Oh !… tu as osé ?…

— Oui, fit-elle, en pleurant, j’avais un tel désir de connaître ton œuvre merveilleuse, que j’ai découvert le sarcophage !

— C’est un crime ! Un crime affreux dont tu seras punie ! Car nul ne doit connaître la splendeur des Pharaons défunts !

— Hélas ! gémit-elle, je sais toute l’étendue de ma faute et je t’en demande humblement pardon… Mais cache cet auguste visage que je ne veux plus contempler !… Il me semble que le cruel regard d’Ahmosis me déchire le cœur !… Voile, je t’en conjure, son éclat redoutable.

Mysès ralluma la lampe et vit, qu’en effet, le couvercle de la funèbre boîte avait été détaché.

Ahmosis, sous sa robe d’or et d’argent, apparaissait dans tout le rayonnement de son auguste beauté.

Autour d’elle, les joyaux fatidiques n’avaient point été dérangés. À la place du cœur s’étalait le scarabée immense, symbole de la transformation et de la résurrection dans un monde meilleur.

— Elle me regarde ! Elle me maudit ! fit Mahdoura, affolée. Pourquoi n’as-tu point mis, sur ses traits, un masque de cire, de métal ou de bois, ainsi qu’on le fait habituellement ?… Tu devais bien penser qu’un désir curieux braverait le secret de ce sarcophage !

— Non, je croyais à ton obéissance.

— Hâte-toi !… Mon cher Mysès, cache, je t’en conjure ! le visage de la reine… Ah ! comme elle semble courroucée !…

Le prêtre ne semblait point entendre sa maîtresse. Il demeurait en extase devant ce corps divin qui lui avait été voilé pendant de si longs jours.

Mahdoura pleurait, au comble de la terreur.

— Ah ! tu ne m’écoutes pas. Je te dis qu’elle se vengera !

Enfin, il eut pitié de la jeune fille et remit le couvercle de bois doré.

— Puisque tes craintes sont si grandes, fit-il, quitte cette demeure, retourne auprès des tiens qui pleurent ton absence.

— Non, répondit-elle, d’un air farouche. Si je m’en allais, tu serais entièrement sous la domination de ton idée fixe. Tu aimes la reine et j’en suis jalouse !…

— Je l’aime, certes, mais pas de la même façon que toi. C’est une passion mystique et pure qui ne saurait te porter ombrage.

— Je veux que tu me chérisses uniquement. Je suis malheureuse du partage.

— Tu es folle, Mahdoura !…

— Oui, puisque je t’aime !

— Eh bien, maintenant que tu as pu satisfaire ta curiosité, tu ne refuseras plus d’aller me cueillir les plantes dont j’ai besoin ?…

— J’irai demain, fit-elle… Tu me pardonneras ?…

— Oui. Mais, songe que je risque ma vie en conservant auprès de moi la dépouille de la reine…

— Je ne te trahirai pas.

— Tu le jures ?…

— Je le jure, mon bien-aimé. Comment peux-tu me croire capable d’une action aussi vile !…

— Je ne sais… J’ai de tristes pressentiments.

— Moi aussi, cher Mysès… Un danger plane sur nous, et j’en frissonne jusqu’au cœur.

CHAPITRE XI

Les amants s’étendirent sur leur couche, aux bras l’un de l’autre, et le sommeil, malgré les émotions qui les avaient assaillis, vint fermer leurs paupières.

Puis, Mysès frissonna. Ce qu’il vit lui sembla la continuation d’un cauchemar ; il se dressa parmi les coussins, se demandant s’il n’était pas ivre ou fou.

Une lueur phosphorescente se dégageait du sarcophage d’Ahmosis, de grands oiseaux nocturnes lançaient, au dehors, leur cri sinistre et les chacals hurlaient à la mort.

Tandis que la pièce restait dans les ténèbres le cercueil s’éclairait de plus en plus vivement et la reine apparaissait distinctement.

Mysès, les bras étendus, se jeta hors du lit.

Le regard de la morte lentement se dirigeait vers le sien et s’y fixait avec amour. Ces yeux animés, dans cette face immobile, le troublèrent étrangement.

Alors, dans un effort surhumain de volonté, il supplia la reine de le rassurer, de lui

 — Je suis à toi !… soupirait-elle, mon cher seigneur ! mon maître !… Cache-toi derrière cette roche, car je vois passer, au loin, les prêtres d’Osiris.

prouver que toutes les recherches humaines n’étaient point vaines, qu’il existait un monde différent de celui qu’il connaissait, que tout ne s’arrêtait pas au seuil du tombeau et que l’apparente injustice de la vie cessait avec elle.

Il la conjura de lui dicter la conduite qu’il aurait à suivre et de l’assister dans ses peines.

Il entendit la vibration d’un faible écho. À mesure que sa pensée lui retraçait ces mots consolateurs, une voix dont toutes ses fibres tressaillaient délicieusement, les répétait docilement.

Il savourait cette sensation nouvelle, cet entendement exquis de l’âme, maintenant errante, qu’il aimait, et cette voix, dont les ondes sonores, perceptibles pour lui seul, le troublaient profondément, murmura :

— Tu as conservé mon corps miraculeusement et tu m’as promis d’associer ton désir au mien, de m’appeler à toi avec toute l’ardeur que je mettrai à briser mes chaînes. Le moment est venu.

Mysès se prosterna devant le cercueil lumineux, et, les prunelles extasiées, les lèvres tendues vers de mystérieux baisers, toutes ses forces dirigées vers un but unique, il promit d’exécuter les souhaits d’Ahmosis.

— Si tout doit se transformer, dit-il, si les phénomènes progressifs que nous avons étudiés doivent se renouveler jusqu’à la perfection complète, si rien ne meurt, et si l’homme, initié aux puissances occultes, peut diriger, à son gré, ses diverses évolutions dans la vie, jusqu’à la suprême béatitude, que ma volonté passionnée s’accomplisse !

« Ton âme est liée à la mienne, Reine de douceur et d’amour ! et je ne peux pas plus en être privé que je ne pourrais être privé d’air et de soleil !… Non, rien ne meurt !… Tout change simplement et se transforme comme la chrysalide qui devient papillon, et la fleur immaculée, fruit vermeil et délicieux.

« Ne pouvons-nous, à notre gré, diriger la transformation des êtres que nous avons chéris ?… Ne pouvons-nous, à force de persévérance et d’énergie, les trouver et les reconnaître, bien vivants, à nos côtés ?… Ne viendra-t-il pas, ma Reine adorée ! le moment de notre union indissoluble, malgré le monde et ses lois cruelles, malgré les faibles calculs de la science humaine qui croit tout embrasser et n’a jamais soulevé le pan mystérieux du voile d’Isis ?…

« Le sang circule dans notre corps, comme un fleuve qui revient à sa source, et il y a, par delà la mer des ténèbres, des terres couvertes d’arbres différents des nôtres et

 — J’irai visiter les étangs lointains dont, seule, je connais les mystérieuses profondeurs. Je t’apporterai des plantes, des insectes et des reptiles inconnus.

habitées par des hommes différents aussi ; mais nul n’a encore reconnu que toutes les choses qui nous surprennent et nous inquiètent sont des signes divins ?… Il y a de ces signes dans l’onde, dans les forêts redoutables, dans la terre, dans nos muscles, dans nos os et dans notre chair.

« La nature nous parle, à toute heure du jour, une langue immensément sonore, auprès de laquelle tout notre pauvre savoir n’est plus qu’un faible vagissement !…

« Les signes du monde mystérieux nous démontrent, d’une manière qui s’adresse non pas à notre raison défaillante, mais à notre instinct, à notre cœur, que nous ne pouvons disparaître sans retour, que notre essence est impérissable et qu’une force divine nous guide, sans cesse, vers l’éternelle lumière que nous verrons un jour !…

Ahmosis, toute droite dans sa robe égrenée de flammes, conservait les yeux ouverts, et son regard immobile, tourné vers Mysès, le pénétrait d’espoir et d’épouvante.

Le prêtre, abîmé d’amour, demeurait à genoux. Il se croyait transporté dans un monde différent, débarrassé de ses liens terrestres, léger, immatériel.

Perdu dans son rêve enivrant, il sentait son âme, projetée pour ainsi dire hors de lui, corps impondérable, forme astrale ; il lui semblait que la puissance de son fluide vital ainsi libéré, attirait Ahmosis, la morte adorable, et qu’elle se fondait exquisement en lui. Il sentait l’être de la très aimée s’enfoncer en son être comme dans un abîme d’amour. Sa voix lui parlait ineffablement dans le grand silence, et Mahdoura, même, avait disparu.

Il était bien seul avec la divine qui vibrait dans ses fibres les plus secrètes, l’affolait jusqu’au vertige.

Pourtant, la reine avait bougé dans son sarcophage, sa poitrine, rythmiquement, se soulevait, son teint prenait une lueur plus chaude.

Mysès tendit les bras :

— Ô ma souveraine !… mon lotus divin ! ma gerbe de lumière ! renais pour mon amour !… Tu t’animes, déjà, et je sens ton esprit tressaillir comme un bel oiseau de feu !… Tu revivras de toute la plénitude de la vie pour te donner à l’humble prêtre qui t’implore !…

Mais la momie, de nouveau, avait repris sa rigide immobilité.

Alors, Mysès fixa ardemment sa pensée sur le but qu’il poursuivait, il évoqua l’âme palpitante d’Ahmosis, la supplia de ne point l’abandonner au seuil de la béatitude. N’avait-il donc

 Elle avait rejeté sa gaine d’argent et d’or, les joyaux de sa poitrine, le scarabée royal qui pesait sur son cœur, et elle montrait un corps fin, poli, à la chair élastique, aux formes harmonieuses…

espéré, jusque-là, que pour sentir plus âprement l’humiliation de la défaite ?… devait-il retomber dans le gouffre fangeux de son angoisse, sans s’être bercé du bonheur des élus ?… N’était-il point digne de cette récompense, après avoir parcouru le rude calvaire des incompris et des abandonnés ?…

Il se prosterna, la face contre terre, et, de tout son être, abîmé dans la désolation et la tendresse, jaillit un cri profond, une suprême prière.

Aussitôt, il reprit courage ; il se sentit réconforté et soutenu. Ses nerfs et ses muscles lui obéirent, lorsqu’il redressa contre le mur le pesant sarcophage.

Quelques minutes s’écoulèrent dans une attente délirante. Puis, il devint évident que le sein d’Ahmosis se gonflait et qu’un imperceptible tremblement agitait ses membres.

Cette fois, Mysès, avait certainement vu et entendu ; la vision s’était imposée comme une réalité indiscutable.

— Ahmosis ! fit-il, d’une voix éteinte, Ahmosis, ma bien-aimée.

Et la reine, jaillissant de sa boîte dorée, s’avança dans une traînée lumineuse, comme une fleur détachée, poussée par la brise.

— Ahmosis ! dit-il encore.

Alors, elle se dressa, lui jeta ses bras charmants autour du cou.

— Me voici !…

— Vivante ?…

— Vivante pour te chérir !

Elle avait rejeté sa gaine d’argent et d’or, les joyaux de sa poitrine, le scarabée royal qui pesait sur son cœur. Et elle montrait un corps fin, poli, à la chair élastique, aux formes harmonieuses, créées pour l’éternel désir du baiser.

— Je t’aime ! Mysès… Je n’ai voulu mourir que pour être à toi, car je savais que tu viendrais me prendre dans la crypte du temple et que tu m’emporterais en ton logis !

— Tu le savais ?…

— Oui, les dieux m’avaient avertie.

Elle le regardait, en souriant, dans une pose familière ; si jeune et si souple, si pleine de force et de juvénile ardeur qu’il en demeurait éperdu de joie.

— Alors, tu ne me quitteras plus ?…

— Plus jamais.

— Mais, l’on te reconnaîtra, peut-être ?…

— Nous fuirons, mon bien-aimé ! Nous quitterons cette terre d’Égypte où j’ai été puissante et glorieuse. Obscurément, en quelque solitude, nous irons cacher notre tendresse.

— Tu renoncerais, pour moi, aux bonheurs de la vie ?

— Le tien, mon cher Mysès, me suffira.

Il ne se lassait pas de la contempler.

— Ah ! ma divine ! tout me charme, m’enivre, me fait défaillir ! Jamais je n’ai connu un émoi semblable ! La chrysalide triste et sombre est devenue un papillon vermeil… Viens plus près, plus près encore ?… Et que, dans la blancheur adorable de tes voiles, je retrouve le reflet des éternelles clartés !

Elle l’enlaçait, collait sa bouche à la sienne.

— Mon Mysès ! mon amant ! Emporte-moi dans la campagne embaumée, sous les bois aux voluptueuses profondeurs ! Tout est ivresse, au dehors ! parfum ! enchantement ! Prêtre, donne-moi ton baiser, ton étreinte, ton pardon… De toute ma jeunesse en fleur, je te ferai l’offrande.

Il frissonnait sous l’affolante caresse, rendant à la souveraine baiser pour baiser.

— Viens, dit-il.

Mais elle s’échappa, craintive.

— Si quelque serviteur du Pharaon venait à me reconnaître, je serais perdue pour toi !… L’on te conduirait dans un sombre cachot en attendant la mort qui ne tarderait guère… Ô mon aimé ! J’ai peur !…

— Si l’on nous surprenait, il ne te serait fait aucun mal. Tu reprendrais ta place au palais, comme jadis… Tu trônerais dans les salles immenses, adorable et parée ainsi qu’une idole. Et, sur les terrasses de tes appartements, tu viendrais rêver parmi les fleurs…

— Mais l’on te tuerait.

— Qu’importe ! je ne tiens pas à l’existence… Je m’en irais avec bonheur en te sachant heureuse… Partons, ma bien-aimée !

— Partons !… dispose de ma destinée selon ton désir.

— Oui, dit-il, mais, avant, sois à moi. Je ne sais ce que me réserve demain et je veux profiter de l’heure ineffable qui passe.

Il conduisit Ahmosis vers la couche, saccagée par d’autres tendresses.

Elle eut un rire léger.

— Mahdoura, ton amante pleure dans les rochers… Je l’ai exilée pour toujours… Ne la regrettes-tu point ?…

Elle le regardait anxieusement, attendant sa réponse.

— Non, dit-il, je n’aimais point cette fille qui est venue se jeter entre notre amour.

— Bien vrai ?…

— Comment peux-tu douter encore, après toutes les marques d’adoration que je t’ai données ?…

Elle cacha son visage sur le sein du jeune homme.

— Je ne doute plus, car, moi aussi, je n’ai jamais chéri que toi !…


CHAPITRE XII

Mysès contemplait la souveraine, endormie dans ses bras. Le temps fuyait et de sinistres pressentiments troublaient son bonheur.

Les oiseaux nocturnes venaient battre des ailes contre sa porte en poussant leur cri plaintif, ce qui est un signe de mort.

Pourtant, la mort ne se présentait pas à l’esprit du prêtre avec son cortège de douleur et d’épouvante. Comme tous les hommes de sa caste, il la jugeait bienfaisante et réparatrice. L’inerte momie, toute raidie dans ses bandelettes, avec la fixité de son regard d’émail dans son masque d’or, n’éveillait en lui aucune crainte. Il se plaisait dans la solennité des sarcophages, le mystère des chambres de granit où sommeillait l’âme des défunts.

Toute l’architecture égyptienne, à l’image des pensées de l’homme, ne s’inspirait, d’ailleurs, que d’un songe funèbre. Les pyramides, les obélisques, les pylônes, les colonnes immenses représentaient une vague forme humaine : celle du cadavre enlinceulé dans ses bandelettes.

 Si quelque serviteur du Pharaon venait à me reconnaître, je serais perdue pour toi !… L’on te conduirait dans un sombre cachot, en attendant la mort qui ne tarderait guère… Ô mon aimé ! j’ai peur !…

L’Égyptien ne pensait qu’à la résurrection et ne travaillait que pour l’éternité.

Mysès jouissait donc de la vie dans l’attente de la mort.

Avec délices il respirait le souffle pur de la souveraine, baisait dévotement ses paupières closes, son front uni, le flot parfumé de ses cheveux.

Et, dans son sommeil, elle prononçait encore des paroles d’amour.

Jamais le prêtre n’avait connu de semblables transports, jamais la possession d’une femme ne lui avait valu une joie aussi complète.

Et Ahmosis, se réveillant, haussait sa bouche à la portée de la sienne. Elle cambrait les reins, se pressait contre la poitrine tumultueuse de son amant.

Lui, la rejetait sur les coussins. Dans le frémissement des soies et des gazes, leurs nerfs divinement vibraient. Ils n’étaient plus les amoureux hâtifs du premier baiser, mais les fervents d’un culte, presque divin, ceux qui, s’étant donnés l’un à l’autre, savouraient délicieusement leur bonheur.

— Ô ma reine glorieuse ! disait-il, tu sais des baisers plus doux que le miel !… Sous mes lèvres, ton corps frémit comme une harpe vibrante ; tu renais plus exquise de toutes les caresses !…

Et Ahmosis, pâmée, soupirait à son tour :

— Je voudrais, maître de mes jours ! répéter les mots qui s’envolent de ta bouche en tourbillons de flamme ! J’admire ton éloquence, mais je ne trouve plus de paroles pour exprimer ce que je ressens.

— Oui, ne dis rien ; reste ainsi, comme une idole de chair sous les lèvres du fidèle agenouillé !… Je veux animer tes bras fins, tes épaules et ta gorge !… Je veux, après le dernier frisson, t’enseigner d’autres frissons, jusqu’à l’anéantissement d’amour où nous sombrerons tous deux délicieusement.

Il égrenait, pour sa royale amante, les perles d’or d’une science amoureuse, qu’il ignorait, hier, encore. Puis, grisés d’étreintes et de caresses, ils restaient anéantis, heureux au delà des forces humaines.

Et la Mort, accroupie au pied du lit, allongeait vers les imprudents sa main décharnée, tandis que les oiseaux nocturnes, plus sinistrement, pleuraient au dehors.

Les ténèbres, maintenant, enveloppaient les êtres et les choses, pendant que s’endormaient les exaltations passionnées et les bondissantes fougues, tandis que se calmaient, dans un

 — Mahdoura, ton amante, pleure dans les rochers. Ne la regrettes-tu point ?…

sommeil réparateur, les ivresses qui triturent les nerfs, soulèvent les êtres et les transportent en de mystérieux paradis.

Mais Mysès poussa un cri.

— Il fait grand jour, ma bien-aimée, et nous sommes encore en cette demeure !…

— Ah ! dit-elle, j’avais oublié tout ce qui n’était pas ton amour !… Près de toi j’ai frissonné jusqu’aux os d’une extase inconnue…

— Et moi, je garde encore aux lèvres le parfum exquis de tes baisers… Viens, il est dangereux de rester ici, car je ne saurais où te cacher.

— Je t’obéis, mon doux maître, me voici.

Elle se dressait, toute nue, dans la splendeur de sa beauté.

— Tu ne peux partir ainsi.

Elle poussa du pied les étoffes précieuses amoncelées devant le sarcophage.

— Remets-moi mes ornements royaux.

— Mais, ces pierreries, ces voiles d’or, ces parures te feraient remarquer ?… Aucune femme à Thèbes n’en porte de semblables.

— Alors, que faire ?…

Il avisa, dans un coin, les vêtements de Mahdoura.

— Prends ces étoffes, dit-il, elles cacheront ta splendeur.

À la hâte, il l’enveloppa dans les tissus grossiers de la fille du peuple, mit un voile sur ses cheveux.

Docilement, elle se laissait faire.

— Nous sortirons de Thèbes par la cinquième porte d’eau ; et nous regarderons fuir, dans notre cange rapide, les terrasses, les pylônes, les portiques supportant les jardins suspendus de ton palais. Comme les flèches, menaçant le soleil, nous verrons défiler les obélisques couverts d’inscriptions fatidiques !…

La senteur fauve et poivrée de ce matin d’amour s’accentuait. Il faisait une chaleur lourde ; c’était une de ces heures d’Égypte où l’air semble charrier des étincelles, où le Nil se confond avec la terre, immobile comme elle, sous un ciel de feu.

Mysès poussait la reine vers la porte.

Avant de partir, il avait rejeté, dans le sarcophage, la gaine précieuse, les gorgerins d’émaux, le scarabée royal, et il avait refermé la grande boîte d’or et d’argent.

Rien, dans la chambre, ne révélait la scène étrange qui venait de se jouer pour la gloire de l’amour et de la mort.

— Un dernier baiser, dit la reine… Veux-tu, mon bien-aimé ?…

Il souleva son voile, colla sa bouche à la sienne.

— Maintenant, je puis partir.

Il ouvrit la porte et poussa un cri de terreur.

Mahdoura se dressait sur le seuil :

— Vous ne sortirez pas ! dit-elle. Je suis dans le logis de mon amant, et je défends mon bien !

Elle semblait grandie, pleine de colère et de haine farouche.

— Va-t-en ! cria Mysès.

— M’en aller, et pourquoi ?… Autant que cette femme j’ai droit à tes baisers !… Tu m’appartiens, car j’ai su te conquérir ; tu m’es aussi précieux que ma chair et mon sang !… Penses-tu qu’un amour comme le mien puisse s’éteindre en une minute, parce que ton caprice a changé ?…

— Pas tant de paroles, fit-il, laisse-nous passer !

Mais elle avait ramassé un dur bâton, oublié là par quelque conducteur de troupeaux, et elle en menaçait la reine.

— C’est cette femme qu’il faut chasser !

— Oublies-tu qui elle est ?…

— Je n’oublie rien !… Je sais que ta science a ressuscité la royale momie qui dormait dans ton logis. Je sais que la puissante Ahmosis, oubliant le respect dû aux Pharaons, s’est donnée à toi, que tu veux l’emmener dans quelque solitude pour savourer en paix ses incomparables caresses… Mais, cela ne sera pas.

— Va-t-en ! répéta Mysès, je puis disposer de mon cœur, à ma guise, et, d’ailleurs, je n’ai jamais aimé que la reine. C’est pour avoir à moi son corps charmant que je l’ai dérobé dans la crypte des prêtres embaumeurs et que je l’ai transporté ici. C’est pour conserver éternellement sa beauté lumineuse que j’ai confectionné des baumes prestigieux, et que j’ai respecté l’apparence adorable de sa chair. Tu sais que nul masque ne l’a défigurée, que nulle bandelette ne l’a meurtrie et que je n’ai point déposé son cœur dans la sinistre canope qui accompagne les morts ?… Son cœur bat dans sa poitrine et ses poumons se gonflent voluptueusement. Elle est telle que je l’ai trouvée dans le caveau du temple, au lendemain de son apparent décès.

« Elle sommeillait seulement et l’amour l’a réveillée. Il est bien juste qu’elle se donne à celui qui a respecté sa vie mystérieuse et l’a entourée de soins vigilants. Qu’aurait-elle fait si elle avait rouvert les yeux dans les ténèbres de l’hypogée, mûrée dans son tombeau de granit ?… Mais les Taricheutes l’auraient tuée avant, tandis que j’ai favorisé sa résurrection glorieuse !… elle est à moi, bien à moi, et je l’emporte !…

Il voulut écarter Mahdoura, mais la jeune fille eut un rire dédaigneux.

— Il est possible que tu aies raison… Tu défends ton amour, moi je défends le mien ; et j’ai raison aussi…

— Mais je ne t’ai pas appelée !… Tu es venue me surprendre dans ma retraite !… Tu m’as étourdi par tes caresses, tes baisers, et j’ai succombé parce que la chair est faible !… Tandis que j’acceptais le plaisir charnel que tu m’offrais, mon âme était tout entière auprès de ma divine amante. Jamais je n’ai aimé qu’elle, et, plus jamais, je ne recevrai les baisers d’une autre femme !

Mahdoura eut une plainte de bête blessée.

— Prends garde ! gémit-elle.

— Que puis-je craindre de toi ?… Je te briserais comme un roseau si je le voulais.

— Tu ne l’oserais pas !

— Certes, il me répugne de frapper une femme, c’est pourquoi je te supplie, une dernière fois, de nous livrer passage.

— Non, dit-elle résolument.

— Qu’espères-tu donc de moi, puisque plus jamais je n’accepterai ta caresse ?…

— Tu me hais donc bien ?…

— Oui, en ce moment, je voudrais te voir enchaînée sur les roches maudites, sous le vol tournoyant des oiseaux de proie !…

— Tu voudrais que mes paupières fussent fouillées par leur bec avide et mon corps déchiré par leurs serres cruelles ?…

— Je le voudrais.

— Que t’ai-je fait, Mysès, pour que tu me détestes à ce point ?…

— Tu t’opposes à mon amour !…

— À l’amour que tu as pour une autre !… Comprends donc ma torture affreuse !…

— Comprends aussi la mienne !

— Mysès, mon bien-aimé !…

— Je ne te connais plus… L’heure presse, livre-nous passage… Ne m’oblige pas à employer ma force, car je ne serais peut-être plus maître de ma colère.

— Ah ! je ne te crains pas, c’est cette femme que je veux châtier !…

Elle s’était jetée sur Ahmosis, mais le jeune homme, brusquement, lui avait saisi les poignets.

— Eh bien ! brise-moi !… car je m’opposerai à ta fuite de toute la puissance de ma tendresse éperdue !…

Elle se cramponnait à lui en poussant des clameurs farouches.

Alors, il mit ses mains autour du cou de la jeune fille, et serra jusqu’à ce qu’elle ne fît plus aucun mouvement.

Lorsqu’il détacha l’étau de son étreinte, le corps, comme une écharpe molle, s’allongea à ses pieds.

Il lui sembla, alors, que les arbres, autour de lui, se courbaient avec des râles, que les spectres, sortis des hypogées, hurlaient dans la débandade des reptiles sacrés éternellement dressés et menaçants. D’intolérables morsures lui déchiraient les entrailles, des pinces de feu lui broyaient les os. La mort, maintenant, l’envahissait lentement comme une effroyable caresse. Le paysage, jusqu’au fond de l’horizon, était plein de sarcophages ouverts d’où montaient des plaintes et des sanglots… Il sentait le sang s’échapper de ses veines, goutte à goutte, et fuir sur le sol en ruisselets rouges. Puis, tout à coup, la terre se déroba sous lui, et il roula en des profondeurs inconnues emporté dans une chute vertigineuse, inouïe…

 

Avec un profond soupir, Mysès se réveilla, tout angoissé par l’affreux cauchemar.

Un grand rayon baignait sa chambre, et Mahdoura, comme la veille, reposait auprès de lui. Mais, elle avait les narines pincées, les globes des yeux comme reculés au fond des orbites, sa chair était froide et son corps rigide.

Mysès pensait dormir encore et poursuivre, inconscient, son rêve morbide.

Il palpa la jeune fille avec une sorte de curiosité incrédule… Certes, il rêvait toujours, et la réalité, bientôt, allait surgir des brumes angoissantes, avec sa monotonie paisible, son espoir vague et cependant consolant : Mahdoura, l’amante jalouse, allait ouvrir ses paupières sombres et lui tendre le fruit vermeil de ses Lèvres… Il allait, de nouveau, connaître la saveur brûlante de son baiser.

— Mahdoura !… murmura-t-il, très bas, ne poursuis pas ce jeu cruel !… Vite, souris-moi, parle-moi, dis-moi que je continue mon rêve étrange ?…

Plusieurs fois, il répéta le nom de la jeune fille, voulant douter, quand même, et, peut-être, prolonger son erreur, dans l’épouvante d’un événement si singulier.

Il se mordit la main et éprouva une douleur vive. Mais non, il ne dormait plus ; il était bien conscient et vivant, vivant auprès de sa maîtresse inanimée !

L’émotion fut si grande qu’il se laissa tomber au pied du lit, redoutant de sentir encore contre lui le froid de la chair inerte.

Puis, ses regards se portèrent sur le sarcophage que le soleil faisait scintiller capricieusement. Il voulut revoir la reine Ahmosis si merveilleusement conservée par le mérite de sa science.

La présence auguste de sa « seule aimée » le consolerait et le soutiendrait dans les épreuves de la vie. Par elle, il serait meilleur et plus fort.

Le cœur battant, il entr’ouvrit la grande boîte d’or et recula avec horreur.

Un cadavre noirci, aux membres tordus et calcinés, s’y dressait sinistrement. D’Ahmosis, de la grande fleur voluptueuse, conservée dans les baumes, il ne restait plus rien. Une nuit avait suffi pour parfaire l’œuvre du tombeau. Les restes de la reine, rongés, hideux, étaient semblables à ceux qui, longuement, ont séjourné dans la terre, oubliés des humains.

Le prêtre, avec un gémissement, s’écroula entre ce qui restait de ses deux amours. Il comprit alors que tout bonheur était perdu pour lui, car il avait outragé les dieux en se targuant d’une vaine science et en dérobant le corps sacré de l’épouse du Pharaon !