Le Rêve et la Réalité

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Le rêve et la réalité
Camille Mélinand

Revue des Deux Mondes tome 145, 1898


LE RÊVE ET LA RÉALITÉ

Rien n’est plus frappant que la ressemblance du rêve avec les perceptions de la veille. Nous voyons, dans nos rêves, des objets, des personnes, des évènemens identiques à ceux de la veille. La croyance à la réalité de ces objets, de ces personnes, de ces évènemens, est aussi absolue que pendant la veille. On ne saurait trop insister sur ce point : la sensation du réel est aussi complète, aussi intense. Les émotions sont aussi profondes et aussi vives ; les joies ont souvent une saveur délicieuse, les douleurs sont aussi cruelles ; dirons-nous même plus ? Elles sont presque plus cruelles que les douleurs réelles elles-mêmes ; elles ont je ne sais quoi de plus poignant, de plus éperdu, un infini qui manque presque toujours aux souffrances de la vie. Qui ne se rappelle le supplice fantastiquement horrible des cauchemars ? Qui n’a éprouvé, dans le rêve, de ces détresses immenses où l’âme s’abîme tout entière ? Qui n’a senti, — en rêvant, quelque nuit, d’une séparation, du départ d’une personne aimée, — cette désolation sans bornes, qui fait paraître si douce la réalité au réveil, et qui rend si bien à un amour refroidi toute son ardeur ? — En tous cas, ces angoisses du rêve sont aussi réelles que celles de la veille ; nous les prenons aussi pleinement au sérieux. L’existence de tout ce que nous voyons et sentons est aussi évidente dans le rêve que dans la veille.

Descartes, dans la première méditation, exprime cette idée de la façon la plus précise et la plus vivante : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions ; et, en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné, et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »

Cependant, nous opposons rêve et réalité. Le monde de la veille est pour nous le monde vrai, le seul monde ; le monde du rêve nous semble purement « intérieur » et chimérique. L’incohérence et l’absurdité de nos rêves nous étonne et nous amuse. Nous sommes ébahis d’avoir pu croire, pendant le sommeil, à de pareilles folies. Bref, rêve est pour nous synonyme d’illusion, de fantasmagorie et de fausseté. — Voici du reste le plus clair des théories régnantes sur le rêve ; elles reposent toutes sur ce postulat, que les perceptions de la veille sont vraies, et que les visions du rêve sont fausses. Elles répondent aux trois questions principales qu’on peut se poser sur les rêves : D’où viennent les rêves ? Pourquoi sont-ils incohérens ? Pourquoi prenons-nous les visions du rêve pour des réalités ? — D’abord, on explique la production des rêves d’une façon bien simple : les rêves sont des sensations anciennes qui renaissent en nous, en se combinant diversement ; ce ne sont donc que des reflets confus de la réalité. Parfois pourtant, ils sont produits par une impression actuelle, que subit un de nos sens, à demi éveillé : un contact, la façon dont on est couché, l’état des fonctions organiques sont ainsi des causes ou des occasions de rêves. — L’incohérence des rêves ne semble pas plus mystérieuse. On l’explique par deux causes : d’abord par le sommeil des « facultés réfléchies », jugement, raison, volonté, facultés de choix et de contrôle ; puis par le règne sans frein de l’imagination et de « l’association des idées. » — Quant à notre croyance à la réalité des objets rêvés, on l’explique par le jeu mécanique des images. On pose en principe cette loi que « toute image qui n’est pas contredite par des images plus fortes nous apparaît comme un objet réel. » Dès lors le problème se résout de lui-même ; les sens étant assoupis, les images qui naissent en nous, ne sont plus contredites par les sensations normales : voilà pourquoi nous les prenons pour des réalités. De plus, nos facultés réfléchies, étant, elles aussi, assoupies, ne peuvent pas opposer aux images, à défaut de sensations, des raisonnemens ou des souvenirs. De là, croyance absolue — aussi absolue que déraisonnable.

On le voit : l’opposition du rêve et de la veille est classique et consacrée : d’un côté, illusion, reflet confus, incohérence ; de l’autre, réalité solide et permanente. — Nous voudrions montrer ce qu’il y a d’artifice et de préjugé dans cette opposition. Nous voudrions montrer que rêve et réalité ne sont pas si nettement différens ; non pas du tout pour en conclure que la « réalité » est chimérique ; mais pour en conclure au moins qu’elle est passagère et provisoire — et qu’il y a tout lieu de s’attendre à un réveil.


I

Quelles sont donc les différences que l’on trouve si évidentes entre le rêve et la veille ?

En voici une première, dont il serait même inutile de parler, si, pour beaucoup de gens qui n’ont pas réfléchi à ces questions, elle n’était la principale. Il y a, disent-ils, un abîme entre le rêve et les perceptions de la veille. Pendant la veille, je m’assure de la réalité des objets : car mes sens se contrôlent les uns les autres. Je vois un arbre : si j’ai le moindre doute, je m’avance et je le touche : dès lors, plus d’hésitation, l’arbre est réel, je ne rêve pas. De même, je sens une odeur de rose ; si je me défie de l’odorat, je cherche la rose des yeux, je la touche du doigt, et ma certitude devient totale. J’ai devant moi un décor habilement brossé ; je me demande si cette maison qui m’apparaît est une vraie (maison ou une maison peinte ; je m’approche, je touche, l’illusion s’évanouit. Ainsi, dans la veille, la réalité des objets nous est garantie par l’accord de nos divers sens. Au contraire, ajoute-t-on, dans le rêve, nos sens étant endormis, nous ne pouvons pas vérifier la réalité de notre vision. Et voilà pourquoi nous en sommes dupes, jusqu’au moment où, nos sens se réveillant, nous reconnaissons notre erreur.

Il est visible que cette opposition est purement imaginaire. En effet, dans le rêve, tout comme dans la veille, nos divers sens se contrôlent les uns les autres, s’accordent les uns avec les autres. Je ne rêve pas seulement que je vois un objet, je rêve aussi que je le touche, ou que je l’entends. Je rêve que je rencontre un ami : je crois le voir, mais je crois aussi lui serrer la main, et je crois aussi entendre le son de sa voix. L’identité des deux états est donc, sur ce point, absolue. Dans le rêve, aussi bien que dans la veille, nous croyons percevoir à la fois par tous les sens. L’objet qui m’apparaît en rêve est un « faisceau de sensations » visuelles, tactiles, auditives, musculaires, parfois même olfactives, exactement comme l’objet qui m’apparaît pendant la veille.

Voici, d’après le sens commun, une autre différence. Pendant la veille, la réalité des objets nous est garantie par l’accord des esprits entre eux. Je vois un arbre, mais je ne suis pas seul à le voir ; toutes les personnes présentes le voient comme moi ; je n’ai qu’à vous le montrer pour que vous le voyiez ; je le touche, mais vous pouvez aussi le toucher, j’en entends bruire le feuillage, mais vous aussi vous l’entendez. Et c’est là précisément ce qui m’atteste que l’arbre n’est pas imaginaire ; si en regardant de ce côté, vous ne voyiez rien, si personne ne voyait rien, il faudrait on conclure que je suis halluciné. Dans la vie pratique, nos perceptions sont ainsi perpétuellement contrôlées par les perceptions d’autrui. — Au contraire, ajoute-t-on, l’homme endormi poursuit intérieurement sa vision solitaire et fantastique ; les autres ne voient pas ce qu’il voit, ne touchent pas ce qu’il touche, n’entendent pas ce qu’il entend. Il est enfermé dans une sphère lumineuse, mais hermétique. Il n’est pas en harmonie avec les autres esprits. Tandis que les perceptions de la veille sont collectives, celles du rêve sont individuelles et « incommunicables ».

Ce prétendu contraste n’est pas plus réel que le précédent. Ce qui est vrai, c’est que, une fois réveillés, nous changeons de point de vue ; dès lors notre vision nocturne nous apparaît comme purement intérieure, solitaire et subjective. Mais en dépit de l’illusion commune, pendant qu’on rêve, les choses se passent exactement comme dans la veille. Oui, sans doute, à l’état de veille, nous nous voyons mêlés à d’autres hommes, qui perçoivent les mêmes objets que nous ; mais dans le rêve, nous nous voyons également mêlés à d’autres hommes, qui perçoivent les mêmes objets que nous ; ne rêvons-nous pas souvent que nous sommes plusieurs à regarder quelque spectacle ? ne rêvons-nous pas que nous causons avec un ami, que nous échangeons des réflexions avec lui, que nous nous entendons parfaitement ? Il y a donc ici non pas une différence, mais une absolue identité entre le rêve et la veille ; l’état intérieur, la sensation, la croyance, est identique de part et d’autre ; l’homme qui rêve se croit, se voit, se sent en commerce avec ses semblables, exactement comme se croit, se voit et se sent l’homme éveillé. Au réveil nous reconnaissons notre erreur : qu’importe ? Cela n’empêche pas que nous ayons la croyance totale pendant le sommeil. C’est là le point. Car après tout, suis-je sûr que je ne me réveillerai pas quelque jour de ce que j’appelle maintenant la veille ? Et, ce jour-là, qui sait si je ne jugerai pas que je rêvais solitairement ? — On pourrait d’ailleurs ajouter que l’accord des témoignages n’est pas un signe décisif qui permette de distinguer la réalité de l’illusion : il y a des hallucinations collectives.

Arrivons maintenant à une différence plus importante, qui résume au fond toutes les autres, à un caractère qui semble distinguer essentiellement le rêve : j’en veux dire le décousu, le désordre, l’inconstance, l’incohérence. Dans le rêve, les visions se succèdent sans se lier ; aucune loi n’en détermine la suite ; une fantaisie sans frein y règne : l’ordre normal y est partout brisé. Nous nous transportons instantanément d’un pays dans un autre ; nous passons sans transition de l’enfance à la vieillesse ; les causes ont les effets les plus baroques. — Les lois les plus essentielles de la pensée y sont sans cesse violées : il y a des faits sans aucune cause, des métamorphoses, des disparitions et des apparitions féeriques. L’absurde même y est réalisé, et le « principe de contradiction » n’y semble pas plus respecté que les autres : on est à la fois dans un endroit et dans un autre ; une personne est à la fois elle-même et une autre, on prononce des paroles, on tient des discours, dont on ne parvient pas, au réveil, à ressaisir le fil, tant la logique en est étrange, le sens fuyant, et la combinaison fantasque. — Un psychologue exercé, M. Delbœuf, a pu noter, un matin, la dernière phrase d’un livre qu’il lisait en rêve, et qui lui semblait merveilleusement lucide : voici cette phrase : « L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès. » — Voilà donc, semble-t-il, une différence radicale : le rêve, c’est l’incohérence ; au contraire, le réel, c’est le rationnel.

Cette distinction est-elle plus juste que les précédentes ? On peut en douter. Il serait d’abord utile de se rappeler qu’il y a des rêves, — assez rares certainement, — où tout se suit d’une façon naturelle et régulière ; que, d’autre part, la réalité n’est pas toujours exempte de caprice et d’invraisemblance. Mais je préfère on venir tout droit à l’objection capitale. Il me semble qu’on est dupe ici d’une illusion évidente, et que ce contraste entre le désordre des rêves et la cohérence du réel n’est qu’apparente. — Oui, sans doute, le rêve nous paraît désordonné : mais c’est au réveil ; et voilà précisément la remarque essentielle qu’on néglige toujours. Pendant que nous rêvons, tout ce que nous voyons nous paraît simple, normal, régulier ; nous ne sommes nullement étonnés de ce qui arrive ; nous trouvons tout naturel d’être à la fois dans un pays et dans un autre, et nous comprenons très bien qu’une personne se métamorphose en une autre. Les discours que nous tenons — ceux qui seront le plus impensables au réveil — nous semblent souvent d’une merveilleuse lucidité ; nous admirons nous-même l’aisance, la verve et la continuité lumineuse de nos paroles. Nous jouissons de nous mouvoir avec tant de souplesse et de précision parmi les idées ; nos démonstrations sont infiniment convaincantes ; c’est peut-être dans le rêve que nous avons le sentiment le plus parfait de l’évidence. Cette phrase que M. Delbœuf a pu recueillir, et que nous citions tout à l’heure, lui paraissait, pendant son rêve, éblouissante de clarté.

Tout se passe donc, en réalité, dans le rêve, comme dans la veille ; dans la veille les événemens, sauf exception, nous semblent naturels et réguliers ; dans le rêve aussi, ils nous semblent naturels et réguliers. Sans doute, au réveil, nous les jugeons absurdes : mais qu’importe ? Ils ne sont absurdes que par comparaison, jugés du point de vue de l’homme éveillé, qui évidemment n’est plus le même. Qui nous dit que nous ne nous réveillerons pas un jour de ce que nous appelons aujourd’hui la veille, et qu’alors nous ne jugerons pas absurdes les événemens que nous jugeons aujourd’hui rationnels et réels ? Qui nous dit que nous ne serons pas stupéfaits de nous être si fortement attachés à des fantômes invraisemblables et à des combinaisons désordonnées ?

Reste à examiner une quatrième différence. La vie réelle, dit-on, forme un tout continu, tandis que les rêves ne se continuent pas les uns les autres. — La série de mes journées forme une vie unique, qui se suit, qui se tient ; je reprends aujourd’hui ma vie d’hier, et je reprendrai demain ma vie d’aujourd’hui ; pendant le sommeil, le cours n’en est que suspendu ; je repars le matin du point précis où je me suis arrêté le soir ; je me retrouve dans le même milieu, occupé des mêmes pensées, en proie aux mêmes soucis, pris dans le même engrenage d’événemens ou dans le même tourbillon de passions ; c’est bien le même fil qui se renoue. — Au contraire, ajoute-t-on, nos rêves ne forment pas une existence qui se suive ; le rêve d’une nuit ne vient pas se relier au rêve de l’autre nuit ; ce soir, en m’endormant, je suis à peu près sûr de ne retrouver ni les paysages, ni les personnes, ni les circonstances, ni les impressions de mon dernier rêve ; c’est peut-être le cauchemar le plus diabolique qui va succéder à un délicieux roman. Bref, il n’y a pas seulement incohérence dans l’intérieur d’un même rêve ; il y a incohérence entre nos rêves successifs. — C’est ce qui frappait Pascal lorsqu’il écrivait : « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours ; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan… Mais parce que les songes sont tous différens, et qu’un même se diversifie : ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle se change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant[1]. »

Que faut-il penser de cette différence ? Je ne crois pas qu’il faille, plus que les autres, la prendre au sérieux. En effet, à quel moment jugeons-nous ainsi qu’il y a discontinuité et incohérence entre nos rêves successifs ? Est-ce pendant ces rêves eux-mêmes ? Absolument pas. Pendant que je rêve, il me semble que je poursuis une existence qui a toujours été la même. Je n’ai à aucun degré l’impression que le rêve actuel a été précédé de rêves différens et sans lien avec lui. J’ai au contraire, exactement comme dans la veille, l’impression d’une suite indéfinie et unique d’événemens, d’un déroulement sans arrêt et sans rupture. Il y a donc là, non pas une différence, mais une ressemblance de plus entre le rêve et la réalité. De part et d’autre, même impression de continuité et d’unité. Sans doute, au réveil, l’aspect change : nos divers rêves nous paraissent décousus les uns des autres. Mais qu’importe ? Sommes-nous sûrs de ne pas nous réveiller quelque jour de ce que nous appelons aujourd’hui la veille, et de ne pas juger alors que cet état, continu en apparence, était en réalité composé d’une série de fragmens, séparés, incohérens et disparates ?

Ainsi nous retrouvons partout la même illusion. On juge le rêve, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il nous apparaît, une fois réveillés. Au lieu d’observer les impressions de l’homme qui rêve, pendant qu’il rêve, nous notons ses impressions sur son rêve, après son réveil. Au lieu de lui demander s’il a cru pleinement à son rêve, nous lui demandons s’il y croit encore ; au lieu de lui demander si sa vie nocturne lui a paru naturelle et vraisemblable, nous lui demandons s’il ne la trouve pas, maintenant, extravagante. Or, remarquons-le bien, c’est fausser totalement la comparaison : et, en effet, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de comparer la vie normale et la vie du rêve ; or, nous jugeons la vie normale telle qu’elle est, pendant que nous y sommes ; donc il faut juger la vie du rêve telle qu’elle est, pendant que nous y sommes. Sinon, et si vous vous obstinez à parler du rêve, en vous plaçant au point de vue de la veille, il faut parler de la veille en vous plaçant à un troisième point de vue, — qui d’ailleurs nous manque, ou à peu près. Bref toute comparaison devient impossible. — C’est là une illusion très fréquente, quand on passe d’un état ou d’un milieu dans un autre. C’est ainsi que nous jugeons insignifiantes nos anciennes douleurs d’enfans, parce que les motifs nous en paraissent, aujourd’hui, insignifians. Un baigneur, rhabillé et réchauffé par l’atmosphère, tâte l’eau de la mer où il s’est ébattu voluptueusement ; il la trouve glacée, et il s’étonne de l’avoir supportée. Un promeneur, rentrant du grand soleil dans une salle bien close, ne distingue rien et s’étonne qu’on y puisse voir. De même l’homme réveillé trouve son rêve chimérique et absurde.

Toutes les autres différences sur lesquelles les psychologues ont insisté s’évanouissent de même. Maine de Biran, par exemple, fidèle à son système, trouve dans la volonté l’élément distinctif de la veille et du sommeil[2] : d’après lui, ce qui caractérise le rêve, c’est que la volonté ou, en d’autres termes, l’attention, en est absente. Si nous croyons à nos songes, quoique extravagans, c’est précisément parce que l’attention volontaire fait défaut : nous ne pouvons pas alors rapprocher une partie du songe d’une autre partie, ce qui nous en montrerait, avec l’absurdité, l’irréalité. « Les songes excluent tout exercice actif de la faculté d’attention ; la preuve de ce fait se déduit évidemment de l’extravagance de la plupart des songes. Tout prouve donc bien alors qu’un tel état exclut absolument tout pouvoir volontaire d’attention et de rappel, pour comparer entre elles et à la réalité les différentes parties de nos rêves[3]. » Signalons simplement ici l’illusion déjà décrite : oui, sans doute, au réveil, je trouve que ma volonté était absente pendant mon sommeil ; mais, pendant le rêve même, j’ai l’impression que je fais acte de volonté, que je délibère, que je décide, que je suis attentif, que je réfléchis, que je compare. — On formulerait les mêmes réserves à propos de l’immoralité du rêve, mise en relief par certains auteurs, notamment par M. Radestock[4]. Oui sans doute, au réveil, nous trouvons que nous avons été, en dormant, d’une immoralité, ou plutôt d’une « amoralité » odieuse. Mais, pendant le rêve, nous avons des idées et des sentimens moraux ; nous avons des scrupules, des remords, des indignations, des mépris, comme dans la veille ; après coup, nous estimons qu’ils étaient singulièrement placés : peu importe. — J’en dirai autant pour ce changement dans le « rythme du temps », qui a frappé plusieurs psychologues : oui, sans doute, le rythme de la durée semble changer ; oui, sans doute, il nous semble que nous avons vécu, dans les quelques heures ou dans les quelques minutes du sommeil, de longues années. Mais c’est encore là, dans une large mesure, une illusion du réveil. Une fois réveillés, nous apprécions la durée des événemens rêvés d’après les lois ordinaires de la vie réelle. Nous imaginons, entre les divers tableaux du rêve, les intermédiaires qui, dans la réalité, seraient nécessaires, et qui exigeraient beaucoup de temps.

Quant aux changemens de personnalité, et, en particulier, aux changemens de caractère, qui se produiraient dans le rêve, je pourrais les contester de la même façon ; mais il me semble qu’ici il y a mieux à dire ; je me demande si, loin d’être transformé, notre caractère, pendant le rêve, n’est pas au contraire plus complètement lui-même ; s’il n’apparaît pas, avec quelque chose de plus nu et de plus cru que pendant la veille. J’ai souvent été surpris des révélations psychologiques du rêve : tel défaut, telle faiblesse qu’on ne s’avoue pas à l’état normal, s’accusent alors avec une netteté inexorable ; on cède à des tentations qu’on écartait pendant la veille, mais qu’on aimait ; des lâchetés que l’on renfermait au fond de soi-même se font jour ; des antipathies qu’on se dissimulait à soi-même se trahissent ; des désirs sourds éclatent ; des amours obscurs se déclarent : il se produit des événemens qui forcent, comme dans un drame, le fond caché de notre être à se dévoiler. Souvent, au réveil, on se dit : « C’est vrai ; dans des circonstances pareilles, c’est ainsi que j’agirais ; je ne l’avais jamais pensé ; je n’en suis pas fier ; mais c’est vrai. » Toutes les personnes sincères avec elles-mêmes ont, j’en suis sûr, éprouvé cette impression. — On ne se connaissait pas ainsi et pourtant on se reconnaît.


II

En somme, il n’y a, entre le rêve et la veille, que deux différences réelles et dont il restera d’ailleurs à apprécier l’importance. Voici la première : pendant la veille, je sais qu’il y a un autre état, que j’appelle le rêve. Au contraire, pendant le rêve, j’ignore qu’il y ait un autre état, qui s’appelle la veille. — Pendant la veille, je me souviens que j’ai rêvé, que j’ai vécu de cette vie fantastique des songes, et que j’en suis sorti, pour rentrer dans la vie réelle, complètement distincte et séparée de l’autre ; je suis dans un « état premier », mais je sais qu’il y a un « état second » ; et c’est précisément parce que je les compare, que je juge l’un absurde par rapport à l’autre. — Au contraire, quand je rêve, je n’ai pas l’idée d’un autre état, dont je suis sorti, et où je dois rentrer ; je ne sens pas qu’il y a une autre existence, radicalement séparée ; je ne compare jamais les visions de mes songes avec le monde de mes veilles : car j’ignore cet autre monde. Peut-être le trouverais-je absurde par rapport au monde du rêve, si je faisais la comparaison. Mais je ne la fais pas. Je n’ai jamais conscience d’être dans un « état second ». J’ai l’impression d’avoir toujours vécu de cette vie-là, qui nie paraît si naturelle. Il est vrai que je me demande quelquefois — dans mon rêve même — si je ne rêve pas : mais c’est là une interrogation purement verbale : ce sont des mots que je répète sans leur donner de sens ; je ne distingue pas réellement les deux états ; et ce qui le prouve, c’est qu’invariablement je me réponds à moi-même que je ne rêve pas, et que je suis en pleine réalité. — La veille connaît le rêve ; le rêve ignore la veille.

Voici la seconde différence : c’est la plus simple de toutes, la plus frappante, et c’est en somme la seule qui soit vraie, la précédente étant elle-même contenue dans celle-ci : on se réveille du rêve, on ne se réveille pas de la réalité. Voilà, évidemment, la vraie raison pour laquelle le sens commun oppose rêve et réalité ; voilà pourquoi nous prenons au sérieux la réalité, et non le rêve ; c’est qu’après le rêve, il y a le réveil ; alors, étant réveillés, c’est-à-dire ayant changé de point de vue, nous sourions du rêve dont nous sommes sortis, nous nous étonnons d’y avoir si pleinement cru, d’en avoir tant souffert, ou d’y avoir pris une joie si profonde et si suave. C’est à ce moment que le rêve, jugé du point de vue de l’homme éveillé, avec la raison de l’homme éveillé, suivant les principes de l’homme éveillé, nous paraît absurde ; c’est à ce moment que nous le jugeons décousu et incohérent ; que nous jugeons la suite même de nos divers rêves discontinue et incohérente. Au contraire, actuellement du moins, et dans les conditions normales de l’humanité, nous ne nous réveillons jamais de ce que nous appelons la veille. Nous ne passons jamais dans un autre état, où nous puissions, à son tour, juger la réalité de loin et de haut, comme elle juge le rêve. Si un rêve durait toute la vie, nous n’aurions même pas l’idée que nous sommes dupes : la réalité est exactement comme un rêve qui durerait toute la vie.

Ces deux différences sont réelles. Sont-elles importantes et radicales ? Elles expliquent l’opinion commune ; la justifient-elles ? Nous voyons bien pourquoi on oppose rêve et veille : mais est-il vraiment juste de les opposer ? — Et d’abord, tandis que, dans le rêve, j’ignore la veille, dans la veille, j’ai l’idée du rêve. Est-ce là un signe évident de l’hétérogénéité des deux états ? Je ne le crois pas. C’est certainement le signe qu’ils diffèrent « en degré », mais non pas qu’ils diffèrent « en nature ». Le fait est fréquent chez les sujets hypnotisés ; on les plonge dans un certain état somnambulique que l’on numérote : l’état 2 ; puis, les reprenant à cet état 2, on les magnétise de nouveau comme s’ils étaient éveillés, et on les fait ainsi passer dans un nouvel état somnambulique, que l’on numérote : l’état 3 ; or, qu’arrive-t-il ? c’est que le sujet, dans l’état 3, se rappelle l’état 2. Au contraire, dans l’état 2, il ignore l’état 3. « Lucie 3 — dit M. Pierre Janet[5] — se souvenait parfaitement de sa vie normale ; elle se souvenait également des somnambulismes provoqués précédemment, et de tout ce que Lucie 2 avait pu dire… Il fut assez long et difficile de réveiller alors ce sujet, après un passage de quelques minutes au travers de la syncope déjà décrite. Il se retrouva en somnambulisme ordinaire, mais Lucie 2 ne put pas me dire alors ce qui venait de se passer avec Lucie 3 ; elle prétendit avoir dormi sans rien dire. » — Ainsi, entre deux états somnambuliques successifs, il y a la même différence qu’entre le rêve et la veille. Le rêve ignore la veille, comme l’état 2 ignore l’état 3. La veille connaît le rêve, comme l’état 3 connaît l’état 2. L’état 2 et l’état 3 n’en sont pas moins deux états de même nature. — Donc il reste possible que le rêve et la veille soient deux états de même nature.

Que vaut maintenant la seconde différence ? Nous l’avons dit, elle est très nette, elle est la seule qui soit évidente à la fois pour le sens commun et pour la réflexion précise. D’un côté, il y a réveil, de l’autre, il n’y a pas réveil. Mais est-ce là une différence radicale et définitive, ou ne serait-elle pas plutôt superficielle et provisoire ? Car enfin, il est sans doute vrai qu’on ne se réveille pas de la « réalité » ; il n’y a pas un troisième état où la « réalité » paraisse illusoire et incohérente ; il n’y a pas un troisième état qui soit à la « réalité » ce que la « réalité » est au rêve. Voilà qui est vrai ; mais ce n’est vrai qu’actuellement et dans les conditions ordinaires de l’humanité ; et ce sont là les deux points sur lesquels je voudrais spécialement insister.

Tout d’abord, ce n’est vrai qu’actuellement. En effet, il est possible que le réveil se produise ; il est possible que nous sortions un jour de l’état que nous appelons aujourd’hui la veille ; il est possible que nous passions à un état nouveau, qui serait à la veille ce que la veille est au sommeil ; pour parler le langage de l’hypnotisme, il est possible qu’après l’état 1 et l’état 2, il y ait l’état 3 ; il est possible, par exemple, que la mort soit ce réveil, et nous n’exagérons guère en ajoutant que c’est là le fond même d’à peu près toutes les religions ; il est possible qu’au jour de ce réveil, nous soyons tout étonnés de nous être donnés si entièrement au monde sensible ; d’avoir pris un état passager pour un état définitif, un monde éphémère pour un monde unique et absolu, une existence provisoire pour la seule véritable existence ; il est possible enfin que, ce jour-là, nous ayons l’impression d’avoir rêvé : ce qui ne veut pas dire — nous le montrerons tout à l’heure — d’avoir été dupes d’une pure chimère, mais simplement d’avoir confondu le transitoire avec le définitif. — Cet avenir n’est pas certain, mais il est possible ; et du moment qu’il est possible, nous n’avons pas le droit d’opposer radicalement le rêve et la veille, de proclamer l’un faux et l’autre vraie, de nous attacher de toutes nos racines au monde des sens, pendant que nous rions de nos rêves.

Ensuite, ce n’est vrai que pour l’humanité moyenne. Il semble bien, en effet, qu’il y ait, pour certains hommes, dès la vie actuelle, au moins un demi-réveil ; certains hommes approchent, s’ils n’y atteignent pas, de ce troisième état où la vie apparaîtrait comme un songe. Ce demi-réveil, je le trouve notamment dans la science, dans la métaphysique et dans la religion. — Qu’est-ce que la science, si ce n’est la révélation d’un monde nouveau, tout différent du monde sensible ? Là où nous voyons la lumière et les couleurs, elle nous affirme qu’il y a un éther invisible, vibrant 4 ou 700 trillions de fois par seconde. Là où nous entendons un son, faible ou puissant, aigu ou grave, elle nous affirme qu’il y a des vibrations plus ou moins amples et plus ou moins rapides de la matière. Là où nous percevons une réalité multiple et bigarrée, des phénomènes divers, elle nous montre un unique phénomène : le mouvement. — Or, ces formules ne signifient pas, comme on le croit trop souvent, que la lumière, la couleur, le son n’existent pas ; mais elles signifient au moins qu’il y a autre chose ; que si nous acquérions des sens nouveaux, un univers nouveau s’ouvrirait à nous ; que nous verrions non plus seulement la couleur rouge, mais les 400 trillions de vibrations à la seconde. — Qu’est-ce à dire, sinon que le savant est déjà à demi réveillé, et à demi entré dans une réalité supérieure, ou tout au moins différente ?

La métaphysique, davantage encore, est un réveil. Un métaphysicien vraiment « dogmatique », vraiment croyant en sa doctrine, — Platon, par exemple, ou Spinoza. — est déjà un homme qui vit dans un monde nouveau, et qui contemple avec détachement, dans un lointain déjà crépusculaire, la prétendue « réalité » où nous restons plongés. Qu’affirment, en effet, toutes les métaphysiques ? Pour les unes, ce qui existe réellement, c’est une pluie éternelle d’atomes dans le vide infini : tout le reste est apparence ; or, « tout le reste », c’est la nature entière, telle que nos sens la perçoivent. Bref, la nature, c’est le rêve ; l’atome est la réalité, invisible et impalpable. — Pour d’autres, ce qui existe réellement, ce sont des forces immatérielles, des esprits ou des consciences ; tout le reste, c’est le monde des corps, auquel nous sommes si puissamment attachés. Bref, la perception de l’étendue était un rêve, dont le « spiritualiste » nous réveille. — Pour d’autres enfin, ce qui existe réellement, c’est un seul être : tout le reste est apparence ; or, tout le reste, c’est la multitude des êtres individuels, la pluralité des personnes et des choses, la vie particulière et indépendante de chacun de nous. Bref, le monde des individus, le monde du « multiple » était un monde de rêve, dont le « panthéiste » nous réveille. — En résumé, pour tout métaphysicien, comme pour Platon, ce que le vulgaire croit réel n’est qu’un défilé d’ombres au fond d’une caverne. La vraie réalité, le vrai soleil, sont ailleurs ; et le sage les entrevoit déjà, à demi délivré, — c’est-à-dire à demi réveillé. — La religion surtout est un réveil. Que pense l’homme vraiment religieux ? C’est que la vie actuelle est une vie provisoire, une vie d’épreuve, le simple prélude de la vie véritable ; c’est que, si le monde sensible est peut-être une réalité, il y a, en tous cas, une réalité supérieure, que les élus contempleront, que nous pouvons déjà entrevoir. L’âme dont la foi est ardente et profonde est donc presque soulevée déjà au-dessus de l’existence commune ; elle est « détachée du siècle » ; elle entre déjà dans l’éternité ; elle ne sent plus les souffrances d’ici-bas que comme des souffrances de rêve ; les joies éphémères des sens ne la touchent plus ; l’univers que regardent nos yeux s’évanouit sous l’éclat de celui qu’elle commence à voir ; elle sort peu à peu du songe où les hommes cherchent depuis si longtemps et si vainement, à s’orienter et à se reconnaître. — Qu’est-ce que l’âme d’un saint ou d’un martyr, si ce n’est une âme décidément réveillée du rêve terrestre ?

Il ne faut donc pas reculer devant le résultat de notre analyse. Si nous n’avons rien trouvé dans la « réalité » qui la distingue radicalement du rêve, il n’y a rien là qui nous doive effrayer, ou même étonner. Nous nous rencontrons avec la grande tradition métaphysique et religieuse. Si nous semblons, à certains égards, nous écarter du sens commun, nous rejoignons la foi, qui n’est sans doute qu’un « sens commun » plus ardent et plus prophétique. Tout sage croit et tout homme réfléchi espère que la vie n’est qu’un rêve, dont la mort sera le réveil.

Notons maintenant, avec le plus grand soin, le sens vrai des conclusions auxquelles nous sommes arrivés. — Il n’y a pas de différence essentielle entre le rêve et la réalité. Qu’est-ce à dire ? S’ensuit-il nécessairement que la réalité soit un rêve, soit illusoire et chimérique « comme un rêve » ? Assurément non ; c’est là le point sur lequel nous ne saurions trop insister.

On raisonne toujours de la façon suivante : la réalité et le rêve se ressemblent ; donc la réalité n’est qu’un rêve. Il est tout aussi rigoureux, et il est plutôt plus sensé de faire le raisonnement que voici : la réalité et le rêve se ressemblent ; donc le rêve est une réalité. — Cette affirmation, qu’il n’y a pas de différence radicale entre le rêve et la réalité, peut être interprétée de deux façons opposées ; on peut en déduire que la « réalité » est fausse ; mais, tout aussi légitimement, on peut en déduire que le rêve est vrai, que les objets du rêve sont réels comme ceux de la veille, d’une autre manière sans doute, mais enfin réels. — Resterait seulement à savoir en quel sens, et dans quelle mesure ils sont réels, au sens plein du mot ; c’est-à-dire que, les nuits où nous rêvons d’un ami absent ou d’un paysage inconnu, nous sommes réellement en face de ce paysage ou de cet ami. — On retrouverait par-là les vieilles croyances d’après lesquelles l’esprit, pendant le sommeil, franchit l’espace. Or, remarquons-le, ces croyances sont beaucoup moins absurdes qu’on ne s’est plu à le dire ; car, à parler avec précision, il n’y a rien de prodigieux à ce que l’esprit voie à distance, pour cette excellente raison qu’un objet ne peut pas être loin de l’esprit ; l’expression : loin de notre corps, a un sens ; l’expression : loin de notre esprit, n’a pas de sens, puisqu’on admet, avec justesse, que l’esprit n’occupe aucune place, qu’il n’est pas plus à un point de l’espace qu’à un autre. — On comprendrait ainsi les cas, souvent suspects, mais si nombreux, d’hallucinations télépathiques, de pressentimens, d’apparitions véridiques[6].

On pourrait entendre en un autre sens la réalité des objets rêvés. On pourrait dire que nous percevons, dans le rêve, non pas les objets eux-mêmes, mais quelque forme émanée des objets, invisible aux yeux éveillés, visible à l’esprit, en tout cas vraiment réelle, vraiment indépendante de nous. — Cette opinion concorderait avec une invention dont on commence à parler en certains milieux : la photographie des rêves ; — elle nous rapprocherait des spirites et des « occultistes », dont il est prudent peut-être de ne pas rire trop légèrement, puisque des hommes comme William Crookes et Russel Wallace affirment, après des expériences méthodiques, les phénomènes étranges du « psychisme »[7] ; — enfin, ce qui est digne de remarque, elle nous ramènerait à une théorie fort curieuse du vieil Epicure : la théorie de la Phantastikè epibolè tes dianoias. Epicure, soutenant que la sensation est vraie, toujours vraie, se heurte naturellement aux objections éternelles, erreurs des sens, sensations imaginaires, et surtout sensations du rêve. Il se tire de la difficulté avec une franchise et une crânerie admirables. D’après lui, ces objections ne portent pas, pour l’excellente raison que la sensation, même dans ces cas extrêmes, est vraie. Quand une tour carrée, de loin, paraît ronde, c’est qu’elle est devenue, en quelque sorte, réellement ronde en traversant l’espace : les atomes émanés d’elle ont changé en chemin leurs combinaisons et forment, en arrivant à nous, une tour ronde. — Dans la rêverie, les sensations et les images sont encore vraies : si j’imagine un objet absent, c’est que les atomes émanés de cet objet sont réellement auprès de moi. Les visions mêmes de la folie sont de ce genre. — Enfin le rêve est vrai ; si je rêve, la nuit, d’un arbre ou d’une fleur, c’est que des atomes d’arbres et des atomes de fleurs sont réellement en contact avec moi. — Jamais la sensation ne ment ; elle nous apprend toujours que nous sommes en présence d’une réalité extérieure, c’est-à-dire indépendante de nous. — Cette doctrine très originale et, au premier abord, il faut en convenir, fort paradoxale est la réponse la plus nette et la plus hardie qu’on ait jamais faite à l’objection sceptique du rêve.

Il est clair que nous ne pouvons adopter définitivement aucune de ces théories réalistes du rêve. Nous ne pensons pas qu’aucune soit l’expression parfaite de la vérité. Elles heurtent le bon sens, ce qui est toujours mauvais signe.

Il ne faut pas médire du bon sens. Autant il est hasardeux de le prendre pour « critérium » suprême de la vérité, — par cette très simple raison que le bon sens d’un siècle n’est plus le bon sens de l’autre siècle, — autant il est présomptueux de ne pas le consulter, imprudent de le dédaigner, et ruineux de le violer, — par cette autre très simple raison qu’il est un abrégé, un résumé de la sagesse et de l’expérience humaines, et qu’il y a par suite une impertinence assez ridicule à lui préférer toujours notre propre jugement et nos seules lumières. Descartes et les positivistes nous ont à coup sûr beaucoup trop « rationalisés ». Le sens commun est sans doute meilleur juge, en beaucoup de sujets, que ce que nous appelons superbement, et d’ailleurs vaguement, notre raison. Il faut donc avoir le souci, sinon la superstition, du bon sens ; il faut toujours compter avec lui, sinon toujours se reposer sur lui. Si un peu de réflexion éloigne du bon sens, beaucoup de réflexion y ramène ; et le triomphe suprême de la philosophie pourrait bien être, non pas de contredire, mais de justifier le sens commun, d’établir méthodiquement ce qu’il affirme instinctivement. Au début, « on en revient ; plus tard on y revient. »

Donc, nous n’adoptons aucune des théories un peu paradoxales qui précèdent. Ce que nous tenions à montrer, c’est que le rêve n’est pas si évidemment faux qu’on le dit d’habitude ; qu’il peut avoir sa réalité ; qu’on s’avance un peu trop en posant en principe qu’il est purement « intérieur » et chimérique. — Et, puisque nous parlons du bon sens, nous avons la prétention de le moins heurter ainsi qu’en « niant le monde extérieur. » — Nous avons établi qu’il n’y a pas de différence essentielle entre le rêve et la réalité. — Nous avons donc à choisir entre deux opinions : ou bien le rêve est une réalité ; ou bien la réalité est un rêve menteur. La première de ces opinions est hardie ; mais l’autre lest bien davantage. La première étonne le sens commun ; la seconde le révolte.

Il pourrait donc y avoir lieu de ne pas accepter trop aveuglément la théorie courante du rêve, telle que nous l’avons tout à l’heure résumée. Il n’est pas évident que le rêve soit une reproduction, un reflet, des événemens passés, des sensations de la veille. Il pourrait, à la rigueur, être une vision d’un genre à part, un contact réel avec des objets qui échappent aux sens. Je pense même que certains rêves étranges, certains cauchemars fantastiques, s’expliquent mal par de simples combinaisons de souvenirs ; tant c’est un monde inédit qui alors se révèle à nous. Si l’on nous dit que nos rêves dépendent pourtant, d’une façon incontestable, de notre état personnel et surtout de nos fonctions organiques : digestion, circulation, etc., nous répondrons qu’il faut distinguer : ce qui dépend de l’état organique, ce ne sont pas les objets que nous voyons en rêve ; ce sont les émotions que nous causent ces objets ; c’en est toute la partie « affective » ; de même que, dans la veille, les mêmes objets nous étant donnés, l’émotion qu’ils produisent on nous dépend du ton général de notre être. — L’explication de l’incohérence n’est pas non plus indiscutable. D’abord, nous l’avons vu, cette incohérence pourrait fort bien n’être qu’apparente ; elle nous frappe, une fois réveillés, elle nous échappe, endormis ; il n’y a peut-être là qu’un changement de point de vue. De plus, au lieu de l’expliquer par le simple mécanisme mental de « l’association », par les caprices de « l’imagination », peut-être faut-il l’expliquer par la bizarrerie réelle des objets invisibles qui se manifestent alors à nous ; comme dirait Epicure, par la combinaison étrange des atomes qui circulent autour de nous. — Enfin, la croyance à la réalité des objets rêvés, — qu’on explique si savamment par le jeu des images, par la lutte pour la vie des imagos entre elles, par « l’objectivation » de toute image qui n’est pas contredite — pourrait à la rigueur s’expliquer, d’une façon infiniment plus simple, par la réalité vraie de ces objets.

Voilà ce que notre comparaison nous apprend sur le rêve ; que nous apprend-elle maintenant sur « la réalité », sur le monde sensible, sur la vie actuelle ?

Ce qu’elle nous apprend, c’est que, si le monde sensible est réel, cependant il n’est pas la réalité unique et définitive ; il existe, il est indépendant de nous, mais nous concevons qu’il doit finir, et faire place à un autre ; nous le prenons toujours au sérieux, nous ne le prenons plus au tragique. Nous pensons au réveil.

Avant tout, le monde sensible est réel, il y aurait peut-être lieu de retoucher les théories régnantes sur la « perception extérieure », comme les théories régnantes sur le rêve. La seule objection vraiment grave contre la réalité du monde sensible, l’objection du rêve, étant écartée, on pourrait essayer une théorie entièrement réaliste, entièrement satisfaisante pour le sens commun. — On poserait en principe, comme Epicure, que toute sensation est vraie, toujours, en tous cas ; qu’elle est bien un contact avec une réalité, qu’elle est la réalité même, saisie par l’esprit ; — on en finirait avec cette psychologie, devenue un peu hâtivement classique, qui fait de la sensation une simple image « projetée au dehors » par nous ; — on aurait un peu moins foi en cette grande loi de la « relativité des sensations », qu’on a l’air d’établir par la raison, et qu’au fond on accepte de « l’autorité », vu qu’il n’y a, pour la démontrer, aucun argument sérieux ; — on cesserait de discuter l’extériorité des phénomènes, vu que ce sont là des termes dénués de toute signification, et que, si l’expression : extérieur au corps, a un sens, l’expression : extérieur à l’esprit, n’en a pas ; — on y regarderait à deux fois avant d’enseigner que la couleur, le son, la résistance, sont des états du moi, ce qui, pour beaucoup de gens, est presque toute la philosophie ; on n’appellerait plus sensations les qualités des corps, ce qui leur donne un air d’être « subjectives » et crée ainsi une interminable équivoque ; — on ne déclarerait plus que l’esprit est séparé des objets par les organes, les nerfs, le cerveau, formule d’une énormité presque monstrueuse, puisque les mêmes gens qui l’emploient nous annoncent avec la dernière insistance que « l’esprit n’a aucune place dans l’espace », et se proposent d’ailleurs de démontrer que les organes, les nerfs, le cerveau sont de pures apparences ; — bref, on accorderait seulement que les sens ne connaissent pas tout, maison proclamerait qu’il n’y a pas déraison sérieuse pour douter du peu qu’ils connaissent. — Ainsi le monde sensible est réel, solide, indépendant de notre conscience. Mais ce n’est pas la réalité unique, la réalité définitive. Puisque la veille ressemble au rêve en tous points, elle doit lui ressembler sur ce point : le réveil. Nous ne pouvons pas démontrer mathématiquement qu’il y aura un réveil : mais nous avons tout lieu de nous y attendre.

Voilà ce que nous apprend la comparaison de la vie et du rêve. Le rêve est une réalité, mais fugitive. De même, la vie actuelle est une réalité, mais provisoire.


CAMILLE MELINAND.


  1. Pensées, art. III, 14.
  2. M. de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil. Ed. Cousin, t. II.
  3. Op. cit., p. 239.
  4. P. Radestock, Schalf und Traum ; Leipzig. 1879.
  5. Automatisme psychologique, p. 87.
  6. Gurney, Myers, Podmore, les Hallucinations télépathiques.
  7. Lire le livre saisissant de W. Crookes, Recherches sur les phénomènes du spiritualisme.