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Le Rôle des Vignes américaines

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Le Rôle des Vignes américaines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 196-208).
LE ROLE
DES
VIGNES AMÉRICAINES

L’insuffisance des traitemens proposés jusqu’à ce jour pour défendre nos vignes françaises contre le phylloxéra est reconnue de tous ceux qui étudient la question sous toutes ses faces et ne ferment pas les yeux à l’évidence. Quelques-uns de ces traitemens, — inondations, sulfocarbonate, sulfure de carbone, — donnent de bons résultats quand on opère bien, et ceux qui doivent à une situation privilégiée de pouvoir en faire usage paraissent s’en contenter; mais le plus grand nombre ne saurait s’en servir, parce que le coût en est si élevé que le revenu de la plupart des vignes ne permet pas une aussi grande dépense.

On s’est senti désarmé; les progrès de la maladie sont devenus si menaçans, qu’on en est venu à demander le salut aux vignes américaines elles-mêmes. Nous leur devons le phylloxéra sans doute; mais aujourd’hui nous l’avons sans pouvoir le supprimer; ces cépages exotiques ne lui offrent pas un milieu plus favorable que nos vignes du pays, au contraire; le premier sarment qui a apporté l’insecte a fait le mal si grand que tout ce qu’on a pu en introduire ensuite ou tout ce qu’on en introduira à l’avenir dans les contrées déjà envahies n’y peut plus rien ajouter.

Parmi les espèces ou variétés qu’on désigne sous le nom collectif de vigne américaine, il en est un petit nombre qui paraissent opposer à leur parasite une résistance durable. Depuis des années, — dont le nombre n’est pas grand, il est vrai, — on les voit plus ou moins envahies par les insectes, mais ne montrant encore aucun signe d’affaiblissement. L’étude attentive de ces nouvelles plantes ne saurait être trop encouragée; elles peuvent offrir une ressource, et une ressource d’autant plus précieuse que dans un avenir prochain ce sera peut-être la dernière.

Toutefois il faut se défendre de tout entraînement irréfléchi. L’homme qui se noie saisit d’affolement la première branche à sa portée : ici, le péril est moins pressant, grâce à Dieu! Et avant d’engager sa fortune ou ce qui en reste dans une transformation dont le succès est aussi incertain, il sera bien de peser mûrement les chances favorables et les chances contraires. Les premières forment à peu près tout le fond de ce qu’on a dit ou écrit sur la matière : de ces écrits et de ces discours je retiendrai seulement quelques théories qui me paraissent dangereuses, parce que les imprudens qui les acceptent sans examen et s’y confient pourraient trouver la ruine au bout d’entreprises prématurées. Les secondes tiennent à des circonstances diverses qu’on a trop laissées dans l’ombre. Je vais essayer de discuter les unes et d’appeler sur les autres l’attention qu’elles méritent.

Les ampélographes et les botanistes qui s’intéressent à la situation nouvelle créée à la viticulture par le phylloxéra s’accordent assez bien pour diviser les vignes connues en cépages résistans et en cépages non résistans. Ils en forment ainsi deux groupes. Au premier moment, toutes les espèces ou variétés d’origine américaine ont été rangées dans le premier ; nos variétés françaises ont formé à elles seules le second. Depuis, beaucoup des premières sont venues les y rejoindre, et peut-être y viendront-elles toutes successivement. C’est qu’en effet cette division est purement artificielle : la résistance est une vertu toute relative qu’on observe tantôt à un degré moindre, tantôt à un degré plus élevé, selon le cépage. Entre l’espèce sauvage la plus réfractaire à l’insecte et la variété cultivée la plus vulnérable, on pourrait ranger toutes les vignes connues suivant une série où deux termes consécutifs n’offriraient, au point de vue de la résistance, que des différences très petites.

Quelle sera, en présence du phylloxéra, la durée moyenne des divers cépages dans les conditions ordinaires de culture propres à chaque région? La fortune des vignes américaines est tout entière dans la réponse qui sera faite à cette question. Or l’expérience seule peut, avec le temps, avec beaucoup de temps, l’éclaircir et la résoudre. Le phylloxéra a été reconnu pour la première fois en France en 1868; ce n’est que plus tard qu’on l’a trouvé sur des vignes américaines ; pour quelques-unes, et de celles qui donnaient le plus d’espérances, la découverte ne date que de quatre ou cinq ans. C’est donc depuis un bien petit nombre d’années qu’on a pu étudier la tenue de quelques cépages aux prises avec la maladie, et cette période de temps est tout à fait insuffisante pour qu’on puisse entreprendre avec sécurité une opération agricole sur une vaste échelle.

Tout le monde est d’accord sur ce point ; mais quelques-uns cherchent à s’affranchir de cette condition de durée dans les observations et l’expérience, en concluant dès aujourd’hui à une résistance intrinsèque, absolue. Il y a, assure-t-on, des vignes résistantes; car, si cela n’était pas, toutes les vignes américaines auraient depuis longtemps disparu et aussi le phylloxéra lui-même : le dernier de la race maudite serait mort de faim sur la dernière souche. Entendons-nous bien : non-seulement il y a des vignes résistantes, mais elles le sont toutes sans exception, car toutes résistent, puisque le phylloxéra met en général plusieurs années pour tuer celles qui succombent le plus rapidement. Mais combien de temps résistent-elles avant de mourir? Pour qu’une espèce se conserve, il suffit que chaque individu vive assez longtemps pour se reproduire. Le phylloxéra est incapable à lui seul de faire disparaître aucune espèce, puisqu’il n’en existe pas une à laquelle il ne laisse le temps de fructifier une ou plusieurs fois. Ah ! si l’homme s’en mêle, c’est une autre affaire! Ici, en France, pas un are de terrain qui n’appartienne à quelqu’un ; pas un pouce de terre où une pauvre graine de vigne puisse germer et le pied vivre sans la permission du maître, et cette permission n’est jamais donnée. A peine s’il en échappe un, en se dissimulant ou se laissant oublier dans quelque haie, dans quelque fourré, encore n’en a-t-il pas pour longtemps. Mais dans les forêts vierges du Nouveau-Monde, il suffira d’un oiseau pour sauver la descendance d’un pied mourant en transportant une petite graine à quelques centaines de mètres du lieu infecté. — Pour que l’argument eût de la valeur, il faudrait qu’il fût corroboré par quelque circonstance exceptionnelle, et les études qui pourraient révéler de telles circonstances relativement à la vigne ne sont pas même commencées.

Renonçant à ces raisonnemens spécieux, les savans s’adressent à la plante elle-même. Les uns ont étudié chimiquement les racines des vignes dites résistantes; les autres ont demandé au microscope tout ce qu’il pouvait montrer de leur constitution anatomique. La même étude appliquée aux vignes françaises a fait reconnaître, entre celles-ci et les premières, des différences importantes, auxquelles on s’est plu à attribuer un caractère de permanence que le sol, le climat, le temps, même leur alliance intime au moyen de la greffe avec les cépages français seraient impuissans à altérer. Puis, voyant ces vignes exotiques, au moins quelques-unes, résister au phylloxéra depuis un certain nombre d’années, dans des conditions de milieu et de culture où toutes nos vignes françaises succombent, on n’hésite pas à affirmer que cette différence de tenue vis-à-vis de l’insecte provient des différences reconnues dans la constitution des racines, et, par suite, durera autant que ces différences elles-mêmes; on ajoute : toujours!

Pour des besoins qui n’ont rien de scientifique, ces théories, présentées avec réserve par leurs auteurs, ont été acceptées avec trop d’empressement et sans une critique assez sévère. Il faut faire tout de suite une observation qui est fondamentale : l’idée même de résistance implique deux facteurs. Ici, nous avons la vigne qui résiste et l’insecte qui l’attaque. Un insecte ne saurait attaquer une plante que s’il trouve dans la plante quelque substance appropriée à ses besoins, et en lui-même les moyens de conquérir cette substance. Le plus souvent, nous connaissons si peu la plante et l’insecte que nous ignorons également et quelle est chez la plante la substance qui tente l’insecte, et quel est chez l’insecte l’agent qui attaque la plante. Pour la vigne, nous ne connaissons ni la nature des lésions produites par le parasite, ni les accidens physiques ou chimiques qu’elles amènent. Nous ignorons si c’est un simple phénomène de végétation consécutif à une blessure, à une succion purement mécanique, ou, s’il y a en plus l’action d’un venin, d’un poison versé par l’insecte dans la plaie. Dans un mémoire publié par l’Académie des sciences, M. Max. Cornu montre fort bien que cette hypothèse d’un venin n’est nullement nécessaire, et ce qui était inutile alors l’est encore aujourd’hui.

Nous ne savons pas mieux expliquer pourquoi le phylloxéra reste très rare sur certains cépages américains, pourquoi il se multiplie sur d’autres aussi abondamment que sur les racines de nos propres vignes. Rien ne prouve que la dureté, la densité des tissus, le peu d’épaisseur ou la consistance des rayons médullaires soient, dans l’immunité relative des premiers, des élémens essentiels. Nous voyons des plantes entre lesquelles on chercherait vainement des différences de cet ordre, attaquées, les unes, par un insecte; les autres, par un autre insecte très voisin du premier ; telle chenille vit de la feuille du mûrier, telle autre de la feuille du chêne, sans qu’il soit possible à aucune des deux de passer d’une feuille à l’autre; tel phylloxéra vit de cette même feuille du chêne, tel autre de la racine ou même de la feuille de la vigne. N’est-ce pas avant tout une question d’affinité entre la plante et l’insecte, affinité que nous ne saurions ni expliquer ni définir? Il est aussi malaisé de comprendre les actions chimiques qui se peuvent produire: tous les chimistes savent que des substances molles, légères, résistent à tel réactif qui attaque, dissout, décompose les corps les plus durs, les plus lourds, les métaux, les amalgames, les alliages; et s’il y a ici un poison, ne le connaissant pas, comment en nommer le contre-poison?

Ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que toute théorie qui veut rendre compte de la résistance de la vigne au phylloxéra en n’étudiant que la vigne et faisant abstraction de l’insecte, manque de base et est à rejeter sans autre examen. Ainsi, les théoriciens me semblent se tromper lorsqu’ils établissent entre la dureté, la densité des tissus et la résistance des relations de cause à effet, sans remarquer que la coexistence de deux phénomènes n’est pas la preuve en soi que l’un soit une conséquence de l’autre; sans remarquer surtout que, si les qualités des organes sur lesquelles ils s’appuient avaient une influence prépondérante, les phénomènes seraient bien différens de ceux que nous observons : nous verrions sur la même plante, et aussi sur deux plantes différentes, les lésions s’atténuer sur les racines à mesure qu’elles offriraient une lignification plus avancée. Or, en examinant certains riparias, nous ne trouvons que des lésions insignifiantes, quand il en existe, sur les radicelles les plus jeunes, encore à l’état herbacé; dans le cas du clinton, du taylor, au contraire, le phylloxéra produit des lésions tellement graves sur des racines ligneuses de la grosseur du pouce que la pourriture pénètre jusqu’au centre. Un champignon, un organisme intermédiaire entre la plante et l’insecte, je veux dire vivant de la plante après que l’insecte y a créé un milieu propice au développement du mycélium, déplacerait la difficulté sans la résoudre, peut-être en la compliquant.

Si de telles observations sont, par elles-mêmes, pleines d’intérêt, toutes ces théories ne reposent encore sur rien de solide, et il en sera ainsi tant qu’on ne saura pas faire à l’insecte la part qui lui appartient. Tout ce qu’il est permis de dire, — et seulement lorsqu’on peut s’appuyer sur des observations rigoureusement contrôlées, — c’est ceci : « Tel cépage vit depuis tant d’années avec le phylloxéra dans telles conditions de climat, de sol, de culture; mais rien ne permet de dire combien de temps il a encore à vivre. » Il n’est pas besoin d’une grande expérience des affaires pour sentir ce que cette formule a de peu engageant pour le client; et combien plus favorable serait, dans sa concision et sa hardiesse, cette autre formule : « Tel cépage est résistant! » Les intéressés le sentent si bien qu’afin de sauver ce mot résistance, ils ont imaginé celui-ci : adaptation.

Telle plante végète mal dans un milieu dont telle autre plante s’accommode. Chez les espèces d’un même genre, même chez les variétés d’une même espèce, on rencontre des aptitudes et des exigences particulières. Étudier la conduite de chaque plante dans chaque terrain, dans chacune de ces circonstances variables à l’infini : altitude, exposition, voisinage, climat, pour utiliser chaque sujet au mieux des ressources dont On dispose, telle est, en somme, toute l’adaptation; et, si le mot a pris naissance dans l’industrie des vignes américaines, la chose est aussi ancienne que l’agriculture elle-même.

Dans cette étude, le phylloxéra n’a point de place, ou, s’il en a une, la voici : Comme la plante, l’insecte est soumis dans la nature à des influences extérieures qui lui sont, les unes favorables, les autres contraires. Lorsque la vigne se trouve placée dans un milieu contraire à elle-même et favorable à son ennemi, sa sensibilité en est accrue; on la voit descendre dans l’échelle de la résistance et accuser plus promptement les symptômes de la maladie, symptômes toujours les mêmes. Voici ce qu’en disait au congrès de Nîmes un partisan décidé des vignes américaines et de l’adaptation elle-même : « Au mas de la Sorres, près de Montpellier, tous les plants, sauf quatre ou cinq variétés, meurent. Les taylors que nous voyons si résistans en tant d’endroits, présentent le point d’attaque le plus caractérisé; or je crois fermement que, si ces taylors se trouvaient dans un pays où le phylloxéra fût inconnu, leur non-adaptation se traduirait par un état peu développé, tandis qu’en pays contaminé elle se traduit par un point d’attaque. Même observation pour une plantation d’Herbemonts, chez M. ***. Là encore, une dépression affectant l’apparence et la forme d’une tache phylloxérique, sans qu’on puisse trouver d’explication rationnelle à ce déclin. Ces morts par causes indéterminées déroutent l’opinion publique; lorsque le praticien qui a assisté à la mort ou au déclin de ses vignes se rappelle la manière dont procédait le phylloxéra et qu’il se trouve en présence de cas comme ceux que je viens de signaler, il lui est impossible de ne pas reconnaître une parfaite analogie entre ce qu’il a sous les yeux et ce dont il se souvient trop bien. »

Ainsi une vigne américaine qui succombe aux atteintes du phylloxéra meurt exactement comme ferait une vigne française. Que sa mort soit plus prompte lorsqu’elle est préalablement affaiblie par quelque autre cause, cela va de soi, et rien ne justifierait l’emploi d’une locution nouvelle pour définir un fait aussi simple, si l’on n’avait en vue une diversion savante : on s’efforce de faire de la résistance, non une propriété essentiellement relative, mais une vertu spécifique, absolue, qui légitime le mot résistant employé sans épithète.

Cependant, voici une vigne américaine qui fléchit; en voici une qui meurt; cette autre est morte, on l’arrache. Et les gens simples de dire: «Mais ce cépage n’est donc pas résistant ? » C’est à ce moment que l’adaptation intervient ; on définit avec plus ou moins de précision la constitution physique et chimique du terrain où on voit mourir la victime; on proclame à nouveau que le moribond est résistant, mais qu’il est mal adapté. L’adaptation reste responsable de l’accident et la résistance est sauve. Citons, à ce propos, quelques lignes d’un botaniste très distingué et nullement ennemi de la vigne américaine, pas plus que je ne le suis moi-même : « Supposons, dit M. Millardet, que nous sommes arrivés avec la commission sur le terrain où, sur quelques centaines de taylors plantés depuis trois à cinq ans, un point faible, une tache s’est déclarée... On arrache trois ou quatre ceps dont les racines, dévorées de phylloxéra, sont dans un état assez médiocre... Deux ou trois souches sont parvenues au dernier degré d’étisie. Le propriétaire observe d’un œil anxieux le visage du président de la commission, craignant d’y lire l’arrêt de mort. Celui-ci n’est pas sur un lit de roses... Que faire?.. Sa physionomie s’illumine : il a trouvé!.. Il déclare qu’il est nécessaire, avant de se prononcer, de faire l’analyse du sol... On emporte un sac de terre! — Les propriétaires sont habituellement si fort ahuris de cette réponse inattendue, qu’ils oublient de jeter au nez de l’homme de l’art la souche, la terre et le phylloxéra. Cependant, six mois après, paraît un article ou rapport, avec l’analyse du sol et du sous-sol jusqu’à la cinquième décimale. Comme conclusion de cette œuvre éminemment scientifique, il est dit que ce cas est d’une appréciation difficile, mais qu’il est infiniment probable que le taylor, s’il succombe, ce qui n’est pas certain, succombera, non au phylloxéra, mais au défaut d’adaptation au sol et au climat. »

Sous cette forme humoristique, qui laisse entière la sincérité des personnages fictifs mis en scène, il y a assurément un fond de vérité. Pour les cépages compromis, un certain nombre de terrains se trouvent ainsi éliminés en attendant qu’ils le soient tous ; car, lorsque la mort d’une vigne se trouve quelque part n’être qu’une question de terrain, elle est bien près de n’être plus partout qu’une question de temps. C’est quelque chose sans doute que gagner du temps. En disputant sur quelques espèces condamnées d’avance, on sauve les autres de la controverse ; en défendant pied à pied les postes avancés, on retarde l’assaut du corps de place. Mais pour tout observateur impartial, il n’y a au fond de ces chicanes qu’une entrave à des recherches très importantes d’où dépend une bonne classification de ces cépages au point de vue de la résistance et une appréciation exacte de leur valeur relative. Si le phylloxéra tue un cépage dans un terrain particulier où la catastrophe se trouve précipitée, c’est que le parasite a sur la plante une action qui pourra être faible si d’autres causes ont concouru au dénoûment, mais qui n’en est pas moins certaine, et amènera dans tout autre sol, sinon la mort, au moins un affaiblissement relatif du végétal; si des cépages succombent dans certaines terres, tandis que d’autres vivent dans toutes jusqu’ici, il faut reconnaître chez les premiers une cause intrinsèque de faiblesse qui n’existe pas, ou n’existe qu’à un degré moindre chez les seconds ; et ce qu’on conçoit le mieux, c’est l’opportunité de sacrifier les cépages qui fléchissent ou meurent quelque part, pour s’en tenir provisoirement à ceux qui se conduisent bien partout.

On fera pour les cépages conservés ce qu’on a fait de tout temps pour toutes les plantes cultivées : on recherchera les conditions de climat, de terrain, de culture, où il faut les placer pour en obtenir le plus qu’ils puissent donner. Bien loin de vouloir décourager les études comparatives instituées et poursuivies avec persévérance pour l’étude de cette question très difficile, en elle-même, je crois que ceux qui s’y livreront feront le plus utile emploi de leur temps, à la condition d’observer sans parti-pris et d’interpréter leurs observations et celles des autres, sans se laisser influencer par aucune considération étrangère à la science agricole. Il s’est produit récemment quelques travaux importans dirigés dans cette voie et conçus dans un très bon esprit.

Le rôle des engrais dans la culture des vignes américaines est considérable, mais difficile à apprécier. Cependant il serait très important de discerner ce qui provient de l’engrais dans la belle végétation de quelques-unes de ces vignes, et ce qui appartient en propre au cépage lui-même. L’engrais a une action très puissante, ce n’est pas douteux, puisque avec les engrais seuls on a pu faire vivre plusieurs années les cépages les plus fragiles, par exemple des aramons, et leur faire produire d’abondantes récoltes. Pour des espèces occupant un rang élevé dans l’échelle de la résistance, les effets seront plus durables. Ce n’est pas sept ou huit ans qu’on gagnera sur la durée et la fructification de la vigne, mais quinze ou vingt ans, peut-être plus, c’est-à-dire un temps plus long que celui des expériences les plus anciennes. Lors donc qu’on admire une plantation en vignes américaines, on a toujours à se demander si le principe de leur résistance réside en elles-mêmes ou dans l’engrais qu’on a pu leur prodiguer.

Le départ entre ce qui appartient à ces deux causes différentes est fort important pour deux raisons. Voici la première : l’engrais coûte très cher. Quand on l’emploie en se proposant d’augmenter le rendement, comme il arrive sur une vigne saine, c’est une balance à faire entre la dépense et l’augmentation prévue de la récolte; quand on demande à l’engrais le soutien d’une vigne malade, les substances fertilisantes répandues dans le sol sont employées presque en totalité à la régénération de la plante, et lui permettent simplement de réparer les dommages causés par l’insecte, — quelquefois aussi par un traitement insecticide; mais le rendement reste à peu près ce qu’il serait sans les engrais si le phylloxéra n’y était pas. Ce surcroît de dépense est-il avantageux? — Oui, avec les vignes américaines, parce qu’on en vend les sarmens à un prix très élevé; et pour peu que la production du bois s’en trouve accrue, l’opération est excellente. Mais cette situation n’est que transitoire; le prix du sarment fléchira fatalement à mesure qu’on en pro luira davantage; il n’intervient plus lorsqu’on greffe ces vignes avec des plants français, et on n’a plus alors que le vin. Tant qu’on vend du bois, non-seulement les engrais, mais les insecticides les meilleurs peuvent être répandus à pleines mains, et la terre rend toujours avec usure ce qu’on lui donne. Or, ce que peut faire avec d’immenses bénéfices celui qui vend les cépages est impraticable et ruineux pour celui qui les achète, s’il veut simplement reconstituer ses vignes et leur faire produire du vin.

Voici la seconde raison, qui tient de très près à la première. Les vignes américaines ne valent que par la distance qui les sépare des vignes françaises dans l’échelle de la résistance. Tout expédient qui accroîtra cette distance leur donnera une valeur artificielle au profit de celui qui vend, au détriment de celui qui achète; et ce qui peut éveiller quelque inquiétude, c’est que ceux qui connaissent ces cépages par ce qu’ils en voient semblent les apprécier beaucoup moins que ceux qui les connaissent par ce qu’on en dit. Ainsi, l’étranger qui admire ces belles vignes dans les terrains riches de l’Hérault ou du Gard, et qui suppute par la pensée ce que rapportera à son heureux propriétaire le sarment d’une seule de ces magnifiques souches, se demande avec étonnement pourquoi le voisin, qui a toute l’année ce séduisant spectacle sous les yeux, en plante lui-même si rarement ; pourquoi les possesseurs de ces plantes exotiques ne trouvent pas à en placer le produit autour d’eux, où tout reste à faire, où on aperçoit à perte de vue d’immenses espaces autrefois couverts de vignes, aujourd’hui dénudés, et pourquoi ils s’efforcent, par une agitation incessante, de se créer des débouchés au loin. A côté des succès qui nous frappent, y a-t-il des échecs qui nous échappent, et que les gens du pays connaissent bien? Y a-t-il seulement des dépenses excessives qui les épouvantent, et font d’une opération agricole une spéculation commerciale dont les gens paisibles hésitent à courir les chances? — Je ne sais; mais ce contraste entre l’enthousiasme des possesseurs de plants américains qui en ont à vendre et le calme de leurs voisins qui n’en achètent point me paraît digne d’attention.

L’opération du greffage va placer les vignes américaines dans des conditions si différentes de celles où elles ont végété jusqu’à ce jour, qu’il faut s’arrêter un moment sur les conséquences possibles de cette transformation. Nous admettrons avec les botanistes et les horticulteurs que le greffage ne modifie ni la nature du sujet, ni la nature du greffon[1] ; mais une plante se nourrit par les feuilles autant que par les racines; les racines prennent au sol et élaborent des substances que la sève ascendante porte aux feuilles; les feuilles, par un mécanisme analogue à la respiration, puisent dans l’atmosphère d’autres substances qui modifient chimiquement les premières; puis la sève descendante ramène le tout aux racines et aux points divers où se produisent des formations nouvelles. De là, entre les racines et les feuilles, un échange incessant où, suivant les circonstances, chaque système donne à son associé plus ou moins qu’il n’en reçoit. Si une espèce possède un feuillage exubérant et un système radiculaire moins développé ou accidentellement amoindri, la feuille ne peut-elle, en produisant des sucs plus abondans, mieux élaborés, venir en aide à la racine, la soutenir, et si celle-ci doit traverser une crise, lui fournir les élémens d’une plus longue résistance? L’effet contraire ne pourrait-il se montrer dans d’autres circonstances, et une feuille pauvre atténuer plus ou moins la puissance de résistance d’une racine vigoureuse et par là même plus exigeante? Si la racine et la tige appartiennent à deux plantes différentes et sont réunies par le greffage, leurs relations restent les mêmes, et les mêmes causes amèneront les mêmes conséquences. En outre, le plus ou moins de convenance entre les deux, en contrariant, par exemple, le passage de la sève à travers la soudure, ne pourrait-il influer sur l’abondance, sur la puissance nutritive du courant nourricier, partant sur la résistance de l’individu mixte créé par le greffage ?

Une observation singulière semble, à cet égard, légitimer quelque souci. Elle a été faite pendant le congrès de Nîmes, au cours d’une très intéressante visite au domaine de Campuget. En 1877, quelques pieds de muscat conduits en treille étaient déjà très affaiblis par le phylloxéra, et ne portaient que des pampres de 0m, 30 à 0m,40 de longueur. En 1878, le jardinier du château eut l’idée de greffer un jacquez sur l’un d’eux. Ne consultant personne, il fit la greffe, non sous terre avec l’espoir que le greffon s’affranchirait, mais sur la tige, à un mètre au-dessus de la surface du sol. Cette même année 1878, la tige maîtresse du greffon prit un développement de 2m, 50. Le 22 septembre 1879, jour de notre visite, cette tête de jacquez avait des pampres de 5 et 6 mètres de longueur, tandis que les autres muscats, sans exception, sont morts. En septembre 1880, le propriétaire de Campuget me faisait l’honneur de me dire que ce curieux spécimen était encore fort beau.

Je ne vois pas d’autre explication que celle-ci, fournie par un savant botaniste : le jacquez possédant un feuillage beaucoup plus beau et plus abondant que le muscat, la racine du muscat qui porte aujourd’hui cette tige de jacquez reçoit de sa nouvelle feuille une nourriture plus abondante, plus substantielle qu’il ne faisait auparavant lorsqu’il avait sa propre feuille. Mieux nourrie, elle est devenue capable de réparer, au moins en partie, les dommages causés par l’insecte, et de fournir, en retour, à sa nouvelle compagne les élémens nécessaires à celle-ci pour sa propre existence. Mais alors ne peut-on se demander si un jacquez aura la même vigueur, la même force de résistance, la même durée, si on lui coupe la tête et qu’on la remplace par une tête de muscat?

Les meilleurs porte-greffes connus ne montrent, il est vrai, que très peu d’insectes, et, entre tous leurs mérites, c’est certainement celui-là qui me touche le plus. Il semble, au premier abord, que pour eux il y ait peu ou point à craindre un danger de ce genre, à moins que le greffage ne compromette l’immunité relative dont ils paraissent jouir. Or c’est justement ce qu’on pourrait craindre. Tous les horticulteurs savent bien que les arbres greffés portent, en général, des fruits plus beaux, plus savoureux que ne font les mêmes arbres francs de pied, c’est-à-dire vivant sur leurs propres racines. Si la soudure entre deux espèces et l’alliance qui se fait entre elles ont la propriété de modifier le fruit du greffon, ne pourraient-elles aussi modifier les racines du sujet, et les rendre plus comestibles, sinon pour nous qui ne les mangeons pas, au moins pour le phylloxéra qui en vit; et celui-ci, appréciant une différence qui nous échappe, ne pourrait-il croître tout d’un coup et multiplier, en dépit d’assurances dogmatiques qui me paraissent aller fort au-delà de ce que la science autorise encore?

La physiologie de la greffe est, en effet, une des questions les moins connues de la botanique physiologique. Elle a fort peu occupé les botanistes militans, j’entends ceux qui emploient le microscope, le rasoir, les réactifs chimiques, toutes les ressources de la science. L’outil qui prépare le sujet et le greffon tranche et tue toutes les cellules qu’il rencontre, et ce sont deux plaies qu’on amène au contact et qui se soudent. En quoi consiste la soudure, par quel mécanisme s’accomplit- elle, et quel rôle joue la sève dans son accomplissement? — Nul ne le sait et personne ne saurait dire l’influence précise qu’elle peut avoir sur, la physiologie de la plante. On ignore les conditions qui doivent être remplies pour que l’opération réussisse, le très petit nombre de faits connus jusqu’à ce jour présentant des anomalies peu compatibles avec la formule d’une loi. La recherche de faits nouveaux offre aujourd’hui une importance exceptionnelle : une plante, en effet, qui ne serait pas attaquée par le phylloxéra, et qui accepterait comme greffons les sarmens de nos cépages, serait un commencement de solution. On ne connaît pas encore une telle plante; mais peut-être en pourra-t-on rencontrer une si on persévère dans ces essais, en marchant avec prudence et réflexion, mais sans un assujettissement aveugle à des règles prématurées. L’importance du but à atteindre vaut bien d’ailleurs qu’on ne se laisse point troubler par des railleries peu charitables ou des critiques peu éclairées.

Il ne faut donc pas se hâter de dire que les cépages qui nourrissent peu d’insectes valent mieux d’ores et déjà que ceux qui en sont chargés, parce que ce sont précisément les premiers, à l’exclusion très justifiée des seconds, qui sont destinés à supporter le greffage. Et cette opération présente, pour les cépages qui la subissent, un nouveau danger qui mérite examen. Les porte-greffes les plus estimés sont, à peu d’exceptions près, tout à fait stériles ou du moins très peu fertiles. Or on sait que ce qui fatigue et épuise le plus une plante, c’est la maturation du fruit et de la graine. Que deviendront les porte-greffes en présence du phylloxéra, même avec très peu de phylloxéra, lorsque, au lieu de quelques baies très rares, leurs racines nourriront, — si elles les nourrissent, — 15 ou 20 kilogrammes d’aramon? Ne nous hâtons pas de conclure, et attendons que l’expérience ait résolu cette difficulté.

Il n’existe encore que peu de vignes américaines greffées avec un cépage français, bien peu surtout qui soient d’âge à donner une récolte. Il en est une cependant qui a beaucoup fait parler d’elle et dont il convient de dire quelques mots. Il faut avoir vu de ses yeux une vigne d’aramon plantée en bon terrain, dans l’Hérault ou le Gard, pour avoir l’idée de ces prodigieux rendemens de 300 hectolitres et plus à l’hectare. Un Bourguignon, un Bordelais, n’en demandent pas tant pour être émerveillés. Nous sommes près d’une vigne d’aramons greffés sur clintons: je vois un Dijonnais en admiration devant ces pampres chargés de raisins qui font songer à la terre promise, et je crois apercevoir le clinton lui-même pousser d’inquiétantes racines... dans la cervelle de mon homme. Je demande au régisseur ce que pourra bien produire cette année un hectare de sa vigne : « Peut-être 70 hectolitres, nous dit-il. — C’est cela, dis-je à mon tour, le tiers ou le quart de ce que rendrait l’aramon sur ses propres racines, mais sans le phylloxéra. » Notre compagnon, sensiblement refroidi, parcourt avec nous le vignoble, aperçoit en maints endroits des groupes de ceps affaiblis, offrant toute l’apparence de taches phylloxériques[2]; quelques pieds manquans sont remplacés par des jacquez. On a beau nous dire que ces symptômes inquiétans ne se sont pas aggravés depuis l’année dernière, nous nous demandions, en rentrant à Montpellier, s’il y avait lieu de s’étonner beaucoup en voyant les voisins s’abstenir. Comme il s’agit de clinton, le fait en lui-même n’aurait aucune importance; il en emprunte une assez grande à cette circonstance que cette vigne a été citée maintes fois dans des journaux agricoles et ce qu’on a nommé des congrès viticoles, comme un bon exemple de réussite[3]. Que sont alors les vignes dont on ne parle point, s’il en existe du même âge ?

Voilà, si je ne me trompe, bien des raisons plausibles de douter du succès définitif des vignes américaines. Faut-il donc y renoncer ? — Non, Mais il faut savoir écarter les exagérations d’une propagande sans frein et marcher avec prudence. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer dans tous ses détails la meilleure marche à suivre ; disons seulement que, si on attendait pour tirer parti de ces cépages de les parfaitement connaître, ils auraient le temps de disparaître eux-mêmes et le phylloxéra avec eux; qu’il faut aller de l’avant, risquant beaucoup, mais sachant ce qu’on risque; que pour atténuer le plus possible le danger de ces risques inévitables, il faut faire soi-même, chez soi, tout le bois dont on pourra avoir besoin un jour, ce qu’on peut faire à peu de frais, parce qu’il suffit d’acheter un petit nombre de boutures et de les faire fructifier, soit en les plantant à demeure, soit en les greffant sur des souches françaises non encore atteintes; qu’il faut surtout s’en tenir aux meilleures espèces connues au moment où on achète, quel qu’en soit le prix; pour un petit nombre le prix est indifférent. L’opération, en effet, qui a pour objet de transformer un vignoble exige une dépense qui va, le plus souvent, jusqu’à payer une seconde fois le fonds; et cette opération ne vaut que par le temps qu’on peut avoir devant soi pour tirer de nombreuses récoltes, non-seulement un revenu, mais l’amortissement des capitaux employés. Si donc il existe entre deux cépages une différence dans la durée, cette différence fût-elle petite, le moins bon des deux, quel qu’en soit le prix, ne vaut plus rien. Il ne faut pas s’en tenir à une seule espèce, parce que plusieurs s’annoncent comme ayant un mérite à peu près égal, et que, si quelqu’une doit fléchir un jour, on ne saurait dire encore quelle est celle qu’il faudra abandonner. Ne pas faire, en conséquence, tout à la fois, mais procéder lentement, afin de répartir la dépense totale sur plusieurs années, et de profiter, chemin faisant, de l’expérience acquise par soi-même ou par d’autres.

Ne perdons jamais de vue cette vérité, que sauver une vigne malade est l’idéal, que remplacer une vigne morte ou mourante n’est qu’un palliatif onéreux, sinon ruineux. Nous sommes, il est vrai, assez loin de l’idéal rêvé[4]. Mais il y aurait folie à se laisser décourager encore. Si les résultats acquis sont médiocres, a-t-on réellement fait tout ce qu’on pouvait faire ? A-t-on bien tiré tout le parti possible de merveilleuses découvertes qui font l’admiration des naturalistes? Je me défends mal, je l’avoue, d’une certaine impatience, pour ne rien dire de plus, en voyant la direction exclusive où on s’obstine, depuis quatre longues années, à concentrer tous les efforts, toutes les ressources. On ne veut voir que l’insecte vivant, et on abandonne ainsi, comme à plaisir, une moitié du champ de bataille, celle où se trouve presque sûrement le point décisif. Mais c’est la loi de ce monde : l’idée n’a de crédit, trop souvent, que le crédit de ceux qui la protègent. L’idée que la destruction de l’œuf d’hiver pourrait sauver une vigne n’a pas encore fait son chemin.


PROSPER DE LAFITTE.

  1. Le sujet est une plante enracinée dont on supprime ou dont on supprimera la tige et à laquelle on adapte le greffon; le greffon est un fragment d’une autre plante qui, adapté au sujet, s’y soudera et en remplacera la tige. Le sujet fournit la racine, le greffon la tige de la plante unique qui résulte de l’opération.
  2. J’en ai fait l’expérience bien des fois; pour voir de semblables taches, il faut être dessus. A 15 mètres de distance, les souches vigoureuses placées entre l’observateur et la tache suffisent à cacher celle-ci, et on ne voit rien. En général, pour se rendre exactement compte de l’état d’un carreau de vigne, il faut le parcourir en tous sens.
  3. Ce vignoble fait partie du domaine de Viviers, situé non loin de Montpellier et appartenant à M. Pagézy.
  4. J’ai eu l’occasion de discuter les principaux traitemens connus au congrès viticole de Clermont-Ferrand, dont un compte-rendu fidèle et très complet est publié par fragmens dans la Vigne française.