Le Rôle des croiseurs cuirassés allemands

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Le Rôle des croiseurs cuirassés allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 560-582).
LE
RÔLE DES CROISEURS CUIRASSÉS ALLEMANDS

Sans s’émouvoir des suggestions quelquefois pressantes du ministère radical anglais en faveur de la limitation des constructions navales, l’Allemagne poursuit inflexiblement l’exécution du programme d’accroissement de sa flotte [1].

Ce programme, établi en 1900, a été successivement amendé, mais toujours dans le sens de l’avance des mises en chantier, en 1906, 1908 et 1912. Il comporte la construction, de 1900 à 1917, de 18 unités de la catégorie autrefois qualifiée de croiseur cuirassé et qu’aujourd’hui les Allemands, comme les Anglais, appellent « croiseurs de combat, » pour bien marquer l’intention d’introduire ces bâtimens dans la ligne de bataille, ainsi que l’avaient fait déjà, mais prématurément, — hardiment, en tout cas, — les Japonais à Tsou-shima, il y a dix ans.

Cette préoccupation devait fatalement s’imposer : la recherche du meilleur rendement possible d’un prix de revient aussi élevé que celui d’un croiseur cuirassé devait aboutir à doter cet éclaireur de trop grande taille (et trop puissant s’il ne devait que découvrir et escarmoucher) d’un armement en canon et cuirasse très voisin de celui des unités de combat proprement dites.

Mais comme on ne voulait cependant pas priver le croiseur cuirassé devenu croiseur de combat des avantages de l’ordre stratégique que lui conféraient jusque-là, sur les cuirassés ordinaires, sa grande vitesse et son fort approvisionnement en charbon, on se trouva conduit à lui donner un déplacement considérable, un déplacement qui dépassait de 20 à 2S pour 100 celui des cuirassés. Et c’est ainsi que, ces derniers augmentant toujours leur tonnage, — ne faut-il pas l’emporter sur le voisin ? — les croiseurs de combat les plus récens atteignent de 26 000 à 30 000 et même 32 000 tonnes.

En Allemagne, il semblait que l’on dût s’en tenir aux plus modérés de ces déplacemens. Du moins le Seydlitz, qui achève ses essais, ne dépassait-il pas 26 000 tonnes. Mais le Derfflinger, dont le lancement fut si laborieux, l’an dernier, à Geestemünde (Weser) et le Lützow [2], descendu tout récemment des chantiers de Dantzig, iront probablement jusqu’à 28 000. Quant aux suivans, aux croiseurs « super-Dreadnought » que réclament avec instances les chefs de la Ligue maritime, protagonistes officieux des visées de l’Office impérial de la Marine, il n’est guère douteux qu’ils ne s’approchent de 30 000 tonnes, s’ils n’y arrivent pas...

Mais quelles sont donc ces visées du personnel dirigeant de la flotte allemande ?

Pour les pénétrer, il convient d’abord d’examiner avec soin les caractéristiques des bâtimens dont il s’agit et de les comparer à celles des types analogues, qu’on achève en ce moment en Angleterre, en Russie, au Japon, etc.

Si cet examen nous révèle certaine prédominance, visiblement voulue, des facultés stratégiques (vitesse, rayon d’action) sur les facultés tactiques (armement offensif, armement défensif) des nouveaux croiseurs cuirassés allemands, nous aurons le droit de penser que, si l’Amirauté de Berlin ne fait pas fi des services que ces grandes unités peuvent rendre dans le champ clos de la mer du Nord, au cours de la rencontre décisive avec les cuirassés anglais, elle apprécie vivement aussi la valeur du rôle que pourraient jouer, sur le vaste théâtre d’opérations de l’Atlantique Nord, des croiseurs capables à la fois d’intercepter la plupart des paquebots ravitailleurs sans lesquels la Grande-Bretagne ne saurait subsister plus de quelques semaines et de combattre avec succès les bâtimens de la même catégorie que l’amirauté anglaise se hâterait d’envoyer à leur recherche.

Or voici les traits essentiels du Seydlitz :

Armement offensif : 10 pièces de 280 millimètres : 12 de 150 millimètres ; 12 de 88 millimètres ; 4 tubes lance-torpilles.

Armement défensif : Cuirasse de flanc de 23 centimètres d’épaisseur, à la maîtresse partie du bâtiment ; revêtement de 75 millimètres d’acier sur le pont principal.

Vitesse maxima : 29 et 31 nœuds, le premier de ces chiffres indiquant la moyenne des parcours obtenue, pendant 6 heures, sur la base des essais à toute puissance, le second indiquant la plus grande vitesse relevée au cours de ces essais (les moteurs sont à turbines Parsons).

Approvisionnement de combustible et rayon d’action : 3 600 tonnes de charbon, ce qui peut donner (évaluations approximatives) de 15 à 20 heures de marche à l’allure de 31 nœuds, d’ailleurs difficilement réalisable en service ; de 30 à 35 heures à 29 nœuds ; de 150 à 160 heures à 22 nœuds, allure assez facile à tenir ; enfin une trentaine de jours de croisière à petite vitesse [3].

C’est par l’armement en grosse artillerie que le Derfflinger et le Lützow diffèrent, à première vue, du Seydlitz. On s’est décidé (non sans grandes contestations avec les admirateurs enthousiastes des 280 millimètres sortis de l’usine Krupp, qui valent, affirme-t-on, tous les 305 étrangers) à donner à ces deux croiseurs de combat le calibre qui, pendant une dizaine d’années, marqua les « Dreadnoughts, » quel que fût leur type particulier, d’un trait essentiel. Mais voilà qu’à ce moment même les rivaux anglais, russes, japonais, du Derfflinger, et du Lützow s’arment de canons de 343 et de 356 millimètres, sans accepter pour cela une diminution de vitesse ou d’endurance [4]. Tel le Tiger anglais, qui emploie le premier de ces calibres, tel le Kongo japonais, qui a 8 pièces de 356, tels encore ces quatre formidables unités du type Borodino, avec lesquelles les Russes comptent dominer la Baltique et qu’ils munissent des plus puissans canons actuellement en usinage dans les fonderies de l’Europe.

Or, tandis que le gros calibre des nouveaux croiseurs de combat allemands s’élevait ainsi d’un échelon, tout en restant inférieur à celui des unités correspondantes de certaines marines, la puissance motrice suivait, elle aussi, sa marche ascendante. Le Lützow dépassera certainement les 102 000 chevaux que donna le Seydlitz dans son essai à outrance et, en dépit de l’augmentation du déplacement, il gardera, sans nul doute, les 31 nœuds de son devancier.


Des traits essentiels que nous venons de noter il ressort bien que si l’on a convenablement doté, — sans plus, — les nouveaux croiseurs de combat allemands au point de vue de l’armement, en prévision de leur participation éventuelle aux rencontres tactiques, aux batailles en ligne qui se livreront dans la mer du Nord, on leur a donné, en revanche, de remarquables facultés stratégiques pour leur faire jouer, d’une part, le rôle de grands éclaireurs du large, au cas où la flotte impériale serait conduite à opérer en dehors de ses mers territoriales, de l’autre celui d’instrumens de ce que l’on appelle communément la guerre commerciale, locution fort impropre et insuffisante, que les savans marins d’aujourd’hui remplacent volontiers par celle d’ « opérations sur les lignes de communications ; » et celle-ci, à la vérité, si elle est incontestablement juste, ne laisse pas d’avoir besoin d’un commentaire, que nous lui donnerons tout à l’heure.

Ajoutons, en attendant, que les gigantesques croiseurs de combat seraient parfaitement appropriés au rôle de convoyeurs des tout récens paquebots rapides [5], encore plus énormes, au moyen desquels on jetterait en peu d’heures sur la côte ennemie un corps expéditionnaire d’effectif moyen, destiné, soit à exécuter un coup de main rapide, soit à se saisir d’une île ou d’une presqu’île trop détachée de la terme ferme, soit à ouvrir les voies dans une région bien choisie, au point de vue stratégique, à une véritable armée de débarquement.

Nous allons examiner ces divers cas.


10 canons de 280 millimètres, voire de 305, c’est peu pour accepter la bataille contre les cuirassés de demain qui, tous, présenteront des calibres échelonnés entre le 343 et le 381, — peut-être le 400 millimètres dont nous menacent les Américains et les Italiens, — et qui auront un plus grand nombre de pièces, en tout cas, que le Tiger, le Kongo ou les Borodino.

C’est peu, disons-nous. Mais ce qui est tout à fait insuffisant, c’est ce revêtement métallique de la flottaison dont l’épaisseur n’atteint 23 centimètres qu’au milieu du bâtiment, tombant à 10 centimètres, quelquefois moins, aux extrémités avant et arrière de la ceinture. Car enfin, si la lutte d’artillerie commence à 10 000 ou 12 000 mètres, comme l’affirment des officiers qui ne connaissent guère que les horizons clairs et les ciels lumineux du Midi, il semble difficile que les péripéties d’une action violente, — quand on veut se battre sérieusement, d’instinct, on se rapproche ! — ne ramènent pas les acteurs du drame aux distances moyennes de 3 000 à 6 000 mètres, où, seuls, les épais cuirassemens, les 30 à 33 centimètres des bâtimens de ligne assurent une efficace protection.

Supposer que, dans de telles conditions, les Seydlitz, les Derfflinger, les Lützow resteront rivés à l’ordre de bataille de cuirassés mieux armés et mieux protégés, comme les 4 Oldenburg et les 4 Kaiser, ce serait faire tort aux méthodes tactiques des chefs de la marine allemande. Il faut admettre, au contraire, qu’ils se détacheront de la ligne en temps utile et se serviront de leur sensible supériorité de vitesse pour manœuvrer. Ils pourront ainsi prendre sur les flancs de l’ennemi et à une distance bien choisie, des positions favorables où s’atténuera l’effet de l’artillerie adverse (d’ailleurs obligée de diviser son effort), tandis que la leur, si elle ne peut prétendre à percer des plaques de flottaison, bouleversera du moins les superstructures et paralysera, par les chocs répétés de ses projectiles, tourelles, casemates et blockhaus.

Reste, pour épuiser les considérations de l’ordre purement tactique, à parler de l’éventualité d’un duel à part entre les croiseurs de combat des deux partis, ce qui se produirait très probablement dans le cas de bataille rangée entre les deux flottes allemande et anglaise. Celle-ci, en effet, outre les quatre unités de la catégorie qui nous occupe, que l’on nomme volontiers en Angleterre les « croiseurs Dreadnought, » c’est-à-dire, le Lion, la Princess Royal, la Queen Mary et le Tiger, possède une trentaine de croiseurs cuirassés d’âge et de mérites divers, dont les 20 plus récens, — partant les mieux armés, — sont constitués en escadres rattachées à la grande armée navale, la Home fleet, à laquelle la Grande-Bretagne confie, non sans appréhensions secrètes, le soin de sa sécurité immédiate.

Il est clair que, sur ces 20 croiseurs cuirassés, le commandant en chef anglais pourrait en amener au moins la moitié sur le lieu de la rencontre. Si à ces bâtimens nous joignons les 4 croiseurs de combat dont nous venons de donner les noms et qui, par définition, ne s’éloigneront guère du corps de bataille, nous arrivons à une force bien supérieure à celle que les Allemands pourront présenter, puisque ces derniers ne sauraient ajouter à leurs trois croiseurs « Dreadnought, » que 4 croiseurs cuirassés, 6 au plus, appartenant aux anciens types, mais dont les derniers, Von der Tann, Gœben et Moltke sont incontestablement des unités de grande valeur. Ce point reconnu, on ne peut douter qu’avant d’être en mesure d’agir directement, comme nous le disions tout à l’heure, dans les flancs de la ligue des cuirassés anglais, les croiseurs cuirassés ou croiseurs de combat allemands seraient obligés d’en découdre avec leurs similaires du parti opposé. Et comment ne pas admettre que l’avantage resterait au nombre, quand on sait, d’autre part, qu’il ne saurait encore être question d’une supériorité décidée des bâtimens allemands, pris isolément, sur les navires anglais du même rang ?

C’est ce que savent fort bien, chez nos voisins de l’Est, tous ceux qui, officiellement ou officieusement, assument la charge de donner à la Marine impériale ses hautes « directives, » en même temps que celle de préparer le peuple allemand aux sacrifices financiers qu’exige le développement continu de ce coûteux organisme. Aussi a-t-on vu, dès le milieu de l’année qui vient de finir, les chefs de la Ligue maritime signaler, avec une anxiété plus ou moins justifiée, le danger que ferait courir à l’armée navale allemande l’insuffisance du nombre de ses croiseurs cuirassés et exprimer, en termes peu voilés, le regret que cette insuffisance fit obstacle aux fructueuses opérations que l’on pourrait entreprendre, au large, contre les lignes de communications de l’adversaire.

Ne doutons pas, par conséquent, qu’il ne soit dans les intentions de l’Amirauté de Berlin de modifier une fois de plus le programme de 1900 dans le sens d’une augmentation sensible du nombre des croiseurs de combat et de l’accélération des travaux de ceux qui sont déjà ou qui doivent être mis prochainement en chantier [6].


Avant de parler de ces grandes croisières au large dont les entreprenans marins de l’Allemagne d’aujourd’hui commencent à se préoccuper, il convient de dire un mot d’opérations d’une portée stratégique très sérieuse que l’armée navale rassemblée dans la Deutsche See pourrait être amenée à poursuivre en dehors de ses eaux territoriales et sur les côtes de l’adversaire, avec le concours de ses croiseurs cuirassés, croiseurs de combat compris.

Il s’agit de ces débarquemens dont la menace donne, depuis quelques années, tant de soucis à l’Angleterre. On sait que les grandes manœuvres de la Home fleet fournirent, l’an dernier, une apparence de fondement à des craintes que beaucoup d’hommes avertis estiment chimériques, mais qu’entretiennent avec soin, pour les besoins de causes fort différentes, d’une part les conservateurs de vieille roche qui, sous la bannière de lord Roberts, croient nécessaire de proposer au peuple anglais le service obligatoire, de l’autre les radicaux et surtout les socialistes qui, à la suite de M. Lloyd George, veulent lui persuader de s’entendre directement avec l’Allemagne pour en arriver à une sorte de désarmement maritime partiel, dont on ne veut d’ailleurs pas à Berlin.

Mais que faut-il donc penser de la possibilité d’une descente allemande sur le sol de la Grande-Bretagne ?

Ceci, tout simplement, que c’est affaire de circonstances, de choix et de mesure. Il faudra en effet des circonstances favorables, très favorables pour déjouer, fût-ce seulement pendant vingt-quatre heures, la surveillance active et fortement organisée de la puissante Home fleet ; il faudra aussi choisir avec autant d’habileté que de résolution, non seulement le moment de l’entreprise, mais aussi les points de départ et d’arrivée ; et il ne sera pas moins nécessaire, en se défiant de visées trop ambitieuses, de borner l’étendue des moyens d’action militaires, dont le débarquement doit s’effectuer avec autant d’ordre que de promptitude, au cours d’une seule journée.

Or, saisir le moment favorable, ou du moins en profiter, dans un cas pareil, cela exige des bâtimens très rapides, c’est-à-dire les croiseurs cuirassés les plus récens, — croiseurs de combat en tête, — les cuirassés de ligne de la classe Kaiser (lancés en 1911 et 1912), qui ont donné 23 nœuds et en peuvent soutenir 20 en route, pour un trajet relativement court, enfin, les éclaireurs de 4 500 à 5 000 tonnes du type Kolberg, qui poussent aisément jusqu’à 28 nœuds. Une force navale ainsi composée convoierait sans difficulté, — et il ne faut pas oublier que « convoyer » ne signifie pas seulement « accompagner. » Les convoyeurs doivent pouvoir précéder le groupe des transports, — les huit énormes et rapides bâtimens de charge [7] que l’Etat-major allemand emprunterait aux deux grandes compagnies de navigation « Norddeutscher Lloyd » et « Hamburg Amerika Linie » et assurerait dans des conditions satisfaisantes la mise à terre d’un corps de 40 000 hommes de toutes armes, plus fort, naturellement, en infanterie qu’en cavalerie et artillerie, à cause des difficultés que présente le transport des chevaux.

Or si, avec cet effectif, les grands desseins sont interdits, il n’en est pas de même d’opérations d’une portée stratégique restreinte, mais qui ne laisseraient pas d’être intéressantes, au point de vue de l’effet moral surtout ; et nous entendons par là certaines entreprises contre l’Irlande, ou contre des points de la côte d’Ecosse où l’on frapperait durement la marine militaire anglaise.

Quant au point de départ de l’expédition, ce serait sans doute l’un des estuaires de la mer du Nord, de préférence celui de l’Elbe, en communication directe avec la Baltique par le canal Kaiser Wilhelm, et d’autant plus favorable que, d’abord, ce débouché, défendu par les puissantes batteries de Cüxhaven, est couvert de loin par Helgoland ; que, de plus, partant de là, on peut s’élever au Nord en se glissant le long de la côte de la péninsule Cimbrique, tandis qu’une fausse attaque, au large de Borkum et de l’embouchure de l’Ems, attirera vers l’Ouest les bloqueurs anglais.

L’expédition pourra-t-elle, malgré cette feinte, gagner du premier coup le point choisi pour la descente et, par exemple, passer de nuit le détroit de Pentland sans être observée ? Cela n’est pas certain. Une fausse route, dépistant les éclaireurs ennemis, la conduirait alors dans un de ces grands fjords de Norvège auxquels la Marine allemande témoigne depuis quelques années un intérêt que les Norvégiens jugent indiscret et qui lui servirait de très utile relais. Pendant que le gros de l’escadre et les transports s’y reposeraient quelques heures, les puissans et infatigables croiseurs de combat disperseraient, en les rejetant au large, les observateurs trop gênans.

Si beaucoup de militaires et d’hommes politiques anglais jugent très possible une descente des Allemands en Grande-Bretagne, s’ils s’efforcent de diverses façons d’éviter à leur pays cette redoutable épreuve, il ne semble pas qu’il en soit de même chez nous, quand les marins essaient d’attirer l’attention sur l’éventualité d’un débarquement dans le Cotentin, à Morgat, à Quiberon ou dans les îles de Ré et d’Oléron. Nos états-majors, en effet, rejettent en principe les opérations de ce genre, dont ils nient, sinon, à la grande rigueur, la possibilité, du moins et en tout cas, l’efficacité. Au reste, hypnotisés par le danger qui menace d’une manière constante et immédiate la frontière continentale, ils se refusent à donner ou seulement à conserver a la frontière maritime les forces et les moyens de défense qui seraient nécessaires pour assurer son intégrité. La Marine, d’autre part, ne se déclare pas assez forte, — à beaucoup près, — pour concourir d’une manière vraiment utile à la protection des côtes de l’Océan, alors qu’on lui demande de contenir les flottes italienne et autrichienne et de rester maîtresse du bassin occidental de la Méditerranée.

De là des inquiétudes dont la politique peut bien, parfois, exagérer l’expression, mais qui n’en ont pas moins un fondement réel.

On ne voit pas, en fait, si l’Angleterre restait neutre dans le grand conflit de demain, ce qui pourrait empêcher l’armée navale allemande, tout entière cette fois [8], de conduire sur un des points que nous venons de citer le convoi de grands paquebots de Brème et de Hambourg, avec ses 40 000 hommes. Encore convient-il d’ajouter que, dans ce cas, la rapidité de l’exécution n’étant plus une des conditions essentielles du succès, l’Etat-major allemand n’hésiterait probablement pas à emprunter aux deux puissantes compagnies leurs quatre énormes « cargoboats » relativement rapides des types Amerika et Georges Washington, qui enlèveraient aisément chacun 5 000 hommes, pour une traversée de courte durée, car, même en passant par le Nord de l’Ecosse, afin de ne point risquer la fâcheuse rencontre de nos sous-marins du Pas de Calais, la flotte combinée allemande ne mettrait pas plus de 90 heures, à 16 nœuds, pour aller de Cüxhaven aux atterrages d’Ouessant ou de la chaussée de Sein.

Dans cette opération, le rôle des « croiseurs de combat » allemands, très nettement tracé, consisterait à couvrir l’armée et surtout le convoi contre les entreprises désespérées et, par là, dangereuses encore, de notre faible escadre légère [9] du Nord et de ses divisions de grands torpilleurs. Et la tâche, il le faut avouer, paraît facile à qui compare nos anciens croiseurs cuirassés comme la Marseillaise et le Condé à des unités aussi puissantes que le Seydlitz, ou seulement le Von der Tann, à qui rapproche nos torpilleurs du large de 300 à 400 tonnes des « Grosse torpedoboote, » de 600 à 800 tonnes, descendus depuis quatre ans, des chantiers Schichau, Vulkan et Germania.

Admettrons-nous cette circonstance, évidemment la plus défavorable à l’entreprise allemande, que notre armée navale ayant battu la flotte austro-italienne, a pu, non pas se porter toute dans le Nord, — car elle ne saurait abandonner un bassin maritime que les vaincus domineraient aussitôt avec le reste de leurs forces, — mais y détacher ses meilleurs élémens [10] pour contrarier les opérations conduites sur notre littoral de l’Océan ?

Dans ce cas, les croiseurs de combat allemands, formés en escadre d’observation avec les plus « endurans » des éclaireurs rapides et des grands torpilleurs, auraient pour mission de courir au-devant de l’adversaire, jusqu’à Gibraltar, si possible, et de retarder sa marche, de le mettre en désordre, de lui infliger des pertes par des attaques brusquées, de nuit, tactique qui convient parfaitement à des unités de grande vitesse, bien pourvues de combustible, suffisamment armées et défendues pour ne pas craindre de s’engager d’assez près, montées d’ailleurs par des équipages bien dressés, entraînés au sang-froid et à une exacte discipline du feu.


Arrivons à la « guerre commerciale. »

Il n’y a guère de sujet qui n’ait soulevé plus de controverses, il y a quelques années, dans nos cercles maritimes que celui de l’efficacité de ce moyen de venir à bout de l’adversaire qui consiste à l’affamer en capturant ses convois de céréales, de viandes frigorifiées, de beurres, œufs, légumes [11], etc., etc. ou seulement à paralyser son industrie en interceptant les arrivages de matières premières, coton, laine et textiles divers, cuirs et peaux brutes, métaux, huiles, pétroles, mazout et essence, produits chimiques : ou enfin à arrêter net les opérations de ses armées en enlevant les cargos qui leur apportent de l’étranger des armes, des munitions, des effets d’habillement et d’équipement, des selles et harnachemens, des chevaux même et des voitures spéciales, toutes fournitures qui, au bout de deux ou trois mois de guerre, deviendront indispensables aux deux belligérans.

Malheureusement pour nous, Français, la parfaite validité des raisons qui faisaient désirer, vers 1897-1900, aux marins clairvoyans d’avoir en leur possession des instrumens convenablement adaptés aux exigences des « opérations sur les lignes de communications » de la Grande-Bretagne, fut compromise et infirmée par les exagérations de l’ « Ecole » qui les mettait en œuvre. On voulut supprimer les cuirassés de ligne. On n’y réussit pas, — il y parait assez aujourd’hui ! — on n’aboutit qu’à jeter sur les croiseurs, même cuirassés, une défaveur telle qu’en ce moment nous ne saurions opposer, comme nous le constations tout à l’heure, aux belles unités allemandes de cette catégorie que des types surannés, d’une déconcertante faiblesse.

Beaucoup plus réfléchis et méthodiques, peu soucieux des discussions théoriques et des querelles d’écoles, nos voisins de l’Est, pendant ce temps-là, étudiaient patiemment les faits économiques, acquéraient la conviction que la « guerre commerciale « pouvait donner de grands résultats, à condition que l’on ne prétendit point en faire une panacée stratégique et, tout en construisant des cuirassés d’escadre, lançaient en quelques années, après les tâtonnemens inévitables [12], les 6 magnifiques croiseurs cuirassés « Dreadnought : » Von der Tann, Moltke, Gœben, Seydlitz, Derfflinger et Lützow. On a vu plus haut que les Allemands vont pousser, poussent hardiment déjà dans cette voie, et cela au moment précis où les Anglais, chez qui se manifeste une sorte de lassitude dans la poursuite des gros déplacemens, mettent en chantier une série de « light armoured cruisers, » petits croiseurs cuirassés qui, s’ils peuvent rendre des services comme éclaireurs et flanqueurs d’armée navale, ne sauraient, en tout cas, disputer l’Atlantique aux grands croiseurs allemands.

En fait, quelle serait, à ce dernier point de vue, la position des deux adversaires ?

Nous venons de dire que l’Allemagne avait, d’ores et déjà [13], 6 croiseurs de combat, ou croiseurs « Dreadnought. » Encore aurions-nous pu ajouter à ce nombre le Blücher qui, s’il n’a que des canons de 210, — 12 en tout, ce qui fait une belle batterie, — a donné à ses essais plus de 25 nœuds et porte 2 500 tonnes de charbon. Les Anglais ne sauraient opposer à ces bâtimens que les 5 croiseurs du type Invincible [14], les trois Lion [15] et le Tiger [16] qui vient à peine d’être lancé. 9 contre 6 ou 7, c’est peu, si l’on tient compte de ceci, que, pour être assuré de pouvoir dégager une des routes de navigation interceptée par l’adversaire, il faut détacher au moins deux unités contre une des siennes. Il faudrait aussi, évidemment, que ces deux unités eussent une certaine supériorité de vitesse. Or cela n’apparaît point dans les tableaux officiels des vitesses enregistrées aux essais, tableaux où un léger avantage resterait plutôt aux croiseurs allemands. Et sans doute les chiffres dont il s’agit n’ont qu’une valeur relative. Bien des causes interviennent, en service courant, pour en infirmer la signification et faire rétrograder tel ou tel bâtiment sur l’échelle des vitesses. L’indication, toutefois, est à retenir.

Que les Anglais conservassent sur leurs rivaux l’avantage de la facilité des ravitaillemens et des réparations en dehors de la base principale, c’est ce dont on ne saurait douter, et c’est aussi où il convient de reconnaître l’admirable prévoyance avec laquelle la Grande-Bretagne, celle d’il y a quelques années, du moins, sut jalonner de bases secondaires, de « victualling yards, » comme elle les appelle, les grands chemins des mers, par où affluent dans ses ports les élémens essentiels de son existence matérielle.

Tard venus dans la distribution des territoires et surtout dans le choix des positions stratégiques que l’Europe s’est adjugées sur la surface de la terre, les Allemands n’ont rien, pour ne parler que de l’Atlantique, qui balance Gibraltar, les Bermudes, la Jamaïque, Sidney ou Halifax du Dominion, Sainte-Marie de Bathurst, l’Ascension, Simon’s bay du Cap, etc., etc. Ils auraient voulu avoir Agadir, dont l’organisation, d’ailleurs, eût été fort coûteuse et la possession, en temps de guerre avec nous, des plus précaires. Ils ne l’ont pas eu. Les Açores, si précieuses, Punta Delgada de San Miguel, en particulier, appartiennent au Portugal, autant dire à l’Angleterre, encore ; et il est probable que celle-ci a déjà pris, d’accord avec Lisbonne, ses dispositions pour que des points si bien placés au milieu de l’Atlantique Nord ne tombent pas en des mains ennemies, aussitôt les hostilités commencées.

Mais il en est d’autres qui, pour être situés plus au Nord et dans le voisinage du cercle polaire, n’en présentent pas moins un grand intérêt, justement parce que certains faisceaux de routes de navigation, — et non des moins fréquentés par les convois de ravitaillement anglais, — s’infléchissent vers le Septentrion pour courir sur l’arc de grand cercle, le plus court chemin d’un point à un autre sur un sphéroïde comme la Terre. Tels la pointe Sud du Groenland avec Julian’s haab (62° de lat. Nord), Reikiavig d’Islande (64°), enfin les Fœroë qui, à peu près à égale distance de l’Islande et de l’Ecosse, commandent, en même temps que le Canal du Nord, les débouchés de Glasgow, de Belfast, de Liverpool, sans parler des communications des ports du Nord-Est de la Grande-Bretagne (Aberdeen, Leith, Berwick, Newcastle, etc.) avec l’Atlantique par le détroit de Pentland, par les canaux des Orcades et des Shetland.

Groenland, Islande, Fœroë appartiennent au Danemark, et cette circonstance sert parfaitement les intérêts de l’Allemagne. Que le petit royaume, si étroitement emprisonné aujourd’hui dans les serres de l’Aigle noir, puisse, en effet, rester neutre dans le conflit qui mettra aux prises toutes les puissances européennes, c’est ce que personne ne croira. A supposer que son formidable voisin ne mette pas la main, par un coup de surprise coïncidant avec la déclaration de guerre, sur Copenhague et sur les ressources de la monarchie danoise, à supposer même que des accords dans ce sens ne soient point déjà conclus, — comme beaucoup de gens le croient, — entre les deux Cabinets, il faudra bien, de toute façon, que le Danemark prenne parti soit pour la « Triplice, » soit pour la Triple Entente. Or, qu’il soit ami ou ennemi, l’utilisation de ses possessions de l’Atlantique Nord n’en est pas moins possible, aisée même pour l’Allemagne, puisque, aussi bien, ces possessions sont dépourvues de toutes défenses.

Il faut cependant que l’Allemagne n’y soit point prévenue, aux Fœroë surtout, par l’Angleterre, et, donc, que les mesures de l’Etat-major de Berlin soient prises pour qu’à la première heure une expédition, bien organisée dans toutes ses parties, aille promptement s’emparer de Thorshawn [17], par exemple et mettre ce port en état de défense. En même temps, des paquebots, partis au bon moment de points très divers, y porteront plusieurs milliers de tonnes de charbon, du pétrole, des matières lubrifiantes et un assortiment judicieusement établi des objets les plus indispensables aux croiseurs de combat qui auront convoyé l’expédition et qui prendront désormais le port en question pour point d’appui.

En somme, avec des vues bien arrêtées et des recherches préalables sur les lieux, avec de la méthode, de la décision, de la vigueur, — toutes qualités que nous sommes fondés à attribuer aux Allemands, — on peut préparer et mener à bien la très délicate opération de la création rapide d’une base secondaire pour croiseurs du large. Soyons assurés qu’à Berlin, tout cela a été étudié minutieusement, et souhaitons qu’à Londres on se soit préoccupé de parer un tel coup.

Il y en a d’autres, — toujours dans l’ordre d’idées de la guerre commerciale, — qui ont déjà fait l’objet des réflexions du gouvernement britannique. Celui-ci acquit, il y a peu de temps, la certitude que la plupart des vapeurs de commerce allemands avaient en cale les armes nécessaires pour capturer et détruire, aussitôt connue la déclaration de guerre, les vapeurs anglais qu’ils rencontreraient à la mer. C’était, moyennant des lettres de marque secrètes, une extension inattendue et fort dangereuse de la liste officielle des « bâtimens marchands auxiliaires » de la marine nationale allemande. Et c’est aussi un curieux retour à ce qui se passait autrefois, à l’époque où la sécurité des mers n’était pas assurée et où chaque « marchand » était armé en guerre, en tout cas muni de caronades, pierriers, espingoles et fusils.

Émus de leur découverte, le Board of trade et l’Amirauté firent discrètement entendre aux armateurs qu’il serait prudent de se mettre en garde contre cette éventualité d’attaques inopinées et ils leur proposèrent quelques mesures propres à conjurer le péril. Qu’en a-t-il été ? Il n’est pas aisé de le savoir, mais il est à craindre que les sages avertissemens du gouvernement britannique soient restés lettre morte, en général. L’Anglais répugne aux précautions de ce genre, redoutant jusqu’à l’apparence d’une astreinte militaire, d’un embrigadement. Et puis sa belle confiance dans le prestige souverain de la Grande-Bretagne n’est pas encore affaiblie, surtout quand il navigue sur cet Atlantique qu’il a si longtemps et si exclusivement dominé... Mais jusqu’à quand aura-t-il le droit, même sur la mer, de répéter l’orgueilleux : civis Romanus sum ?...


Nous n’avons parlé jusqu’ici, à propos de ces opérations dont les conséquences, — pourvu que la méthode fût appliquée avec discernement, — seraient d’une si capitale importance, que de celles que l’Allemagne pourrait entreprendre pour réduire l’Angleterre à merci ; encore n’avons-nous fait qu’esquisser une étude dont le développement nous entraînerait à des considérations un peu spéciales [18]. Mais la question, prise dans son ensemble, a, pour notre pays, un intérêt plus immédiat que d’aucuns ne l’imaginent. Nous aussi, en effet, dans le cas d’un conflit qui nous laisserait seuls, avec la Russie, en face de la Triple-Alliance, nous aurions à nous préoccuper, soit de préserver nos propres lignes de communications, nos routes maritimes de ravitaillement, soit de couper celles de l’adversaire, nous retrouvant ainsi, bon gré, mal gré, devant le problème de la guerre commerciale.

Or, ici, tous les avantages restent malheureusement à l’Allemagne ; non pas que cette puissance ne soit justiciable des effets de la suppression des arrivages par mer. Elle l’est à un très haut degré, au contraire, et le sera de plus en plus, comme l’est devenue l’Angleterre, en raison de la disproportion de plus en plus marquée entre les besoins de la nation, — denrées alimentaires et matières premières, — et les productions immédiates du sol. Mais l’Angleterre, restée neutre et d’autant plus libre, en fait, dans ses agissemens que nous redouterions davantage de la voir passer dans le camp ennemi, constituerait pour l’Allemagne, dont elle est si proche, la base de ravitaillement la plus favorable et aussi, les intérêts privés étant en jeu, la plus complaisante. Pour éviter le trop facile transbordement d’une rive à l’autre de la mer du Nord de tout ce qui serait indispensable, au bout de quelques semaines d’hostilités, à notre adversaire, il faudrait que nous fussions en mesure de bloquer ses côtes, comme nous l’avons été en 1870, époque à laquelle les résultats de ce blocus, pour des raisons que tout le monde aperçoit, ne pouvaient modifier le cours des événemens. Et comment bloquer ce littoral avec une marine si inférieure en puissance, une marine à laquelle, non seulement nous n’avons pas su conserver son rang en ce qui touche les unités de combat en ligne, mais encore nous refusons ou n’accordons qu’avec la plus étroite et paralysante parcimonie les engins qui seraient nécessaires, soit pour donner une chasse efficace aux ravitailleurs, soit pour les intimider en rendant impraticables ou très dangereux, au moyen de mines sous-marines renouvelées d’une manière continue, les abords immédiats des estuaires allemands ?...

Nous serions donc impuissans, — sauf quelques « raids » espacés et fort aventurés, — sur le principal théâtre des opérations de ravitaillement maritime de l’Allemagne. Il est d’ailleurs douteux que l’on voulût risquer au large de l’Atlantique les croiseurs cuirassés du type Ernest-Renan, plus faibles et plus lents que les Moltke ou les Seydlitz et, au surplus, nécessaires à l’éclairage de notre armée navale.

Et, tandis qu’il nous serait impossible de nuire sérieusement à notre adversaire, nous ne saurions davantage être en mesure de préserver de la ruine notre commerce extérieur ; et, qui pis est, si la guerre durait quelques mois (ce qui peut fort bien arriver encore, ce que nous devons même désirer à certains égards), nous ne pourrions empêcher les grands croiseurs allemands et leurs auxiliaires, les énormes paquebots rapides armés en guerre, d’entraver l’indispensable renouvellement de nos munitions, — de nos poudres en tout cas, — de nos approvisionnemens, de nos équipemens de toute espèce, de nos armes, de notre matériel d’artillerie et d’intendance, dont la majeure partie nous viendrait alors de l’étranger par la voie de mer.

« Quoi ! dira-t-on, l’Angleterre ne jouerait-elle donc pas vis-à-vis de nous le même rôle que vis-à-vis de l’Allemagne ? Ne serait-elle pas notre principal fournisseur, en tout cas l’intermédiaire géographique et commercial, l’organe essentiel de transit pour tout ce que nous achèterions aux Etats-Unis, par exemple ? Et la Manche n’est-elle donc pas aussi facile à franchir que la mer du Nord ? »

Assurément. Mais au moment même où la liberté de communiquer avec l’Angleterre nous deviendrait le plus essentielle, la Manche et le Pas de Calais, ne nous faisons pas d’illusions là-dessus, auraient cessé de nous appartenir. Les moyens que nous consacrons, disons même, si l’on veut, les seuls moyens que nous puissions consacrer, en l’état présent de nos ressources, à la défense du détroit et de ses abords sont manifestement insuffisans, en dépit de la valeur individuelle que donne aux diverses unités l’entraînement intensif de leur personnel.

Nos croiseurs cuirassés de la Manche, nous l’avons vu plus haut, sont hors d’état de se mesurer avec les croiseurs allemands. Un peu moins au-dessous de leurs similaires du parti opposé, nos torpilleurs d’escadre sont pourtant inférieurs à ceux-ci. Nous gardons, à la vérité, une supériorité marquée en ce qui touche les sous-marins. Malheureusement, le nombre de ces petites unités, si délicates encore et où le service serait si fatigant au cours d’une guerre de quelque durée, reste bien au-dessous du nécessaire. Il faudrait tripler au moins les effectifs de flottille qui suffisent à donner quelque apparence d’intérêt aux courtes manœuvres du temps de paix. Encore ne parlons-nous que de la surveillance de jour. Mais bientôt, grâce aux perfectionnemens de leurs appareils de vision extérieure, les sous-marins pourront assumer sérieusement la charge de la veille de nuit qui incombait à peu près exclusivement jusqu’ici aux torpilleurs ; et ce sera une impérieuse raison de plus d’augmenter le nombre de ces submersibles, à qui l’on imposera une double fatigue.

Ajouterons-nous, après l’avoir dit déjà d’une manière plus générale, que la défense, — l’interdiction, plutôt, — du Pas de Calais ne saurait se comprendre sans l’emploi éventuel d’un grand nombre de mines sous-marines ? Or il s’en faut de beaucoup que nous ayons les bâtimens qu’exigerait la mise en jeu rationnelle et vraiment efficace de ce puissant moyen d’action.

Ce n’est pas assez, d’ailleurs, que nous manquions du nécessaire sur un point aussi essentiel. Le peu de forces que nous y entretenons n’a pas davantage de point d’appui commode, bien à portée, bien organisé. De divers côtés, dans ces derniers temps, on a préconisé la création d’un camp retranché maritime qui, embrasserait, grâce aux précieux « bancs de Flandre, » la rade fermée de Dunkerque, — refuge inviolable, mais un peu éloigné du champ d’action, — et la rade foraine de Calais, si bien placée comme point de départ des offensives brusquées dans le détroit. Ce camp retranché, dont l’enceinte extérieure serait déterminée par des ouvrages à établir en mer sur certaines têtes de banc favorables, est absolument indispensable ; et grâce à cette place d’armes, notons-le, nous pourrions utiliser avantageusement, pour la défensive active, des bâtimens de ligne d’un type ancien qui, étendant de plusieurs milles au large le rayon de la zone de protection du camp retranché, appuieraient à merveille, la nuit surtout, les opérations des petites unités et couvriraient en tout cas leur retraite.

Mais ce n’est pas tout. Si nous voulons de sérieuses garanties pour le maintien de nos communications avec l’Angleterre, ce n’est pas seulement du côté de la mer du Nord qu’il faut couvrir le Pas de Calais, c’est aussi du côté de la Manche elle-même, puisque aussi bien les grands croiseurs allemands peuvent, après avoir fait, par le Nord, le tour de la Grande-Bretagne, apparaître par l’Ouest en face de Gris-Nez. Et pour mieux dire, ce qu’il faut garder jalousement, c’est tout le bras de mer compris entre le Cotentin et le saillant du Boulonnais, ce qui exige la constitution, à Cherbourg, d’un camp retranché maritime au moins aussi étendu, aussi bien armé, aussi bien muni de forces mobiles de tout genre que devrait l’être celui de Dunkerque-Calais.

A Cherbourg, heureusement, le plus fort est fait, puisque nous y avons déjà une rade relativement bien défendue et qui le sera mieux encore, sans doute, dans quelque temps. Il y aura cependant à reporter plus au large, — et cela est possible, — le front armé de cette place maritime qui, dans la situation actuelle, peut être efficacement bombardée de la haute mer.

Voilà donc pour la Manche et pour les communications avec l’Angleterre. Faudrait-il s’en tenir, nous ne disons pas, bien entendu, aux dispositions actuelles, dont la pauvreté ne mérite pas qu’on s’y arrête, mais même à celles que nous venons de préconiser pour assurer ces communications précieuses ; et, d’ailleurs, serait-il prudent de ne compter que sur la Grande-Bretagne pour nous fournir, directement ou indirectement, tout ce qui serait nécessaire à l’entretien de nos armées ?

Certes non, et pour beaucoup de motifs. Savons-nous, quelle que soit la cordialité de nos rapports avec les Anglais, ce que seront ceux-ci, demain, à notre égard ? Et en tout cas, si nous laissons de côté une hypothèse qui pourrait sembler désobligeante, sommes-nous certains, en présence de la grande supériorité de la force navale allemande, — de la force navale triplicienne, devrions-nous dire, — que la grande escadre de la mer du Nord, ou seulement celle des « croiseurs de combat, » ne finirait pas, en dépit de toutes nos mesures, par s’installer victorieusement dans la Manche ?

Il s’en faut bien. Il est donc sage d’examiner quel parti nous pourrions tirer, au point de vue qui nous occupe, de notre littoral de l’Océan ; et il ne l’est pas moins de rechercher si, toujours avec ces admirables engins que sont ses grands croiseurs « Dreadnoughts, » l’adversaire ne serait pas, là encore, en situation de paralyser nos efforts.

Assurément, si l’Atlantique restait libre et que nos atterrages ne fussent pas surveillés de près par la marine allemande, rien ne nous empêcherait de faire jouer à l’Amérique le rôle que nous donnions, dans ce qui précède, à l’Angleterre. C’est d’ailleurs ce qui eut lieu en 1870-71, alors que nous étions maîtres de la mer. Mais la situation est renversée, aujourd’hui, et peu de jours, peu d’heures plutôt, après la déclaration de guerre, nous verrions apparaître sur nos côtes de l’Ouest une division allemande qui refoulerait immédiatement devant elle nos vétustés croiseurs cuirassés. Du coup, notre commerce maritime serait supprimé, nos arrivages seraient interrompus.

« Qu’à cela ne tienne ! dira-t-on peut-être... Ces arrivages se feront par l’intermédiaire de l’Espagne ou du Portugal, par Saint-Sébastien ou Santander, par la Corogne, Porto ou Lisbonne, etc., ou enfin par les ports de la Méditerranée. Nous paierons tout plus cher, mais on n’en est pas à cela près dans de telles conjonctures... »

En effet. Malheureusement les expéditions d’Amérique ne nous parviendront pas plus par les ports de la péninsule Ibérique que par les nôtres et ne passeront pas davantage par la Méditerranée. La déclaration de Londres [19] permet aux croiseurs belligérans d’arrêter provisoirement tout navire neutre se dirigeant vers un port voisin du territoire ennemi, quand ils ont des raisons de croire que le navire porte des objets, matières ou denrées utilisables à la guerre et qui paraissent destinés à l’adversaire. La décision définitive sur la validité de l’opération est, dans la pratique, remise à la fin des hostilités.

Personne ne croira, dans de telles conditions, que les croiseurs allemands s’abstiendront d’intercepter, aux atterrages d’Espagne, tout ce qui, de près ou de loin, leur paraîtra suspect.

Or tout sera suspect. Qu’est-ce, effectivement, qui n’est pas utilisable à la guerre ? Et comment prouver, surtout à qui ne veut pas être convaincu, que tels ou tels objets, telles ou telles denrées ne sont pas destinés au gouvernement français, sous le couvert d’un négociant espagnol ou portugais ? La raison du plus fort cessera-t-elle d’être la meilleure, quand le plus fort sera l’Allemagne ? N’y comptons pas et n’espérons pas non plus que les Etats-Unis eux-mêmes, où l’influence de nos voisins est si grande, voulussent risquer une guerre maritime pour soutenir immédiatement les droits de ceux de leurs nationaux que léseraient dans leurs intérêts les procédés sommaires des croiseurs allemands.

Il ne faut donc nous en fier qu’à nous-mêmes du soin de nous garder d’un péril qui apparaît d’autant plus grave que l’on y réfléchit mieux et qu’on en pèse plus exactement les conséquences. Or on ne voit pas aisément ce que nous pourrions faire pour cela, à moins que, cessant de nous hypnotiser exclusivement sur la construction du cuirassé d’escadre proprement dit, nous ne nous résolvions à opposer aux « croiseurs de combat » allemands des bâtimens jouissant des mêmes facultés à la fois stratégiques et tactiques, des cuirassés rapides, — c’est peut-être la dénomination qui leur conviendrait le mieux — utilisables avec succès aussi bien dans les péripéties diverses de la bataille classique que dans les opérations à grand développement de la guerre du large.

Au moins faudrait-il nous abstenir de favoriser nous-mêmes les opérations de ce genre des Seydlitz, des Derfflinger et des Lützow dans nos propres eaux ; et c’est justement ce que nous faisons, ou plutôt ce que nous avons failli faire [20] lorsque, il y a peu de semaines encore, nous pensions décider ne varietur le désarmement complet des défenses de certaines rades, de certaines îles ou presqu’îles du littoral de l’Océan, mesure dangereuse au premier chef et où l’on retrouve, avec toute l’imprévoyance française, l’étonnante ignorance des militaires sur tout ce qui touche à la Marine, leur incurable dédain de la force navale, des modalités si variées, si précieuses de son action, des conséquences si importantes, si profondes souvent, — encore qu’elles n’apparaissent pas toujours immédiatement aux esprits superficiels, — de sa mise en jeu opportune et exactement calculée.

Quelle serait, en effet, la plus grande difficulté que rencontreraient les opérations du blocus de notre littoral par les grands croiseurs allemands ? — L’organisation de leurs ravitaillemens, de leurs réparations, de leurs indispensables périodes de repos ou, si l’on veut, de leurs « relèves. » Or, leur abandonnant des rades sûres, d’excellens mouillages comme ceux que couvrent, soit la presqu’île de Quiberon et la chaîne des îlots d’Hœdic, soit les belles et riches îles de Ré et d’Oléron, nous leur fournirions bénévolement la base secondaire d’opérations, le point d’appui, de ravitaillement et de repos qui leur manquerait pour donner à leurs longues et dures croisières un indispensable caractère de fixité, d’inexorable permanence.

Ce n’est donc pas seulement, on le voit, pour parer au danger d’invasion par la frontière maritime qu’il convient de ne pas dégarnir imprudemment nos côtes, c’est aussi, c’est peut-être surtout pour éviter que l’adversaire s’y établisse, temporairement ou définitivement, suivant la tournure des événemens de guerre, dans des positions d’où il serait fort difficile de le déloger dès qu’il y aurait installé quelques troupes et quelques canons, et qui serviraient à merveille ses desseins sur l’organisation méthodique de ses opérations de blocus.

Souhaitons que, sur ce point essentiel, la lumière se fasse enfin dans les milieux qui dirigent nos affaires militaires.


En résumé, les nouveaux croiseurs cuirassés allemands, ceux que l’on nomme de préférence « croiseurs de combat » et qu’il serait plus logique d’appeler « cuirassés rapides, » afin de ne point particulariser dans la dénomination de l’engin un rôle que, précisément, on est décidé à étendre ; ces croiseurs, disons-nous, sont de remarquables instrumens de guerre maritime et qui résolvent, autant qu’il est possible, le difficile problème de l’adaptation du bâtiment armé à des fins très diverses, aux opérations stratégiques comme aux opérations tactiques, à la guerre du large comme à la bataille rangée près des côtes.

Si elle s’arrête dans la voie de la construction des unités de cette catégorie au moment même où sa rivale s’y engage avec le plus d’ardeur, l’Angleterre commettra une faute qui pèsera lourdement sur les événemens de guerre en mettant, au bout de très peu de temps, son corps social tout entier en état de crise économique suraiguë.

En s’obstinant à refuser à sa nouvelle flotte ce précieux type de bâtiment, — comme si l’on pouvait faire fi de la nécessité d’un judicieux « assortiment » et, par exemple, ne composer une armée que d’infanterie, ou d’artillerie !... — la France ne court pas beaucoup moins de risques que la Grande-Bretagne, car le moment viendra vite où il lui sera indispensable de recourir, pour soutenir la guerre, aux arrivages par voie de mer et où ces arrivages seront irrémédiablement interceptés.

Nous venons de donner l’avertissement. Aux intéressés d’aviser..


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  1. Lois fondamentales des 10 avril 1898 et 14 juin 1900 ; amendemens des 5 juin 1906, 6 avril 1908, 14 juin 1912. — D’après ces dispositions législatives, la flotte allemande doit comprendre en 1919-1920 (dernières mises en chantiers en 1917 : 41 cuirassés de ligne ; 20 croiseurs-cuirassés ou « croiseurs de combat ; » 40 croiseurs protégés ou éclaireurs d’escadre ; 144 torpilleurs de grande taille ; 72 sous-marins. Ces chiffres seront certainement dépassés en 1920.
  2. Seydlitz est le nom d’un des plus brillans officiers de cavalerie de Frédéric II : Derfflinger est celui d’un général du Grand Électeur au XVIIe siècle ; Lützow fut un chef de partisans pendant la guerre de 1813.
  3. Derniers renseignemens sur le rayon d’action du Seydlitz. Ce croiseur peut faire 1 250 milles à 26 nœuds et 8 500 milles à 12 nœuds.
  4. Nous prenons ici ce mot dans le sens que lui donnent les marins : aptitude à rester longtemps à la mer, grâce à l’abondance des approvisionnemens.
  5. Ces paquebots géans appartiennent aux deux puissantes compagnies « Hamburg-Amerika Linie » (de Hambourg) et « Norddeutscher Lloyd » (de Brème). Nous en donnerons les noms un peu plus loin. Il faut seulement faire observer ici que ces deux compagnies ne se bornent plus à construire des paquebots de luxe pour voyageurs de 1re et 2e classe ; elles viennent de mettre en service et continuent à mettre en chantiers d’immenses cargo boats relativement rapides (19 n, 20 et 21 n.), qui seraient encore plus utiles, — ayant de très grandes cales et des moyens de manutention très perfectionnés, — que les paquebots, pour l’embarquement et le débarquement rapides des troupes, des chevaux, du matériel.
  6. Le programme officiel prévoit, de 1912 à 1920, 1 mise en chantier par an pour cette catégorie de bâtimens. La discussion récente du budget de la marine allemande au Reichstag confirme pleinement l’opinion que nous venons d’émettre. L’amiral von Tirpitz s’est prononcé pour l’augmentation du nombre des croiseurs de combat.
  7. Kaiser Wilhelm der Grosse et Kronprinz Wilhelm (24 000 tx, 22 n.) ; Kaiser Wilhelm II et Kronprinzessin Cecilie (32 000 tx, 23 n.) ; 3 Imperator (50 000 tx, 21n.) ; 1 X (55 000 tx, 22 n.).
  8. Il resterait sur la côte de la mer du Nord ou dans la Baltique, — opposée alors aux Russes, — une force navale composée de 8 à 10 cuirassés des types Wittelsbach et Kaiser Friedrich III, de 4 croiseurs cuirassés anciens, d’une dizaine d’éclaireurs et de nombreux torpilleurs, sous-marins, poseurs de mines, etc.
  9. Quatre ou cinq croiseurs cuirassés de 10 000 tonnes, déjà anciens, bons navires de mer, mais peu armés.
  10. Ce seraient en ce moment, avec les 2 nouveaux « Dreadnoughts, » Jean-Bart et Courbet, les six « demi-Dreadnoughts » du type Danton et les 5 Patrie, le tout éclairé par les croiseurs cuirassés du type Edgar-Quinet et par les torpilleurs d’escadre de 700 tx.
  11. Céréales et viandes frigorifiées empruntent, pour l’Angleterre, les voies de l’océan Atlantique ; les autres denrées lui viennent (ainsi qu’un bon nombre d’animaux sur pieds), par la mer du Nord et la Manche, des États scandinaves, du Danemark surtout, de la Hollande et de la France.
  12. Tâtonnemens marqués par la mise en service, de 1900 à 1909, de 8 croiseurs cuirassés de 9 000 à 13 000 tx : Prinz Heinrich, Prinz Adalbert, Friedrich Karl, Roon, Gneisenau, York, Scharnhorst et Blücher.
    Le Fürst Bismarck avait été, en 1897, un type d’essai, non reproduit.
  13. Le Lützow, très activement poussé, ne sera cependant prêt qu’à la fin de cette année.
  14. Invincible, Indomitable, Inflexible, Indefatigable, New Zealand (1907-1911). Caractéristiques : 17 300 tx-18 800 tx ; 25 à 26 n. 2 500-3 000 tx de charbon ; 178-203 mm. de cuirasse ; 8 canons de 305 mm. et 16 de 102 mm.
  15. Lion, Princess Royal, Queen Mary (1910-1912) : 27 000 tx ; 28-30 n ; 3 500 tx ; 225 mm. 8 canons de 343 mm. et 16 de 102 mm.
  16. Tiger (1913) : 30 000 tx ; 31 n. (prévus ?) ; 3 500 tx ( ?) ; 245 mm. 8 canons de 343 et 16 de 102 mm.
  17. Thorshawn (port du Dieu Thor) est la capitale de l’archipel. C’est une bonne position tactique, assez facile à organiser rapidement.
  18. Un point très intéressant, en ce qui touche le réapprovisionnement des grands croiseurs, au large, mais qu’il est difficile de traiter ici en détail, c’est la possibilité, au moyen d’appareils plus ou moins dérivés du Temperley, de faire passer, à la mer, du charbon d’un bâtiment à un autre sans que ces bâtimens s’accostent et risquent, par conséquent, de sérieuses avaries. Et cette méthode de ravitaillement est praticable en effet, mais elle est très lente.
  19. Art. 30. " Les articles de contrebande absolue (tout ce qui peut être immédiatement utile à la guerre) sont saisissables, s’il est établi qu’ils sont destinés au territoire de l’ennemi, ou à un territoire occupé par lui, ou à ses forces armées. Peu importe que le transport de ces objets se fasse directement, ou exige, soit un transbordement, soit un trajet par terre. » (26 février 1909.) il est clair que ce texte peut justifier tous les abus de la force.
  20. Certaines déclarations récentes de M. le ministre de la Marine permettent d’espérer une orientation moins fâcheuse des desseins de nos États-majors.