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Le Rôle des femmes dans l’histoire de France/02

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Le Rôle des femmes dans l’histoire de France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 175-195).
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LE
ROLE DES FEMMES
DANS L'HISTOIRE DE FRANCE

II.
LES REINES[1].

Primitivement exclues du droit de posséder la terre salique, la terre libre des guerriers, parce qu’elles étaient impuissantes à la défendre, les femmes, à l’origine même de la monarchie, avaient été frappées d’une complète incapacité politique. Celui-là seul comptait dans l’état qui savait manier la francisque, et sous les deux premières races le titre de reine n’était qu’un titre purement honorifique, qui ne conférait aucune autorité, aucune fonction officielle. Celles qui en étaient investies ne pouvaient aliéner les propriétés foncières dont elles jouissaient comme dot ou comme douaire que du consentement de leurs maris, et ce consentement était même indispensable lorsqu’elles voulaient faire quelques largesses aux églises. Le sexe fort, comme diraient aujourd’hui les émancipateurs, s’était réservé tous les pouvoirs et tous les droits. Il les garda sous les Capétiens, et s’en montra peut-être plus jaloux encore que sous les princes chevelus.

Malgré le développement des idées chevaleresques et l’esprit de galanterie dont on a fait bien gratuitement parfois honneur à nos aïeux, les femmes que les hasards de la destinée ont associées chez nous à la fortune des rois ont toujours été traitées comme des mineures, et leur infériorité était hautement constatée par le cérémonial. Elles ne recevaient l’onction du sacre que sur le front et la poitrine avec les saintes huiles seulement, tandis que les rois la recevaient avec l’huile de la sainte ampoule en neuf endroits du corps, ce qui leur conférait tous les dons du Saint-Esprit comme une propriété personnelle qui n’entrait pas dans la communauté ; leur couronne était portée non point par des pairs, mais par des barons ; leur sceptre était plus petit que le sceptre royal, les monnaies ne reproduisaient pas leur effigie, et dans les bas siècles du moyen âge on plaçait, ainsi qu’on l’a vu lors de la violation des tombeaux de Saint-Denis, une quenouille dans leur cercueil comme symbole de leur impuissance et de leur faiblesse. Le modèle des rois, qui fut en même temps le modèle des maris, saint Louis lui-même, eut le plus grand soin d’empêcher sa femme de prendre la moindre part aux affaires ; il lui défendit de nommer aucun magistrat, de donner des ordres aux officiers de justice, d’attacher qui que ce fût à sa maison, même pour y remplir les plus modestes emplois, sans son autorisation expresse ou celle de son parlement[2].

Donner des héritiers aux rois, des rois aux peuples, telle fut à toutes les époques de la monarchie la seule mission des reines. Elles pouvaient, il est vrai, exercer la régence ; mais, lorsqu’elles remplissaient cette importante fonction, ce n’était pas en vertu d’un droit inhérent à leur titre de mère ou d’épouse, les rois étaient libres de la déléguer à qui bon leur semblait, et lors même qu’ils les avaient désignées par leur testament ou par lettres patentes, elles pouvaient encore en être exclues sous les premiers Capétiens par les décisions du baronnage, sous les Valois ou les Bourbons par les intrigues des princes ou les arrêts du parlement. Dans la condition inférieure qui leur était faite, les reines se trouvaient placées entre l’alternative de n’être rien dans l’état, sauf le cas de régence, lorsqu’elles se renfermaient dans le cercle étroit de leurs devoirs, ou de n’être quelque chose qu’en usurpant, comme les favorites, un pouvoir qui ne leur appartenait pas. Les unes, comme Anne de Russie, Adélaïde de Savoie, Bonne de Luxembourg, Claude de France, Marie-Thérèse d’Autriche, ont accepté avec résignation le rôle effacé que leur assignaient les coutumes du royaume ; les autres au contraire ont mis la main sur la couronne, et se sont mêlées aux intrigues de cour, aux cabales des partis. Reléguées dans une ombre discrète ou maîtresses absolues du pays, elles ont laissé un nom consacré par de grandes vertus ou souillé par le vice et le crime ; quelques-unes ont pris part aux luttes les plus ardentes de la politique, tandis que d’autres ont borné leur gloire à fonder des couvens ou des hôpitaux. Le peuple leur a prêté une royauté idéale, la royauté de la charité, de la mansuétude et de l’intercession : il les a vues dans leur royaume terrestre, placées comme la Vierge dans le royaume du ciel auprès du maître suprême pour lui porter les plaintes et les prières, ou il les a maudites comme les auteurs ou les complices des malheurs publics. Cette contradiction éclate à toutes les époques à travers les quatorze siècles de la monarchie, et le mot de Voltaire : « le mariage des rois a fait en Europe le destin des peuples, » n’est que trop souvent justifié par les événemens.


I

Au milieu de la promiscuité mérovingienne, lorsque notre histoire n’est encore qu’un drame de famille mêlé de péripéties sanglantes, deux sombres figures, Frédégonde et Brunehaut, dominent la barbarie franque, comme Tibère et Néron dominent la décadence romaine. Frédégonde, dont l’éclatante beauté avait subjugué Chilpéric Ier, profite de la faiblesse de ce pédant couronné, qui passait son temps à scander des vers latins ou à chercher le moyen d’introduire de nouvelles lettres dans l’alphabet, pour faire de l’assassinat le ressort de sa politique. Elle fait tuer Audovère et Galeswinthe, ses rivales, le fils d’Audovère, Sigebert, roi d’Austrasie, le comte Leudaste, l’évêque Prétextat, parce qu’il la menaçait de la colère céleste, son imbécile mari, parce qu’il était jaloux. Elle profite, pour commettre ce dernier meurtre, de la haine du Franc Bodillon, que Chilpéric avait fait battre de verges parce qu’il s’était permis de protester contre des impôts établis contrairement aux immunités des hommes libres, et, par un singulier jeu du sort, c’est une reine qui met pour la première fois en France le poignard du régicide aux mains d’un sujet. Brunehaut ne veut pas laisser à son implacable ennemie le privilège des grands crimes. Elle fait tuer Vintrion, duc de Champagne, le duc Ratius, le patrice Égiles, le patrice Wolfe, son petit-fils Théodebert II, les fils de Théodebert, et fait empoisonner Thierry II, son autre petit-fils.

Ainsi qu’il arrive trop souvent dans les familles les plus obscures elles-mêmes, l’adultère avait marché de front avec l’empoisonnement et l’assassinat. Frédégonde avait pris pour amant Landry, maire du palais de Neustrie ; Brunehaut avait pris Protadius, maire du palais de Bourgogne, et c’est peut-être à cette circonstance, trop peu remarquée des historiens modernes, que les maires, qui n’étaient jusque-là que de simples intendans sans aucune influence politique, ont dû leur soudaine et rapide élévation, car l’importance que Protadius et Landry s’étaient acquise dans l’état par une intrigue galante avait donné à leur charge un caractère de puissance tout nouveau, et les leudes surent habilement en profiter dans l’intérêt de la politique qui devait leur livrer la tutelle des rois fainéans[3].

Si profonde que fût la barbarie mérovingienne, quelques nobles et saintes figures s’y détachent cependant encore sur le fond ténébreux du passé, et de même que Frédégonde et Brunehaut personnifient la cruauté et la ruse, qui sont le caractère distinctif de la royauté franque, de même Clotilde, Bathilde, Ingoberge, Radegonde, personnifient les vertus de la femme chrétienne. « Clotilde, dit Grégoire de Tours, se montra si grande qu’elle fut honorée de tous. Zélée pour les aumônes, assidue aux veilles pieuses, elle fut toujours pure et chaste ;… elle donna d’un cœur large et empressé, et de son temps on la regardait, non comme une reine, mais comme la servante du Seigneur. » Bathilde, d’abord simple esclave saxonne, consacra sa grandeur par un immense bienfait en allégeant, les charges du fisc qui forçaient les tributaires à vendre leurs enfans. Investie de la régence pendant la minorité de son fils, Clotaire III, elle gouverna sagement, et finit ses jours dans l’abbaye de Chelles, en emportant, comme le disent les hagiographes, les regrets des pauvres, des veuves et des orphelins, qu’elle n’avait jamais cessé de défendre contre les violences des grands. Ingoberge, avant de mourir, donna aux serfs de ses domaines des lettres d’affranchissement, et commença ainsi par l’octroi de la liberté individuelle l’œuvre d’émancipation collective qui devait aboutir à l’institution des communes. Radegonde, qui mettait le souverain bien des peuples dans la paix, travailla par ses lettres, ses conseils et son intervention à maintenir la concorde entre les évêques, les grands et les rois, et, quand elle eut reconnu l’inutilité de ses efforts et son impuissance à dominer l’anarchie, elle s’exila volontairement du palais de Clotaire, son époux, se retira à Poitiers, dans le monastère de Sainte-Croix, et transforma cette pieuse retraite en une sorte d’académie féminine, dont elle faisait le charme par les grâces de son esprit, en même temps qu’elle l’édifiait par ses vertus. Ultrogothe établit à Lyon l’un des premiers hôpitaux des Gaules, et l’appui que les reines mérovingiennes ont prêté au développement de la civilisation chrétienne, les terres qu’elles ont données aux églises, les monastères qu’elles ont fondés ou enrichis, ont contribué à adoucir le sort des populations qui trouvaient dans les asiles religieux, dans les immunités ecclésiastiques, un refuge contre la violence et des garanties que le droit public leur refusait. Il ne faut pas oublier en effet que dans la société à demi sauvage des temps mérovingiens donner à l’église, c’était donner à tous les déshérités de ce monde, que le peu de bien qui s’est fait n’a pu se faire que par l’idée chrétienne, et que ces œuvres de mansuétude et de charité, qui forment un si grand contraste avec les crimes des rois, sont la seule consolation de l’histoire au milieu des guerres, des luttes fratricides, des meurtres et des trahisons de la première race.

La pluralité des femmes et la confusion qui s’était établie, comme nous l’avons raconté dans une précédente étude, entre les reines légitimes, les reines illégitimes et les simples concubines, doivent être comptées parmi les principales causes de l’anarchie mérovingienne. Charlemagne voulut en prévenir le retour par une constitution plus régulière de la famille ; il décréta qu’à l’avenir les lois civiles, d’accord avec les lois canoniques, n’admettraient qu’une seule femme légitime, et que les enfans nés de cette femme seraient seuls admis à succéder ; mais il laissa subsister le concubinage, ne fixa par aucune règle précise la part que les femmes pourraient prendre au gouvernement, et quelques-unes des reines carlovingiennes ne profitèrent que trop de cette lacune du droit monarchique.

Louis le Débonnaire avait eu d’un premier mariage avec Hermengarde Lothaire, Louis le Germanique et Pépin ; il épousa en secondes noces Judith, fille du Bavarois Welf comte de Revensberg, qui lui donna un quatrième fils, depuis Charles le Chauve. Comme Frédégonde, Judith engagea une lutte implacable contre les princes appelés à partager avec son fils l’empire des Francs. Charles était à peine âgé de six ans qu’elle forçait le Débonnaire à lui tailler dans les trois royaumes, assignés à ses frères en 817 par l’acte célèbre connu sous le nom de Carta divisionis imperii, un nouveau royaume comprenant l’Allémanie avec l’Alsace, le pays des Frisons, quelques enclaves de l’Helvétie et la Haute-Bourgogne. Pépin, Lothaire et Louis prirent les armes pour protester contre cette cession, et ce fut là le point de départ de la lutte qui dura de 823 à 843, pour aboutir à l’immense massacre de Fontenay, où périt la plus grande partie de la noblesse franque, et au traité de Verdun, traité fatal qui sépara de la France la Lorraine allemande et l’Alsace, en prenant la race et la langue pour base des divisions politiques, et dont nous devions encore après dix siècles subir la funeste influence au nom de ce principe des nationalités que nous regardons comme une nouvelle formule du droit des gens, et qui n’est qu’une réminiscence de la diplomatie carlovingienne.

Il avait suffi des prédilections maternelles de Judith pour allumer une guerre qui arma les enfans contre leur père, les frères contre les frères, et couvrit pendant vingt ans la Gaule de sang et de ruines. La royauté était sortie très affaiblie de cette longue épreuve, et la seconde femme de Charles le Chauve, Richilde[4], lui porta une nouvelle atteinte en provoquant à la mort de ce prince une ligue entre son frère Boson, qui venait d’être expulsé de son duché de Lombardie, et la noblesse franque contre Louis-le Bègue, l’héritier de la couronne. Voulait-elle donner cette couronne à Boson ou seulement obtenir pour lui, pour elle-même et pour la noblesse des garanties et des concessions ? Les documens contemporains sont muets à cet égard ; mais, quels qu’aient été ses motifs, les subterfuges misérables et vulgaires qu’elle mit en jeu prouvent à quel degré d’abaissement était tombée dès la troisième génération cette monarchie carlovingienne que le fils de Pépin avait élevée si haut. Elle s’empara du testament de son mari, le mit en lieu sûr à l’abri des recherches, cacha le sceptre et la couronne, car l’exercice de la souveraineté était attaché à la transmission matérielle de ces attributs, et fit savoir à Louis le Bègue qu’elle ne les lui rendrait, ainsi que le testament, que lorsqu’il aurait fait droit à ses demandes. Louis, qui ne pouvait recevoir l’investiture royale faute de sceptre et de couronne, fut forcé de céder. Il ajouta de nombreux privilèges à ceux que son père avait déjà octroyés à l’aristocratie. franque pour obtenir son concours dans les entreprises aventureuses où le poussait son ambition, et par ces concessions nouvelles il fortifia la féodalité naissante, et acheva de désarmer la royauté. On peut donc attribuer à Judith et à Richilde une large part de responsabilité dans les événemens qui préparèrent la chute des Carlovingiens, et, si l’on s’en rapporte à des rumeurs populaires dont on entend l’écho dans quelques chroniques du moyen âge, les deux dernières reines de la dynastie auraient été plus fatales encore aux descendans de Charlemagne.

Le roi Lothaire avait épousé en 966 Emma, fille de Lothaire II, roi d’Italie, et d’Adélaïde de Bourgogne. Fidèle à ses devoirs d’épouse pendant les premières années de son mariage, Emma ne tarda point à les violer, et, pour rendre aux yeux de ses sujets l’adultère plus criminel encore, elle fit choix d’un évêque, Adalbéron, que Lothaire, par une faveur particulière, avait élevé au siège épiscopal de Laon, la cité domaniale des Carlovingiens. Dans un temps où l’on croyait que les fautes des princes attiraient sur les peuples les malédictions du ciel, ces amours d’un prêtre et d’une reine, bientôt divulgués, produisirent un sentiment profond d’indignation et d’effroi. Le 2 mars 986, Lothaire tomba subitement malade à Laon, dans la ville même qu’habitait le complice de sa femme. « Il éprouvait, dit un historien contemporain, une douleur intolérable au côté droit. Ses intestins faisaient entendre des rugissemens. Ses mains étaient glacées, son estomac brûlant, et il faisait de continuels efforts pour vomir. » Sa mort fut aussi prompte que sa maladie, et, quand la nouvelle s’en répandit dans le royaume, personne ne mit en doute qu’Emma ne l’eût empoisonné. Son fils lui-même, Louis V, paraît avoir partagé ce soupçon, car dans une lettre adressée par Emma à sa mère l’impératrice Adélaïde, l’épouse adultère, qui sent peser sur elle une accusation terrible, laisse échapper ce cri de désespoir : « mes douleurs se sont encore aggravées depuis la mort de mon mari ; mon espérance était dans mon fils ; il est devenu mon ennemi… ô ma mère, venez à mon secours. » Ce fils, injustement flétri du nom de fainéant par les historiens qui se sont faits les courtisans de l’usurpation capétienne, ne devait point porter longtemps la couronne que lui avait livrée le crime de sa mère ; le 21 mai 987, il fut emporté, comme Lothaire, par une mort soudaine et imprévue. Cette mort est attribuée à une chute de cheval par un historien contemporain, Richer, qu’on pourrait appeler le chroniqueur officieux des premiers Capétiens, et par d’autres au poison.

Ici se présente un fait qui restera toujours un mystère historique, car ceux qui seuls auraient pu l’expliquer dorment depuis dix siècles sous la terre. Le lendemain même du jour où, pour parler le langage du temps, Louis V entrait dans la voie de toute chair, in viam universœ carnis intrabat, les grands feudataires réunis à Senlis décernaient la couronne de France à Hugues Capet ; cette singulière coïncidence était-elle l’effet du hasard ou le résultat d’une intrigue politique derrière laquelle se cachait un crime ? Emma, pour se venger d’un fils qu’elle traitait d’ennemi, l’avait-elle fait disparaître comme Lothaire, ou la reine Blanche, qu’on accusait d’entretenir des relations coupables avec Hugues Capet, avait-elle versé à son mari le poison qui devait donner la couronne à son amant ? Les deux reines ont été au Xe siècle l’objet des mêmes soupçons ; mais l’histoire doit acquitter, faute de preuves, le fondateur de la troisième race de toute complicité, et, si les soupçons sont injustes, ils s’expliquent par la fin soudaine de Louis V et la superstition monarchique, toujours disposée dans ces temps barbares à chercher dans des attentats la cause des catastrophes royales.


II

L’évolution sociale qui s’est accomplie au Xe siècle, et qui est marquée par l’avènement des Capétiens, a donné au mariage des rois une importance beaucoup plus grande que sous les précédentes dynasties, car leurs femmes ne leur avaient apporté jusque-là que des dots mobilières, quelques-unes même, comme Frédégonde, ne leur avaient apporté que leur beauté ; mais la nouvelle constitution politique de l’Europe, c’est-à-dire la constitution féodale, en admettant les filles à succéder dans la tenure du fief, fit prévaloir l’usage des dots territoriales. D’autre part, le pouvoir royal, en se consolidant en France comme dans les états voisins, exerça une telle force d’absorption que les royaumes furent assimilés à une sorte de propriété privée qui se transmettait par voie d’héritage, et sur laquelle les alliances de famille créaient des revendications. En épousant dans ces conditions nouvelles les héritières des grands feudataires ou les héritières des races royales, les rois pouvaient, soit par eux-mêmes, soit par leurs proches, mettre la main sur les fiefs en vertu de la succession directe ou de la réversion, et sur les royaumes étrangers en vertu des mêmes droits. Leur ambition étant d’agrandir le royaume, ils s’attachèrent à faire, comme on dirait aujourd’hui, de beaux mariages, et, quoique cette politique n’ait pas été toujours heureuse, quoiqu’elle ait entraîné la France dans la guerre de cent ans et les guerres d’Italie, elle nous a du moins valu l’Artois sous Philippe-Auguste, la Champagne et la Brie sous Philippe le Bel, la Bretagne sous Louis XII, la Lorraine sous Louis XV. C’est par là que les reines de la troisième race ont été véritablement utiles au pays, car elles lui ont donné par un simple contrat ce qu’il eût fallu gagner par des guerres sanglantes. En dehors de ce fait, qui a exercé sur le développement territorial du royaume une influence considérable, leur histoire présente les mêmes incidens, les mêmes contradictions que dans les âges antérieurs.

Soumises comme les sujets eux-mêmes aux caprices d’un pouvoir sans limites et sans contrôle, les femmes des Capétiens n’ont eu que trop souvent à subir des violences inconnues dans les conditions les plus humbles. La promiscuité franque semble à l’origine se perpétuer dans les répudiations, et si Robert le Pieux en divorçant ne fait qu’obéir aux injonctions de l’église, si Louis VII cède aux ressentimens de l’honneur offensé, les égaremens de la passion guident seuls Philippe Ier et Philippe-Auguste lorsqu’ils se séparent de Berthe et d’Ingeburge ; mais ce n’est point assez pour eux de rompre des nœuds qui leur pèsent en prenant pour complices des conciles complaisans, il faut encore qu’ils punissent leurs femmes du crime de leur avoir déplu. Philippe-Auguste fait enfermer Ingeburge dans le château d’Etampes, et Philippe Ier Berthe dans le château de Montreuil-sur-Mer, où l’on montre encore aujourd’hui dans la citadelle la tour humide et sombre qui lui servit de prison, la tour de la reine Berthe, Le sort de ces tristes victimes excita dans le royaume une pitié profonde. Les papes les vengèrent par l’excommunication, le seul châtiment qui pût alors atteindre les rois, et les successeurs de Philippe-Auguste s’arrêtèrent devant la réprobation de la conscience publique et les anathèmes du saint-siège. Ils se rappelaient d’ailleurs que les répudiations, lors même qu’elles étaient justifiées par de graves motifs, pouvaient entraîner pour le royaume des conséquences désastreuses. Éléonore d’Aquitaine avait apporté au domaine royal le Poitou, la Saintonge, la Gascogne et la Guyenne ; Louis VII, en se séparant, lui rendit ces belles provinces, et elle les donna à l’Angleterre par son mariage avec Henri Plantagenet. A dater de cette époque, Louis XII et Henri IV furent les seuls qui divorcèrent sous prétexte que Jeanne et Marguerite ne pouvaient leur donner d’héritiers ; mais, tout en gardant leurs femmes, les derniers Valois et les Bourbons se dédommagèrent largement de la contrainte que leur imposaient l’église et la raison d’état, car le mépris des devoirs de la famille s’était développé avec le pouvoir absolu, et celles de nos reines qui méritaient le plus d’être heureuses furent précisément celles qui eurent le plus à souffrir du despotisme de leurs époux.

Louis XI fit sentir sa tyrannie à sa seconde femme, Charlotte de Savoie, aussi durement qu’aux derniers de ses sujets et la sacrifia sans pitié à la Gigogne et à la Passefilon. Tandis qu’il faisait compter d’une seule fois quatre-vingt-dix mille écus d’or à son médecin Coytier pour l’avoir guéri de la fièvre, il donnait à peine de quoi vivre à la mère de Charles VIII et d’Anne de Beaujeu, et la tenait enfermée comme une criminelle dans le château d’Amboise, « menant fort petit train, dit Brantôme, et fort mal habillée. Il la laissait là avec sa petite cour, à faire ses prières, et lui s’allait promener et se donnait du bon temps. » Mais Amboise lui semblait trop près de Plessis-les-Tours ; il relégua Charlotte au fond du Dauphiné, et pour lui flaire sentir plus rudement encore son aversion il défendit à ses enfans de l’aller voir, sous prétexte qu’elle était plus bourguignonne, que française. La seule femme qui, dans l’entourage dissolu et féroce de Charles IX, ait mérité le nom de femme, Elisabeth d’Autriche, la Sainte, comme l’appelaient ses contemporains, eut à subir tout à la fois la domination de Catherine de Médicis et de Marie Touchet, la maîtresse du roi. Douce, compatissante et pieuse, elle eût prévenu peut-être le massacre de la nuit du 24 août, si elle avait conservé quelque ascendant sur son mari ; mais elle n’était qu’un pâle fantôme égaré au milieu d’une bande d’assassins. Elle ne trouvait autour d’elle que mystère et défiance, parce qu’elle était un reproche pour la reine-mère ou les instrumens de ses cabales, et de peur qu’elle ne mît obstacle à la politique d’égorgement on lui cachait les secrets de l’état, comme on les cache à un ennemi. Elle ne sut rien des préparatifs de la nuit du 24 août, et n’apprit que le lendemain ce qui s’était passé. Son premier mot fut « le roi le sait-il ? » et comme on ne lui répondait pas, elle demanda son livre d’heures et resta tout le jour en prière et en larmes. Marie-Thérèse ne trouva, comme elle, auprès de Louis XIV que froideurs et dédains insultans, mal déguisés sous les puériles formules de l’étiquette. Les courtisans osaient à peine lui parler, de peur de froisser Montespan ou La Vallière ; le roi refusait de la mener au bal, afin d’y conduire ses maîtresses, et quand il entrait chez elle, fort avant dans la nuit, elle attendait en silence qu’il voulût bien lui adresser la parole. Entourée tout à la fois d’hommages et d’outrages, elle mourut à quarante-cinq ans, désespérée, comme ses rivales elles-mêmes, de l’abandon d’un maître qui était l’incarnation vivante de l’égoïsme, et que la tendresse et les larmes des femmes laissaient insensible comme la misère des sujets. La dernière victime des débauches royales, Marie Leczinska, eut à supporter les mêmes affronts et les mêmes douleurs. Louis XV, dans les premiers temps de son mariage, lui avait témoigné une vive affection ; mais, comme le dit un chroniqueur des scandales du XVIIIe siècle, il avait déjà pris le goût du Champagne. Un soir, en sortant d’un petit souper, il entra chez elle dans un état voisin de l’ivresse, et, comme il s’approchait pour l’embrasser, elle détourna la tête et lui dit qu’il sentait le vin. A dater de ce moment, la rupture fut complète, et l’on sait trop ce qu’elle a coûté à la France, car en ce royaume où tous les pouvoirs et tous les droits s’étaient concentrés dans un homme, les faits de la vie du prince les plus vulgaires en apparence s’élevaient à la hauteur d’un événement politique, et les plus petites causes produisaient les plus grands effets.

Par un singulier retour des choses humaines, ces rois qui outrageaient si effrontément les lois de la famille et sacrifiaient les mères des héritiers de leur couronne aux aventurières des galanteries scandaleuses, Louis XIV et Louis XV, furent frappés tous deux dans leurs enfans, et la mort de monseigneur le grand dauphin, la mort du dauphin Louis, vinrent briser la loi d’hérédité directe qui faisait la force de la monarchie ; la fin soudaine et imprévue de ces deux princes fut comme le signe avant-coureur des catastrophes qui attendaient la dynastie dans un avenir prochain. La sève et la vie -semblaient tarir dans le vieux tronc capétien, et, comme si la nature elle-même s’était faite la complice des révolutions pour anéantir cette grande race, son dernier rameau a été frappé de stérilité dans la personne du prince qui semblait appelé à le faire reverdir, Henri, comte de Chambord, dernier héritier de la couronne des Bourbons.

Parmi les reines de la troisième race qui sont intervenues dans les affaires, soit officiellement, en vertu d’une régence légalement déléguée, soit à l’aide des troubles publics ou de la faiblesse de leurs maris, deux seulement, Blanche de Castille et Jeanne de France, femme de Charles V, ont rempli dignement leur rôle. Blanche, pendant la minorité de son fils, soutient avec un courage viril une lutte de sept ans contre les grands vassaux, ligués avec le roi d’Angleterre Henri III. Elle prépare l’un de nos plus grands règnes ; mais sa conduite dans la guerre des albigeois et l’établissement de l’inquisition laissent encore une tache sur sa mémoire. Jeanne de France au contraire apparaît pure de tout reproche. L’histoire ne l’a point placée au rang que lui assignaient ses vertus privées ainsi que les services qu’elle a rendus à la cause nationale, et ce n’était point sans raison que Charles V l’appelait le soleil du royaume. Initiée à tous les secrets de la politique, elle siégeait à côté de son mari dans les audiences solennelles du parlement ; elle assistait à toutes les séances du conseil, et ne donnait que de bons avis. L’économie sévère qu’elle avait introduite dans les dépenses de la maison royale contribua par l’exemple à faire pénétrer le bon ordre dans les finances, et grossit par l’épargne le trésor qui paya les soldats de Duguesclin et la libération du territoire ; mais par malheur, à côté de Jeanne et de Blanche, nous rencontrons Constance, Isabeau de Bavière, Catherine de Médicis et d’autres encore, qui ne sont intervenues dans la politique que pour y faire sentir la désastreuse puissance de leur faiblesse, de leurs vices ou de leurs instincts cruels.

Constance d’Arles, unie au prince le plus pacifique et le plus doux de son temps, Robert le Pieux, se fit un plaisir cruel de le tourmenter toute sa vie. Elle se laissait entraîner à de tels emportemens qu’un jour, dans un accès de colère, elle creva un œil à son confesseur Etienne en le frappant avec une canne dont la pomme était faite en forme de tête d’oiseau, et l’on pourrait croire, à la manière dont les historiens contemporains parlent de sa violence envers son mari, que la canne à tête d’oiseau ne s’arrêta point toujours devant la majesté royale. Hugues de Beauvais, que Robert avait choisi pour ministre, faisait obstacle à ses idées de domination : elle résolut de s’en débarrasser, et pendant une promenade elle le fit tuer, sous les yeux du roi, par des assassins que lui avait prêtés Foulques, comte d’Anjou, avec lequel on l’accusait d’entretenir des relations adultères. Mère dénaturée, elle voulut enlever la couronne à son fils Henri pour la donner à son second fils Robert, s’allia à Baudoin, comte de Flandre, à Eudes, comte de Champagne, à Guillaume VI, duc de Guyenne, car les grands feudataires étaient toujours prêts à se mêler aux complots de famille, et l’héritier légal, Henri, ne put arriver au trône qu’en implorant le secours du duc de Normandie contre les puissans seigneurs mis en campagne par sa mère.

Isabeau de Bavière, que l’on peut appeler une Frédégonde capétienne, devait laisser dans notre histoire une trace plus sombre encore, et l’on se demande, en comparant les actes de sa vie publique et privée avec ses devoirs de reine et d’épouse, si la folie de Charles VI n’était pas contagieuse. Ralliée contre les Bourguignons au parti du duc d’Orléans, lorsqu’elle était sa maîtresse, elle passe après sa mort dans le parti de son assassin, Jean sans Peur, pour revenir ensuite aux Armagnacs, et se liguer en dernier lieu avec les Anglais. Elle participe au massacre de 1418, qui jette sur le pavé de Paris trois mille victimes, dont un connétable, un chancelier, deux archevêques, six évêques et quarante magistrats, et, pour mettre le comble à sa trahison, elle donne avec la main de sa fille Catherine la France à Henri V d’Angleterre, à l’exclusion du dauphin Charles, en s’engageant à user des dernières rigueurs contre ceux qui prendraient le parti de l’héritier légal de la couronne, c’est-à-dire contre les défenseurs de la cause nationale[5] ; mais les malheurs du royaume, auquel elle était étrangère par sa naissance, lui importaient peu. Elle avait tout à la fois à se venger du roi et de son propre fils, car le roi, surprenant chez elle le seigneur de Bois-Bourdon, son amant, l’avait fait jeter à la Seine, cousu dans un sac, et l’avait elle-même reléguée à Blois ; son fils avait obtenu contre elle un arrêt d’exil, lorsqu’elle était du parti bourguignon, et de plus il avait confisqué l’argent qu’elle avait volé dans le trésor public et caché dans des églises ; elle se vengea par le traité de Troyes. L’expiation ne se fit pas attendre. A la mort de Charles VI et de Henri V, elle tomba dans un isolement complet, et subit le plus cruel châtiment qui puisse atteindre les ambitieux, celui de survivre à leur fortune. De 1422 à 1435, elle vécut misérablement à Paris, chargée de la haine universelle ; la nuit même de sa mort, on l’emporta dans un petit bateau qui attendait son cadavre au bord de la Seine, et on l’enterra secrètement, comme si l’on eût craint d’outrager la nation en lui rendant les honneurs dus à son rang.

L’ingérence d’Anne de Bretagne dans la politique se fit sentir sous Louis XII, non plus par des crimes, comme au temps d’Isabeau, mais par des fautes et des inconséquences d’une extrême gravité. Anne, que le bon roi Louis « dans ses goguettes[6] » appelait sa Bretonne, ne put jamais s’habituer à l’idée d’être Française. Lorsque le roi son mari tomba malade à Blois en 1505, elle n’eut d’autre souci en prévision de sa mort que de déménager au plus vite pour retourner en Bretagne. Elle chargea ses meubles et ses trésors sur quatre bateaux qu’elle dirigea vers Nantes. Le maréchal de Gié, quoique Breton, les fit saisir, et ce brave et loyal soldat, qui avait rendu les meilleurs services pendant les guerres d’Italie, fut pour ce fait détenu pendant cinq ans dans le château de Blois. Anne n’usa de son influence que dans l’intérêt de l’empire ou de la papauté. En 1511, elle s’opposait à la déposition de Jules II, que le concile de Pise était sur le point de prononcer, pour répondre à l’excommunication qu’il avait fulminée contre Louis XII sans pouvoir la justifier autrement que par des motifs purement temporels. Après la bataille de Ravenne, qui avait ouvert à l’armée française la route de Rome, elle détourna Louis XII de marcher sur cette ville et de l’occuper, ce qui eût inévitablement mis fin aux ligues italiennes. En 1513, elle décida ce prince à souscrire au concile de Latran, qui n’était qu’une réaction de l’ultramontanisme contre l’église gallicane, et par ces humiliations du vainqueur devant les vaincus, par ces ménagemens intempestifs pour un ennemi implacable, elle ruina la prépondérance française dans la péninsule, et prépara les revers de François Ier par les revers de Louis XII. Enfin, au moment où sa fille Claude fut recherchée en mariage par le duc de Luxembourg, qui fut depuis Charles-Quint, et François de Valois, comte d’Angoulême, elle appuya le duc de Luxembourg. Heureusement Louis XII, qui ne voulait, disait-il, « allier ses souris qu’aux rats de son grenier, » eut la sagesse de consulter les états-généraux : ils se prononcèrent en faveur du comte d’Angoulême, et Claude resta Française. Devenue reine, elle ne se fit connaître que par ses vertus et ses bienfaits ; elle s’effaça devant Louise de Savoie, à qui son titre de mère avait donné sur François Ier l’ascendant fatal que devaient prendre plus tard la duchesse d’Étampes et la comtesse de Chateaubriant. Chargée de la régence pendant la captivité de son fils, Louise montra dans cette fonction une incontestable habileté politique ; mais hors de là elle ne fit que compromettre la fortune du royaume. Cupide et prodigue tout à la fois, elle puise à pleines mains dans le trésor public pour répandre ses largesses sur les Montpélot, les Bonnivet, les Montmorency et les courtisans qui s’associent à ses cabales. Elle nous fait battre en Italie en gardant l’argent destiné à la solde des Suisses, qui refusent de marcher parce qu’ils ne sont pas payés. A l’âge de quarante-cinq ans, elle se passionne pour le connétable de Bourbon, mais celui-ci reste insensible à ses charmes surannés, et, pour se venger, elle le poursuit avec une haine implacable. La part glorieuse prise par le connétable aux victoires d’Agnadel et de Marignan, le midi sauvé de l’invasion après la déroute de Novarre, rien ne peut le défendre contre les rancunes de la femme qu’il a dédaignée, spretœ injuria formœ ; menacé dans la possession de ses biens par un procès injuste, outragé dans son honneur militaire pendant la guerre de Flandre, ce vaillant soldat, l’un des plus grands hommes de guerre de son temps, passe à l’ennemi. Il retrouve Bonnivet sur le champ de bataille de Rebecq et lui fait subir une sanglante défaite ; il retrouve François Ier sur le champ de bataille de Pavie, décide la victoire des Espagnols, et offre en présent à Charles-Quint ce roi de France qui vient de le sacrifier aux intrigues de sa mère.

Vingt ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Louise de Savoie, qu’une étrangère formée à l’école des grandes trahisons, Catherine de Médicis, venait s’asseoir sur le trône de saint Louis. Pendant la vie de son mari et de son fils aîné, elle trouva devant elle Diane de Poitiers et Marie Stuart, et, comme elle savait par l’expérience des choses humaines qu’une femme légitime ne peut pas lutter contre une maîtresse et que l’ascendant d’une mère, s’efface devant les séductions d’une jeune femme, elle laissa Henri II à Diane de Poitiers et François II à Marie Stuart. Quand la minorité de Charles IX eut enfin remis entre ses mains, par le titre de régente, le pouvoir qu’elle avait attendu si longtemps, elle inaugura dans sa nouvelle patrie le système de la corruption et de la ruse, dont elle avait appris le secret dans le livre du Prince, ce code des parvenus du genre humain que Machiavel avait écrit pour son père, Laurent II de Médicis, et dont elle fit, suivant le mot du temps, le bréviaire de sa cour. Douée, comme Mazarin, de l’instinct politique qui est particulier à la race italienne, et comme lui profondément indifférente en matière de religion, elle essaya d’abord de tenir la balance égale entre les catholiques et les réformés, non par esprit de justice, mais dans l’intérêt exclusif de son pouvoir. On put croire un moment qu’elle penchait du côté des opinions nouvelles, car elle avait fait demander à Rome l’autorisation pour ses sujets de communier sous les deux espèces, et consulté le saint-siège sur l’opportunité du mariage des prêtres ; ce n’était là qu’un jeu à l’aide duquel elle espérait endormir les réformés. Lorsqu’ils devenaient menaçans, elle promulguait des édits de tolérance, et des édits de persécution lorsque les catholiques prenaient le dessus. Ceux-ci avaient pour chefs les Guises, qui ne dissimulaient pas leurs prétentions à la couronne comme descendans de Charles de Lorraine, le Carlovingien dépossédé par Hugues Capet. Abandonner aux Guises le rôle de protecteurs de l’orthodoxie, c’était leur livrer la royauté du catholicisme ; Catherine, pour ne point se laisser primer par eux, résolut de frapper un grand coup et de montrer qu’elle ne laissait à personne l’honneur de sauver la religion.

Le mystère qui enveloppe presque toujours les crimes politiques a laissé indécise la question de savoir si Catherine a pris l’initiative de la Saint-Barthélemy, ou si elle n’a fait qu’y donner son consentement ; mais dans ce gouvernement où rien ne se faisait que sur un signe des rois ou de ceux qui régnaient sous leur nom, qui donc, si ce n’est elle, aurait pu discipliner et centraliser l’assassinat et faire égorger en vingt-quatre heures, sur les points les plus divers et les plus éloignés, trente mille personnes suivant De Thou, soixante-dix mille suivant Sully ? Déjà en 1563, pendant une négociation entamée avec le duc d’Albe, on avait mis en avant l’idée d’un massacre général des protestans, et si ce massacre n’eut pas lieu, c’est que les circonstances ne s’y prêtaient pas ; mais Catherine était patiente : elle avait attendu vingt ans l’occasion de saisir le pouvoir, elle attendit de même l’heure de regorgement, et cette heure sonna pour elle lorsque les fêtes du mariage du roi de Navarre eurent réuni à Paris les chefs du parti protestant. Elle avait lu dans Machiavel qu’il ne faut jamais laisser échapper ses ennemis quand on les tient sous sa main, et que, pour faire disparaître un parti, il faut le frapper comme on frappe un homme, d’un seul coup, la nuit, sans que la persécution traîne. Cet abominable programme fut suivi de point en point, et la nuit du 24 août a marqué notre histoire d’une tache sanglante que les siècles n’effaceront pas ; mais ce n’est point seulement pour avoir égorgé ses sujets, c’est aussi pour les avoir corrompus que Catherine mérite les malédictions de la postérité, car les instructions qu’elle a rédigées pour Charles IX montrent comment elle faisait de l’avilissement des caractères le plus puissant instrument du despotisme. Elle veut que son fils apprenne aux grands qu’ils ne sont quelque chose que par lui, aux petits qu’ils n’existent que par son bon plaisir. Elle veut qu’il donne des fêtes et surtout des places, car c’est là dit-elle, le plus sûr moyen de se faire aimer des Français[7], et dans ce manuel d’éducation royale elle fonde la science du gouvernement sur l’exploitation des bassesses et des faiblesses humaines. Les catholiques, aveuglés par les passions religieuses, l’avaient proclamée, au moment des massacres, la plus grande et la plus sainte des femmes ; mais sous le règne de Henri III ils reportèrent sur elle une partie de la haine et du mépris qu’ils avaient voués à ce prince. Bien qu’elle eût désapprouvé le meurtre des Guises, parce qu’il lui paraissait compromettant et inopportun, l’opinion publique l’accusa de complicité, parce qu’il était naturel de penser que la femme qui avait fait tuer d’un seul coup des milliers d’hommes, pouvait sans scrupule en faire tuer deux. Abandonnée de tous, et ne prévoyant que trop les conséquences de l’attentat du château de Blois, elle mourut de langueur et de tristesse, et, suivant le mot d’un contemporain, le peuple ne s’inquiéta pas plus de sa mort que de la mort d’une chèvre.

Étrangère comme Catherine, sortie de la même famille et comme elle compatriote de Machiavel, Marie de Médicis, après la mort de Henri IV, ne mit que trop bien en pratique les maximes de la fille du Florentin Laurent. A force de donner des fêtes, elle dévora en moins de trois ans les 40 millions mis à l’épargne par Sully et força ce grand ministre à s’éloigner des affaires publiques, parce qu’il avait refusé de lui délivrer un mandat de 900,000 livres, dont elle avait du reste le plus grand besoin, car ses folles prodigalités l’avaient réduite à un tel état de dénûment qu’elle s’était vue dans la nécessité de renvoyer une partie de sa maison et de diminuer de moitié le nombre des plats servis sur sa table. Entraînée par ses prédilections nationales, elle livra la fortune du pays à un aventurier audacieux et cupide, Concini, maréchal d’Ancre, qui put voler impunément, grâce à son appui, 4 millions dans le trésor public et lever une petite armée pour son compte. Fille d’une archiduchesse d’Autriche, elle renversa, dans l’intérêt de la maison dont elle était issue, la politique du précédent règne ; elle provoqua par sa dureté, son favoritisme, ses dilapidations, ses tendances anti-françaises, une ligue des huguenots et des catholiques, de la noblesse et du tiers-état, et l’anarchie où elle avait jeté le royaume était si profonde qu’on vit un fils donner à son favori, de Luynes, l’autorisation de tuer le favori de sa mère, Concini, une mère prendre les armes contre son fils, et le premier ministre bannir du royaume la mère du roi.

Comme Marie de Médicis, Anne d’Autriche porta le trouble dans l’état et le désordre dans les finances. Sœur du roi d’Espagne Philippe IV, elle entretint avec ce prince et son frère le cardinal-infant une correspondance où elle livrait les secrets de la politique française, ce qui constituait un acte de haute trahison qu’elle eût payé de sa tête, si le titre de reine ne l’avait pas élevée au-dessus des lois. Après avoir conspiré avec Chalais contre la France, elle conspira avec Cinq-Mars contre Richelieu et fut l’âme des complots qu’entravèrent les desseins de ce grand homme d’état et menacèrent sa vie. Investie de la régence à la mort de Louis XIII, elle abandonna le pouvoir à Mazarin, qui lui inspirait une passion violente, et si l’habile et tout-puissant ministre continua l’œuvre d’agrandissement territorial et de prépondérance politique et militaire commencée par Henri IV et Richelieu, il ne fit que trop sentir à l’intérieur que, dans ce royaume où la loi salique interdisait aux femmes de régner, il suffisait à un parvenu du hasard de l’amour d’une femme pour régner en maître absolu. Grâce à la domination qu’il exerçait sur la régente, il put travestir en gentilhomme français, sous le nom du sieur d’Emery, pour en faire l’instrument de ses rapines, son compatriote Patricelli, banqueroutier frauduleux, qu’il nomma surintendant des finances ; il put contracter des emprunts ruineux, faire perdre d’un seul coup soixante millions aux créanciers de l’état, sous prétexte que les uns étaient trop riches et les autres des gens de rien dont on n’avait point à s’occuper, et laisser en mourant 100 millions dérobés au trésor public, que Louis XIV, à qui il les avait légués par son testament, eut la délicatesse de refuser parce qu’il en connaissait la source. Les scandales de l’administration de Mazarin, autorisés par le scandale de ses relations avec la reine-mère, soulevèrent la haine de la noblesse, du parlement et du peuple, et la fronde sortit de la régence comme le lointain préludé de l’agitation révolutionnaire.

On le voit par les faits que nous venons de rappeler, depuis Henri II jusqu’à Louis XIII les mariages contractés avec des princesses étrangères ont été également funestes aux rois et au peuple. Il en fut de même du mariage de Louis XVI. Au moment où l’amant de la Du Barry rendait le dernier soupir, le dauphin, devenu roi, et Marie-Antoinette s’étaient écriés en pleurant et en tombant à genoux à quelques pas de son lit de mort : « Mon Dieu ! guidez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes. » C’était la première fois depuis l’origine de la monarchie que la prise de possession de la couronne était saluée par des larmes ; mais l’avilissement du pouvoir, la ruine du trésor et les sourdes menaces de l’opinion publique ne justifiaient que trop cette peur de régner qui faisait pleurer Louis XVI. Placé à la tête d’une société qui ne pouvait plus vivre, ce prince, comme le Débonnaire, dont il rappelait la douceur et la faiblesse, se trouvait jeté au milieu d’une de ces crises redoutables où les qualités personnelles des rois se tournent souvent contre eux, et cette force aveugle du destin qui semble dans les drames antiques poursuivre les races royales vouées à la malédiction des dieux s’est appesantie sur sa tête et sur Marie-Antoinette, comme elle s’était appesantie déjà sur une autre victime des catastrophes dynastiques, Henriette de France, femme de Charles Stuart. La destinée de ces deux reines est identique en effet, comme leur rôle dans les deux révolutions. Transplantées sur une terre étrangère, elles assistent sans y rien comprendre aux événemens qui les poussent à l’abîme, et sont toutes deux en complète contradiction avec leur temps et les peuples sur lesquels elles sont appelées à régner. Henriette n’épouse Charles Ier qu’à la condition de rester catholique, et elle arrive dans un royaume antipapiste avec une dispense du pape, un confesseur et douze prêtres ; elle porte chez un peuple libre et fier les traditions de l’absolutisme français, et quand l’Angleterre, menacée dans ses croyances et ses franchises, lui répond par la guerre, par l’exil, par la mort de son époux, elle s’imagine qu’il est de l’honneur et du devoir de l’Europe entière de la plaindre et de la venger[8]. Marie-Antoinette, quoique avertie par de sombres pressentimens des périls de la monarchie, ne comprit pas davantage la situation qui lui était faite dans sa nouvelle patrie. Jetée au milieu d’un peuple où fermentaient les idées de liberté et de rénovation sociale, elle se crut encore en Autriche ; elle se mit à la tête des intrigues qui poussaient son mari à la résistance, et invoqua, comme Henriette, la protection de l’étranger. Façonnée aux habitudes bourgeoises de la cour de Vienne, elle blessa la noblesse de Versailles par le sans-façon de ses manières. « Ici, dit-elle dans une de ses lettres, les assujettissemens sont innombrables, comme si la simplicité était un crime. » Elle avait raison, mais elle ne voyait pas que ces assujettissemens contre lesquels elle protestait donnaient seuls de l’importance aux princes dont l’étiquette faisait la grandeur et aux parasites qui en vivaient, au grand chambellan qui posait la carafe d’eau sur la table royale, à l’officier du gobelet qui rinçait le verre du roi, au premier prince du sang qui présentait la serviette ou la chemise, aux gentilshommes de la garde-robe, conservateurs des cravates et des boutons de diamant, aux dames qui se disputaient l’honneur de bercer les enfans de France pour obtenir le titre de remueuses de princes. Tout en repoussant l’étiquette, elle affichait pour la parure un goût effréné ; elle en faisait son occupation principale, et l’on disait d’elle ce que les Parisiens du XVe siècle disaient d’Agnès Sorel, qu’elle ensorcelait le souverain sexe. « Toutes les femmes, dit Mme Campan dans ses Mémoires, voulaient naturellement l’imiter. Les mères et les maris en murmurèrent, et le bruit général fut qu’elle ruinerait les dames françaises. » La ténébreuse affaire du collier, l’acquisition de Saint-Cloud, qui fut payé 6 millions par de Calonne au moment où le trésor ne se remplissait que par des emprunts onéreux, surexcitèrent encore le mécontentement.

On se souvenait du programme tracé par Louis XVI à son avènement : « point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts, point de banqueroute, » et, comme on voyait chaque jour les faits en contradiction avec les promesses, on accusait la reine de mettre obstacle aux économies et de provoquer les dilapidations ; mais, complice inconsciente de la catastrophe où elle laissa sa vie, elle ne soupçonnait rien des dangers et des pièges qui l’environnaient. Elle ne poussait pas aux mesures violentes, comme Madame Elisabeth, qui croyait que le seul moyen de sauver la monarchie c’était de faire tomber trois têtes ; cependant elle s’opposait aux réformes les plus indispensables, et tandis que le parti de la révolution l’accusait du maintien des abus, sa famille conspirait contre elle. Madame Adélaïde ne la désignait dans l’intimité que sous le nom de l’Autrichienne, et ce nom, tombé des petits appartemens de Versailles dans les clubs, fut ramassé par les sans-culottes et les tricoteuses. Le comte de Provence, depuis Louis XVIII, devenu chef de la branche cadette, se mit à la tête d’une basse intrigue pour la perdre en la déshonorant. Au baptême de Madame Royale, dont il était le parrain, il ne craignit pas de dire au grand-aumônier qu’il fallait « s’enquérir du nom des père et mère. — A quoi bon, répondit celui-ci, ne sait-on pas que Madame est née du roi et de la reine ? — Est-ce votre avis, monsieur ? » Et par ce mot perfide il jeta sur la fille de Marie-Thérèse ces indignes soupçons d’adultère qui la suivirent jusqu’au pied de l’échafaud.

Aujourd’hui que depuis bientôt un siècle la mort a fait son œuvre, Marie-Antoinette n’est plus pour nous que la triste victime de la fatalité du temps où elle a vécu. L’épouse est sortie pure des enquêtes de l’histoire, elle a racheté par l’héroïsme de ses derniers momens les frivolités de sa vie, qu’on eût excusées, si elle n’avait point porté la couronne, comme des faiblesses communes aux femmes jeunes et belles qui vivent entourées d’adulations et d’hommages, et, nous n’hésitons point à le dire, c’est une honte pour notre temps qu’il se trouve encore des hommes assez aveuglés par les funestes traditions du jacobinisme pour faire. honneur de sa mort à ce ramas d’assassins qu’on appelle le tribunal révolutionnaire, comme les catholiques du XVIe siècle faisaient honneur à Catherine de la saignée salutaire du 24 août 1572,


III

Telle est, rapidement résumée par les faits les plus importans, l’histoire des femmes que l’affection et plus souvent encore la politique ont données pour épouses à nos rois. Les unes, sacrifiées à d’indignes créatures, ont passé leur vie dans les larmes et l’abandon, sans pouvoir se soustraire à la triste destinée que leur avaient faite des liens indissolubles, car les rois avaient seuls le privilège des répudiations ; les autres ont gouverné comme régentes en vertu d’une délégation légale ; quelques-unes ont régné clandestinement sous le nom de leurs fils ou de leurs maris, et formé comme les favorites un gouvernement occulte à côté du gouvernement officiel ; mais, sauf quelques rares exceptions, leurs vertus privées ont été presque toujours inutiles à l’état, leur ambition toujours dangereuse, et leur gouvernement toujours orageux. Les régences, en faisant tomber le pouvoir en quenouille, réveillaient toutes les oppositions et toutes les convoitises des princes du sang, qui ont été l’un des plus grands embarras de la monarchie, les courtisans, les parvenus de la bassesse et de l’intrigue, profitaient des interrègnes pour mettre la main sur la couronne, et l’entourage des reines, comme celui des rois, livrait le pays aux influences les plus désastreuses, car le pouvoir monarchique avait beau se proclamer un et indivisible, il restait, par son caractère exclusivement personnel, accessible et pénétrable à tous ceux qui de près ou de loin se rattachaient à la personne du prince, et ce fut là sous l’ancien régime, l’une des causes qui ont jeté si souvent la politique royale hors de ses voies traditionnelles et régulières. Les individualités les plus diverses et les plus opposées, les hommes supérieurs et les plus misérables intrigans, les grands seigneurs et les barbiers, les confesseurs et les valets, ont pu tour à tour prendre une part de la souveraineté que le droit monarchique plaçait tout entière entre les mains des rois, et que la première cour de justice du royaume, la cour gardienne des lois, l’auguste parlement de Paris lui-même, ne se fit point faute d’usurper en profitant, comme les favoris ou les reines, de l’enfance ou de la faiblesse des rois, des rivalités des castes, de la guerre étrangère pu de la guerre civile.

C’est ainsi que, dans la monarchie du droit divin, une anarchie profonde se cachait sous les dehors solennels et unitaires du pouvoir absolu. L’Angleterre avait sa grande charte, l’Espagne ses fueros, l’empire sa bulle d’or ; mais la France n’avait pour toute garantie que le serment du sacre. Les rois ne s’y engageaient envers leurs sujets que par les vagues formules de l’équité, et ils étaient toujours libres de violer les lois ou de les laisser violer par le premier venu, parce que les lois, suivant la doctrine de saint Thomas, qui fut aussi celle de la vieille royauté, ne sont point obligatoires pour ceux qui les ont faites. Ce fut là on peut le dire sans crainte de fausser l’histoire, l’une des principales causes des agitations et des malheurs du passé ; mais nous n’avons point à nous étonner, car, si nous voulons juger avec impartialité les événemens qui depuis 1789 se sont succédé chez nous avec une rapidité vertigineuse, nous serons forcés de reconnaître que nous n’avons pas plus que nos aïeux le respect des lois et du droit. Ce ne sont plus les reines, les maîtresses, les favoris où les confesseurs qui usurpent un pouvoir qui ne leur appartient pas ; ce sont les tribuns, les courtisans de la foule, les héritiers de césar, les récidivistes des gouvernemens provisoires, les amis du peuple, comme Marat. La souveraineté s’est déplacée ; elle n’est plus dans un homme, elle est dans tous, et dans ces conditions nouvelles, la France ne peut espérer de meilleurs jours que si le respect des lois s’impose à tous. La démocratie, sans ce respect, ne sera que désordre et violence, et nous n’aurons fait dix révolutions en quatre-vingts ans que pour remplacer les intrigues princières et les cabales de cour par les sociétés secrètes, et les coups de main de l’émeute, la légitimité du droit national par les surprises et la corruption du suffrage universel, le droit divin par la légende jacobine, et la Saint-Barthélemy par la commune ?


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1872.
  2. Isambert, Anciennes lois françaises, t. Ier, p. 295.
  3. La singulière fortune des maires du palais, qui appartenaient d’abord à la domesticité royale, et dont la vie dans les compositions pénales était estimée à 35 sous, comme celle des forgerons et des porchers, a donné lieu à de nombreux travaux ; on s’est étonné de cette fortune, de la domination des sujets sur les rois, et l’on a cherché les causes de ce fait étrange dans l’incapacité des Mérovingiens, l’anarchie sociale, l’esprit d’indépendance de la noblesse franque, l’hostilité de la Neustrie et de l’Austrasie ; mais on a oublié celle que nous indiquons ici, et qui nous parait marquer d’une manière précise le point de départ de l’ingérence des maires dans la politique. On trouvera dans un livre fort curieux, publié en Belgique et trop peu connu en France ; l’Histoire des Carolingiens, par MM. Warnkœnig et Guérard, un résumé des opinions émises par les savans allemands, tels que MM. Pertz, Luders, Waitz, Zinkeisen, Bonnell, Schœn, Léo et Zœpft, qui se sont particulièrement occupés de la question.
  4. Nous ferons remarquer en passant que, dans un certain nombre de livres modernes, la seconde femme de Charles le Chauve est désignée par erreur sous le nom d’Adélaïde.
  5. Il faut lire dans l’Essai sur les mœurs, chap. LXXIX, les réflexions qu’inspire à Voltaire la prise de possession de la couronne de France par le roi d’Angleterre. Il est impossible de flétrir avec plus de verve et de raison les lâchetés qui dans les temps de révolution donnent aux faits accomplis la sanction du droit. « Si les successeurs de Henri V, dit Voltaire, avaient soutenu l’édifice élevé par leur père, s’ils étaient aujourd’hui rois de France, y aurait-il eu un seul historien qui ne trouvât leur cause juste ? Mézerai n’eût point dit en ce cas qu’Henri V mourut des hémorrhoïdes en punition de s’être assis sur le trône des rois de France. Les papes ne leur auraient-ils pas envoyé bulles sur bulles ? .. Que de prédicateurs eussent élevé jusqu’au ciel Henri V, vengeur de l’assassinat et libérateur de la France ! »
  6. C’est le mot de Brantôme.
  7. Les instructions de Catherine sont reproduites dans la collection Leber, t. V, p. 253.
  8. Nous ferons remarquer à propos du mariage d’Henriette qu’il a eu pour la France les plus tristes résultats. Il a provoqué l’intervention de Louis XIV dans les affaires religieuses de l’Angleterre, et ce prince, en se faisant le protecteur armé du catholicisme, a envenimé les haines qui existaient déjà entre les deux peuples ; il a préparé l’avènement de Guillaume d’Orange en lui donnant le rôle de défenseur du protestantisme européen, et il a conduit par la grande ligne au traité d’Utrecht, qui n’est en réalité que le prélude des traités de 1815 et le premier pacte européen tendant à l’amoindrissement de la France. La révocation de l’édit de Nantes a été le corollaire de la politique catholique de Louis XIV ; mais, chaque fois qu’il s’agissait du catholicisme, la raison du grand roi semblait s’obscurcir. Il ne faut pas du reste faire peser sur lui seul la responsabilité de sa conduite en matière de religion. La plupart des personnages qui l’entouraient le poussaient aux égaremens du prosélytisme, et Bossuet tout le premier, comme on peut le voir entre autres dans l’oraison funèbre de la seconde Henriette, fille de Charles Ier. Bossuet, qui ne voit dans l’histoire qu’un seul but, le triomphe de l’orthodoxie, glorifie tous les actes qui devaient faire détester par les Anglais la femme et la fille de Charles Ier ; il félicite vivement cette dernière princesse d’avoir cherché à soulever l’Europe catholique contre l’Angleterre, car du moment où il s’agissait d’extirper l’hérésie, tous les moyens lui semblaient bons, et si l’oraison funèbre est un modèle de beau langage, on peut dire qu’elle n’est au fond qu’un non-sens politique.