Le Rôle politique et les survivances de la Compagnie secrète du Saint-Sacrement

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LE RÔLE POLITIQUE ET LES SURVIVANCES
DE
LA COMPAGNIE SECRÈTE DU SAINT-SACREMENT

Lorsque la Compagnie secrète du Très Saint-Sacrement de Paris fut obligée de cesser, vers la fin de l’aimée 1665, ces assemblées qu’elle tenait sans interruption depuis le mois de mars 1630, ce fut, nous l’avons vu[1], parce que le gouvernement de Louis XIV, éclairé et aussi, sans doute, stimulé depuis 1660 par les dénonciations des Jansénistes, voulait sa perte. Est-ce qu’en dehors des prévarications délictueuses que les Parlemens de Bordeaux et de Paris avaient condamnées chez les confrères, d’autres délits leur furent reprochés ? Est-ce que d’autres heurts s’étaient produits entre le zèle officieux de la Compagnie et les actes autorisés de l’administration civile ? Nous n’en trouvons nulle trace, et il ne semble pas qu’il y ait eu en effet de tels conflits. Le gouvernement ne se souciait pas beaucoup plus en 1660, ou même en 1666, qu’en 1627, au moment où la Compagnie était née, de ce que nous appelons aujourd’hui ses devoirs sociaux. Peut-être même l’histoire, mieux connue, de l’assistance publique[2], des prisons, de l’instruction, nous montrerait-elle qu’il s’en souciait moins sous Mazarin que sous Richelieu, et qu’il y eut, à cet égard, entre les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, un déchet, qu’expliqueraient surabondamment et les guerres continuelles, et les charges financières qui en résultaient, et l’absence des États généraux, dont la voix ne s’élevait plus pour rappeler à la royauté les parties intérieures de sa besogne et les besoins de la vie du pays. Cependant il ne faudrait pas dire non plus qu’il s’en désintéressât complètement. En 1643, la Cour appuie les efforts du chevalier Gerbier pour l’établissement des Monts-de-Piété ; en 1650, le Parlement ordonne l’exécution exacte des arrêts et règlemens sur la police des pauvres ; en 1656, un édit nomme le premier président et le procureur général seuls chefs de cet Hôpital-général de Paris, dont la Compagnie du Saint-Sacrement avait, sous-main, préparé la fondation ; en 1662, une déclaration du Roi prescrit l’établissement d’un hôpital dans toutes les villes et gros bourgs du Royaume. Et ce qui est encore plus certain, c’est que la monarchie absolue, de plus en plus jalouse de son pouvoir, ne voulait pas, si peu qu’elle fît pour améliorer le bien-être et le bon ordre public, laisser faire à autrui ce qu’elle ne faisait pas elle-même. Ses conseillers, ses théoriciens l’avertissaient assidûment de ne pas permettre qu’on empiétât par ce côté plus que par d’autres sur les « attributs » de la souveraineté. Le parlementaire Le Bret, en 1652, dans son Traité de la souveraineté des Rois, revendiquait pour l’autorité royale, non seulement l’institution des foires et marchés ou des grandes administrations, comme les Postes, mais celle des « Universités, écoles et académies ; » comme aussi le droit exclusif « d’empêcher » par des règlemens de police « la corruption des bonnes mœurs, de retrancher le luxe, de bannir les brelans et les jeux illicites. » Il réclamait même pour le Roi le privilège des grandes aumônes, « car, dit-il, bien qu’elles soient très louables en toutes sortes de personnes, néanmoins celui qui les ferait au-dessus du Prince souverain se rendrait suspect à l’État. » En 1649, un des publicistes officiels de la cour de France, Samuel Sorbière, traduisait les Élémens philosophiques du Citoyen de Hobbes, où il était dit que le Roi est aussi fondé à s’immiscer dans toutes les parties de la vie de la nation que Dieu lui-même, « s’il voulait s’appliquer immédiatement, » dans l’économie de l’univers, « à toutes sortes de matières ; » — qu’il appartient « à l’autorité publique de définir quelles choses servent au maintien de la paix et aux commodités de la vie ; » — qu’enfin, chez les particuliers, c’est une disposition très nuisible à la tranquillité publique que l’ambition des bons services. Autant d’axiomes absolutistes qu’Omer Talon, si la Compagnie du Saint-Sacrement avait comparu en justice, n’eût pas manqué d’asséner sur son « illégale » charité. Et les confrères s’en rendaient bien Compte : « Nos emplois, » écrivait en 1657 Du Plessis-Montbard, « par leur diversité et par leur force, appartiendraient plutôt à des souverains qu’à nous[3]. »

Toutefois, il y avait sous l’ancien régime, contre une compagnie telle que celle du Saint-Sacrement, un grief plus redoutable encore que celui d’une concurrence impertinente faite au gouvernement dans le domaine social ; c’était le grief de cabale, autrement dit d’intrigue politique.


I. — LE ROLE POLITIQUE DE LA COMPAGNIE DU SAINT-SACREMENT : L’OPPOSITION DÉVOTE SOUS LOUIS XIII KT LOUIS XIV

Dans son mémorial de la Compagnie du Saint-Sacrement, d’Argenson s’évertue à écarter d’elle ce soupçon fatal, et quand ce soupçon devint une accusation, à la réfuter. La Compagnie du Saint-Sacrement de Paris a toujours évité, selon lui, de se mêler des affaires de l’Etat, et même des affaires de l’administration. « D’abord qu’elle trouvait dans les commissions » que lui confiaient les Compagnies des provinces, « quelque chose qui regardait la finance, le ministère ou l’Etat, elle répondait que toutes ces matières n’étaient pas de son objet, qu’elle n’avait en vue que le spirituel et le soulagement des pauvres, sans se mêler du gouvernement public qu’elle devait toujours respecter. » En 1649, elle a résisté aux particuliers qui voulaient l’engager à réclamer contre les vexations des traitans. « Durant la Fronde, elle a été d’une fidélité inviolable à son légitime souverain ; » « elle n’oublia rien de tout ce qui dépendait d’elle pour faire de sorte que le Roi fût toujours servi ; » elle « priait ceux qui n’avaient pas suivi le parti du Roi » de ne plus se trouver aux assemblées. En 1657 encore, elle a refusé à la Compagnie de Moulins l’autorisation d’admettre un confrère de Rennes exilé à Moulins pour raison politique. Elle fut toujours « aussi attentive que possible » à ne rien faire qui pût « ni préjudiciel à l’Etat, » ni seulement « déplaire à la Cour en matière de gouvernement. »

Mais d’Argenson caresse le rêve d’un rétablissement de la Compagnie à la fin du règne de Louis XIV. Son histoire est un plaidoyer, où, il faut bien le dire, le récit démentait la thèse. La liste seule des noms de personnes qu’il lui fallait enregistrer, depuis l’origine jusqu’à l’année 1666, où il s’arrête, était propre à infirmer ses allégations optimistes. Sans doute, deux des fondateurs de la Compagnie, le P. Philippe d’Angoumois, capucin, et M. l’abbé de Grignan ne paraissent avoir été à aucun titre des hommes politiques. Mais il n’en était pas ainsi du troisième, de celui-là même auquel d’Argenson attribue la pensée primitive de l’œuvre. Henri de Lévis, duc de Ventadour, prince de Maubuisson, participait par sa naissance et par ses emplois aux grandes affaires. Ce fut à la Cour, et dans les emplois élevés, que les trois fondateurs cherchèrent leurs premiers adhérens : M. de Pichery, maître d’hôtel ordinaire du Roi, le P. Jean Suffren, confesseur du Roi et de la Reine mère, le marquis d’Andelot, lieutenant-général au gouvernement de Champagne, Jean de Galard de Brassac, qui allait être ministre d’Etat. Parmi ceux qu’ils choisirent dans l’Eglise, c’était, sans doute, un pur « spirituel » que le P. de Condren, mais le P. de Condren était aussi le directeur de conscience de M. de Bérulle. « Ce grand cardinal avait tant de respect pour lui qu’il l’honorait comme une relique vivante. » Or, on sait combien Bérulle était mêlé aux luttes gouvernementales de son temps, et tout le système qu’il représentait à la Cour de Louis XIII[4]. Si Condren ne faisait pas de politique, il pouvait être l’agent utile de la politique de Bérulle, lequel, par son intermédiaire, se trouvait « diriger tout ce qu’il y avait de saint dans Paris, » M. Olier, M. de Renty. Du seul fait de la présence de Condren dans ses rangs, la Compagnie du Saint-Sacrement prenait, dès 1627, une « couleur » politique.

Parmi les adhérens qui lui vinrent ensuite, beaucoup continuaient de l’ « engager » de la même façon, soit que, personnellement, ils eussent une part dans les « affaires d’Etat, » soit qu’ils appartinssent à des familles qui y étaient constamment mêlées. Là-dessus l’Index de la Relation de Voyer d’Argenson, dans l’édition de dom Beauchet-Filleau, — celui des lettres de décès ou autres, adressées par la Compagnie de Marseille à celle de Paris, — celui des procès-verbaux de Limoges, de Grenoble et de Marseille[5], prouvent que la Compagnie du Saint-Sacrement accueillit un grand nombre d’hommes que l’on retrouve dans les mémoires, journaux, correspondances ou pamphlets politiques du milieu du XVIIe siècle : — grands seigneurs ou grands officiers de la Cour, comme le prince de Conti, les comtes de Brienne et de Noailles, les marquis de Belloy, de Liancourt, de Salignac-Fénelon, de Laval, de Fontenay-Mareuil, le commandeur de Jars, les Rochechouart-Chandenier, les maréchaux de La Meilleraye et de Schomberg ; — magistrats importans tels que les Lamoignon, les Séguier, les De Mesmes, les Mesliand, les Maiguart de Dernières, les Aubery, les Le Fèvre d’Ormesson, les Barillon et les Morangis, les Voyer d’Argenson ; — prélats très en vue, ou religieux, ou prêtres séculiers très militans et influens, comme Potier, évêque de Beauvais, Godeau, évêque de Vence, Cospeau, évêque de Lisieux, François de La Fayette, évêque de Limoges[6], François de Péricard, évêque d’Angoulême, Henri de la Roche-Pozay, évêque de Poitiers, François Fouquet, évêque d’Agde, puis archevêque de Narbonne, ou comme les abbés Gautier de Montaigu, de Roquette, Lescalopier, Picoté, Olier, comme le docteur de Sorbonne Grandin, comme les missionnaires Lambert et Vincent de Paul. Jusque dans la foule des petits personnages, gentilshommes, ecclésiastiques ou bourgeois, qui figurent sur les listes de la Compagnie, il en est plusieurs, — un Patrocle[7], un Frotté, un Le Comte, un Castille, un La Nauve, un Germain, un Devaux, un Laisué[8], — qui risquent bien (car leur identité est parfois difficile à déterminer sûrement) d’être ceux-là mêmes que les Mémoires de Richelieu, d’Orner Talon ou de Feuquières, de Dubuisson-Aubenay ou de Nicolas Goulas, de la Fare ou de la Porte, de Gourville ou de Fontenay-Mareuil, de Mademoiselle de Montpensier ou de Madame de Motteville, les anecdotes de Tallemant des Réaux, les lettres de Guy Patin, les Courriers de la Fronde et les Mazarinades mentionnent çà et là, comme ayant joué, sur la scène publique, un bout de rôle. Que si, enfin, l’on regarde les « amis du dehors » de la Compagnie, les grands personnages dont le crédit ou la bourse lui étaient ouverts, tous, plus ou moins, « faisaient de la politique : » Chavigny, le président de Bailleul, l’abbé de Saint-Germain-des-Prés (Henri de Bourbon-Verneuil), les marquises de Séneçay et de Maignelay, la duchesse d’Aiguillon ; et surtout le prince dont le nom, sinon la personne, eut un si grand rôle dans la Fronde et servit à tant d’intrigues, l’oncle propre du Roi, le duc d’Orléans, qui, sans être membre de la Compagnie, se prêtait avec une complaisance surprenante à ses desseins, et, en revanche, nous l’avons vu[9], obtenait d’elle qu’elle fit, officieusement, la police de son apanage.

Et Voyer d’Argenson, l’historien apologiste de la Compagnie du Saint-Sacrement, raisonne mal, quand « faisant réflexion sur un si grand nombre de grands seigneurs, d’illustres magistrats, d’évêques, de gentilshommes qualifiés, et des plus remarquables officiers et bourgeois de Paris, » qui ont « composé » ou favorisé « cette Compagnie, » il se demande « d’où le ministère a pu prendre des soupçons et des jalousies » contre une association si honnêtement, si brillamment peuplée. Mais précisément, de cette quantité, et de cette « qualité ! » Mieux étaient fréquentées les réunions du Saint-Sacrement, plus elles étaient suspectes. D’une confrérie, eût-elle été publique, où se faisaient inscrire tant d’hommes de « condition, » et d’« hommes d’Etat, » les ministres ne pouvaient pas ne pas penser, — el Louis XIV tout le premier s’il la connut, — ce qu’ils pensèrent plus tard de Port-Royal, selon ce qu’avouait à un janséniste l’archevêque de Paris : « Cette maison avait trop de réputation ;… cela leur gagnait des amis qui s’unissaient et qui faisaient ensemble des pelotons contre l’Etat… Ces unions sont dangereuses dans un Etat : c’est ce que l’on a voulu dissiper. » — Les actes ou seulement la réputation de tant de membres de la Compagnie du Saint-Sacrement rejaillissaient sur elle, et eussent suffi pour la compromettre, à supposer même qu’elle se fût abstenue de toute intrusion dans les affaires politiques.

Mais s’en abstint-elle d’une façon aussi rigoureuse et aussi absolue que la prétend Voyer d’Argenson, son avocat ?

Il y a une chose très sûre, c’est que, dans l’histoire politique de cette partie du XVIIe siècle, il est souvent question d’une « Cabale des Dévots. » Or, les membres et les actions de cette cabale, tels que des documens bien connus nous les font connaître, sont identiques aux membres et aux actes de la Compagnie du Saint-Sacrement, tels que les documens nouvellement retrouvés nous les révèlent. De cela les preuves abondent à travers Tassez long espace de temps limité par les dates de la naissance et de la mort, au moins apparente, de la Compagnie, — 1627 et 1666. — Prenons seulement la dernière année du règne de Louis XIII et les dix premières de celui de Louis XIV.

En 1642, à peine Richelieu a-t-il disparu, qu’autour de Louis XIII, mourant lui-même avec les sentimens de piété que l’on sait, une petite troupe de prêtres s’insinue sans bruit au pouvoir. Son chef est « M. Vincent, » chef timide, du reste, saint homme aussi dépouillé que possible d’ambition personnelle, dénué de goût pour « les affaires qui ne sont pas purement de Dieu, » sans entregent, sans influence sur les mondains de la Cour, qui se raillent de sa souquenille noire. Mais il a la confiance du roi Louis XIII, lequel, à la veille d’expirer, a témoigné que c’est ce saint qu’il veut pour purifier enfin l’Eglise. La veuve de Louis XIII se conforme à cette désignation, et le supérieur de la Mission, immédiatement chargé, par Anne d’Autriche régente, de toutes les affaires qui concernent les pauvres, est également placé par elle à la tête du Conseil de Conscience où se décident le choix des évêques et des abbés et la distribution des pensions et des bénéfices ; et il est même encore investi d’une espèce de surveillance des évêques, des congrégations, des Huguenots. Or ce « sous-secrétaire d’Etat nouveau, » ministre anonyme, et qui reste dans la pénombre, des affaires ecclésiastiques et charitables, M. Vincent, est de la « Compagnie. »

Bientôt les choses politiques se brouillent. Dès 1643, les féodaux, contenus par Richelieu, se revanchent, s’élancent au pouvoir, mais ils sont divisés. Les Bourbon-Condé veulent leur part plus grande. « Madame la Princesse » est âpre à déloger « les Importans. » Or quels sont les instrumens qu’elle emploie ? Le Père Vincent, Liancourt et Montaigu, tous trois membres de la « Compagnie ».

C’est Mazarin qui profite de la chute des importans. Mais le parti des « Maints, » — qui voit que le nouveau cardinal sera aussi peu ecclésiastique que son prédécesseur, moins encore, — travaille tout de suite contre lui. Dans ce « parti des Saints, » d’après les notes que Mazarin lui-même consigne au jour le jour sur ses « carnets, » qui inscrit-il au premier rang ? « Il padre Vincent. » Et si le Cardinal parvient de bonne heure à lui arracher la distribution des « bénéfices, » il ne peut lui enlever le mystique respect de la Reine, qui continuera, jusqu’en 1648 au moins, d’avoir avec lui « de longues conversations. » Un autre « saint » a aussi l’oreille de la Reine : c’est le P. Lambert. Or, le P. Lambert n’est pas seulement, comme M. Vincent, de la congrégation de la Mission, mais il est, comme lui, de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Vincent et Lambert ont des collaboratrices ; qui sont-elles ? La marquise de Maignelay, amie de la duchesse d’Aiguillon, et, comme elle, grande bienfaitrice de la Compagnie ; Mme de Loménie de Brienne, d’une famille où la Compagnie est connue ; Mme de Liancourt, femme d’un membre de la Compagnie. — Ils ont des alliés ; lesquels ? D’anciens fauteurs du duc de Beau fort : l’évêque de Beauvais, Potier, l’évêque de Lisieux, Cospeau, l’évêque de Limoges, François de La Fayette. Et ceux-là aussi sont des « confrères » de MM. de Renty, de Garibal et Du Plessis-Montbard.

Arrive la Fronde. Pendant cette tumultueuse anarchie, la conduite de la Compagnie, nous assure-t-on, fut irréprochable. Un autre confrère, — devenu plus tard janséniste, celui-là, — Du Ferrier, confirme qu’ « on lui doit attribuer la soumission de la ville de Paris. » Vers 1650, raconte d’Argenson, « un homme de qualité, qui était de la Compagnie, se jeta bien avant dans le parti de la Fronde. Aussitôt que l’Assemblée en fut avertie, elle députa deux de ses amis pour le prier de n’y plus revenir qu’il n’eût quitté ce mauvais parti, et, depuis ce temps, dit-il, je ne l’ai vu nommé, ni dans les registres, ni dans le rôle de ceux qui la fréquentaient. »

N’y contredisons pas, mais observons que si la Compagnie appliqua ce principe, elle dut avoir à décimer ses rangs. Car, parmi les noms que nous relevons à la fois sur les listes du Saint-Sacrement et dans les chroniques politiques de la Fronde, les deux tiers sont des noms du parti anti-mazarin. Or, en dépit des arguties des Frondeurs, — parlementaires ou partisans des princes, prétendant à l’envi qu’ils étaient les meilleurs, les seuls serviteurs du Roi, — le nom d’anti-mazarin signifiait bien antiroyaliste.

D’ailleurs, en admettant même, comme le veut d’Argenson, que la Compagnie, — dont le ministère ne devait pas tarder à découvrir plus clairement la clandestinité obstinée, — ne pût pas être compromise par ce hasard, pourtant singulier, que tant de ses adhérens, mêlés à l’action pendant la Fronde, y travaillaient invariablement dans un sens contraire à celui de la « Cour, » il y avait quelque chose de plus précis et de plus grave : c’était l’attitude, durant ces années de la Fronde, de deux au moins des hommes qui furent deux de ses chefs ou de ses instrumens les plus puissans, je veux dire saint Vincent de Paul et Jean-Jacques Olier[10].

L’un et l’autre, il faut bien le dire, furent des Frondeurs en soutane qui, s’ils firent moins de bruit que les Frondeurs de robe ou d’épée, firent, pacifiquement, au moins autant de besogne.

Saint Vincent de Paul, dès le temps des Barricades, entre en scène. Le 14 janvier 1649, le voici partant pour Saint-Germain, afin, écrit-il à l’un de ses confrères, dans son style coutumier de dévote bonhomie, « de rendre quelque petit service à Dieu. » Ce petit service, c’est, tout simplement, « de presser la Régente de se séparer de Mazarin… » Et dans cette démarche franchement hostile au Cardinal, M. Vincent s’engage si à fond que, comme elle échoua, — « mes péchés, écrit M. Vincent, m’ont rendu indigne de réussir, » — le négociateur malheureux dut partir en hâte pour une tournée de visite, dont il découvrit tout à coup l’opportunité, à travers les maisons provinciales de sa Congrégation de missionnaires. Qui sait si, alors, sans l’amitié de la Régente, M. Vincent n’aurait pas été incarcéré comme un Broussel ou comme un Longueville ?

Cet échec le décourage-t-il pourtant d’intervenir dans la politique ? Nullement. En 1652, il redevient diplomate et, cette fois, plus fin diplomate. Fondé de pouvoirs du Duc d’Orléans auprès de Mazarin, il tâche de décider le Cardinal, par persuasion (lettre du 5 juillet) à accorder à ce prince « la satisfaction que ce prince désire, » c’est-à-dire à s’en aller. Il écrit, en août et septembre de la même année, deux autres lettres, l’une au pape Innocent X pour lui exposer les maux de la France et le prier de les faire cesser, en « rétablissant l’union dans la famille royale, » l’autre, à Mazarin lui-même (un long mémoire où se mêlent aux conseils spéculatifs des renseignemens minutieux sur l’état des esprits dans la capitale). Ces deux lettres nous montrent en saint Vincent de Paul un homme très informé. Et encore qu’il y déclare « n’avoir plus aucune communication avec ses anciens amis qui sont dans les sentimens contraires à la volonté du Roi, » il y avait une coïncidence et un accord étrange entre ces écrits et les efforts que faisaient, à cet instant précis, Lamoignon et Fontenay-Mareuil, — deux autres membres de la Compagnie, — pour déterminer le cardinal de Retz à assumer hardiment le rôle de « sauveur » de l’Etat. Et c’est immédiatement après que Retz alla faire auprès de la Cour, à Compiègne, — à la tête de son clergé, escorté de deux cents gentilshommes et de « cinquante gardes de Monsieur, » — une démonstration comminatoire et triomphale.

Dans ces démarches de saint Vincent de Paul, il est impossible de méconnaître, non seulement la « démangeaison » de négociations, la « fièvre d’état, » — selon le mot de Retz, — qui régnait alors, et qui mettait les gens les plus sages en « une sorte de frénésie, » mais encore une véritable « ligne » politique. Cette activité, comment l’expliquer ?

Le dernier historien ecclésiastique de saint Vincent de Paul, l’abbé Maynard, avoue très sincèrement que la physionomie traditionnelle du saint est incomplète, que l’humble missionnaire et le doux philanthrope chrétien y ont effacé indûment un politique ignoré ou méconnu, politique inspiré, bien entendu, des meilleures intentions et du plus louable désir de la paix publique, — mais « politique. » — Faut-il toutefois que nous prenions si aisément notre parti d’une transformation nécessaire de la physionomie traditionnelle du saint homme ? Lui qui, sur le devoir qu’ont les ecclésiastiques, surtout les missionnaires, de s’abstenir, — même pour le bon motif, des affaires temporelles, lui qui, sur l’inutilité qu’il y a, pour les vrais serviteurs de Dieu, à s’ « empresser, » à hâter les choses divines par des moyens humains, lui qui a dit, maintes fois, de si bonnes et de si graves paroles, devons-nous admettre que, de gaieté de cœur, et spontanément, et si souvent, durant ces années de la Fronde, il ait oublié et démenti ces beaux principes de mystique neutralité ? Et si l’on conjecture qu’ici M. Vincent se faisait, par obéissance, par devoir, l’agent d’autrui, ne répugnerions-nous pas quelque peu à voir en lui soit un instrument de Retz ou de sa coterie, soit, comme le croyait Mazarin, un pieux fantoche aux mains de la duchesse d’Aiguillon ?… L’existence de la Compagnie du Saint-Sacrement résout peut-être ce petit problème, et nous soulage de ce scrupule, si nous osons supposer que saint Vincent de Paul fut, dans l’ordre de la politique, comme il paraît l’avoir été souvent dans l’ordre de la charité, le bras visible des dévots « invisibles. »

D’autant qu’à ce moment, Olier travaillait, dans le même sens que lui, à la Cour et parmi les grands.

Lui aussi, Olier, il est en bons termes avec la famille de Condé, dont la fierté remuante fait que Mazarin regarde toujours du côté de Chantilly avec crainte. Lui aussi, il est en relations avec le Duc d’Orléans, sur qui, en 1655 encore, il compte pour « soutenir l’Eglise et la relever de ses ruines. » Même, afin de tenir sous sa main ce prince « inconstant et variable, » il avait mis auprès de lui trois personnes : un ecclésiastique, un gentilhomme, et une femme, Mme de Saujon, à laquelle il demande, « encore que le prince la poursuivît de ses assiduités, » de demeurer auprès de lui, pour le conduire.

Lui aussi, en 1651, avec la même animosité que saint Vincent de Paul, il s’efforçait de chasser définitivement du cœur d’Anne d’Autriche, et du pouvoir, le cardinal « simoniaque » et « sacrilège. » Ecrivant, peu après le deuxième départ du Cardinal, à la Régente, il l’en félicite plus qu’il ne l’en console : « Souffrez, madame, avec amour et joie, » la retraite de la personne « que Dieu vous ôte, » afin de « purifier la fin de votre régence, » et de « vous renouveler dans les premiers désirs que vous aviez, en y entrant, d’aider son Eglise et de le faire régner. Dieu ne veut pas que votre âme se compromette davantage. » De plus, à la fin de cette exhortation sévère, Olier indiquait très nettement à la Reine mère qu’un groupe de conseillers nouveaux était tout prêt à succéder à Mazarin : « vrais serviteurs de Dieu, » ceux-là, avec qui elle pourra, en toute sûreté, « examiner les affaires de l’Eglise, » soin principal de sa royale fonction. Ceux-là ne feront pas faire à Anne d’Autriche, comme Mazarin, des « nominations » ecclésiastiques insuffisamment « pesées au poids du sanctuaire : » car ils ont dans les mains, — elle pourra les « prendre par avance, » — des mémoires sur les gens de bien du royaume auxquels on peut confier les bénéfices. Ces hommes pieux dont les archives sont si pleines de dossiers précieux pour une épuration du Clergé français, ressemblent vraiment à ceux du Saint-Sacrement. — En outre, poursuit Olier, ce qu’apprendront à la Reine ces meilleurs conseillers, c’est à consacrer sa puissance souveraine à l’exécution d’un programme singulièrement conforme, pour ne pas dire identique, jusque dans les termes, aux statuts de la Compagnie du Saint-Sacrement : « détruire les vices et crimes publics, comme sont les duels, les impiétés, les blasphèmes et autres maux semblables, » « faire partout les grands biens. »

L’année suivante, Olier revient à la charge au moment où Anne d’Autriche se laissait voir disposée à rappeler Mazarin. Sur un ton d’autorité, presque de menace, il lui montre l’opinion publique soulevée contre le ministre ; il lui conseille de céder, par une sage condescendance, à cette « opposition » du peuple, qui est le signe de l’ « opposition » de Dieu. Et voici que, de nouveau, ces admonestations pieuses se concluent en une offre de personnes : Olier assure la Reine que « Dieu lui tient en réserve, » non plus seulement un nouvel ensemble de conseillers plus purs, mais un ministre, puisqu’il lui en faut un. Apparemment tiré de cette élite sainte dont Olier a bien l’air d’être le plénipotentiaire, ce ministre méritera non seulement « l’approbation » et la « révérence des peuples, » mais le concours puissant de ces « fidèles serviteurs » du Roi, aujourd’hui plongés dans la tristesse à la vue de la « désolation » imminente « du royaume et de la religion[11]. »

Si l’on ajoute que cette « désolation » de la religion et du royaume, des pamphlets nombreux la criaient alors au public ; — que de ces pamphlets, quelques-uns, et ceux-là d’une assez chaleureuse et vigoureuse éloquence, étaient rédigés, nous l’avons vu, par la Compagnie du Saint-Sacrement de Paris, et expédiés par ses soins à ses cinquante-quatre ou cinquante-six succursales de province[12] ; — que beaucoup d’autres des « Mazarinades » pieuses, mêlées aux Mazarinades parlementaires et princières, ressemblent tellement, pour le fond et pour le style, aux circulaires de la Compagnie qu’elles ont l’air de sortir de la même plume ; — si l’on réunit toutes ces circonstances, on comprendra que Mazarin ait pu considérer les Dévots du Saint-Sacrement comme les chefs de cette partie de ses adversaires qui ne voulait peut-être pas le renverser par la force, mais qui voulait cependant le renverser. On comprendra le langage que, selon d’Argenson, Mazarin tint à Anne d’Autriche et à mylord Montaigu le jour où, deux ou trois ans plus tard, l’organisation des Compagnies du Saint-Sacrement lui fut plus clairement révélée. « Il est vrai, Madame, » — répondit-il[13] à la Reine mère qui lui reprochait de « pousser à bout » la Compagnie, — « qu’ils n’ont rien fait de mauvais jusqu’à présent, » mais « ils en peuvent faire par leurs grandes intrigues et les correspondances qu’ils ont par toutes les villes du Royaume. En bonne politique, pareille chose ne doit point se souffrir dans un Etat. » Qu’est-ce, poursuivait le Cardinal, que ces tournées du marquis de Fénelon, qui parcourt le royaume en y établissant ces Compagnies ? « La noblesse s’assemble en secret, » sans doute pour cabaler quelque chose contre le service du Roi ; Fénelon a bien l’air de vouloir « se faire dus amis pour devenir puissant ; » « tous ces dévots sont intéressés et ambitieux. » Se souvenant des dessous mystiques qu’il avait confusément devinés dans les réalités de la Fronde, Mazarin crut qu’il avait enfin découvert et l’état-major et la milice organisée de ce parti insaisissable et nébuleux des Dévots dont, depuis douze ans, il avait trouvé devant ses pas, à chaque instant, soit les assauts publics, soit les souterraines manœuvres, encouragées par la discrète complicité d’Anne d’Autriche. Après qu’il eut « rompu les assemblées » de la Compagnie, se vantant à la princesse de Conti d’avoir détruit « toutes ces cabales » d’apparence religieuse, il assurait que la Ligue avait eu de moindres commencemens

Mais Mazarin se flattait : la « Cabale des Dévots » n’était pas détruite. Colbert, n’étant encore qu’agent du Cardinal, avait, dès 1657, constaté avec irritation les embarras, même diplomatiques, que suscitait au gouvernement le zèle des « dévots du faubourg Saint-Germain, » pour vouloir à toute force faire supprimer « le prêche public que l’ambassadeur de Hollande fait en français dans sa maison. » Devenu, en 1661, le secrétaire, — secrétaire directeur, apparemment, — du Conseil du jeune Roi, l’une des premières affaires qu’il voit y revenir[14], c’est précisément cette âpre réclamation des anti-huguenots de la paroisse Saint-Sulpice.

Dans la grande lutte que Colbert entreprit sans tarder contre le surintendant Fouquet, il se heurte de nouveau à la sourde opposition de ces pieux importuns. Naguère amis de Retz, qu’ils subventionnaient peut-être, ils sont à présent fauteurs de Fouquet, qui les subventionne certainement. Entre eux et la famille Fouquet, les liens de collaboration pieuse et de reconnaissance financière sont nombreux et anciens. Le père de Fouquet s’occupait déjà de l’évangélisation des sauvages : il fut mêlé aux affaires de missions. Sa mère, depuis 1634, est la bienfaitrice de saint Vincent de Paul et de ses amis. Son frère, François, l’évêque, est un des « principaux » dans les réunions mystérieuses du Jeudi. Aussi lorsque Colbert dresse un inventaire rigoureux des dilapidations du surintendant, il découvre « des gratifications considérables » faites aux « principaux de la Cabale des Dévots ; » notamment, une somme de 6 000 livres par an, attribuée par Fouquet à une certaine « assemblée des duels » qui se réunit à l’Hôtel-Dieu. En revanche, les Dévots s’emploient avec ardeur pour Fouquet malheureux, — qu’ils soient dans l’armée comme Fabert, dans la magistrature comme Olivier Le Fèvre d’Ormesson, dans le clergé paroissial comme Claude Joly : — ces trois dévots amis de Fouquet font partie, très probablement, tous trois de la société de M. de Ventadour. — Toutefois, le patron le plus puissant, quoique le plus prudent, de Fouquet, est encore Lamoignon, Lamoignon dont la haute probité paraît étrangement fourvoyée en cette véreuse affaire. Mais c’est que, comme l’écrit Colbert lui-même, si Lamoignon intervient en faveur du surintendant, ce n’est pas en qualité d’homme d’Etat, qui ne pouvait approuver Fouquet, mais à titre et par obligation de dévot, « engagé très avant dans la cabale que l’on appelle de ce nom. » Et ce nom, ici, sous la plume de Colbert, est moins, évidemment, l’appellation générique d’une masse diverse d’individus pieux que la désignation d’une « compagnie » spéciale. Quelle compagnie, sinon celle dont Lamoignon, protecteur fidèle, accepte de cacher chez lui le « coffret des papiers[15] ? »

Bientôt après, Colbert aborde l’œuvre économique qu’il médite : tout de suite, et à deux reprises au moins[16], soit sur la question des vœux monastiques, dont il veut reculer l’âge légal, soit sur celle des fêtes chômées dont il veut diminuer le nombre, il est combattu. Par qui ? De nouveau par ce Lamoignon, qui se plaint du reste, ouvertement, d’être éloigné des affaires, comme s’il était ce candidat au ministère, — évincé, — qu’Olier proposait naguère à Anne d’Autriche…

Dans le même moment, le prestige du jeune Roi, l’éclat de sa Cour, l’attrait des plaisirs et des fêtes qu’il aime, sont précieux aux desseins de Colbert : or, qu’observe-t-il en 1663, à propos du voyage du Roi à Marsal en Lorraine ? « Tout ce qu’il y avait de gens de qualité à la Cour ont suivi le Roi ; » « même tous les gentilshommes des provinces voisines se sont mis en chemin pour le joindre : » les seules personnes de qualité qui boudent, ce sont « celles qu’on appelle les dévots. » Et parmi ces gentilshommes de méchante humeur et d’attitude irrespectueuse, Colbert en nomme un, le comte d’Albon, qui est un membre des plus notables et des plus actifs de la Compagnie du Saint-Sacrement…

Ce n’était pas tout encore, et toujours à cette date. Colbert et Lyonne, et même Le Tellier, d’accord avec Louis XIV, sont alors engagés à fond dans « cette politique d’humilier Rome et de s’affermir contre elle[17], » politique dont le résultat, sinon le but, eût été de ne conserver en France avec le Saint-Siège qu’un « lien nominal. » Ils envoient à Rome les diplomates les plus propres « à allumer le feu entre Louis XIV et le Pape. » Ils trompent le Souverain Pontife par des promesses publiques et le combattent sous-main dans ses projets de croisade contre le Turc. Ils prétendent se passer de lui dans le règlement des affaires du Jansénisme. Dans le conflit de la Garde corse, ils prennent aveuglément parti pour le plus emporté des ambassadeurs, le duc de Créqui, et ne cherchent, comme lui, qu’à « pousser les choses à l’extrême. » En 1663, le Pape tardant à se soumettre, le vice-légat est renvoyé d’Avignon, le Comtat Venaissin réuni à la couronne, une grosse armée va envahir les petits Etats pontificaux, tandis qu’à Paris, toute l’année, dans les gazettes, une campagne officielle « d’invectives ouvertes » est menée contre Alexandre VII et sa famille avec une « âpreté » étudiée dans l’outrage… Et cette conduite, tour à tour violente ou perfide, toujours hostile et injurieuse, du « roi très chrétien » à l’égard du chef de la chrétienté, est acceptée en France avec docilité. Cependant, de 1662 à 1664, quelques signes de mécontentement paraissent. Des catholiques clairvoyans et loyaux commencent à s’émouvoir, à s’indigner de « cette manière peu noble de se venger de Rome. » A la Cour même, Lyonne est entrepris par des seigneurs sur « sa brutalité » systématique « avec les prêtres. » Or, de qui viennent, contre lui et contre Colbert, ces critiques ? Lyonne l’écrit lui-même : d’une certaine « Cabale des bigots » qui a des amis parmi les maréchaux de France et les courtisans amis du Roi. Et cette « cabale, » non seulement, comme il le répète, elle « murmure » d’une façon qui l’impatiente, mais, ainsi qu’il doit le savoir, elle intrigue. Dès l’avènement de cet Alexandre VII que Mazarin, Hugues de Lyonne, et Louis XIV haïssent comme leur ennemi personnel, la Compagnie du Saint-Sacrement s’est hâtée de se mettre en relations avec lui. En 1657, puis en 1659-1660, elle a tâché de s’implanter à Rome. Elle y a un agent, Brisacier. Elle y fait dire qu’elle « n’a rien plus en recommandation que la soumission et l’obéissance au Saint-Siège. » Aussi bien, à Paris, elle se trahit comme foncièrement ultramontaine[18]. Quand la logique protestation des consciences catholiques contre l’étrange politique romaine de Louis XIV se fait jour, — quand en Sorbonne quelque bachelier ou quelque président de thèse osent défendre, dans une soutenance, « des sentimens un peu moins durs » à l’égard du Pape (mai 1663), — quand des docteurs de la vieille Faculté parisienne répugnent à donner au gouvernement des consultations contraires aux prérogatives du Saint-Siège, quels sont ceux qui prennent l’initiative de cette opposition ? C’est M. Vincent de Meur, — membre probable, — ce sont MM. Grandin, Abelly, l’abbé Bossuet, — membres certains de la Compagnie, — ce sont MM. d’Albon et de la Mothe-Fénelon « et quelques autres que l’on connaît trop, » et que la police de Colbert et de Lyonne leur dénonce. C’est donc, encore, la « Cabale des Dévots ! » Ainsi, à tous les torts qu’elle s’était donnés, la Compagnie du Saint-Sacrement ajoutait le délit d’anti-gallicanisme[19] ; ainsi, quand le gouvernement s’irritait des menées « ultramontaines, » c’était la petite troupe obscure de ces « particuliers dévots » à laquelle il se butait, comme partout où des obstacles le gênaient.

Si donc, en 1665, Colbert obtient de Louis XIV de reprendre contre la Compagnie du Saint-Sacrement des poursuites qui, cette fois, la décidèrent à se dissoudre, n’est-ce pas que Colbert pensait, à son tour, comme Mazarin, que c’était là l’assemblée centrale de ces « dévots » « qui n’ont pas accoutumé d’être, » en rien, « favorables aux intentions de Sa Majesté, » qui, en tout, contrecarrent ce que veulent tous « les bons Français et véritables sujets du Roi : » en somme un nid de « factieux ? »

« Factieux, » ce mot de Colbert est bien gros, sans doute, comme celui de « Ligue » que Mazarin prononçait tout à l’heure. Et il ne convient pas d’exagérer le rôle que put jouer, dans la coulisse de l’histoire politique du XVIIe siècle, notre Compagnie, acteur dissimulé et, jusqu’à ces derniers temps, inaperçu. La multiplicité de ses établissemens, comme la présence, dans son sein, de membres nombreux de la noblesse, s’expliquent surabondamment par ses beaux desseins charitables, et de supposer ici une dernière conspiration de la féodalité, cela serait un peu ridicule. Mazarin et Colbert, quand ils ont découvert la Compagnie du Saint-Sacrement et son secret, ont vu les choses avec les yeux apeurés des gouvernans de l’ancien régime, pour qui tous groupemens, toute communauté d’idées et d’action, toute « correspondance » était un danger qu’il fallait étouffer au plus vite. De plus, comme on l’a remarqué[20], nos « dévots » ne semblent pas avoir été pourvus « des talens et des énergies qui font le triomphe d’un parti » et que possèdent les conspirateurs sérieux. Jamais, on peut le conjecturer sans crainte, on ne révélera dans Gaston de Renty, Garibal, Du Plessis-Montbard, Vincent de Paul, ni même probablement dans La Mothe-Fénelon ou le comte d’Albon, de dignes émules, inédits, du cardinal de Retz…

Mais ces réserves faites, il ne paraît pas possible, non plus, de se représenter la Compagnie du Saint-Sacrement comme aussi exempte, en son activité, de toute compromission politique, aussi purement spirituelle et idéaliste, en ses rapports avec le siècle, que d’Argenson le prétendait. Un tel désintéressement, après tout, et tellement immaculé, ne serait-il pas invraisemblable ? A une société, ardemment préoccupée à la fois du salut spirituel et du soin matériel des « peuples, » est-il possible, quand elle est puissante et nombreuse, de ne pas désirer la présence au pouvoir de ceux qui favorisent ses grands projets, de ne pas travailler à leur avènement ou à leur maintien, en d’autres termes, de ne pas « faire de la politique ? » Religieux ou laïque, mystique ou incrédule, le zèle propagandiste n’a pas de mérite à se cantonner rigoureusement, platoniquement, dans son domaine, tant qu’il est restreint dans son expansion ; mais, du moment où il s’élargit aux proportions où nous avons vu la Compagnie du Saint-Sacrement s’étendre, — du moment où il se réalise par des entreprises aussi vastes et aussi heureuses, — alors, forcément, il doit céder à la tentation de peser sur les choses du siècle.

Disons donc, en fin de compte, qu’assurément la Compagnie du Saint-Sacrement devra toujours, et avant tout, être considérée comme l’organe, trop persévéramment clandestin, trop habile, très fanatique, mais généreusement passionné et merveilleusement organisé, du catholicisme français en dehors de l’Eglise dans la France du XVIIe siècle. Mais si les petits faits concordans, dont nous venons de rassembler quelques-uns, se trouvaient confirmés par d’autres, ce ne serait point diminuer la valeur morale de cette grande tentative d’action catholique secrète que de voir en elle, — à côté de l’ennemie du Protestantisme, pieusement désireuse d’annihiler la Réforme protestante, à côté de la restauratrice du culte, de l’organisatrice des Missions, à côté du grand bureau chrétien de charité qu’elle voulut être, — l’adversaire perspicace, au point de vue religieux, du système de gouvernement « réaliste, » et indifférent ou neutre, qui fut, soit dans les alliances extérieures, soit dans l’administration intérieure, celui de Richelieu, de Mazarin et de Colbert. Il ne se pouvait pas que la Compagnie du Saint-Sacrement ne fût pas l’instinctive et logique ennemie de ce que d’Argenson appelle les « ministères indévots, » et dès lors, qu’elle ne fût aussi, en présence de la direction que prenait l’histoire de France, le foyer secret de tous les mécontentemens mystiques.


II. — JUSQU’A QUELLE DATE SE PROLONGEA PEUT-ETRE LA COMPAGNIE DU SAINT-SACREMENT

Mais il était impossible aussi qu’une société dont le dessein primitif avait été si heureusement rempli, et dont la volonté de vivre était encore, après quarante ans de durée, si jeune, disparût aussitôt et à tout jamais, docilement. La Compagnie du Saint-Sacrement survécut à l’abolition de 1666, et, en plusieurs endroits de la France, sinon partout, d’une façon beaucoup plus réelle et plus prolongée que la relation de Voyer d’Argenson ne permet de le supposer.

A en croire d’Argenson, il n’aurait subsisté d’elle, au moins à Paris, que « les ouvrages solides et permanens établis par ses soins pendant qu’elle avait toute sa force : « par exemple, la Compagnie des Prisons, la Compagnie des nouveaux convertis, la Compagnie pour le secours spirituel des malades et des agonisans de l’Hôtel-Dieu, » les Compagnies des Dames, les Compagnies des paroisses pour les pauvres honteux, enfin et surtout l’Hôpital général et la Société et le Séminaire des Missions étrangères. Dans toutes ces créations, assurément, elle avait mis le plus possible de son esprit, spécialement dans les deux dernières. L’Hôpital général « a renfermé, dit d’Argenson, une grande partie des bonnes œuvres qui étaient de l’esprit de cette Compagnie, » et quant à la Société des Missions étrangères, le Saint-Sacrement en avait caressé le rêve et soigné la formation avec une particulière complaisance ; « il y voyait son Benjamin, le plus cher enfant de sa vieillesse, l’ouvrage le plus spirituel et le plus rempli de foi qu’il eût jamais entrepris. » En outre, comme beaucoup de confrères de la Compagnie dissoute firent à la fois partie de plusieurs des petites Sociétés issues d’elle, l’uniformité d’ « esprit » se trouva, dans une certaine mesure, sauvegardée dans ces emplois dispersés.

Seulement, toutes ces œuvres dérivées et ces nouvelles Compagnies étaient publiques : celle des Prisons avait été fondée, dès 1654, « avec la connaissance et avec l’agrément des magistrats. » Elles avaient chacune leur destination spéciale et leur but propre. Elles étaient dans la main des curés, de ces curés de Paris qui, si souvent, furent au moins suspects de Jansénisme. À ce triple égard, elles se distinguaient essentiellement de la Compagnie d’où elles étaient sorties. Il y eut-il, et à Paris même, quoique d’Argenson n’en dise rien, autre chose que ces continuations fragmentaires et imparfaites ?

Vers 1652, M. Olier, ou plutôt la Compagnie du Saint-Sacrement, avait établi dans la capitale, « pour la défense des intérêts des pauvres et l’accommodement de leurs procès, » une assemblée composée de « toute sorte de personnes tant laïques qu’ecclésiastiques. » Cette assemblée avait-elle duré ? Il ne le semble pas. En tout cas, elle revécut bien à propos. C’est à la fin de 1665 ou au commencement de 1666 que, vraisemblablement, les assemblées de la Compagnie du Saint-Sacrement, devenues « fort languissantes à cause du petit nombre, » cessèrent, que son effectif intimidé ne se recruta plus, et que ses œuvres, « faute de concours, de bons offices et d’aumônes, » parurent s’interrompre. Or, ce fut le 1er août de cette année-là que, « dans la salle de M. le curé de Saint-Sulpice » et sous sa présidence, se rencontrèrent ensemble dix hommes pieux, parmi lesquels M. le duc de Luynes, M. le marquis de Laval, M. le président de Garibal, M. Charles Loyseau, conseiller en la Cour des Aides, M. Du Plessis-Montbard, conseiller du Roi en ses conseils, » — tous anciens membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, et des faits et gestes desquels l’histoire de d’Argenson est pleine. — Là fut décidé, comme chose nouvelle et sans qu’il fût parlé de la tentative de 1652, l’établissement d’une compagnie charitable ayant pour but « le soulagement des pauvres honteux engagés dans quelque procès, soit pour conserver et maintenir leur bon droit, ou bien pour les désabuser de la mauvaise cause[21]. »

Ainsi l’objet du nouveau « Conseil charitable » était, d’abord, fort limité et purement judiciaire : « le principal but de cette Compagnie » était « de porter et disposer l’esprit des pauvres familles aux accommodemens. » — De même, sa sphère d’action était restreinte au territoire, du reste assez vaste à cette date, de la paroisse Saint-Sulpice : « M. Du Plessis-Montbard fut d’avis d’inviter à cette assemblée le bailli de Saint-Germain, lequel y serait fort utile comme juge. » — Enfin l’on stipulait « qu’il serait fait mention, dans le registre des délibérations de l’Assemblée de Paroisse, de la subordination » du Comité nouveau « à ladite assemblée de paroisse. »

Mais déjà, peut-être, différens détails pouvaient révéler, chez ces pacifiques avocats des pauvres, d’autres desseins. Dès la troisième séance, on choisit pour jour de réunion le jeudi, c’est-à-dire le jour où, depuis quarante ans, la Compagnie du Saint-Sacrement s’assemblait. — Aux séances suivantes, où les assistans se font plus nombreux, beaucoup d’autres personnages, dont l’histoire de Voyer d’Argenson répète les noms, reparaissent : Le Moyne, avocat, Lamy, Lefèvre d’Ormesson, La Mothe-Fénelon, d’Hémery, de Bernage, Pingre, Jasse, d’Argenson lui-même. — Puis, surtout, l’ordre du jour change, et étrangement.

Voici qu’on ne s’occupe plus seulement d’ « un différend entre mari et femme » ou de « la retardation d’un paiement dont se plaint un porteur de chaise, » ou du « règlement de compte entre un cordonnier et sa fille ; » — on s’occupe, à partir du 26 janvier 1668, de la visite de la prison de Saint-Germain ; à partir du 10 mai, de la punition des blasphémateurs, article sur lequel, dès le jeudi 15 novembre, la Compagnie obtient satisfaction : « M. Amy, » qu’elle a délégué à cet effet, lui ayant annoncé que par l’ordre du Conseil de guerre, un soldat a eu le fouet, et ensuite la fleur de lys au visage, et ensuite a été banni pour raison desdits blasphèmes. » Le 31 janvier 1669, l’assemblée décide « que l’on fera imprimer les derniers arrêts et sentences intervenus à ce sujet. » Le 13 mars, l’un de ses membres « dit avoir porté à M. le Procureur fiscal deux plaintes contre deux particuliers, afin de les lui faire signer et obtenir permission d’informer, et attend la réponse. » Au printemps de cette même année, l’assemblée se procure « expédition des sentences rendues contre une personne qui débauchait les filles, » et « contre des ecclésiastiques, » vraisemblablement afin de tenir la main à l’exécution de ces sentences. Elle travaille à empêcher « le fils d’un maître écrivain qui fait profession de la Religion Prétendue Réformée, de parvenir à son tour audit art. » Le 20 avril 1670, ayant obtenu un décret du bailli de Saint-Germain, « pour juremens et reniemens, » contre un vendeur de limonade de la rue du Petit-Lion, « elle s’ingère » de mettre « elle-même ledit décret es mains d’un huissier pour l’exécuter, » elle fournit les frais à cet effet, et comme le coupable a quitté la paroisse, elle obtient un « ordre de M. le lieutenant criminel pour exécuter le décret dans tout Paris. » Au même magistrat elle signale « deux matrones » dont l’une vit séparée de son mari, et l’autre est la maîtresse d’un homme de la R. P. R…

Le Conseil Charitable de la paroisse Saint-Sulpice, créé ou recréé en 1666, avait, dès 1668, repris tout l’héritage, toute la besogne dénonciatrice et répressive de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il abordait une foule d’œuvres qui n’avaient avec la mission de « justice de paix » bénévole qu’il s’était à l’origine assignée, qu’un très lointain rapport. Et à la fin de 1670, il était assez satisfait du succès parisien de cette restauration de l’œuvre de Ventadour et de Renty pour reprendre son mouvement d’expansion en province. Les prélats de l’Assemblée du Clergé, alors réunie, sont saisis par lui, sous-main, d’une proposition à l’effet « d’établir, chacun dans son diocèse ou autres en dépendans, une Compagnie de personnes capables pour les accommodemens des particuliers. » Le dimanche 21 décembre, la Compagnie apprenait avec consolation que messieurs du Clergé s’ouvraient à cette idée, et que, d’ailleurs, « messieurs les missionnaires, » rendant, on le voit, à la Compagnie ce qu’ils en avaient autrefois reçu, « faisaient de semblables fondations aux endroits de leurs missions. » Faut-il croire que le Saint-Sacrement ressuscité à Paris de 1666 à 1673[22], sous une étiquette changée, ne se cachait plus à présent des évêques ni des curés ? Il n’en faudrait pas jurer, car les procès-verbaux du Conseil charitable de Saint-Sulpice nous montrent qu’à ceux qui demandaient communication des règlemens la réponse donnée fut empreinte de la même circonspection, dont jadis la Compagnie du Saint-Sacrement se faisait une loi. Or fallait-il une si « grande prudence, » s’il ne s’agissait que d’un Conseil d’assistance judiciaire « pour l’accord des procès et la défense des pauvres ? » Cette obstination dans le mystère paraît indiquer qu’on se proposait, derechef, de poursuivre, en dehors de l’Eglise officielle, l’effort universel et profond pour lequel le secret était indispensable.

Au surplus, si, dès 1670-1673, la Compagnie, renaissant sous le travestissement du « Conseil charitable » de Saint-Sulpice[23], songe à reconquérir les provinces, cette ambition n’avait rien d’étonnant. Il est en effet douteux qu’elle les eût jamais perdues.

La tourmente de 1660-1666 n’avait, peut-être, sévi gravement que sur la Compagnie de Paris. Dans le clergé provincial, la Compagnie du Saint-Sacrement avait, semble-t-il, dès 1660, pris ses précautions pour continuer à exercer une action sûre. Des associations secrètes[24] groupaient « dans plus de vingt villes de France, » — Bordeaux, Toulouse, Carcassonne, Cahors, Clermont, Lyon, Orléans, entre autres, — les étudians en théologie ou en philosophie, — et quoique le président des réunions fût, dit-on, un Père jésuite, le fondateur, au moins à Bordeaux, de ces associations paraît avoir été M. de Meur, l’un des confrères les plus distingués du Saint-Sacrement. De plus, ces associations, — distinctes des congrégations de la Vierge, qu’avaient fondées depuis longtemps les PP. Jésuites, et qui ne se dissimulaient pas, — ressemblaient à la Compagnie du Saint-Sacrement par leur attachement au mystère. Aux séminaristes qu’elles groupaient, on enseignait, — comme Renty ou Du Plessis-Montbard aux confrères du Jeudi, — que « le secret est l’âme de la Compagnie, » que le violer, c’est la détruire. « Ne la révélez à qui que ce soit, ni aux amis les plus intimes, ni aux parens les plus chers, pas même au confesseur le plus affidé. » Dès qu’il sera fait à un « associé » une question à laquelle celui-ci ne pourra répondre sans convenir de l’existence de la Société, ou sans blesser la vérité, cet associé devra répondre hardiment « qu’il n’existe point de Société pareille. » En quoi, il ne mentira point : attendu qu’aussitôt que le Supérieur sera informé que cette fâcheuse question a été posée à l’un des adhérens, il décidera, rétrospectivement, que la Société a été dissoute ipso facto, dans l’instant même où fut posée la question importune… Et, dès lors, ce Supérieur la laissera « dans l’extinction. »

Il est sûr, aussi, que la Compagnie du Saint-Sacrement, en outre de ces groupemens cléricaux, — si tant est que c’est elle qui les créa, — maintint en province, après 1666, sinon toutes ses succursales, au moins beaucoup d’entre elles. D’Argenson lui-même l’avoue, en dépit de sa discrétion, dans cette relation de 1696, destinée à édifier Louis-Antoine de Noailles, archevêque de Paris. Parlant de ce Congrès des compagnies qu’en 1658 la Compagnie de Paris avait organisé[25] : « Il semble, dit-il, que la divine Providence avait ordonné ces conférences pour inspirer l’esprit de la Compagnie aux compagnies de province, où il se continue encore aujourd’hui, bien que leur mère soit anéantie. »

A Grenoble, à Dijon, cette continuation a déjà été constatée[26]. La Compagnie des œuvres fortes, — qui était le nom bourguignon de la Compagnie du Saint-Sacrement, — ne cessa probablement pas d’exister en 1666 ; mais en 1673, sous l’impulsion de messire Bénigne Joly, prêtre, docteur de la Faculté de Paris, elle reprit une vie nouvelle et une vie si ardente que, de 1677 à 1679, les Conseils de ville s’émurent de ces agissemens, « voilés du prétexte de la charité chrétienne, » mais dont « les voies sont directement opposées à cette même charité chrétienne qui condamne la diffamation. » Le zèle de ces « Frères des œuvres fortes » contre la débauche allait, à Dijon, comme jadis à Bordeaux, jusqu’à la séquestration arbitraire des coupables.

A Lyon, où la Compagnie du Saint-Sacrement avait eu des commencemens traversés, — sous l’archevêque, frère de Richelieu, — elle dura plus solidement encore et plus tranquillement. Les poursuites ministérielles, recommencées en 1665 contre la Compagnie-mère de Paris, n’atteignirent qu’au printemps suivant la succursale lyonnaise. Et alors, celle-ci déclara qu’elle ne consentait pas à mourir. « Le 21 mai 1667, Messieurs de Paris consultés, il fut résolu qu’on tirerait des anciens registres toutes les délibérations importantes à la gloire de Dieu, utiles à notre instruction et à celle de nos successeurs, ou celles dont l’exécution n’est pas encore parfaite et achevée, et qu’ensuite, » — mais ensuite seulement, — « lesdits registres seraient brûlés. » Les Dévots lyonnais se bornèrent à restreindre, pour un instant, leur zèle à la simple et ordinaire charité à l’égard des individus[27] ; mais, dès le commencement de 1668, ils se donnent, de nouveau, carrière et décident « d’établir au quartier Saint-Georges, une école publique pour les pauvres. » Dix ans après, la Compagnie de Lyon se fait présenter un « mémoire des désordres auxquels il est important de remédier en cette ville pour la gloire de Dieu et le bien des peuples. » Sept ans plus tard, très activement, quoique toujours par de secrètes démarches, elle intervient dans les rapports de la maison des Filles Pénitentes et de la maison des Recluses. En même temps, elle repasse ce qu’elle a fait, pour le parfaire. Et un rôle écrit prouve qu’elle continue la visite des prisons sans interruption, depuis 1682 jusqu’en 1714. A Marseille[28], jusqu’en 1697, au moins, il y a des admissions ; la dernière qui soit cotée au « Rôle des confrères » est celle de M. Robert Fortuné de Ruffi, et le dernier des procès-verbaux conservés est daté du 10 août 1702.

Voilà donc la Compagnie du Saint-Sacrement sortie du règne de Louis XIV. Au xviu0 siècle, jusques à quel moment se prolongea-t-elle ? A Lyon, encore, certainement, jusqu’en 1730. Les réceptions y continuent : nobles, bourgeois, prêtres, magistrats, médecins, avocats, fonctionnaires civils ou militaires, notaires royaux et trésoriers du Roi, y entrent jusqu’à cette année-là, et, parmi les trois derniers admis, figure le « lieutenant de la Compagnie franche du régiment lyonnais. » Or, pendant ce temps, durent toujours dans les séminaires les associations cléricales dont nous avons parlé plus haut : celle de Carcassonne dure au moins jusqu’en 1749, celle de Cahors jusqu’en 1750 ; celle de Marseille ne se fonde qu’en 1773, celles de Toulouse et de Bordeaux paraissent vivre jusqu’en 1791. Il n’est donc pas défendu de supposer que la Compagnie du Saint-Sacrement, soit sous sa forme pure et primitive, soit sous des formes dérivées, persista jusqu’à la Révolution[29].

Pourrait-on même conjecturer qu’elle se continua dans le XIXe siècle ?

On voit ce qui pourrait nous induire ici en tentation d’hypothèse. C’est peu après le moment où les dernières petites traces documentaires de la Compagnie du Saint-Sacrement se perdent, qu’apparaît, — 1800-1801, — la fameuse « Congrégation. » Son fondateur[30], le Père Jésuite Delpuits, né en 1736, était de ce pays d’Auvergne, où la Compagnie du Saint-Sacrement avait jeté de fortes racines. Son premier compagnon, Régis Buisson, était de Lyon. D’autres congréganistes célèbres de la première ou seconde génération, Frain de la Ville-Gonthier, Louis Fizeau, Maisonneuve, Besnier, Laennec, étaient de Rennes ou de Nantes, où il y avait d’activés « compagnies de M. de Renty. » Le célèbre Père Roger, le marquis de Choiseul-Beaupré, congréganistes militans, étaient tous deux pénétrés des souvenirs religieux de l’ancien régime. La « Congrégation » naissante n’a-t-elle pas pu trouver dans ces survivans du XVIIIe siècle des traditions instructives, d’impressionnans souvenirs de propagande à la fois audacieuse et prudente, des exemples propres à encourager l’effort de la renaissance catholique, dans un milieu peu favorable, et sous des gouvernemens gênans, alors même qu’ils étaient, comme celui de Napoléon, théoriquement favorables à l’idée religieuse ?…

Seulement, il paraît bien que la Congrégation de 1801, dans la pensée de son premier fondateur, n’était qu’une restauration discrète, mais point secrète (au moins jusqu’en 1808) des réunions de prière, d’avancement spirituel et de préservation morale à l’usage surtout des jeunes gens, fondées par les Jésuites au XVIe siècle. Il est vrai qu’après les mesures répressives prises par le gouvernement impérial en 1805, la « Congrégation, » officiellement dissoute, mais secrètement reconstituée, fut quelque chose d’autre et de plus ample qu’elle n’avait été précédemment. En 1810 ou 1812, l’abbé Legris-Duval lui adjoignit une « Société de bannes œuvres, » qui se recrutait du reste parmi les membres de la « Congrégation » antérieure, et dont il est impossible de ne pas remarquer l’analogie avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Ainsi étendue, la Congrégation, qui se réunissait dans les bâtimens de ce séminaire des Missions étrangères, — créé par le zèle et les deniers des messieurs du Saint-Sacrement, — avait, elle aussi, repris l’ « esprit universel » de ses devanciers : c’est le mot dont se sert son dernier historien. Ainsi qu’eux, elle avait la généreuse ambition de toucher atout, dans cette France bouleversée par la Révolution, où, au regard des catholiques de 1815, tant de choses étaient à réédifier et tant d’autres à détruire. Alors, sans doute, il semble que, pareille aux compagnons de Renty et de Du Plessis-Montbard, elle évita systématiquement la lumière, et à tel point que, s’il en faut croire certains témoignages, elle eut, en outre de sa partie visible, « une élite occulte, archi-secrète, » dont l’existence était un mystère, dont les noms des membres étaient un mystère plus grand encore. » Quoi qu’il en soit de ces raffinemens d’obscurité, il n’y a pas lieu, toutefois, de supposer que la « Congrégation » en puisa le goût dans les traditions du Saint-Sacrement. Elle le trouvait surabondamment dans l’air ambiant. Les Francs-Maçons, les Bonapartistes, les Libéraux ne lui cédaient en rien à cet égard, et l’on sait que jamais histoire n’a eu plus de tréfonds mystérieux, tragiques ou mélodramatiques, que celle des dernières années de l’Empire et de la Restauration. De plus, la « Congrégation » n’avait pas coutume, ce semble, de se cacher ou de se laisser ignorer des évêques. Rien donc, en somme, n’autorise à présumer solidement un lien entre la Compagnie du Saint-Sacrement et la « Congrégation, » soit sous la forme semi-politique que Montlosier dénonça avec tant de véhémence, soit, encore moins, sous la forme première, et purement spirituelle, du P. Delpuits.

Où l’on pourrait être mieux fondé à chercher une filiation des entreprises catholiques du XIXe siècle avec la Compagnie de M. de Ventadour, c’est dans ces Compagnies du Divin Cœur de Jésus, pour les hommes, et du Sacré Cœur de Marie, pour les femmes, dont le plan fut conçu à Dinan, dès 1790, et réalisé à Paris, dès 1791, par ce très intéressant Père de Clorivière, né en 1735, qui a été l’un des « mainteneurs » les plus hardis de la vie catholique en pleine Révolution. Il n’est pas du tout impossible que les souvenirs de la Compagnie du Saint-Sacrement dans un pays où elle avait eu de bonne heure cinq foyers (à Saint-Brieuc, à Morlaix, à Rennes, à Vitré, à Laval, sans compter les autres Compagnies de Bretagne, que nous ne connaissons pas), aient été pour quelque chose dans la conception du P. de Clorivière. Car il rêvait « une nouvelle Société religieuse d’hommes qui ne respireraient que la gloire de Dieu et le salut du prochain, » mais qui, pour atteindre son but, « devrait se former comme à l’insu des peuples, et en quelque sorte malgré eux ; » — société dont la constitution congréganiste permettait cependant l’entrée à « tout le monde » et laissait aux membres la faculté de rester dans la « société civile ; » — société que, du reste, les évêques d’alors n’autorisèrent pas, ce semble, sans quelque hésitation.

Malgré ce peu d’appui et malgré la difficulté des temps, les Sociétés des Cœurs de Jésus et de Marie se répandirent assez vite, surtout après 1792, dans un assez grand nombre de diocèses, notamment à Saint-Brieuc, Aix, Rouen, Chartres, Sens, Séez, Besançon, Poitiers, Tours, Orléans. Il est permis de croire que cela tient à ce qu’elles trouvèrent des foyers de zèle, non encore éteints, des effectifs tout prêts à un enrôlement nouveau, dans des groupes du Saint-Sacrement que leur caractère extra-ecclésiastique et leur vie clandestine avaient pu préserver de la tourmente. D’autant que la collaboratrice habituelle du P. de Clorivière, Mlle de Cicé, qu’il avait mise à la tête des Dames du Sacré-Cœur de Marie, dirigeait parallèlement une « Société des Bonnes œuvres[31]. » — Dans la persistance, ininterrompue, on le sait à présent, du culte catholique pendant la Révolution, et dans sa restauration, si rapide, qui sait si les vieilles Compagnies du Saint-Sacrement n’ont pas fourni des élémens précieux ?

René II de Voyer de Paulmy d’Argenson commence ainsi son histoire de la Compagnie de Paris[32] :

« On aura sujet de me demander pourquoi je me donne la liberté d’écrire les Annales d’une Compagnie dont la première règle, c’est de se tenir fort cachée. La même difficulté me frappa l’esprit aussitôt que je fus chargé de travailler à cet ouvrage, et voici ce que j’ai cru pouvoir y répondre : c’est une Compagnie qui n’est plus, mais qui peut renaître quelque jour, et il n’est pas juste de laisser périr la mémoire de tant d’entreprises héroïques de piété et de tout ce que le vrai zèle a produit d’important pour la gloire de Dieu pendant trente-trois années. »

Souhaitons que les détenteurs de documens qui concernent la Compagnie du Saint-Sacrement, sans avoir la même arrière-pensée que le pieux M. d’Argenson, se répondent comme lui. Nous voyons déjà que l’entreprise dont le duc de Ventadour, en juin 1627, s’ouvrait au Père capucin Philippe d’Angoumois et à l’abbé de Grignan, n’a pas seulement duré « trente-trois années. » Ce qu’il serait intéressant maintenant de savoir, pour l’histoire religieuse et sociale de la France, c’est si, dans les villes où la Compagnie se soutint, — plus ou moins ignorée des pouvoirs civils et de l’Église même, — elle continua de travailler, et jusques à quand, en vue d’oeuvres particulières et locales, avec la vigueur et l’habileté qu’elle avait mises à Paris, entre 1627 et 1666, à entreprendre les réformes les plus diverses et les innovations les plus vastes.


ALFRED REBELLIAU.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Voyez Parturier, l’Assistance à Paris sous l’ancien régime, et Camille Bloch, l’Assistance et l’État en France, p. 46 et suivantes.
  3. Lettre publiée par l’abbé Croulbois, dans la Revue d’histoire et littérature religieuse de 1904, p. 540.
  4. Voyez II. Mariéjol, Histoire de France Lavisse, t. VI, p. 235 et suivantes.
  5. Voyez les ouvrages ou articles cités précédemment de MM. R. Allier et Alfred Leroux, et la Compagnie secrète du Saint-Sacrement. Lettres du groupe parisien au groupe marseillais 1639-1662, Paris, Champion, 1908.
  6. Voyez l’intéressant ouvrage de l’abbé Aulagne, la Réforme catholique dans le diocèse de Limoges, Paris, 1906.
  7. C’est le père (ou le frère aîné) probable de l’Orgon du Tartufe dont nous avons précédemment parlé. Mêlé vers 1637 à des intrigues de Cour, et intermédiaire entre le P. Caussin et la Reine mère, il fut exilé à Bourges.
  8. Pour plusieurs de ces accointances politiques de la Compagnie, consulter, outre les ouvrages de Chéruel, de Chantelauze, de Gazier, de V. Cousin et de J. Lair, sur Mazarin, Retz, Fouquet, et, sur la Fronde, trois savans et ingénieux articles de Charles Boudhors, dans la Revue l’Enseignement secondaire (1903).
  9. Voyez la Revue du 15 octobre.
  10. Voyez spécialement l’abbé Maynard, Saint Vincent de Paul, 1860, 4 vol. et les Lettres du saint publiées en 1880, 4 vol. ; Faillon, Vie de M. Olier, 4e éd., 1813, et les Lettres de M. Olier publiées en 1885.
  11. Quel était ce candidat, offert par Olier à Anne d’Autriche ? Peut-être « le milord Montaigu » dont il fut question fortement en 1660 pour succéder à Mazarin. Peut-être Lamoignon, comme on le verra plus loin.
  12. Voyez la Revue du 15 août 1908.
  13. D’Argenson, éd. de dom Beauchet-Filleau, p. 262, 263 et suivantes.
  14. Mémoriaux du Conseil du Roi de 1661, publiés par Jean de Boislisle, t. I et II.
  15. Voyez la Revue du 1er juillet 1903, p. 54, et sur Fouquet, les ouvrages de Chéruel et de Lair.
  16. P. Clément, Colbert et les Lettres et Mémoires publiés par P. Clément et P. de Brotonne.
  17. Ce sont les termes de Bossuet, dans une conversation rapportée par l’abbé Le Dieu (Journal, t. I, p. 8). Voyez, pour les détails suivans, Charles Gérin, Louis XIV et le Saint-Siège, t. I, p. 255, 435-443, 461-486, et l’abbé Croulbois, l’Intrigue romaine, article cité ci-dessus.
  18. Voyez R. Allier, la Cabale des Dévots, p. 365-383 ; Ch. Gérin, Recherches historiques sur l’assemblée de 1682, 2e édition, p. 521, 524 et passim ; le P. Rapin, Mémoires, éd. Aubineau, t. III, p. 195 et passim.
  19. On se rappelle (voyez la Revue, du 15 octobre, p. 900) que Guy Patin accusait la Compagnie de préparer le rétablissement de l’Inquisition en France.
  20. Ch. Boudhors, article cité.
  21. Les procès-verbaux île ce « Conseil Charitable » de 1665 à 1673 se trouvent sous une forme résumée, dans un volume très rare : le tome III des Remarques historiques sur l’église de Saint-Sulpice (de Simon de Doncourt).
  22. Le dernier procès-verbal donné par le document que j’utilise est du 4 avril 1673.
  23. Je rappelle que d’Argenson, indiquant, en 1096, à l’archevêque de Paris, les endroits où l’on pourrait recruter à nouveau la Compagnie du Saint-Sacrement, si on voulait la refaire, ne dit pas un mot du « Conseil charitable. »
  24. J’emprunte quelques-uns de ces renseignemens à une brochure intitulée : Une Société secrète aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’AA cléricale… A Mystériopolis, chez Jean de l’Arcane, 1893 [in-8]. Tiré à 100 exemplaires, brochure qui, sous cette forme de clandestinité humoristique, est appuyée de faits, de dates et de textes sérieux. L’auteur était probablement un ecclésiastique.
  25. Voyez la Revue du 15 août 1908 (t. XLVI, p. 845).
  26. Allier, Cabale des Dévots, p. 411-436. L’un des membres les plus actifs de la Compagnie du Saint-Sacrement, Du Plessis-Montbard, mourant en 1672, légua tous ses biens à Philippe Aubery, l’un des anciens officiers de la Compagnie (J. Croulbois, art. cité, p. 535). M. Allier a signalé (p. 430) qu’au mois de mars 1671, Colbert invite le procureur général de Harlay à enquêter sur une « des assemblées de particuliers qui se sont qualifiées d’Œuvres fortes, » et qui, « quoique animées de zèle et de bonnes intentions, sont néanmoins contraires aux ordonnances du royaume. » Cette Société est peut-être la même que celle dont parle S. Mercier dans son Tableau de Paris (éd. de 1782, t. IV, p. 87-91), mais il en parle comme d’une association de « censeurs publics » des scandales, fondée en 1661, assertion qui prouve qu’à Paris, à la fin du XVIIe siècle, le souvenir de la Compagnie du Saint-Sacrement était entré dans la légende et s’y était déformé.
  27. Les découvertes de M. Georges Guigues, archiviste du département du Rhône, à l’obligeance de qui je dois une partie de ces faits, seront bientôt publiées, et l’on y verra les preuves documentaires de cette survivance lyonnaise.
  28. Voyez R. Allier, La Compagnie du Très Saint-Sacrement de l’Autel à Marseille. Documens, p. 9, 447, 464.
  29. A Poitiers, une des œuvres de la Compagnie du Saint-Sacrement, une sorte de Conseil charitable, subsista, je crois, jusqu’à la veille de la Révolution.
  30. On connaît l’intéressant livre de M. de Grandmaison, la Congrégation p. 1889, auquel je me réfère pour la plupart des détails qui suivent.
  31. Voyez sur le P. de Clorivière et ses collaborateurs, les ouvrages des PP. Guidée et Terrien.
  32. Annales, publiées par le R. P. dom H. Beauchet-Filleau, moine bénédictin, p. 7.