Le Rachat de Jane, récit de la vie des prisons de femmes en Angleterre/02

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LE
RACHAT DE JANE

SECONDE PARTIE[1].


V

Millbank, novembre. 1859.

Ces pages amoncelées dans mes tiroirs, et que j’ai dû relire pour retrouver le fil d’un récit longtemps interrompu, me suggèrent aujourd’hui bien des réflexions dont je ne m’avisais guère en les traçant. Jane et sa maternité précoce me font malgré moi songer aux pauvres enfans qu’une Providence étrangement rigoureuse fait naître dans cette demeure sombre. Comment se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant s’ébattre dans la nursery de Millbank, devant une énorme cheminée que protège un épais grillage, ces petits êtres, insoucieux, il est vrai, de l’avenir qui les attend, mais flétris dès l’heure où ils viennent au jour, et sur qui pèse la fatalité des penchans héréditaires combinée avec celle de la première éducation qu’ils reçoivent dans un pareil milieu ? Il me semble, et je ne suis pas seule à penser ainsi, qu’on devrait les soustraire plus tôt qu’on ne le fait aux désastreuses influences d’un pareil séjour. Les anciennes règles voulaient qu’on les renvoyât, dès la seconde année, sa ceux de leurs proches qu’on jugeait capables d’en prendre soin. Maintenant, par une tolérance de plus en plus fréquente, — surtout si la condamnation de la mère est à long terme, — l’enfant est souffert près d’elle jusqu’à l’âge de quatre ans, pareilles exceptions demeurant d’ailleurs facultatives.

La pitié que m’inspirent ces innocens captifs ne m’empêche pas de reconnaître qu’ici — comme ailleurs, et dans des conditions quelquefois bien moins tolérables, — cet âge heureux conserve ses privilèges imprescriptibles, son insouciance légère et sa gaîté contagieuse. Je constate aussi que nos convicts sont généralement des mères assez tendres et assez soigneuses. Sans que le règlement soit modifié en leur faveur d’une manière explicite, on leur concède dans la pratique certains adoucissemens. Elles se lèvent plus tard, on n’exige point d’elles la même somme de travail ; leur régime alimentaire est adapté aux nécessités de l’allaitement. Quant à l’enfant de prison, un peu plus pâle, plus délicat et plus chétif que les gamins de la rue qui viennent, à travers la grille extérieure, le voir jouer dans la cour d’entrée, il manifeste assez fréquemment une intelligence vive et subtile, une sagacité au-dessus de son âge et qu’on pourrait croire un don de naissance. La jalousie maternelle dont il est l’objet va quelquefois un peu loin, si j’en juge par l’aventure d’une de mes collègues, frappée rudement au visage alors qu’elle se baissait pour embrasser la fille d’une de nos condamnées. En revanche, j’ai vu l’une de ces femmes s’inquiéter bien plus vivement des infidélités de sa pal que des progrès faits par une étrangère dans l’affection de son enfant.

Ces détails me ramènent tout naturellement à l’humble héroïne de ce trop véridique récit. En dépit de tout ce qui pourrait et devrait me rebuter, elle m’inspire toujours un vif intérêt, et je ne veux désespérer d’elle à aucun prix. En quelle passe critique ne l’avons-nous pas laissée ! Dénuée de tout secours, privée de sa fidèle compagne, réduite à recevoir l’aumône de ceux qui la sollicitent, suspecte, justement suspecte à une police implacable, et, malgré la misère qui l’y assiégeait, retenue chez elle par les soins que réclamait impérieusement le nouveau-né, Jane, en cette extrémité, dut songer à la maison de travail ; mais ces établissemens, qu’on redoute de voir trop aisément encombrés et dont la prudence administrative a voulu rendre le séjour aussi peu attrayant que possible, sont par là même investis d’un fâcheux renom. Les mendians au milieu desquels vivait Jane la détournaient d’une résolution selon eux désastreuse. Si jeune et déjà mère, n’intéresserait-elle pas tous ceux qui la verraient réduite à tendre la main pour elle et son enfant ? .. Fallait-il laisser perdre le bénéfice d’une pareille situation ? .. Un soir, malade encore et se traînant à peine, la pauvre fille se laissa persuader. Elle n’avait pas la force de suivre les passans qui hâtaient le pas pour se dérober à ses importunités ; mais son visage amaigri, ses yeux plombés, sa pâleur morbide, les arrêtaient, pour ainsi dire, malgré eux, et bien rarement elle rentrait les mains vides. Les policemen eux-mêmes, ses éternels ennemis, la regardaient avec compassion. — Mendier ne vaut-il pas mieux que voler ? avait-elle répondu nettement au premier d’entre eux qui hasarda une observation sur ce nouveau mode d’existence.

— L’un n’est pas plus permis que l’autre, répondit-il en haussant les épaules, mais il se garda bien désormais de la prendre en flagrant délit. Ce fut donc volontairement qu’après trois semaines de cette triste vie, elle y renonça pour toujours. Naturellement franche et hardie, les obséquiosités, les mensonges larmoyans, les subterfuges hypocrites de son nouveau métier lui coûtaient plus qu’à bien d’autres. L’enfant d’ailleurs, promené dans les rues par tous les temps, avait gagné un mauvais rhume. Il ne faisait plus que tousser et crier. Tel quel, les voisins de Jane continuaient à lui envier ce puissant auxiliaire. On le lui empruntait quelquefois ; on finit par vouloir le lui acheter. Ceci la révolta plus que tout le reste. Elle craignit enfin qu’on ne le lui volât, et dès qu’elle se sentit à la tête de quelques shillings, elle abandonna le close et la mendiante irlandaise qui s’était montrée si charitable. Dans sa situation actuelle, cette espèce de coup d’état ne pouvait s’expliquer que par un parti bien arrêté de reprendre ses anciens erremens. Elle y était tout à fait décidée.

L’enfant lui devint alors un immense embarras. Il la retenait fréquemment au logis et lui faisait manquer l’exécution des plans concertés avec les nouveaux associés qui l’avaient acceptée comme auxiliaire. Il troublait leur sommeil par ses continuelles doléances, et on ne comprenait pas que sa mère s’accommodât d’un accessoire si gênant ; mais plus le fardeau était lourd, plus elle semblait s’y rattacher. En revenant un soir auprès de l’enfant, qu’elle avait laissé endormi sur le tas de chiffons qui lui servait de berceau, elle ne le vit plus, et son cœur se serra étrangement. — Me l’auraient-ils tué ? pensa-t-elle en se remémorant les conseils que ses nouveaux compagnons lui avaient plus d’une fois donnés à mots couverts. Au moment où elle se sentait envahie par un frisson de terreur, le marmot cria. Une voisine l’avait recueilli chez elle. Sur ce, fureur de la jeune mère : — Qui vous a donné le droit de toucher à mon enfant ?

— Il piaillait à tue-tête, les voisins se fâchaient, un d’eux avait déjà parlé de venir tordre le cou à ce pauvre petit. — Mais Jane n’écoutait rien, et peu s’en fallut que la querelle ne dégénérât en bataille. Un autre jour, vaguant par les rues, elle rencontra sa mère. Leur dialogue fut caractéristique. — Vous voilà donc revenue ? dit Jane.

—- Oui, répliqua mistress Cameron, et justement je vous cherchais. Où logez-vous ?

Jane le lui ayant dit : — Nous irons ailleurs, continua sa mère… Je ne veux pas tant de monde autour de moi… Quel paquet avez-vous là ?

— C’est mon enfant.

— En vérité !… vous avez déjà fait tout ce chemin ?… Je pensais bien que vous tourneriez mal… Où est le père ?

— En prison pour sept ans…

— Pauvre petite, vous n’avez guère de chance !… Allons causer de tout ceci… Un verre de whiskey nous fera du bien à toutes deux.

Mistress Cameron, quand le whiskey eut délié sa langue, ne fut point avare de confidences. Son homme l’avait trahie, abandonnée. Il était parti pour l’Amérique avec une jeune fille dont il eût pu être le père, et sans le moindre avis ni le moindre adieu. Par suite de cet incident, elle était allée tout d’abord habiter Perth, puis Aberdeen, laissant s’éteindre à Glasgow le souvenir des poursuites entamées contre elle. L’amour de la terre natale maintenant l’y ramenait ; peut-être aussi un vague désir de savoir ce qu’était devenue sa fille. Du reste, pas un mot d’explication sur le brusque abandon de cette pauvre créature, qui de son côté n’imagina pas de s’en plaindre. Ce fut très simplement, pour compléter son récit, que mistress Cameron dit à Jane : — Vous savez qu’il ne vous aimait guère, notre homme. Il ne voulut jamais entendre parler de vous emmener avec nous.

La mère et la fille vécurent quelques jours en assez bons termes dans le close où leurs pénates étaient transférés. Elles avaient, d’un commun accord, « repris les affaires, » et vous devinez ce qu’elles entendaient par ce mot. Seulement pour ce genre d’opérations, qui demandé le moins de bruit possible, l’enfant créait des embarras considérables. Mistress Cameron suggéra divers expédiens plus ou moins acceptables, que Jane écartait les uns après les autres. Elle ne voulait à aucun prix se séparer de son bairn[2], et s’inquiétait de voir avec quelle lenteur il se développait par rapport aux autres maillots de son âge. Elle eut enfin le mot de l’énigme un soir que, rentrée à l’improviste, elle surprit mistress Cameron administrant au pauvre petit une boisson stupéfiante. Jane le lui arracha des mains avec de vifs reproches et passa le reste de la nuit à le bercer sur son cœur. Désormais elle ne pouvait presque plus se résoudre à le quitter. De là des querelles sans fin, car mistress Cameron, toujours âpre au gains, n’entendait pas qu’on perdît son temps, et que les bonnes aubaines fussent délibérément sacrifiées à la santé de son petit-fils. Les discussions s’envenimèrent, et l’enfant n’en alla guère mieux. Sa mère le vit tout à coup frappé d’un mal qu’elle ne connaissait pas ; ce n’était ni cette langueur chronique dont elle s’inquiétait naguère, ni cette toux opiniâtre qu’il avait contractée dès les premiers temps de sa venue au monde. Il fallut, malgré les remontrances intéressées de mistress Cameron, appeler le médecin. Pourquoi pas le dispensaire, pourquoi pas l’hôpital ? Non ; Jane ne croyait qu’aux médecins payés. Celui-ci vint, examina le petit malade et hocha la tête en reconnaissant cette fièvre spéciale qu’engendre la malaria des maisons mal tenues et trop habitées. Peu après, un des locataires de hasard qui prenaient gîte chez mistress Cameron contracta la même maladie et récrimina violemment contre le petit pestiféré, qu’il accusait de la lui avoir communiquée. Ce fut alors un concert de plaintes et de menaces à tous les étages d’Old-Vennel. Jane ne pouvait y opposer que des pleurs ; ses craintes superstitieuses lui revinrent. — Le malheur me poursuit depuis que j’ai trahi Jock Ewan, redisait-elle à chaque minute… Je suis sûre que l’enfant mourra.

— En ce cas, tant mieux pour vous, interrompit un jour sa mère, que fatiguait cette jérémiade éternelle.

« Je me pris alors à détester ma mère, » ajoutait Jane en me racontant ce triste épisode. Bref, l’enfant mourut. Jane voulut le placer elle-même dans son petit linceul, et comme elle pleurait encore, sa mère l’emmena du côté d’une public house où elles furent bientôt attablées l’une en face de l’autre. — Contre le chagrin, disent les pauvres gens de Glasgow, il n’est rien de tel que le whiskey.

Avec l’enfant, les bons instincts étaient morts. Jane, dont la douleur démonstrative et bruyante devenait petit à petit pour son entourage un sujet de raillerie, ne trouvait de consolation que dans l’oubli de soi-même et dans cette insanité temporaire qui accompagne l’ivresse. Ce remède toutefois n’était pas sans inconvéniens pour une personne dont l’indiscrétion pouvait en compromettre tant d’autres. On eut peur de ses bavardages, de son langage téméraire, des insolences qu’elle se permettait à tout risque, n’ayant plus souci de rien. Mistress Cameron grondait de plus belle ; mais le temps était passé où Jane avait encore quelque déférence pour ses conseils, quelque désir de lui complaire. Après quelques altercations de plus en plus aigres, la mère exaspérée voulut recourir à la violence pour se faire obéir : elle eut bientôt à le regretter, car elle n’était pas la plus forte et se vit expulsée du domicile commun. — C’est bon, c’est bon, dit-elle en le quittant, vous ne serez pas longtemps à retourner sous les verrous. L’exaltation de sa victoire soutint Jane pendant un jour ou deux, puis l’ennui la prit, et d’ailleurs un loyer de quinze pence par semaine lui parut trop lourd pour ses ressources, fort diminuées depuis qu’on ne voulait plus travailler avec elle. Glasgow lui devint odieux. Elle partit — à pied et pieds nus, faute de pouvoir prendre un billet de chemin de fer, — pour l’ancienne capitale du royaume écossais. A Edimbourg, mille déceptions l’attendaient. Elle ne connaissait pas la ville, et l’avantage d’y être inconnue ne compensait pas les difficultés qu’elle eut à s’y créer des relations d’un certain ordre. On se moquait de son accent, ce qui la jetait hors des gonds ; puis elle trouvait là beaucoup moins de population flottante, beaucoup moins de ces oiseaux de passage, — marins anglais, espagnols, américains, — qui viennent débarquer directement à Glasgow et dont on exploite aisément les instincts aventureux. D’ailleurs Jane était arrivée à cet état de malaise intérieur et d’inquiétude permanente où on ne peut plus se fixer nulle part. Malgré les risques inhérens à cette détermination, elle voulut revoir son vieux Glasgie et faillit s’attendrir en se retrouvant au milieu des magasins de Salt-Market. Elle y retrouva Mary Loggie, qui venait d’achever son temps, et dont l’amitié vivace ne s’était en rien altérée depuis leur séparation. Les deux amies n’hésitèrent pas un moment à se réunir pour reprendre ensemble leur ancien métier. Cette alliance ne dura guère ; une espèce de loi providentielle les condamnait à n’être jamais libres en même temps. Cameron fut arrêtée presque aussitôt ; le complice du vol dont elle avait été reconnue coupable passa devant une cour supérieure. Jane elle-même, qui s’attendait, vu la récidive, à un an de prison, fut condamnée au double de ce temps. « Bien que le cœur me manquât, disait-elle, je fis bonne contenance, car un grand nombre d’amis étaient venus me voir juger ; mais, une fois dans ma cellule, la perspective de ces deux années me donna littéralement le frisson. »

Cet effroi n’impliquait aucun repentir. Ses plans étaient arrêtés d’avance ; elle s’était promis, tout en se conduisant le mieux possible, de n’écouter qu’à bon escient les exhortations dont on allait lui rebattre les oreilles. Garder strictement les apparences, ne se permettre aucune révolte, puisque toute révolte serait punie, travailler de bonne grâce, suivre strictement la règle, se concilier le bon vouloir des supérieurs, tout ceci rentrait dans son programme ; mais elle entendait bien aussi garder intacte sa liberté intime, et puisque ni la prière ni les sermons ne l’avaient rendue meilleure, elle comptait n’en user que pour la satisfaction d’autrui, s’efforçant même de penser à autre chose pendant que le chapelain et la Scripture reader s’efforçaient de la persuader. Ils pressentirent cette résistance obstinée, ce défi intérieur, et se réduisirent tout naturellement à obtenir ce que Jane n’avait aucune envie de leur contester, une déférence purement extérieure, les semblans de repentir, les vaines promesses de mieux faire, que bien peu de nos convicts refusent à leurs gardiens spirituels. Au fond, elle était si peu convertie que, dans ses longs entretiens avec sa compagne de cachot, elles convinrent de s’embarquer ensemble pour l’Amérique aussitôt que la liberté leur serait rendue. New-York leur semblait un théâtre digne d’elles, et la police transatlantique passe à bon droit pour très indulgente ou très maladroite. Sur ces entrefaites, notre prisonnière reçut par l’intermédiaire des autorités de la prison, et après qu’elles en eurent pris connaissance, une lettre de mistress Cameron. Celle-ci annonçait son prochain départ pour les États-Unis et demandait à prendre congé de sa fille. Jane se hâta de solliciter l’autorisation requise et l’obtint sans difficulté. Les deux femmes se revirent en présence d’un tiers, conformément à la règle, et mistress Cameron, que sa fille avait eu peine à reconnaître sous des vêtemens à peu près corrects, ne voulut s’expliquer qu’avec force allusions et réticences sur les motifs de son expatriation. — Le bonhomme, disait-elle, une fois à New-York, a fait bail d’une nouvelle existence… Ses affaires vont bien et réclament impérieusement mon secours. Il reconnaît ses erreurs et m’appelle auprès de lui… Grâce aux regards d’intelligence qui accompagnaient cette phraséologie énigmatique, Jane crut comprendre qu’il s’agissait, pour l’homme qu’elle avait longtemps regardé comme son père, d’exercer à New-York l’industrie passablement ambiguë qui naguère les faisait vivre à Glasgow. Les réponses évasives qu’elle obtint de sa mère quand elle s’enquit de l’adresse où elle pourrait lui écrire la confirmèrent dans cette idée. — Soyez tranquille, répondit mistress Cameron, nous ne vous laisserons pas sans nouvelles,… et, s’il y a lieu, vous serez conviée à venir nous joindre… Quant à notre adresse là-bas, croiriez-vous bien que je ne la sais pas encore moi-même ?…

Ce mensonge bien évident n’empêcha point Jane de ressentir, beaucoup plus vivement qu’elle ne s’y attendait, une séparation qui menaçait d’être longue et que rien n’empêchait de devenir définitive ; ses pleurs, ses sanglots étonnèrent mistress Cameron, qui avait conscience de ne mériter point pareils regrets, et qui n’avait pas prévu tant de faiblesse chez une créature aussi bien trempée. Au surplus, après cette première émotion, toute d’instinct, Jane fut aussi surprise que sa mère. « Je ne savais pas au juste pourquoi j’avais tant larmoyé, me disait-elle en toute franchise, et la nuit d’après, quand je me remémorai la surprise consternée de ma mère, je me redressai sur mon séant avec un éclat de rire subit qui réveilla ma compagne. Elle crut un moment que j’étais devenue folle… C’est égal, ajouta Jane, nous nous sommes quittées bonnes amies, et j’avoue que cela me soulage, car depuis lors je n’ai plus entendu parler ni de maman ni de son homme. »

Je voudrais, — et je m’y efforce de mon mieux, — vous faire comprendre cette nature à part, toute d’impressions et de contrastes ; y réussirai-je, Henry Gillespie ? Franchement le doute à cet égard m’est permis. Tous, et bien d’autres comme vous, n’admettez pas que, si profondément viciée, l’âme humaine puisse, dans une mesure quelconque, se relever de sa déchéance. Je ne sais même si vous n’écartez pas cette idée comme antipathique aux notions d’une saine morale, et je suis d’autant mieux portée à le croire que j’ai partagé ces idées absolues. Plus tard, il est vrai, j’en ai bien rappelé, peut-être un peu trop. Il me semble que, par degrés à peine sensibles, la prosaïque expérience de chaque jour restreignant ce que l’essor de l’imagination peut avoir d’exagéré, je rentre dans une appréciation plus vraie de ce que la nature permet et de ce qu’elle exclut. Pour Jane, par exemple, j’ai cessé de croire à une métamorphose absolue. Je ne me flatte plus d’en faire une chrétienne dans la plus noble acception du terme : elle est descendue trop bas pour remonter si haut ; mais, en m’aidant de tous les bons germes qu’elle croit définitivement étouffés et qui me semblent aptes à revivre, je puis espérer qu’elle deviendra, grâce à mes efforts, si Dieu les bénit, une brave femme comme tant d’autres. De ce but, si modeste qu’il soit, je me sais encore très loin ; mais les premiers pas sont faits, du moins je veux le croire. Perdre cette illusion serait perdre courage, aussi regretterais-je qu’on me détrompât. Pour le présent, voici où nous en sommes.

Miss Baly, que j’essayais d’éclairer sur le compte de Jane, et qui malgré tout n’a jamais pu se rendre raison des boutades, des inégalités, des caprices de cette femme-enfant, miss Baly a fini par me la céder. Profitant de l’attachement bizarre que Jane m’a voué, l’augmentant encore par quelques menues indulgences au courant desquelles personne n’a été mis, j’ai acquis sur elle une certaine autorité. Bien certainement elle est meilleure. Je l’ai rendue à une sorte de calme. En lui confiant, soit à la chapelle, soit dans les cuisines, des travaux pénibles, j’ai atténué l’exubérance d’énergie qui la tourmente et l’exalte. La fatigue du corps est une soupape de sûreté qu’il faut savoir ouvrir à propos. Imaginez bien que je n’ai pas toujours réussi. Malgré tous ses efforts et avec la pleine conscience de sa folie, ma néophyte a succombé plus d’une fois ; mais elle a recommencé la lutte sur nouveaux frais après un découragement passager. J’ai fini par la conduire ainsi jusqu’à l’association, qui est la récompense d’un certain nombre de bonnes notes (marks) obtenues dans un temps donné. Ici l’amélioration a été sensible quant à la conduite. Or trois mois de vie en commun franchis sans mauvaise note mettent une prisonnière de Millbank en passe d’être transférée à Brixton, où l’attend une amélioration marquée dans les conditions de sa captivité. Huit jours avant l’expiration de ce trimestre d’épreuve, je félicitais Cameron (qui par parenthèse est sensible aux éloges comme aux reproches) sur le succès de ses vaillans efforts. — A la bonne heure, miss Weston, me dit-elle avec un accent particulier que j’ai appris à connaître, mais il faudrait me changer de cellule… Je suis avec une femme qui m’agace les nerfs par ses méchantes plaisanteries, continuât-elle en voyant ma surprise… C’est tout ce que j’ai pu faire que de ne pas lui apprendre de quel bois je me chauffe en pareil cas… Il n’y avait pas à se méprendre sur le geste qui accompagnait cette menace directe. Je promis donc à Jane qu’on la débarrasserait de cette fâcheuse voisine. Malheureusement, parmi tant d’autres soins à prendre, je perdis de vue celui-là. — Miss Weston, me dit Jane le lendemain, vous voulez donc que je retourne parmi les isolées ? J’y serai dès ce soir, si vous la laissez sous ma main.

Je remerciai Dieu d’être encore à temps, et, moyennant une complaisance que miss Baly se fût fait un devoir de refuser, Cameron est allée à Brixton. Y restera-t-elle ? Je n’en suis pas certaine, il s’en faut. Les impressions religieuses n’ont pas grande prise sur elle, et je la sais encore désespérant d’un changement absolu qui lui semble impossible. Elle se garderait bien de ne pas exprimer tout haut le regret d’avoir si mal vécu ; mais je vois clair dans ces bons propos légèrement hypocrites. Une fois rentrée dans la cellule qu’elle partage maintenant avec deux autres convicts, elle hausse les épaules, et se demande et demande à ses compagnes si elle a pu agir autrement qu’elle ne l’a fait. Toutes en sont là. Toutes ont été les innocentes victimes d’une irrésistible destinée, Toutes se plaignent, avec une sincérité parfaite, des rigueurs de la société envers elles, et chacune se croit en butte à une persécution personnelle dont elle cherche en vain le mot.

VI

Brixton, août 1860.

Me voici à Brixton, et vous n’aurez pas de peine à vous expliquer ce qui m’a poussée à faire quelques démarches pour y entrer. Jane avait exprimé très hautement son regret de me laisser à Millbank. Après quelques mois de séjour dans sa nouvelle prison, et bien qu’elle apprécie les « douceurs » relatives qu’on y ménage aux convicts dont la bonne conduite en a forcé les portes, — le thé quotidien par exemple et les récréations plus longues dans l’airing-ground, l’association, qui est ici de règle[3], enfin les chances de la promotion à l’insigne n° 1, qui entraîne une notable augmentation de salaire, — elle menaçait d’un éclat qui l’eût fait rentrer à Millbank, c’est-à-dire auprès de moi. — Peut-être aussi pensait-elle à Susan Marsh, son ex-pal, dont elle est toujours férue malgré ses griefs contre cette infidèle. J’ai dû parer le coup de mon mieux. Personne n’est et ne doit être dans les confidences des motifs qui m’ont fait agir. Cameron elle-même ne s’en doute aucunement ; elle n’en est pas moins très heureuse du hasard qui nous rapproche ainsi. On l’a expédiée ici comme prisonnière de troisième catégorie (ou, selon le langage officiel, du numéro trois). C’est par une série d’efforts et après un certain nombre de bonnes notes qu’elle sera promue au numéro deux et passera dans l’aile orientale, puis au numéro un, si Dieu lui prête vie et constance. En attendant, je l’ai demandée pour femme de chambre, ce qui est réputé, — vous l’ai-je dit ? — une faveur de premier ordre. La matrone en chef hésitait, Jane n’ayant pas toutes les perfections requises pour un si noble emploi ; finalement, à force d’y revenir sous main et sans bruit, j’ai emporté la question. Le troisième ou quatrième jour de son entrée en fonction, la nouvelle soubrette m’a régalée. d’une véritable algarade. Revenue à l’improviste dans mon logis, je l’ai trouvée le coude sur la cheminée, dirigeant un regard sombre vers quelques pièces de monnaie (parmi lesquelles brillait un sovereign) que j’avais oubliées là au moment de descendre. — C’est donc une épreuve ? me dit Jane en me voyant entrer… Au premier abord, je ne compris rien à cette question. — Oui, reprit-elle, vous avez laissé là cet argent pour voir si je résisterais à la tentation… Eh bien ! je vous assure que c’était peine perdue… — Comme vous pouvez le penser, je me disculpai de mon mieux, me reprochant ma distraction et assurant Cameron que je n’avais pas un instant douté d’elle. L’aurais-je, sans cela, demandée pour bed-woman ? .. — Au fait, reprit-elle avec la mobilité ordinaire de son esprit, quel a été votre motif ?

— L’espérance que vous justifierez mon choix en vous conduisant bien.

— C’est ce que je compte faire.

— Avec l’aide de Dieu, sans aucun doute.

— Non… avec votre aide, me répliqua l’impie.

Il y a quelques jours, ce fut bien une autre affaire. — Miss Weston, me dit-elle à brule-pourpoint, dès qu’il y aura une vacance parmi les numéros deux, j’ai promesse d’y être admise. — Feignant d’ignorer ce qu’elle croyait m’apprendre, j’allais la féliciter ; elle m’arrêta court. — J’ai cette promesse, reprit-elle, mais je ne compte pas en profiter.

— Vous refuseriez un pareil avancement ?

— Je le refuserai net… — Puis, avec quelque hésitation, car elle est remarquablement timide dans ses effusions de cœur : — Je veux rester ici, continua-t-elle, je ne veux point vous quitter. Si on m’envoie dans l’autre ward, je ferai quelque petite faute pour qu’on me ramène à vous… — J’eus beau lui représenter tous les avantages attachés à la promotion qui lui était annoncée. — Je sais, je sais tout cela, répétait-elle avec une obstination inflexible, mais j’entends et prétends rester où vous êtes. — En désespoir de cause et à bout de raisonnemens : — Qui vous dit, m’écriai-je, que je ne passerai pas, moi aussi, dans l’aile orientale ? .. — Ceci la réduisit au silence, et j’imagine que, bercée de cette espérance, elle ne refusera plus la juste rétribution de ses efforts sur elle-même.

Voyons, mon ami, est-ce que je m’abuse en ne retrouvant plus ici la prisonnière que nous avons laissée dans la geôle de Glasgow, bien fermement résolue à ne point s’amender, bien fermement pénétrée du néant de la prière, et se refusant de propos délibéré à toute influence morale ? À cette époque et presque aussitôt après le départ de sa mère, elle reçut par voie indirecte une nouvelle bien faite pour l’étonner. Mary Loggie lui apprenait son mariage en bonnes et légitimes noces avec un honnête ouvrier anglais, charpentier de son état. Comme elle n’entrait à cet égard dans aucun détail, Cameron ne voulut accepter qu’à titre de plaisanterie l’étrange communication qui lui était adressée. Il y avait là, gour elle, une véritable énigme dont elle se réservait de chercher le mot quand elle se retrouverait dans les rues bien-aimées de Glasgow, ces rues dont la séparait l’épaisseur d’un mur et où la transportaient sans cesse les rêves interminables auxquels tout captif s’abandonne. Après le double retour de quatre longues saisons, elle les revit enfin ; mais ce jour-là elle eut beau s’enquérir de Mary Loggie, personne ne sut lui dire ce qu’elle était devenue. Différens bruits couraient sur la brusque disparition de la fille du receleur. Quelques personnes la disaient effectivement mariée et partie pour l’Angleterre avec son mari ; d’autres pensaient qu’elle avait tout simplement cherché fortune par-delà les ponts, chez ces voleurs de rivière à qui la négligence proverbiale des matelots procure parfois, sur les points de débarquement, de merveilleuses aubaines. Peut-être aussi avait-elle péri dans une rixe ignorée. Ses sœurs, ses frères eux-mêmes en étaient réduits à ces Conjectures incertaines. Après de vaines recherches, il fallut bien prendre son parti, et Jane, comme elle l’avait pressenti, prévu, décidé d’avance, rentra dans la voie fatale où elle se croyait irrévocablement engagée. Les conseils de sa compagne de cellule, femme d’âge et d’expérience supérieure, n’avaient pas été perdus pour elle, et maintenant elle étonnait ses anciens associés par son excessive prudence. Il en est presque toujours ainsi au sortir d’une prison, ce qui prouve qu’on n’a pas grande envie d’y retourner. Ne marchant plus qu’avec d’extrêmes précautions, Jane perdait beaucoup de chances et vivotait misérablement. Il n’en fut pas de même lorsque Annette Ryan, au sortir de la geôle qu’elles avaient habitée ensemble, fut venue la rejoindre comme elle le lui avait formellement promis. Celle-ci manœuvrait avec une adresse consommée, et passée maîtresse en fait de travestissemens, déplaçant toujours à propos ses mobiles pénates, déjouait toutes les rubriques de la police. Les deux alliées se tiraient donc assez bien d’affaire, en attendant la catastrophe presque inévitable qui devait décider du sort de Jane.

Ce fut pendant ce court répit de la mauvaise fortune que, passant un beau matin sur le pont Hutcheson, elle vit arriver vers elle, sous un costume simple, mais décent, et qui annonçait une certaine aisance, cette ancienne amie dont elle avait en vain cherché la trace. Mary Loggie, baissant les yeux, passa son chemin. Jane, qui ne la reconnut tout à fait qu’après qu’elle eut passé, s’arrêta et se retourna pour la suivre du regard. Saisie de je ne sais quel remords, l’autre se retournait aussi au même moment. Il n’en fallait pas davantage pour que, revenant sur leurs pas, elles échangeassent une affectueuse poignée de main. Suivirent les récits, les confidences mutuelles. Mary, tout aussi étonnée que Jane de la bizarre rencontre qui l’avait promue au rang des honnêtes femmes, lui raconta comment le hasard l’avait placée sur le chemin d’un brave ouvrier anglais dans des circonstances qui permettaient à celui-ci de la croire une pauvre orpheline réduite à vivre de son travail, — comment elle n’avait pu se résoudre à le tirer de cette favorable erreur, — enfin, l’étranger se montrant peu à peu disposé à lui offrir sa main, comment elle s’était décidée à profiter de son aveugle entraînement, de sa crédule ignorance. Beaucoup d’autres, moins dépravées que l’amie de Jane, n’auraient pas eu plus de franchise. Maintenant elle s’en trouvait punie, non par le remords il est vrai, mais par la crainte continuelle où elle était de voir son passé tout à coup révélé à ce trop confiant époux. N’ayant pu le déterminer à quitter Glasgow, où le retenaient des travaux avantageux, elle sortait le moins possible, et, l’ayant tout exprès déterminé à se loger dans un quartier perdu, elle évitait de se montrer avec lui partout où elle aurait pu rencontrer quelque témoin, quelque complice de sa coupable jeunesse. Il eût été bon de s’en tenir à ces explications très suffisantes, et que Jane acceptait de fort bonne grâce, enviant peut-être le bonheur de son ancienne amie, mais toute disposée à respecter le mystère dont celle-ci s’entourait à bon droit. Mary cependant n’était qu’à moitié satisfaite. Pour qu’elle le fût complètement, il fallait que Jane, déjà éblouie de sa bonne chance, l’eût vue dans cet intérieur conjugal dont elle lui vantait l’élégance et le comfort. L’occasion était favorable, l’heure propice. Pour ce jour-là seulement, Jane y serait admise en l’absence du mari : vanité d’une part, curiosité de l’autre devaient finir par s’entendre. Une fois chez Mary, qui étalait ses nouvelles splendeurs avec une complaisance bavarde, nos deux amies oublièrent facilement à quel danger elles s’étaient exposées de gaîté de cœur. Elles causaient encore lorsque le maître du logis, inopinément revenu, les surprit en tête-à-tête. Jane eut peine à dissimuler son émoi, que le brave charpentier mit sur le compte de la timidité naturelle au jeune âge. Mary, puisant une certaine assurance dans la difficulté même de sa situation, trouva sur-le-champ les mensonges qui devaient expliquer la présence d’une inconnue, — d’une inconnue aux dehors équivoques, — dans le domicile de l’honnête Simmons. Celui-ci, chez qui aucune méfiance n’était en éveil, les accepta tous. Il crut au faux nom qu’on lui donna, et se laissa persuader que sa femme lui présentait une ancienne camarade d’atelier, irréprochable d’ailleurs, mais réduite à chercher des secours. Jane au surplus s’éclipsa presque aussitôt, espérant bien que, grâce à cette prompte disparition, elle ne laisserait d’elle au mari de son amie aucun souvenir bien net.

Cependant quelques jours après, en traversant seul High-street, il la reconnut au bras d’Annette Ryan, et ce ne fut pas sans une grande surprise, car il était difficile de se méprendre sur le compte de ces deux femmes, armées en guerre ce jour-là, et dont les joues fardées, les regards provoquans, les libres allures disaient assez haut ce qu’elles pouvaient être. Jane, poliment abordée par Simmons, n’osa feindre une méconnaissance invraisemblable. Sans prendre garde aux signaux impatiens de sa compagne, Annette Ryan interpella l’inconnu avec une familiarité de mauvais aloi. Celui-ci s’éloigna fort mal édifié, l’esprit en proie aux soupçons. Sa femme ne répondant pas aussi clairement qu’il l’eût voulu à certaines questions par lesquelles il cherchait à s’éclairer, notre homme se promit d’en finir avec les doutes tardifs que cette rencontre venait d’éveiller en lui ; or la vérité n’était que trop facile à savoir. Le premier policeman auquel il s’adressa lui donna sur Jane des renseignemens précis et circonstanciés qui ne concordaient en rien avec les assertions de Mary Loggie, et par contre jetaient de terribles doutes sur la vie passée de cette dernière. Pour le coup Simmons résolut d’en finir. Il alla chercher Jane et la pria de l’accompagner chez lui. Elle n’osa ou ne voulut pas se refuser à cette espèce de confrontation. Je vous laisse à imaginer la scène qui suivit, lorsque Mary, — croyant que Jane l’avait méchamment trahie et la chargeant d’amers reproches, — en vint par là même aux aveux les plus explicites et les plus irrémédiables, — puis lorsque, se traînant aux pieds de son mari, elle lui demanda grâce et pardon pour l’abus qu’elle avait fait de sa confiance en elle, lui jurant qu’elle mériterait ce pardon par le plus entier dévouement, la plus inviolable fidélité. En parlant ainsi, elle était sincère. La bonté de cet homme l’avait gagnée. Elle l’aimait véritablement. Sans doute il comprit qu’en le lui disant elle ne le trompait plus. Une foule de bons souvenirs militaient en faveur de cette misérable créature, qui depuis son mariage inespéré s’était consacrée tout entière à sa nouvelle mission. Au moment décisif, alors que, chassée par lui, elle allait franchir le seuil de leur humble paradis pour retomber dans la fange d’où il l’avait retirée sans le savoir, les instincts généreux de ce brave homme prirent tout à coup le dessus. Le point d’honneur n’a point pour les gens de sa classe la rigidité qu’on lui voit ailleurs, et ne lui imposait pas absolument le sacrifice du bonheur qu’il avait goûté jusque-là, qu’il pouvait goûter encore. Il se laissa fléchir, sans l’avouer autrement que par un regard jeté sur Jane, qui se hâta de quitter la place. Elle croit, — et je suis tentée de le croire aussi, — que Mary Loggie aura tenu sa parole ; mais elle ne sait à cet égard rien de positif, car depuis lors elle l’a rencontrée à peine une fois ou deux dans les rues de Glasgow, et toujours, en pareille occurrence, baissant la tête et détournant les yeux, Mary se dérobait à grands pas. Le roman de Jane devait être tout différent, et je ne doute pas qu’elle ne soit elle-même étonnée de ce caprice providentiel qui, sans raison apparente, fit à deux êtres du même ordre, chargés des mêmes fautes, flétris par les mêmes vices, une destinée si peu semblable. Pareille surprise entre pour beaucoup dans l’obstiné fatalisme qui est trop souvent l’unique religion des ignorans et le plus terrible dissolvant de la morale à leur usage. Ce même hasard qui avait conduit Simmons chez une pauvre parente à qui Mary Loggie ramenait charitablement, au sortir de l’atelier, une enfant de fabrique victime d’une subite indisposition, ce même hasard, dis-je, amena Jane Cameron dans une espèce de soirée que l’élite des voleurs de Glasgow offrait à un de leurs collègues récemment arrivé de Londres, et que sa célébrité recommandait à leur accueil. Pour eux, Black-Barney était une sorte de héros légendaire. Ses fréquentes évasions donnaient à ses autres méfaits un relief particulier. On disait merveilles de son adresse, merveilles de sa force, merveilles de son intelligence et même de ses talens littéraires, étrangement surfaits, comme j’ai pu m’en assurer en lisant quelques lettres de ce bandit qui ne mettait pas même l’orthographe. Devant le successeur de Dick Turpin et de Jack Sheppard[4], Jane Cameron arrivait fascinée, et quand, la danse commençant, il s’avisa de la choisir pour partner, j’imagine facilement de quel orgueil la combla cette préférence inespérée. Quoique bien jeune encore, Cameron n’avait conservé que quelques vestiges de sa beauté première, et le choix de Black-Barney parut égayer, la jalousie aidant, une partie de l’assistance féminine ; mais il fit face aux railleries, et sa danseuse, un moment déconcertée, déploya, pour le dédommager de l’espèce d’affront qu’elle lui avait valu, tout ce qu’elle possédait de bonne grâce et d’esprit naturel. Or je suis fondée à lui reconnaître mieux que personne ce don de plaire qui se devine sans pouvoir s’expliquer, et dont on subit l’empire sans se douter de ce qui le constitue. Black-Barney n’y demeura pas insensible. Après l’avoir simplement intéressé, la scotch lassie lui parut attrayante. Elle dansait à merveille, chantait encore mieux, elle avait fine taille et fine langue, de plus, ce charme spécial qui tient à un vif désir d’être appréciée. Plaire à Black-Barney, quelle fortune et quelle ivresse ! Non qu’il l’eût frappée par ses avantages extérieurs : elle convient elle-même qu’il était de petite taille, qu’une de ses épaules dépassait l’autre, qu’il avait l’œil mauvais, le front bas, la mine farouche ; mais elle ajoute avec candeur qu’elle lui aurait, dès ce premier soir, sacrifié tout au monde. Aussi, quand elle put penser qu’il l’appellerait à partager ses glorieux destins, crut-elle avoir pris ample revanche de Mary Loggie. Elle ne connaissait point, il est vrai, les antécédens de son nouveau maître, mais ils ne pouvaient l’effaroucher à aucun point de vue. — Sans doute il se lassera bientôt de moi, se disait-elle. Il partira sans moi pour Liverpool ou pour Londres, mais il sera temps de s’en affliger quand l’heure de la séparation sera venue… Pour ces natures impétueuses et versatiles, l’émotion présente absorbe tout. Elles ne veulent voir l’avenir que lorsque, se dévoilant tout à coup, il les épouvante de son masque hideux. Au temps où Black-Barney la prit ainsi sous sa protection, et malgré le brillant prestige dont sa prodigalité l’entourait ; ce grand artiste n’était point riche. De tous les produits de sa féconde industrie, il ne lui restait guère qu’une seule guinée, et Glasgow, où la police l’avait déjà signalé, lui paraissait offrir d’assez pauvres chances. L’heureux couple s’y maintint cependant, et Jane, par son expérience locale, ne demeura pas étrangère aux succès de Black-Barney, qui s’étudiait à la rendre digne de lui, l’exaltant d’ailleurs par-delà ses mérites et l’étourdissant de louanges excessives ; c’était une tactique à lui pour piquer d’émulation les adeptes dont il avait entrepris l’éducation. Je ne vous redirai naturellement ni ses leçons pratiques, ni les fabuleux exploits dont il se plaisait à bercer l’imagination crédule de sa compagne. Ce sont, pour la plupart, contes à dormir debout, dans lesquels la police joue invariablement le rôle sacrifié. Je leur préfère les souvenirs de Jane elle-même ; ils sont plus authentiques et s’accordent mieux avec la réalité des choses.

« Au mois de mars, raconte-t-elle, nous n’avions plus rien ; mais Barney trouvait toujours du crédit sur sa renommée. Un receleur nous fournit une mise en rapport avec le rôle que nous voulions jouer, et, sans nous en être encore revêtus, nous sortîmes à pied de Glasgow pour nous rendre à la première station du chemin de fer de Carlisle. Cette précaution devait servir à dépister la police et à l’empêcher de signaler notre départ. A Carlisle, où nous étions parfaitement inconnus, nous passâmes vingt-quatre heures, juste le temps de revêtir nos nouveaux dehors et de prendre, pour rentrer à Glasgow, des billets d’express qui nous permirent de monter dans un wagon de première classe, un wagon à gens riches. Barney en choisit un où se prélassait seul certain vieux gentleman que nous réveillâmes en nous installant près de lui, mais qui prit le parti de se rendormir bien vite, après nous avoir toisés d’un regard assez maussade. Nous le guettions à la dérobée, sans échanger la moindre parole, pas même un regard d’intelligence. Black-Barney feignit bientôt de s’endormir. Il n’entrait pas dans nos plans de rien tenter avant le terme du voyage, pour ne point risquer une découverte et un éclat prématurés. Ce fut seulement après l’arrêt du train — et au moment où le voyageur venait de remettre en poche, après en avoir extrait son billet, un porte-monnaie de bonne apparence, — que les opérations commencèrent. Notre compagnon, doué d’un certain embonpoint, se mouvait avec quelque peine. Barney, placé entre lui et la portière, lui offrit poliment son assistance, et tandis qu’il le soutenait d’une main, de l’autre, en deux temps, il le débarrassa de sa montre et du porte-monnaie en question. Ces deux objets me furent passés avec une rapidité merveilleuse, et Barney promptement descendu s’en alla d’un côté, tandis que je m’éclipsais dans la direction opposée, et que notre honnête victime s’acheminait paisiblement derrière le wagon chargé de ses bagages.

« Rendez-vous était pris dans le domicile commun, où je trouvai Black-Barney fort impatient de me revoir, plus impatient encore de vérifier le butin que je rapportais sans m’être permis d’y jeter le moindre coup d’œil. — Je dois dire qu’il m’accueillit avec une certaine méfiance, — et j’ajouterai que c’était me méconnaître, — comme si j’eusse voulu lui faire tort, à lui, de la moindre bagatelle ! »

L’autopsie du porte-monnaie, savamment ajournée par Black-Barney après l’examen de la montre et de ses accessoires, fut pour les deux complices l’occasion d’un éblouissement triomphal. Quatre-vingt-cinq livres en banknotes, une centaine environ, y compris l’appoint monnayé, constituaient une prise de premier ordre. Black-Barney en sautait de joie ; Jane au contraire prenait déjà peur et lui suggérait l’idée d’aller sans retard changer les billets, vendre la montre : — Enfant, lui dit Barney quand il eut repris quelque sang-froid, ce n’est pas ici, c’est à Londres que ces précautions doivent être prises ; mais en attendant pas un mot !… Et de fait, cet homme si volontiers bavard, si porté aux fanfaronnades, garda rigoureusement le secret de sa bonne fortune aux habitués du close qu’il habitait. Le soir même il solda toutes les menues dettes qu’il avait contractées, et après une nuit passée à combiner l’emploi de leurs futurs loisirs, nos deux associés partirent de grand matin pour Londres, où Jane allait se trouver pour la première fois de sa vie. Les quinze jours qui suivirent sont restés dans ses souvenirs comme un rêve splendide. Vêtue de soie, promenée en voiture, passant ses journées à Richmond, à Greenwich, à Gravesend, ses soirées dans les divers théâtres, elle aspirait pour ainsi dire par tous les pores ce luxe dont elle n’avait jamais cru qu’il lui fût possible d’approcher, et ces jouissances qu’aucun remords ne troublait. A l’heure qu’il est, et malgré le réveil de sa conscience tant de fois stimulée, j’estime qu’il lui est encore impossible de se reporter vers ce temps de délices avec d’autres sentimens que ceux d’une félicité non pareille. J’ai pu m’en assurer mainte fois avec plus de regrets que de surprise.

Un incident burlesque en lui-même, tragique pour ceux dont il abrégeait les « vacances, » rompit brusquement le cours de leur existence élyséenne. Après avoir reconnu que le coûteux séjour de la capitale imprimait une allure trop vive à leurs dépenses quotidiennes, ils étaient allés goûter à Margate les douceurs relativement économiques de la villégiature maritime. Black-Barney, joueur par instinct, ne quittait guère la salle où se tirent ces loteries spéciales qu’on appelle raffles[5]. Elles comportent toujours un certain tumulte, des groupes nombreux et remuans. Notre homme s’était dit souvent qu’il y aurait là de bons coups à faire ; mais il s’en abstenait par un scrupule bizarre, ne voulant pas « travailler » avant l’expiration du congé qu’il s’était donné à lui-même. Il ne s’attendait guère qu’un collègue moins délicat, ou n’ayant pas les mêmes raisons de rester inactif, profiterait contre lui de l’occasion qu’il laissait échapper, et ce fut pourtant ce qui arriva. Barney rentra un beau soir dépouillé de son portefeuille. Je vous laisse à deviner l’indignation et la honte du voleur volé, qui se trouvait ainsi tout à coup sans autres ressources qu’un sovereign laissé par grand hasard dans les mains de Jane, et hors d’état d’acquitter la note des frais d’hôtellerie. Ce dernier point, à vrai dire, l’inquiétait peu. Après avoir rôdé toute la nuit dans l’hôtel, cherchant une proie qui ne s’offrit point, il sortit le matin, à l’issue du déjeuner, non sans avoir commandé pour le soir un repas comfortable. Jane et lui, vêtus de leurs meilleurs effets et les poches pleines de tout ce qui avait pu s’y loger commodément, gagnèrent ensuite la station, et le soir même ils rentrèrent à Londres, où ils ne se vantèrent pas de leur mésaventure. Barney avait tiré de Jane la promesse solennelle de n’en parler à personne ; on eût vraiment dit que son honneur était en jeu. La vie recommença pour eux dans ses conditions habituelles ; mais Jane, qui sur ce nouveau théâtre ne se montrait pas trop indigne de son professeur, restait cependant en proie à une sorte de nostalgie. Autant qu’elle croyait le pouvoir faire sans risquer d’être abandonnée, elle tourmentait Barney pour le décider à revenir à Glasgow, et lui-même, avec le penchant superstitieux des gens de sa sorte, ne résistait qu’à demi. — Cette ville m’a porté bonheur, répétait-il volontiers, et il finit par se laisser convaincre. On eût dit qu’une fascination vengeresse ramenait Jane irrésistiblement vers le lieu où sa destinée devait s’accomplir.

Le close qu’ils allèrent habiter était un des repaires les plus dangereux. On arrivait par un passage voûté dans un vrai labyrinthe de ruelles étroites. Au fond de l’une d’elles, une maison ténébreuse, d’où ne filtraient au dehors aucune lumière et presque jamais aucun bruit. Sur l’escalier des nattes épaisses qui le rendaient muet. Au-dessus des greniers vides, pratiqué avec art dans la carcasse même du toit, un vaste dépôt où disparaissait en un clin d’œil tout objet suspect. Une des fenêtres supérieures, ordinairement ouverte, donnait passage à une perche dont l’extrémité posait sur l’appui d’une baie pratiquée dans le mur opposé. Sur cette perche, quelques haillons s’étalaient en permanence et semblaient guetter au passage un rayon de soleil. En réalité, cette perche, qui affectait un faux air de séchoir, était un pont jeté dans l’espace, en travers d’une petite cour intérieure. C’est par là qu’au besoin, toute autre issue lui faisant défaut, un bandit pris au gîte pouvait s’éclipser en quelques secondes et se trouver dans la maison voisine, elle-même pratiquée de manière à faciliter sa fuite. Barney et sa compagne étaient installés dans une des chambres du haut. Les autres se garnirent peu à peu de leurs affiliés, de leurs complices ordinaires. La maison devint une véritable caverne, sans rien perdre de sa tranquillité habituelle. D’un commun accord, on n’y élevait jamais la voix, on évitait de s’y quereller, toute orgie en était exclue. On n’y buvait que pour affaires, c’est-à-dire pour tenir tête à l’étranger qui s’était fourvoyé là sur les pas de quelque sirène. Des jeunes femmes vouées à cet odieux emploi, Jane était sans contredit la plus experte. Aucune ne s’entendait mieux à simuler l’embarras craintif, la timidité provoquante, la curiosité qui se dérobe avec un secret désir d’être devinée et suivie. Quand un complice aposté lui jetait au passage un reproche et la menaçait de la dénoncer à sa mère, elle savait jouer la frayeur, et ne se laissait rassurer qu’à bonne enseigne. Encore fallait-il éviter les rues fréquentées, les zones lumineuses, chercher au contraire les endroits déserts et les ténèbres propices. La conversation entamée dans High-street se continuait sous le porche voûté de Tontine-close, et de là chez Black-Barney nous savons qu’il n’y avait pas loin. Jamais, de son propre aveu, Jane n’avait été si profondément pervertie. Son endurcissement ne laissait place à aucun remords. Encouragée, flattée, secondée par son abject entourage, elle était fière de ses odieux succès, enivrée de l’impunité qu’elle croyait s’être assurée à jamais. Il était temps que le châtiment vînt l’atteindre. Elle perdait terre et commençait à effrayer Black-Barney lui-même, qui, malgré son ascendant sur elle, ne pouvait pas toujours refréner cette nature fougueuse. Voici à peu près dans quels termes elle m’a raconté la catastrophe qui devait la perdre définitivement, et qui, j’espère, l’aura sauvée.

« C’était un soir, il pleuvait. Je m’étais arrêtée, comme pour me mettre à l’abri, sous l’auvent d’une porte. Un étranger vint à passer, m’aperçut et s’approcha. Je remarquai sa démarche légèrement incertaine : au lieu de rester debout devant moi, je le vis s’adosser au mur, symptôme significatif de cette espèce de lassitude qui suit un excès de boisson. A ses propos familiers, je ne répondis pas tout de suite ; il dut me rassurer à plusieurs reprises avant d’obtenir un mot de moi. Bref, tout le manège habituel : les terreurs, les incertitudes, les résistances toujours moindres. Elles reparurent, plus vives, que jamais, quand il fut question de l’accompagner dans une public house du voisinage. En revanche, je connaissais de braves gens, tenant discrètement un shebeen, et chez lesquels nulle âme vivante ne nous verrait entrer. Il hésita, mais ses idées n’étaient pas bien nettes, et je finis par triompher de sa répugnance. Une fois dans les ruelles du close, perdu après quelques pas, il suivit machinalement. Notre escalier obscur, où il buttait à chaque marche, le fit quelque peu maugréer. Bref, il entra dans la chambre où Black-Barney attendait mon retour avec une de nos femmes et un jeune apprenti de seize ans, récemment enrôlé parmi nous. A peine l’étranger avait-il franchi le seuil qu’un vague instinct lui suggéra quelques soupçons. Je me hâtai de commander en son nom deux verres de whiskey, en me portant garant de sa discrétion. Après quelques simagrées du prétendu fraudeur, la liqueur prohibée sortit de sa cachette. Toujours riant et raillant, nous tâchions, ma compagne et moi, de distraire l’attention de notre inconnu, que la physionomie de Black-Barney semblait n’avoir pas favorablement impressionné. Aussi ne le perdait-il pas de vue, et le mélange préalable que devait subir le whiskey pour servir nos projets ne put s’effectuer tout d’abord. Malheureusement pour l’étranger, il s’acclimatait peu à peu, et, se laissant gagner par nos rires, nos chansons, nos joyeuses saillies, il ne s’aperçut pas qu’on remplaçait par un autre verre celui qu’il venait de vider. Lorsqu’il revint à la charge, chacun le suivait des yeux. C’était un homme encore jeune, robuste, dont le soleil des tropiques semblait avoir hâlé le visage ouvert et franc. Il s’arrêta tout à coup, la liqueur à moitié bue. — Que veut dire ceci ?… Vous ne me donnez pas le même whiskey, s’écria-t-il.

— Plaît-il ? repartit aussitôt le faux land-lord… La bouteille pourtant n’a pas changé… — Notre homme ne se paya qu’à demi de cette mauvaise raison. L’étourdissement n’était pas complet, et son intelligence fonctionnait encore assez pour lui faire déjà comprendre en quelle mauvaise passe il s’était aventuré. Il se leva, jeta son verre dans le foyer avec une malédiction, contenue et fit mine de sortir ; mais Black-Barney l’avait devancé à la porte, et, cachant un casse-tête derrière son dos, lui fermait résolument le passage. Je connaissais assez sa physionomie pour y lire la détermination d’en finir à tout prix. — Laissez-moi passer, dit l’étranger. — On ne casse pas mes verres pour rien, repartit Barney. — C’est juste… combien vous dois-je ?… Et le malheureux porta la main à sa poche ; précisément alors se manifesta l’effet du narcotique puissant dont il avait absorbé environ la moitié. Son regard trouble, ses gestes égarés signalaient le moment décisif. Barney lui porta un coup violent qui aurait dû l’abattre sur place ; mais, comme je vous le disais, c’était un homme vigoureux et qui ne s’effrayait pas aisément ; il se retint, sur le point de tomber, en s’accrochant au manteau de la cheminée. — Que suis-je venu faire ici ? s’écria-t-il en même temps, et les poings en avant, la tête basse, il s’élança vers Barney que cette résistance inattendue semblait avoir exaspéré. Si habituée que je fusse à des scènes de ce genre, une sorte de pressentiment me saisit à cet instant, et je sentis une espèce de nuage passer devant moi. J’entendis un second coup, plus fort que le premier, puis le bruit d’une lourde chute. Cette fois l’homme était par terre : le sang ruisselait de sa tête fracassée. Les trois témoins de la lutte demeuraient immobiles et consternés. Barney lui-même, devenu fort pâle, semblait avoir perdu quelque chose de son imperturbable assurance. — Allons ! dit-il enfin,… à quoi êtes-vous bonnes ?… Une éponge, du linge !… Ne voyez-vous pas que ce sang gagne le palier ?… Il faut nous débarrasser de cette charogne… — Il est donc mort ? m’écriai-je dans une invincible anxiété. — Allons donc !… étourdi, tout simplement… Enlevez la bourse !… Mais il avait beau dire, je croyais à un assassinat, et de la tête aux pieds je frissonnais. — Pourquoi ce dernier coup ? lui demandai-je avec l’accent du reproche. — Est-ce qu’on sait pourquoi ? me répondit-il plus brusquement qu’à l’ordinaire… Étanchez ce sang, ou nous sommes perdus… Il fallut bien obéir et descendre ensuite, le corps inanimé que nous voulions transporter hors du close. — Son cœur bat encore, nous dit Barney avec l’accent du triomphe au moment. où nous arrivions à la dernière marche du ténébreux escalier. A peine cependant avions-nous fait quelques pas dans la ruelle, qu’un bruit, je ne sais lequel, nous vint effaroucher, et, sans nous donner le mot, nous déposâmes à terre le fardeau sanglant pour rentrer chez nous au plus vite. Le jeune apprenti, pendant notre absence, avait pris la fuite. Ma compagne se désolait : Barney la fit taire en lui remettant une légère part prélevée sur le très modeste contenu de la bourse, qu’il se hâta de jeter au feu après l’avoir vidée. Puis il sortit pour faire le guet, disait-il ; mais il demeura si longtemps dehors que je jugeai bon de descendre aussi, afin de savoir ce qu’il devenait. Impossible de le retrouver, non plus que le corps, enlevé déjà de la place où nous l’avions laissé. Je remontai. Ma compagne, agenouillée, priait en se frappant la poitrine. C’était, — vous l’ai-je dit ? — une catholique. — Que faites-vous là ? lui demandai-je. — J’implore la bonne Vierge, me répondit-elle. Je la prie de faire en sorte qu’on ne nous découvre point… Nous ne songeâmes ni l’une ni l’autre à nous coucher et demeurâmes accroupies auprès du feu, sur lequel nous avions entassé force charbon pour sécher plus vite le plancher récemment lavé. Tout à coup on frappa… Je ne bougeai point, la peur me glaçait. Après un nouvel appel, j’entendis mon nom prononcé à voix basse ; alors je me rapprochai de la porte : c’était une de nos voisines qui rentrait chez elle, — Jane, me dit cette femme, si vous m’en croyez, vous ne resterez pas ici ; la foule est amassée là-bas devant la demeure d’un médecin… J’ai entendu le nom de Black-Barney, et parmi les agens j’ai vu Dick (l’apprenti dont j’ai parlé) qui semblait en bons termes avec eux…

« Si je voulais fuir, en effet il n’était que temps, et j’aurais dû quitter Glasgow sans regarder une seule fois derrière moi : mais je me croyais tenue de prendre les ordres de mon maître. J’allai donc le chercher dans une maison où avait dû le conduire, selon toute probabilité, la nécessité de se dérober aux poursuites. La maîtresse de ce logis, en qui j’avais toute confiance, m’affirma qu’elle ne l’avait point vu de la soirée, et me conseilla fortement de me mettre hors d’atteinte en me réfugiant dans un faubourg (Pollockshields) où la police de la ville était tenue en échec par d’anciens privilèges. Encore un conseil qu’il eût fallu écouter ; mais je m’obstinai à vouloir attendre Black-Barney, qui, dans ce moment-là même, ne pensait qu’à se tirer d’affaire. Me croyant en sûreté, du moins pour quelques heures, je me couchai, je me laissai gagner au sommeil… Une voix rude me tira le lendemain de cette espèce de léthargie… J’ouvris les yeux, et je discernai dans la pénombre de la première aube l’uniforme d’un policeman… Le reste n’a pas besoin d’être conté. C’est l’histoire quotidienne de mes pareilles. Seulement, le blessé n’étant pas mort, je ne comptais que sur huit ans, et j’en eus quatorze,… un de moins que le nombre des jurés[6]. La sentence, muette à cet égard, me laissait ignorer si je subirais ma peine à Glasgow même, ou à Perth, ou dans les prisons d’Angleterre. Ces dernières, bien qu’on m’en dît merveilles, me faisaient grand’peur. Rester en Écosse, c’était en quelque sorte rester chez moi. Déjà minée par l’inquiétude, je fis mon possible pour me rendre malade, et je n’y eus vraiment pas grand’peine, car les premiers mois d’emprisonnement solitaire m’avaient exténuée. A l’infirmerie, j’étais presque heureuse ; je l’aurais été tout à fait, si l’on eût pu me rassurer au sujet de Black-Barney… Après tout il était naturel que je lui fusse attachée, car cet homme si violent, si peu maître de lui, jamais ne m’avait frappée, jamais dit un mot plus haut que l’autre. Du reste, on avait beau me soigner et m’exhorter, ces quatorze ans (j’en avais dix-huit) me pesaient sur le cœur, et je me sentais plus révoltée, plus endurcie qu’auparavant. — Jamais tu n’en verras la fin, me disais-je, et alors à quoi bon tous les efforts que te coûterait une réputation à refaire ?… Puis l’ordre de translation arriva, et j’en fus presque bien aise. L’ennui m’avait repris au sortir de l’infirmerie, et tout changement devait être le bienvenu. Pourtant à l’heure du départ le chagrin de quitter Glasgow domina chez moi tout autre sentiment. Et ce me fut une consolation de penser qu’à l’expiration de mes quatorze années la loi voulait qu’on me ramenât au pays. Revoir mon vieux Glasgow a été mon rêve favori depuis cette journée où je le quittais…. peut-être pour n’y jamais rentrer. »

Puis-je me flatter, consultant comme je fais, des souvenirs déjà lointains, d’avoir fidèlement rendu l’accent de ce récit, fait comprendre les variations de cette pensée mobile, de cette conscience vacillante et inégalement éclairée ? Je le voudrais pour ne pas laisser à l’état d’énigme l’intérêt vif que m’inspire Cameron, disons vrai, l’attachement que j’ai pour elle. Il redouble quand je la compare à la plupart de ses compagnes de captivité. Je parle ici des meilleures, de celles à qui on ne peut refuser pitié, lors même qu’elles n’inspirent aucune sympathie, — les Garnett par exemple, cette mère et cette fille condamnées ensemble pour homicide. Évidemment, bien que leur crime ait soulevé un déchaînement d’opinion presque universel, ces deux êtres extraordinairement bornés ne sont coupables que d’une rigidité absurde, aux conséquences de laquelle tout fait penser qu’elles n’avaient point réfléchi : l’une est la femme, l’autre la fille aînée d’un misérable berger, chargé d’une nombreuse famille. Un travail rude, incessant, pouvait seul éloigner de leur cottage la faim, l’horrible faim, toujours au seuil, toujours menaçante. A la mère incombaient tous les soins du ménage, les filles fabriquaient à bas prix de grosses dentelles, et la tâche quotidienne était l’irrémissible condition du repas quotidien. La cadette, enfant de seize ans, maladive et sujette aux fièvres, se vit un jour incapable de terminer sa portion d’ouvrage ; la règle commune lui fut appliquée, elle ne mangea point ce jour-là. Le lendemain, plus faible encore, ses mains tremblantes se refusèrent à tirer l’aiguille ; on lui refusa de même toute nourriture. Le troisième jour, elle succomba. Selon le témoignage fourni aux jurés par celle de ses sœurs qui assistait à son agonie, ses dernières paroles avaient été une invocation naïve au Seigneur Jésus. Donne-moi, lui disait-elle, donne-moi la force de travailler la semaine qui vient !… Ce dernier détail souleva, d’abord dans l’auditoire de la cour d’assises, puis, grâce aux journaux, dans le pays tout entier, une pitié profonde, une horreur au moins aussi marquée. Quel n’a donc pas été mon étonnement en débutant à Brixton, quand on m’a cité les « abominables Garnett » comme des prisonnières modèles ! Elles y sont arrivées dans un tel état de maigreur et d’épuisement, qu’elles faisaient peine à voir. La matrone chargée de les conduire chacune dans un ward différent ne surprit ni chez l’une ni chez l’autre le moindre semblant d’émotion. Leur flegme impassible et taciturne ne laissait entrevoir qu’une sorte d’étonnement causé par cette vie nouvelle dont elles n’avaient aucune idée. Elles semblaient particulièrement surprises d’avoir tant à manger, et se soumettaient d’ailleurs à la règle avec une docilité presque reconnaissante. Toutes deux, quand la force leur revint, se mirent à travailler du même zèle, mais sans jamais s’enquérir l’une de l’autre. Stupéfaite de tant d’indifférence, je demandais un jour à la mère si elle ne serait pas bien aise de savoir ce que devenait sa fille. — Oh ! me répondit-elle, je la connais ; elle n’est pas remuante et ne doit pas vous donner de tracas. J’adressai la même question à la jeune Garnett. Elle quitta des yeux le chanvre qu’elle tenait, et me regardant tout étonnée : — J’espère, dit-elle, que ma mère ne se tourmente pas trop… Jamais, que je sache, elles n’ont mérité la moindre punition, pas même une réprimande, mais jamais non plus elles n’ont reparlé l’une de l’autre. La faim, chez elles, a tué l’âme. On ne peut certes leur en vouloir ; mais comment s’y prendre pour leur vouer un autre sentiment que la commisération due à leurs malheurs ?…

Hélas ! au moment où je traçais ce parallèle, la maudite tête de Cameron lui faisait quitter le bon chemin encore une fois. On m’apprend qu’elle est renvoyée de Brixton pour « insolence envers ses supérieures, » et, comme les sentences de cet ordre s’exécutent sans aucun retard, elle partira, si elle n’est déjà partie, pour Millbank, sans que j’aie pu lui parler, la consoler, l’exhorter… A quoi bon du reste ? N’est-elle pas incorrigible bien décidément ? Peu importe ; je ferai en sorte de savoir ce qu’elle devient… Brixton, juillet 1861.

Susan Marsh devait être, elle est en effet la cause de cette rechute inattendue. Les deux pals, à mon insu, n’avaient pas cessé de correspondre. Susan, atteinte de ce mal insidieux que la captivité développe peu à peu, et qui, minant sourdement l’organisme, éclate parfois mortel après un certain nombre d’années, Susan, dis-je, s’est crue sérieusement en danger. Elle a sommé Cameron de revenir auprès d’elle. Cameron n’a pas su se refuser à ce vœu funeste ; l’insigne qu’elle avait eu tant de peine à gagner, le bien-être relatif d’une prison supérieure, la satisfaction qu’elle semblait éprouver à se sentir à portée de moi, de mes conseils, de ma protection, elle a tout sacrifié aux devoirs de cette amitié suspecte. Une de mes anciennes collègues, amenée ici par quelque mission fortuite, a été chargée de m’en instruire, Cameron s’inquiétant fort « des mensonges qu’on me ferait sur son compte pour m’indisposer contre elle. » Miss P***, de retour à Millbank, n’a point tardé à la trouver sur son chemin, — Eh bien ! lui a demandé. Jane, que dit miss Weston ?… Je suis sûre qu’elle ne veut plus ni me voir, ni me parler, ni s’occuper de moi, n’est-il pas vrai ?

— Vous vous trompez ; elle dit seulement que vous lui avez causé une véritable peine.

— Et c’est tout ?…

— Non, elle ajoute qu’elle espère encore en vous ; elle croit que vous tenterez un nouvel effort, que vous serez mieux en garde contre une tentation nouvelle, en un mot que vous recouvrerez le chemin perdu.

— Vraiment ?… Écrivez-lui donc qu’elle y peut compter… Il me faut huit mois pour regagner tous mes badges et retourner à Brixton. Promettez-lui de ma part qu’elle m’y reverra dès les premiers jours du neuvième.

Je l’attends effectivement dans une quinzaine. L’enfant m’a tenu parole.


VII

Brixton, juin 1863.

Enfin, enfin nous touchons au port. Si j’en crois les battemens de mon cœur, Jane est sauvée. Deux années d’irréprochable conduite, trois ou quatre occasions qu’elle a saisies de se distinguer par un zèle, un dévouement particulier, une tentative d’incendie, entre autres, qu’elle a su faire avorter au dernier moment, l’ont assez puissamment recommandée pour que l’évêque de R…, prié par moi d’appuyer ses titres à la clémence officielle, ait obtenu sans trop de difficulté une remise du restant de la peine. La sentence d’ailleurs était, on l’a compris, entachée d’une certaine exagération. Cameron va donc d’ici à quelques semaines recouvrer sa liberté. Qu’en fera-t-elle ? Voilà la question. Depuis plusieurs mois, je la prépare à cette grande et redoutable épreuve. Une admirable institution, le Home des condamnés libérés[7], pourrait lui offrir un asile immédiat et les recommandations ultérieures sans lesquelles il lui est presque impossible de se créer une position ; mais les administrateurs de cette œuvre, chargés d’une immense responsabilité morale, n’acceptent pas indifféremment tous les individus plus ou moins suspects que nos pénitenciers leur envoient, et malheureusement le passé de Jane, les flétrissures multipliées qui l’ont atteinte et avant et pendant sa captivité, la recommandaient mal à une préférence de ce genre. Elle le comprenait mieux que personne, et après avoir confié ses intérêts à notre surintendante, par qui passent nécessairement toutes les demandes d’admission, je l’ai vue se préoccuper vivement d’un refus possible, disons mieux, d’un refus probable. Peut-être pour la première fois de sa vie elle avait le sentiment complet de sa déchéance et du grave dommage porté par elle-même à ses plus grands intérêts. Appelée, quoiqu’elle ne soit pas dans mon ward, à la rencontrer de temps en temps, je ne manquais jamais l’occasion de mettre à profit ce nouveau développement de son être moral. — C’est étonnant, me dit-elle un jour, vous me donnez les mêmes conseils que Susan. — Eh quoi ! m’écriai-je stupéfaite, Susan Marsh vous écrit encore ?

— M’écrire ? et pourquoi cela ? nous nous voyons chaque jour. Elle est de mes associées.

Or je n’ignorais pas seulement que cette fille, dissimulée entre toutes, avait fini par se frayer le chemin de Brixton, mais j’ignorais encore sa promotion toute récente au badge n° 1, et surtout (j’y eusse mis bon ordre) son association avec Jane. Le mal étant fait, il n’y avait plus qu’à y chercher remède. Pour cela, il fallait en apprécier l’étendue. — Eh bien ! Cameron, repris-je sans sourciller, Marsh vous conseille le Home ?

— Oui, répondit-elle, au moins pour les six premiers mois, en attendant qu’elle sorte d’ici.

— Et alors ?…

— Alors elle me propose de mettre en commun ce que nous avons gagné pendant notre séjour ici et à Millbank… Nous monterions un petit magasin… Nous vivrions comme cela très heureuses, À ce qu’elle dit encore… tandis qu’autrement je serai seule dans le monde, et vraiment la perspective n’est pas gaie.

On devine mes objections à ce beau plan de campagne. Je les développai avec une certaine éloquence, et je finis par convaincre Jane du danger que lui feraient courir ses rapports avec une amie indigne d’elle. A aucun prix, ajoutai-je, il ne fallait lui donner prétexte et moyens de la revoir. — Peut-être avez-vous raison, disait Jane ; elle me persuade par momens de ses bonnes intentions, mais parfois aussi je ne trouve en elle que mauvais cœur et pensées méchantes…

Je crois bien qu’à partir de cet entretien ma protégée, comme elle me l’avait promis et comme elle l’affirme, a soigneusement éludé tout engagement formel envers sa dangereuse amie ; mais je ne serai complètement rassurée que quand elles seront définitivement étrangères l’une à l’autre, car Susan est par l’intelligence bien supérieure à sa compagne. Je la sais insinuante, habile, éloquente même dans son genre, et elle a un beau texte à ses pernicieux commentaires : cet isolement qui, plus que toute autre chose au monde, effraie ma pauvre dépaysée. L’espèce d’horreur qu’il inspire à celle-ci se retrouve chez presque toutes nos prisonnières, lorsque pendant plusieurs années de suite, dépouillées de toute initiative, elles ont perdu l’habitude de se régir elles-mêmes, de vouloir, de prévoir, de contrôler, d’organiser. Parties intégrantes et dépendantes d’une énorme machine où elles accomplissent mécaniquement leur évolution quotidienne, elles se trouvent fort empêchées quand toute propulsion extérieure vient à leur faire défaut.

Brixton, août, même année.

Une complication inattendue dans mes affaires de famille m’a forcée de prendre plus tôt que je ne pensais ma quinzaine de congé annuel. J’ignorais d’ailleurs le jour précis où le warrant de mise en liberté serait expédié par les bureaux ministériels. Avant de partir cependant je m’étais assurée, d’accord avec la surintendante, que l’une des female lodging-houses, fondées par la Société de secours aux prisonniers libérés, serait ouverte à Jane moyennant qu’elle remplît les conditions réglementaires, savoir, d’y arriver en droite ligne au sortir de la prison et de déposer aux mains des directeurs la totalité du petit pécule produit par l’accumulation de ses profits hebdomadaires. Jane, informée de tout, y avait souscrit de grand cœur. Depuis qu’elle se savait admise parmi les patronées de cette admirable institution, passant des plus vives inquiétudes à la sécurité la plus absolue, elle se croyait complètement régénérée, complètement à l’abri de toute rechute. Sans partager à cet égard sa confiance exagérée, je ne voyais pas la nécessité de lui ôter une illusion qui pouvait avoir d’heureux effets, illusion qui du reste semblait quelque peu ébranlée, si l’on m’a dit vrai, pendant les dernières journées de son séjour ici. Mon absence inattendue a peut-être compté pour quelque chose dans l’agitation, le trouble extrême qu’on a remarqués en elle aussitôt que le jour de sa sortie lui a été connu et lorsque les préparatifs d’un prochain départ ne lui ont plus laissé le moindre doute à ce sujet. Pendant les trois journées dont je parle, elle ne pouvait plus vaquer à son travail de couture, ni s’appliquer à aucune autre tâche exigeant quelque attention. Elle avait perdu le sommeil et l’appétit. Une espèce de fièvre dévorait. Mon nom sans cesse revenait dans ses discours. — Il est impossible, disait-elle, que miss Weston me laisse partir ainsi… L’impossible a failli arriver. Je ne suis rentrée à Brixton que la veille du jour où Jane devait être conduite chez ses nouveaux patrons. Il était trop tard pour lui parler, et le lendemain, mon service repris, je ne pouvais guère songer à m’occuper d’elle. Cependant je m’arrangeai, dès que j’entendis dans l’avant-cour rouler la voiture qui venait les prendre, elle et la matrone chargée de l’accompagner, pour avoir affaire chez la surintendante, et me mettre à une de ses croisées donnant sur cette avant-cour. En sortant et en promenant autour d’elle un dernier regard, la pauvre enfant m’aperçut ; je n’oublierai jamais le reconnaissant sourire qui transforma tout à coup sa physionomie inquiète et illumina son visage fatigué par les veilles. Ses deux mains se levèrent de mon côté, puis se rapprochèrent comme si elle remerciait Dieu de m’avoir revue. — Dites à miss Weston que je lui écrirai dès que je serai placée, s’écria-t-elle an se retournant vers sa compagne, et tout exprès assez haut pour que ces paroles arrivassent jusqu’à moi… Puis elle monta dans la voiture, qui s’ébranla aussitôt. Sans cela, je crois qu’au risque de scandaliser l’honnête concierge Lockett, je serais descendue quatre à quatre, tant je me sentais attirée vers cette pauvre créature, livrée avec si peu de chances favorables aux terribles épreuves qui l’attendent encore.

Pendant les huit jours qui suivirent et qu’elle passa dans la lodginig-house, — où rien ne rappelle la prison, — elle ne mit pas une fois le pied dehors, bien qu’elle eût la libre disposition d’elle-même, sauf le soir, où elle devait rentrer à heure fixe. — Les rues, disait-elle, lui faisaient peur… Ses nerfs étaient comme ébranlés par le mouvement et le bruit dont elle avait été si longtemps sevrée. L’obligeante sous-directrice à qui je dus ces renseignemens me donna aussi le nom de la personne chez laquelle Jane a eu le bonheur d’entrer dès la fin de cette première semaine de liberté. Cette dame se nomme mistress Evans, et paraît avoir agi par esprit de charité chrétienne en venant se pourvoir ainsi dans un établissement que bien des gens suspectent encore. Elle n’a pas voulu, comme cela se voit quelquefois, abuser de la position de Jane pour lui faire accepter des gages inférieurs à la moyenne ordinaire. Enfin, tenant un juste compte des susceptibilités de notre libérée, elle lui a formellement promis de ne révéler ses pénibles antécédens à aucun des autres domestiques de la maison.

Fin de septembre.

Fidèle à sa promesse, Jane m’écrivit dès son entrée chez mistress Evans pour m’annoncer cette bonne nouvelle, dont elle ne me savait pas instruite. Elle ne me demandait pas de l’aller voir, et cette réserve, sur le motif de laquelle je ne pouvais me tromper, hâta ma visite. L’émotion de Jane, qui était venue m’ouvrir la porte, fut pour le moins aussi vive que je pouvais m’y attendre. Elle n’avait osé, disait-elle, espérer que je me dérangerais pour la venir voir si tôt. Puis elle courut prévenir sa maîtresse, et sur la demande expresse de mistress Evans je me présentai chez cette dame, qui me rendit de sa nouvelle acquisition le compte le plus satisfaisant. Jane manifestait, me dit-elle, plus de zèle, plus d’activité qu’aucun des autres domestiques. Les enfans déjà la préféraient à leur nurse, et depuis certain jour où elle les avait promenés à la place de celle-ci ne juraient que par la nouvelle venue. La satisfaction au reste était mutuelle. Sauf quelques questions indirectes de ses camarades, qui la gênaient quelque peu, et dont elle s’était tirée jusque-là par des réponses ambiguës, Jane ne voyait que sujets de se réjouir. Les maîtres étaient la bonté même. La règle un peu stricte de la maison lui paraissait douce au prix du régime dont elle avait contracté l’habitude. On exigeait d’elle bien moins de travail qu’à Millbank et à Brixton. Bref, pas une objection pour le présent, pas une crainte pour l’avenir ; de bonnes résolutions désormais inexpugnables, des espérances triomphantes, une confiance illimitée dans l’avenir. Tout cela était trop beau et me fit peur.

J’avais raison de m’alarmer. La seconde lettre de Jane, — je l’ai reçue la semaine dernière, — était tout autre que la précédente. Aucune plainte positive, mais un accent général de tristesse résignée qui me donna fort à penser. J’ai cru qu’il fallait porter quelques secours à cette imagination malade. Jane m’a vue arriver avec moins de surprise, mais avec tout autant de gratitude que la première fois. Elle s’inquiétait surtout de ce que sa maîtresse pensait d’elle ; — Beaucoup de bien, lui ai-je répondu. Elle trouve seulement que vous vous exténuez de travail, et attribue à ceci la tristesse qui rend votre physionomie sombre et maussade…

— Non, m’a répondu Cameron ; le travail au contraire me soulage et me fait du bien. Il m’empêche de penser… Dès que je m’arrête, la réflexion me vient, et je ne sais plus où j’en suis.

— Portez votre pensée sur des sujets qui vous égaient et non sur ceux qui vous troublent.

— J’essaie, mais les autres idées reviennent toujours.

— Lesquelles, par exemple ?

— Eh bien ! je me demande si peu à peu vous ne cesserez pas de vous intéresser à moi… Je songe aux indignités de ma vie,… à ce que je deviendrais si la force me manquait jamais.

— Avez-vous donc quelque sujet de le craindre ?… Vous sentiriez-vous menacée dans votre santé ?

— Il y a là quelque chose, m’a-t-elle répondu en posant sa main sur son cœur,… des battemens que je ne puis réprimer… Et si je tombais malade, après l’hôpital que me resterait-il ?… la work-house

— Priez Dieu, Cameron, et il ne vous abandonnera pas.

— Oh ! je prie, je prie de toute ma force, mais sans que cela paraisse me faire grand bien, disait-elle avec découragement.

J’ai fini cependant par la remonter un peu, grâce aux enfans qui sont survenus, et dont le gai babil fait seul arriver quelques pâles sourires aux lèvres de Jane. Elle se loue de sa maîtresse qu’elle aime humblement, de ses camarades avec lesquels elle est en bons termes, bien qu’ils aient, prétend-elle, des façons à eux, et que leur langage soit parfois lettre close pour la pauvre Écossaise ; pourtant elle est triste, et bien évidemment elle s’ennuie. Cette existence close et paisible ne réalise aucun de ses rêves de liberté. — C’est étonnant, me disait-elle, combien cela ressemble aux prisons.

Mistress Evans lui a proposé deux ou trois fois « un jour de sortie, » qui, dans nos usages domestiques, constitue une sorte de droit. Jane a toujours refusé. Elle n’a pris çà et là qu’une heure ou deux de congé pour aller retirer son petit pécule des mains de la Discharged prisoners aid Society, et le déposer dans une banque d’épargne où elle porte régulièrement ses économies de chaque mois.

La famille Evans, paraît-il, doit prochainement passer en Amérique. J’ai sondé Cameron sur ce qu’elle comptait faire, si on lui proposait de l’emmener. — J’aimerais assez m’en aller, m’a-t-elle répondu, pourvu que cela ne m’expose pas à certaines rencontres. Je me sentirais d’ailleurs plus en sûreté dans un pays étranger… Mais je ne vous verrais plus ; vous seriez morte pour moi. — Votre santé se trouverait peut-être bien d’un changement de climat. — Peut-être, et si vous saviez combien elle m’inquiète !… Oh ! miss Weston, pour être certaine que la force ne me manquera pas d’ici à dix ans, je ferais marché de tout le temps qui me reste à vivre. Brixton, mai 1864.

Rien ne me faisait prévoir ce qui vient d’arriver. Un billet énigmatique de mistress Evans m’a convoquée aujourd’hui, chez elle ; j’ai dû échanger avec une de mes collègues un tour de sortie, et j’ai couru chez la maîtresse de Jane. Cette malheureuse enfant m’échappe encore. Elle a quitté ce matin l’asile qui l’avait reçue, la respectable maison où sa régénération morale pouvait définitivement s’accomplir. Je le répète, rien ne m’avait préparée à ce triste résultat de tant d’efforts, à la ruine subite des espérances qui me berçaient. Tout au contraire, le prochain départ des Evans me semblait une faveur spéciale de la Providence, un gage de clémence et de réconciliation. Pour bien longtemps, pour toujours peut-être, Jane allait se trouver éloignée de tout ce qui lui rappelait un passé honteux, soustraite aux influences qu’il pouvait exercer sur elle, au contact des êtres pervers qui la revendiquaient comme une des leurs. Nous avions échangé deux ou trois lettres à ce sujet. Dans la première, elle me demandait conseil, bien décidée, disait-elle, à n’agir que selon mes inspirations. Dans la seconde, elle m’affirmait que son parti, très irrévocablement pris, était de suivre à l’étranger ses nouveaux maîtres… Et la voilà partie, la voilà perdue sans doute, sans qu’on puisse encore savoir quelle prise mystérieuse ont eue sur elle les suppôts d’enfer qui l’ont attirée hors du droit sentier !…

Voici à quoi se bornent les renseignemens que j’ai pu obtenir. Il y a environ quinze jours, Jane, qui, je l’ai déjà dit, avait toujours refusé de sortir, est venue demander à mistress Evans une journée de liberté, d’autant plus facilement accordée que depuis une huitaine de jours, plus triste, plus concentrée que jamais, elle semblait garder par devers elle le secret de quelque souffrance cachée. Le soir, à l’heure où la famille se couche, elle n’était pas rentrée. Surprise de cette irrégularité peu prévue, mistress Evans laissa tout son monde se mettre au lit et attendit la rentrée de Jane, qui du reste arriva seulement en retard d’une demi-heure. — Quand je l’entendis frapper, me racontait mistress Evans, je ne pus m’empêcher de tressaillir et de remercier Dieu. — Cameron semblait confuse, mais dissimulait son trouble sous un sang-froid de commande. Aux justes observations de sa maîtresse sur le dérangement qu’elle avait causé, les inquiétudes qu’on avait pu concevoir à son sujet, elle ne répondait pas un mot, les yeux obstinément baissés vers le tapis que ses pieds foulaient. Questionnée directement sur ce qui l’avait retenue, elle ne trouva aucune réponse satisfaisante. — J’avais perdu mon chemin, finit-elle par dire avec une certaine hésitation, et comme assurée d’avance que ce ridicule prétexte ne serait pas accepté. Mistress Evans en effet n’y vit qu’un mensonge maladroit, et, sans dissimuler à Jane qu’il ébranlait sa confiance en elle, la laissa partir avec un avis formel de ne pas retomber dans la même faute. Le lendemain, les autres serviteurs de la maison s’étant permis quelques conjectures et quelques questions sur l’emploi que leur compagne avait dû faire de cette sortie si exceptionnelle et si prolongée, celle-ci, pour la première fois, se départit de ses allures graves et paisibles. Il y eut entre elle et ses camarades une espèce d’altercation ; mais aussitôt après Cameron redevint plus sérieuse, plus renfermée que jamais en elle-même. Son service était tout aussi exact que par le passé, son zèle ne se ressentait en rien des préoccupations auxquelles on pouvait la supposer en proie. Cependant elle se trouva indisposée et dut garder le lit pendant deux jours. Quand elle se remit, on s’aperçut qu’elle était hantée par la peur de l’hôpital et des work-houses. Elle ne s’en expliquait pas formellement, mais certains mots de temps à autre décelaient cette préoccupation. Elle laissait de même entrevoir quelque dégoût du travail servile, auquel elle opposait les agrémens d’un métier libre, laissant à celui qui l’exerce une certaine indépendance personnelle dont elle semblait avide. Les rues aussi lui déplaisaient moins qu’autrefois, et sans une affectation trop marquée elle trouvait assez fréquemment un prétexte qui l’appelât au dehors, — une petite emplette, un message dont elle se chargeait spontanément. — Je vins avant-hier la voir et la trouvai sortie, sans m’en étonner autrement. Au retour, elle parut désolée de ce contre-temps, plus désolée que ne le méritait un incident d’aussi petite importance. — C’est un sort, un véritable sort, répéta-t-elle à plusieurs reprises. — Mistress Evans, ménagère très scrupuleuse, la manda peu après, et lui demanda compte un peu sévèrement du temps qu’elle avait passé dehors. Jane ne put fournir aucune explication plausible sur l’emploi de deux grandes heures consacrées à une commission qui devait prendre tout au plus vingt minutes. — Peut-être avez-vous rencontré miss Weston ? lui demanda sa maîtresse.

— Non, répondit Jane, je n’ai rencontré personne.

— Où êtes-vous donc allée ?

— Nulle part.

— Auriez-vous par hasard trouvé sur votre chemin quelque ancien ami, quelque connaissance d’autrefois ? — Jane ne répondit pas immédiatement, et s’y reprit à deux fois pour articuler avec l’accent d’une sorte de défi : — Non, madame,… et si madame n’a plus confiance… — Ici mistress Evans lui coupa la parole. — Avant d’aller plus loin, lui dit-elle, prenez le temps d’y songer… Vous n’êtes pas à vous-même dans ce moment-ci… Vous pouvez vous retirer. Nous nous expliquerons une autre fois… Ce matin, sans qu’aucun nouvel incident soit survenu depuis lors, Cameron, levée avant tout le monde, s’est mystérieusement évadée. Son lit n’avait pas été défait, sa bougie était consumée aux trois quarts. Sa malle fermée, mais que son poids indique comme étant à peu près pleine, occupait la place ordinaire. Le plus étrange, c’est que Jane, fidèle à sa routine quotidienne, n’a pas négligé, avant son départ, d’allumer le feu de la cuisine et de mettre l’eau chauffer. C’était un service qu’elle rendait chaque jour à la cuisinière, personne peu matinale. On s’est aperçu qu’elle a revêtu, l’un par-dessus l’autre, son costume de tous les jours et celui qu’elle met pour sortir. Le premier émoi, fut grand lorsque cette disparition devint chose avérée. Les maîtres de la maison crurent d’abord à quelque vol, et ce soupçon leur était certainement permis ; mais une exacte perquisition n’a rien fait découvrir de semblable. Dans le salon, dont elle avait réparé en toute hâte le désordre matinal, Jane a laissé une lettre pour sa maîtresse. Ce sont quelques lignes incohérentes, évidemment tracées sous l’empire d’une obsession morale bien caractérisée. Jane tantôt fait appel à des griefs imaginaires, tantôt s’humilie et s’excuse sur quelque invincible fatalité. Elle parle d’une carrière nouvelle qui lui est ouverte, et de l’insupportable ennui que lui inspirait le service, ennui qu’elle n’a jamais osé manifester. Elle espère qu’on lui pardonnera ce coup de tête insensé, et appelle la bénédiction de Dieu sur ses maîtres et leurs enfans, évitant du reste avec un soin très marqué de donner la moindre indication qui puisse servir à faire retrouver ses traces.

Précaution à coup sûr bien inutile. Qui songe à courir après cette ingrate et folle créature ?… Folle, ingrate, est-ce bien cela ? Je crois connaître Cameron mieux que personne, et je retrouve dans sa fuite inopinée ces impérieux instincts qui tant de fois, en prison, déconcertaient mes espérances et mes calculs. Après une longue suite d’efforts méritoires et de sacrifices à la règle, un indicible ennui, une révolte soudaine, le réveil subit d’une nature indomptable. Ici je soupçonne quelque chose de plus. — N’a-t-on pas vu récemment, demandai-je à mistress Evans, quelqu’un rôder aux abords de votre maison ? La personne dont je m’enquiers ne serait-elle pas une jeune femme de petite taille, blonde, blanche et rose, simplement mise peut-être, mais avec une habile coquetterie, reconnaissable à ses lèvres minces et à son regard volontiers oblique ?… — Mistress Evans a paru surprise de ma question, mais, comme je le pensais bien, n’a pu y répondre. Elle suppose seulement que Cameron doit avoir rencontré quelque ancienne compagne de captivité. C’est ainsi qu’elle s’explique maintenant et la journée de liberté que Jane a tout à coup sollicitée, et les fréquentes sorties qu’elle s’est ménagées dans ces derniers jours. Néanmoins, lui ai-je dit à la fin de notre conférence, si Jane reparaissait maintenant, et si elle pouvait nous expliquer par des motifs avouables une démarche dont elle aurait honte et regret, vous serait-il possible de lui rendre votre confiance ? — Je crains que non, m’a-t-elle répondu franchement. — Songez, ai-je repris, que vous allez partir, et que l’épreuve nouvelle serait tentée dans des conditions tout autrement favorables. Vous ne savez pas encore à quelle tentation cette pauvre égarée a pu céder. — Si elle revenait ce soir, a repris mistress Evans, peut-être obtiendrais-je de mon mari quelque retour d’indulgence. Plus tard il serait inutile d’y songer. — Au moins, ajoutai-je, accordez-moi comme dernière faveur de ne rien laisser percer, d’ici à huit jours, sur les déplorables antécédens de cette malheureuse fille. — Pour cela, m’a-t-elle dit, je vous le promets formellement.

C’est ainsi que nous nous sommes quittées. Il me semble, sous l’apparente inflexibilité de cette charitable femme discerner un reste de sympathie pour la pauvre fugitive. Et si je retrouvais Cameron avant que le temps n’ait détruit ce germe précieux ;… mais quel intérêt puis-je prendre encore à cet ingrat labeur, sans cesse recommencé, sans cesse annulé ? Je vous souhaiterais ici, Henry Gillespie, afin de vous initier à toutes mes pensées, et je demanderais à votre rare perspicacité de démêler, dans les mobiles qui me poussent, ceux qui sont de Dieu, ceux qui appartiennent à l’humaine faiblesse.

Brixton, 28 mai 1864.

Je présumais bien que Jane, même en échappant à ma direction, en méconnaissant mes conseils, ne me laisserait pas livrée sur ce qui vient de se passer à des conjectures qui ne pouvaient être en sa faveur, à des interprétations nécessairement fâcheuses et qui devaient lui aliéner mon affection. Voici sa confession, son apologie, si l’on veut, qui m’arrive par la poste, et que je vais reproduire sans les incorrections d’orthographe et de langage qui lui ôteraient, pour un lecteur indifférent, son cachet d’émotion sérieuse et contenue. C’est à mes yeux l’inventaire d’une âme humaine, le procès verbal d’un conflit solennel entre les deux puissances hostiles qui se la disputent. Voilà ce que la vulgarité de quelques détails ne doit pas faire perdre de vue.

CONFESSION DE JANE.

« Croyez-moi, miss Weston, je ne vous ai pas trompée. Je suis sûre que vous pensez le contraire, et cela n’est point. Dans les premiers temps de mon entrée en condition, je vous ai dit que j’étais heureuse ; je l’étais effectivement. L’ennui est venu, je vous l’ai dit de même. Vous m’avez consolée, vous m’avez promis que la prière me délivrerait de la tentation. J’ai prié, je n’ai trouvé là aucun soulagement, vous l’ai-je caché ?… C’est alors que la tentation est venue, plus forte que jamais. J’allais faire une commission dans le voisinage, et je marchais fort vite quand je me suis sentie retenue par les franges de mon châle… Vous devinez peut-être déjà : c’était Susan Marsh, qui me guettait depuis deux jours. J’ai senti le rouge me monter au visage ; mais quand elle m’eut questionné, je répondis. Puis je la questionnai à mon tour. Elle me parla, comme autrefois, de travailler en commun. Au sortir de Brixton, elle s’était établie comme couturière. L’ouvrage abondait, elle en avait pour deux, et me proposa de nous associer. Elle portait une robe de soie, une capote de taffetas, et m’assura qu’elle gagnait bien plus que moi. Je refusai pourtant de l’aller joindre, et quand elle parla de nous revoir, je la priai de ne plus me venir chercher ainsi, mon parti étant pris de me tenir tranquille. Elle se formalisa de ma réponse, et nous nous quittâmes presque fâchées. — Dès la semaine suivante, une lettre m’arriva. Je reconnus sur l’adresse l’écriture de Susan et ne voulus pas ouvrir l’enveloppe. Toute la journée, je tins bon. Le soir, seule dans ma chambre, la curiosité devint plus forte que toutes mes résolutions… Mon ancienne pal me proposait de passer une journée ensemble, et demandait une réponse. Je ne me décidai que le quatrième jour, après avoir tâché de n’y plus penser, à solliciter un congé. Je sais que je n’aurais pas dû faire une pareille démarche sans prendre conseil de vous, et ne point cacher à ma maîtresse le nom de la personne qui m’écrivait ; mais j’espérais toujours être assez forte à moi toute seule. En attendant, la tête me tournait, et le travail, ce travail monotone qui me rebutait de plus en plus, m’exaspérait au lieu de me calmer. Je me donnais des raisons. Pourquoi Susan m’aurait-elle trompée en me parlant de son retour au bien ? Avant de partir pour l’Amérique, ne m’était-il pas permis de prendre quelques momens pour me distraire et jeter un dernier coup d’œil sur ce Londres que je connais si peu ? Que dire encore ? Je cédai. Susan, prévenue du jour où j’avais congé, vint m’attendre à l’embarcadère des bateaux à vapeur. Nous allâmes ensemble à Greenwich. J’étais d’abord inquiète. La tenue décente, le langage de ma compagne me rassurèrent peu à peu. Je me sentis bientôt très heureuse. Susan me vanta son existence indépendante, et, comme je me plaignais de ma santé, en attribua le dérangement à un travail qui excédait mes forces. Que ne me dit-elle pas sur le climat d’Amérique, et la folie de quitter l’Angleterre, où maintenant, avec les garanties que j’offrais, je ne pouvais manquer de trouver les meilleures places ! Cependant rien chez elle ne m’avait contrariée, jusqu’au moment où je la vis, à bord du bateau qui nous ramenait, lier conversation avec quelques jeunes passagers qui, nous voyant seules, s’étaient permis de nous adresser une ou deux plaisanteries. Ce premier mécontentement ne dura guère. On me fit honte de mes airs boudeurs. Je n’osai refuser une ou deux santés qui furent portées à la ronde. Il suffit de quelques doigts de whiskey, — de cette boisson familière à laquelle je me croyais faite, — pour jeter le trouble dans mes idées, et dès que je m’en aperçus, une véritable, une sincère frayeur s’empara de moi. A partir de ce moment, je refusai tout, je ne répondis plus à aucune avance, et dès que le bateau eut touché terre, je m’éloignai en courant, sans rien dire à Susan, que je laissai folâtrant avec ses nouveaux amis. Mistress Evans a dû vous dire à quel point j’étais décontenancée, humiliée quand je me retrouvai devant elle, et quand je pus craindre qu’elle ne devinât, au moins en partie, ce qui venait de se passer. Un moment je fus sur le point de lui tout dire. La moindre parole indulgente m’aurait rendu la dissimulation impossible. Elle me renvoya sèchement, dès que mes réponses lui parurent manquer de franchise, et je me considérai comme perdue.

« D’autres se fussent peut-être relevées. Pour moi, le fardeau alla s’aggravant toujours. Je n’avais plus confiance en moi. Il me semblait impossible de trouver un peu de bonheur dans la vie régulière et paisible où, après tant d’efforts, la fatigue, le découragement, m’étaient venus chercher. — Je ne suis pas de celles qui se réforment et s’améliorent, me répétais-je sans cesse. Tout est contre moi, je lutterais vainement. Ma maîtresse est lasse de moi. Je suis lasse du travail qu’elle m’impose. On n’attend probablement qu’une occasion pour me renvoyer ; on se méfie de moi. Je n’ai plus de bonheur à espérer ici-bas… Ces idées me harassaient tellement que je tombai malade. On fit venir le médecin, on me soigna ;… mais pendant ces deux jours passés au lit l’horrible perspective de l’hôpital et de la work-house n’avait pas cessé de se dresser devant moi. Une fois relevée, je me remis à l’ouvrage, machinalement, sans y prendre le moindre intérêt. Les rues, au contraire, me tentaient comme autrefois. Je m’ingéniais à trouver chaque jour quelque prétexte pour y descendre. Au fond, je désirais revoir Susan Marsh. Comme les choses sont, je vous les dis, vous le voyez, miss Weston. Nous nous rencontrâmes encore. Nous causâmes longtemps, si longtemps que j’avais peur de rentrer, craignant les reproches. Elle se moquait de mes anxiétés. — Comme je m’échapperais à votre place ! finit-elle par me dire. — Ainsi fe-rai-je peut-être… A peine ces mots me furent-ils échappés qu’elle insista de nouveau pour m’avoir avec elle : — J’aurais du travail à foison, je gagnerais ce que je voudrais. — Tout cela m’arracha une sorte de demi-promesse.

« Quand je rentrai, j’appris que vous étiez venue me demander pendant ma trop longue absence. Ceci me causa un vif remords. Mistress Evans me gronda sévèrement. Le remords s’effaça et fit place à une colère sourde. Je remontai chez moi, je m’assis au bord de mon lit. La tête dans mes mains, je me mis à délibérer. Délibérer, à quoi bon ? Mon parti était déjà pris. Je ne me dissimulais certes pas qu’on ne voudrait jamais attribuer ma fuite à des motifs avouables, et je ne me flattais pas davantage qu’on m’épargnât le blâme. Personne ne croirait que j’eusse voulu simplement changer de séjour et de travail… Je m’affirmais cependant à moi-même, avec une obstination désespérée, que je n’avais aucun autre motif de fuite. Et pour avoir le droit de me reprocher une pareille résolution, personne ne s’intéressait assez vivement à moi. Je récapitulais tout ce que j’avais de griefs, valables ou non, contre le monde en général, et contre chacun en particulier. En quoi pouvait m’importer la bonne opinion des gens qui refuseraient de me croire ? Même ma maîtresse, même miss Weston, si elles me jugent si mal, si elles me condamnent d’avance, pourquoi m’inquiéter d’elles ? Et si leurs prévisions se réalisent, si je me perds, après tout qui s’en préoccupera, qui s’en étonnera ? Une pauvre créature ignorante et fragile comme je suis n’accomplit-elle pas sa destinée en se laissant accabler par un sort contraire ? Restait une question à vider. M’en irais-je au grand jour, tête levée, en donnant à mistress Evans l’avertissement requis ? Alors, pendant tout un mois, il me faudrait subir le triste reproche de ses regards austères, et cette pensée me glaçait. Et vous d’ailleurs, vous, miss Weston, n’accourriez-vous pas pour me retenir au bord de l’abîme où je courais tête baissée ? Que répondrais-je à vos objections ? Comment résister à vos instances ? Par quel raisonnement vous faire accepter ma résolution d’aller vivre auprès de cette Susan que vous connaissez aussi bien que moi ? Donc il fallait d’abord se mettre hors de portée, puis s’expliquer par écrit. Je voulais écrire deux lettres, une pour mistress Evans, une pour vous. La première me coûta tant de travail et je la recommençai si souvent que je dus renoncer à la seconde. D’ailleurs je ne savais que vous dire. Avec vous, je ne sais pas mentir. Vous m’auriez demandé : — A quoi songez-vous, malheureuse ? — Je n’aurais eu que ceci à vous répondre : — Je songe à changer. Changer le bien pour le mal, des amis sûrs pour des amis perfides, le beau temps pour l’orage, soit ! mais changer cependant, car un invincible besoin m’y pousse.

« Ma lettre était terminée, la bougie s’éteignait, l’aube allait naître. Je me hâtai de passer ma robe des dimanches sur mon vêtement quotidien. Je mis mon chapeau, mon châle, et ces apprêts terminés j’eus la malheureuse idée de jeter un coup d’œil sur mon miroir. J’étais si pâle et si défaite que vous auriez eu pitié de moi. Je m’agenouillai pour prier, mais au premier mot je m’arrêtai court. Il me sembla qu’une prière à pareil moment devait me porter malheur. L’instant d’après, je descendis sur la pointe des pieds. Sans que je puisse m’expliquer pourquoi, je voulus, une fois en bas, allumer le feu, mettre l’eau à chauffer, et je lis tout cela, — par habitude très probablement, — sans quitter mon chapeau et mon châle. De même dans le salon, où j’entrai pour déposer ma lettre à mistress Evans sur le guéridon qui lui servait le plus habituellement, je rangeai quelques meubles éparpillés depuis la veille au soir. Enfin je gagnai la porte de la rue, que j’ouvris sans bruit. Je franchis rapidement le perron, et, toute frémissante, je levai les yeux vers la croisée de la chambre à coucher où mes maîtres dormaient encore, m’attendant à voir derrière la vitre leurs visages irrités… Dès mes premiers pas sur la chaussée, j’aperçus, causant familièrement avec un agent de police, un des fournisseurs de la maison, le milkman matinal qui pouvait et devait me reconnaître, si de son côté il me voyait. Je détournai rapidement la tête et me dérobai le plus vite possible. Une voleuse n’aurait pas eu d’autres allures. Presque aussitôt mes battemens de cœur me prirent. Je me sentis sur le point de me trouver mal. Une horloge sonna six heures, j’en comptai sept par erreur, et, toute surprise qu’il fût si tard, je me réfugiai dans une public house qui venait de s’ouvrir. Un verre de whiskey me remit, et, dissimulant sous les plis de mon châle mes mains noircies par le charbon, je poursuivis ma route dans la direction de Leicester-square. Les rues du West-End ne m’étaient nullement familières ; je ne les avais guère hantées, du temps de Black-Barney, que le soir en allant aux théâtres. Il me fallut donc recourir à un policeman pour qu’il m’indiquât celle où Susan Marsh m’avait donné rendez-vous. Cet homme, avant de me répondre, jeta sur moi un regard surpris, et, comme ses explications me semblaient confuses, il héla un gamin, qui me servit de guide à travers un dédale de venelles étroites et noires. — C’est là, me dit-il enfin devant une maison délabrée dont l’aspect repoussant me remit en mémoire les closes de Glasgow. — La porte n’étant pas ouverte, je me hâtai d’y frapper. Je ne voulais plus réfléchir, sans cela je ne serais jamais entrée. Une femme vint m’ouvrir dans tout le désordre d’une ménagère chargée de besogne. Elle parut fort mécontente que je n’eusse pas frappé pour Susan Marsh, puisque c’était à celle-ci que j’en voulais. Pour un peu, elle m’eût refermé la porte au nez. Cependant elle m’indiqua l’escalier qu’il fallait gravir et l’étage où logeait Susan. Je reconnus ces murs salpêtres, ces hautes marches, ces vis étroites dont j’avais gardé un souvenir lointain. Je reconnus aussi le tumulte des habitations mal hantées : les portes poussées à grand bruit, la plainte criarde des enfans, la malédiction brutale qui leur répond ; tout enfin, jusqu’à l’odeur fétide qui me rappelait les fiévreuses émanations de New-Vennel, me reportait aux matinées de ma triste jeunesse. Sur le palier où je m’arrêtai, deux hommes s’entretenaient à demi-voix, et je ne pouvais guère me méprendre sur leur compte. L’un d’eux à qui je m’informai de la chambre de mistress Marsh me répondit, se tournant à peine : — C’est justement ici,… mais elle ne doit pas être encore éveillée… Je l’ai vue rentrer hier un peu dans les vignes… Et, frappant un vigoureux coup de talon sur une porte fermée derrière lui : — Mistress Marsh ! cria-t-il à tue-tête… mistress Marsh, une lady ! — Entrez donc, imbécile, et sans faire tant de tapage, répondit la voix de Susan…

« Cinq minutes venaient de faire écrouler tout l’échafaudage de mes illusions volontaires. N’allez pas croire pourtant que ma surprise fût très grande. Susan, je m’en aperçus bien alors, ne m’avait trompée qu’à moitié, grâce à ma complicité secrète, que je n’avais jamais eu la bonne foi de m’avouer franchement. Je m’étais méfiée de ses paroles dorées ; je ne croyais guère à ce prétendu travail si abondant, si bien payé. Quoi d’étonnant à ce qu’elle eût menti ? Était-ce la première tromperie dont elle m’eût rendue victime ? N’importe, le cœur me manqua devant ces tristes réalités. A côté de Susan, sur le même grabat, dormait une autre jeune femme, qu’elle éveilla d’un coup de coude quand elle m’eut reconnue et remerciée de lui avoir tenu parole. — Polly, lui criait-elle aux oreilles, c’est celle dont je t’ai parlé, tu sais, mon ancienne camarade ?… Polly, engourdie, hébétée par le sommeil, me contemplait avec des yeux ébahis ; en effet, à peine entrée, je m’étais laissé tomber sur une chaise où, la tête dans mes mains, je pleurais à chaudes larmes. Pouvais-je moins faire en comparant ce que je venais de quitter et ce qui devait désormais m’en tenir lieu ? Susan, elle, me comprenait de reste. Elle sauta hors de son lit, passa rapidement les vêtemens indispensables, et sans chercher d’autre consolation me prépara une tasse de thé dans laquelle, comme par méprise, elle vida le tiers d’un flacon de rhum. — Allons, allons, me dit-elle, avalez-moi ceci !… Rien de meilleur contre la migraine, et c’est la migraine que vous avez.

— Oui, c’est la migraine, répétai-je après elle, honteuse de ma faiblesse. Un quart d’heure après, mes regrets et mes remords me semblèrent puérils ; puis, comme ma nuit blanche m’avait fatiguée, je m’étendis sur le lit encore tiède que venait de quitter Polly, et j’y dormis tout d’une traite jusqu’à trois heures. Le feu était allumé, le dîner se préparait. Nous convînmes de nos arrangemens provisoires. — Avez-vous du travail ? demandai-je à Susan, non sans balbutier un peu.

— Eh quoi ! me dit-elle, vous avez donné là-dedans ? Il y a beau temps que j’ai planté là l’ouvrage… Nous n’allons guère ensemble, la couture et moi.

— Comment alors gagnez-vous de quoi vivre ?

— Belle question !… N’avais-je pas un métier ? me répondit-elle avec son insouciance accoutumée. Je ne répondis rien, car en vérité je me doutais déjà de ce qu’elle venait de m’apprendre. L’avenir se dessinait devant moi aussi nettement que possible. Je remettais le pied sur les mauvais chemins, et les mauvais chemins mènent tous au même but. Lorsque j’aurais dépensé la petite somme que j’avais sur moi, puis celle que me gardait la caisse d’épargne, il faudrait inévitablement recourir, moi aussi, à mon ancien métier, comme autrefois mentir, ruser, dérober, comme autrefois vivre dans la crainte, et noyer la crainte dans l’ivresse jusqu’au moment où sur mon épaule je sentirais s’abattre la main d’un policeman. Tout cela était écrit devant moi comme sur le livre même de la destinée. Le frisson me prit. — Que ne me parliez-vous plus franchement ? m’écriai-je tout à coup avec l’accent du reproche.

— Avec cela, repartit Susan, que j’avais affaire à une novice ! Ce mot, d’une vérité implacable, me ferma la bouche. Elle a raison, me disais-je, de quel droit afficherais-je ces scrupules après coup ? Pourtant, et malgré leurs vives instances, je refusai de sortir avec mes deux compagnes qui s’étaient attifées et fardées avant même de se mettre à table. — Vous allez vous ennuyer, m’objectait Susan, il faut prendre l’air… D’ailleurs, ajouta-t-elle, la paresse ne convient qu’aux rentiers… A propos, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez quelque part un petit magot ?

— J’ai de quoi défrayer ici ma part de dépense, répondis-je un peu blessée… Plus tard nous aviserons…

— C’est cela, Cameron, nous verrons plus tard. Là-dessus elles me laissèrent ; et quand je me vis seule je fermai les yeux… pour mieux penser à vous, miss Weston.

« Le lendemain, le surlendemain encore se passèrent ainsi ; chaque soir, on me pressait de « faire un tour. » Comprenant bien où on voulait me conduire, je refusais ; Susan tantôt se raillait de moi, tantôt se fâchait, tantôt me comblait d’amitiés insidieuses. Immobile et passive, je n’opposais la plupart du temps que le silence à tous ces discours dont on harcelait ma patience. Je restais pourtant, et rien, si j’avais voulu, ne m’eût empêchée de m’en aller ; mais, une fois hors de cette chambre, où chercherais-je un asile ? Séparée de Marsh, à quel visage humain pourrais-je adresser un regard ami ? Je m’obstinais donc et demeurais pendant des journées entières, inerte et somnolente à l’angle de ce misérable foyer, me refusant à penser, ne bougeant qu’à la dernière extrémité, courbée sous le décret du sort, attendant que la nécessité me fît entendre sa voix impérieuse. Plongée dans le mal comme dans une sorte de torrent bourbeux, je lui tenais tête, et j’employais tout ce qui me restait de force à reculer l’instant où toute résistance deviendrait évidemment inutile.

« Voici sept journées que je lutte ainsi, sans aucun espoir. Il faut pourtant que vous sachiez ce qui en est. C’est ce qui m’a fait employer la soirée d’hier et celle d’aujourd’hui à tracer pour vous le récit exact de ce qui s’est passé depuis ma sortie de chez les Evans. Mon porte-monnaie est à peu près vide. Susan me rudoie plus que jamais, et si elle n’avait ouï parler de ce dépôt à la Saving-bank, j’imagine qu’elle et Polly m’auraient déjà mise à la porte. Le jour elles se contiennent encore assez, mais le soir, vers minuit, quand elles rentrent à grand bruit, l’œil allumé, la joue pourpre, la voix enrouée, la langue épaisse, elles ne m’épargnent guère le sarcasme et l’insulte. Encore une fois, rien ne m’empêcherait de les quitter ; mais je me sens retenue auprès d’elles par une chaîne invisible. Avant d’avoir causé avec vous de ces sortes de choses, avant que vous m’eussiez guérie de ces folles idées, j’aurais cru à quelque sort jeté sur moi… Miss Weston, vous savez tout. Je suis sûre qu’au fond vous avez pitié de votre pauvre prisonnière. Si elle ose vous écrire, c’est qu’elle n’a pas encore tout à fait succombé. Vos chastes mains pourront sans se souiller ouvrir cette lettre… Demain peut-être, dans quelques jours à coup sûr, je ne me sentirai plus autorisée à vous occuper de moi, même pour vous demander pardon… »

Faut-il maintenant, oui ou non, envoyer ces pages à mistress Evans ? Comprendra-t-elle comme moi la franchise de ces aveux ? Comment l’affectera la torpeur résignée avec laquelle Jane accepte d’avance l’inévitable rechute vers laquelle son passé la conduit pas à pas ? J’hésite, je réfléchis, je crains de faire fausse route. Où êtes-vous, Henry Gillespie ?

IX

Brixton, 1er juin.

Si on tenait compte de l’importance que le hasard peut donner à nos moindres démarches, tout au plus oserait-on se mouvoir. Avant-hier était mon jour de sortie ; je ne sais quel futile incident me retint ici. Je cédai ma permission à l’une de mes collègues qui voulut bien hier prendre mon tour de service. À ces menus arrangemens, réglés selon nos convenances mutuelles, croirait-on que le sort de Jane était attaché ? Hier donc, peu après quatre heures, je sortis de Brixton avec une autre matrone. Nous causions avec assez d’animation pour ne guère prendre garde aux rares piétons qui hantent les environs déserts du pénitencier ; mais ma compagne est assez timide, et il a couru récemment parmi nous des rumeurs passablement ambiguës sur une femme qu’on a vu errer avec des desseins ignorés, mais suspects, dans les rues adjacentes à la prison. Les alarmistes prétendent que c’était une de nos libérées qui venait mettre à exécution quelqu’un de ces plans de vengeance dont les convicts menacent chaque jour l’une ou l’autre de leurs surveillantes. Miss T*** donc me poussa du coude et me prévint que nous étions suivies. Je tournai la tête du côté qu’elle indiquait et n’aperçus âme qui vive ; aussi la plaisantai-je sur ses terreurs chimériques, dont je riais encore à part moi quand nous nous séparâmes, elle pour continuer sa route, moi pour entrer dans une pharmacie où j’avais une commission à remplir de la part de la surintendante. En sortant, je vis sur le trottoir en face, debout et adossée à la muraille, une femme voilée. Peut-être ne l’aurais-je pas reconnue, mais elle fit brusquement un pas vers moi et s’arrêta aussitôt après… C’était Cameron.

Dirai-je que mon premier mouvement fut de m’éloigner sans avoir l’air de la savoir là ? Il faut bien l’avouer, puisque cela est. Ma rancune subsistait encore, et avec elle une espèce de répugnance à risquer de nouvelles déceptions. Jane me suivait tristement du regard. A un moment donné, mes pieds s’arrêtèrent d’eux-mêmes, et deux secondes après la pauvre fille m’avait rejointe. — Miss Weston, me disait-elle simplement, je les ai quittées. — Je voulus savoir comment elle avait été amenée à ce parti décisif. — Hélas ! me répondit-elle en baissant les yeux, je crains bien de n’avoir aucun mérite dans tout ceci. Vous en jugerez quand je vous aurai dit ce qui s’est passé depuis le moment où je vous écrivis… Vous avez reçu ma lettre, n’est-il pas vrai ? ,.. Quand j’eus mis l’adresse, je descendis pour la jeter à la poste. C’était la première fois que je mettais le pied dans la rue depuis mon installation chez Susan. J’eus peur du bruit des voitures, et je rentrai. Le lendemain, l’ennui me parut plus insupportable qu’à l’ordinaire. J’avais la tête lourde, le pouls agité. Quand mes deux compagnes furent sorties, je voulus, comme les autres jours, m’annuler, m’oublier, m’engourdir, et je n’y parvins point. La rue me bourdonnait aux oreilles. Il me sembla qu’un peu d’air me ferait quelque bien. En m’habillant pour sortir, je posai la main sur mon porte-monnaie, et je l’ouvris machinalement. Il n’y restait plus que deux ou trois shillings. — Le moment est venu, semblait-il me dire. — Eh bien ! lui répondait une voix intime, un peu plus tôt, un peu plus tard, il n’importe guère. — Voilà où j’en étais, miss Weston, et les souvenirs du vieux Glasgie flottaient devant mes yeux quand j’arrivai dans une grande voie dont je ne sais pas le nom. Il y avait là des femmes en toilette qui, passant auprès de moi, me toisaient de la tête aux pieds, des hommes qui me jetaient au passage un sourire équivoque. Un d’eux s’approcha… Il semblait hésiter, étudier ma physionomie… Il s’éloigna, puis revint encore, et finit par me tendre un papier plié en forme de lettre. A tout hasard je pris et j’ouvris ce papier. C’était une invitation en blanc pour un thé donné à minuit dans Saint-James-Hall. Comme je cherchais à m’expliquer cet appel inattendu, on m’arracha le billet des mains. — Enfin vous vous êtes donc décidée ?… Que lisez-vous là ? — C’était Susan Marsh. Elle haussa les épaules en parcourant de l’œil les lignes que j’avais déchiffrées à grand’peine. — On connaît cela, reprit-elle… Un traquenard de messieurs les prêtres… Bon papier à papillotes… — Mais je lui repris la circulaire qu’elle s’apprêtait à déchirer. — Non, lui dis-je, il faut voir… Où est Saint-James-Hall ?… — Oh ! qu’à cela ne tienne, je vous y conduirai si vous voulez, répondit-elle. Vous voilà sortie, je n’en demandais pas davantage… Peut-être nous amuserons-nous, et dans tous les cas nous prendrons notre thé sans qu’il nous en coûte un farthing

Miss Weston, connaissez-vous M*** ? Est-ce un brave homme, un homme sincère, un cœur comme le vôtre ?…

Elle venait de me nommer un des prédicateurs populaires les plus révérés. Je lui répétai ce que j’en avais entendu dire en mainte et mainte circonstance. — C’est donc cela, reprit-elle, que ses paroles me gagnèrent, et qu’il me semblait écouter Dieu lui-même. J’aurais volontiers frappé quelques-unes de mes voisines qui ricanaient et raillaient dans leur coin. Susan voulait à chaque instant m’emmener : — En quoi cela nous regarde-t-il ?… Nous ne pouvons pas rester dans cette foule… Voyez avec qui nous sommes !… Au fait, nous étions entourées de gens mal vêtus, mendians pour la plupart et de la pire espèce. Pourtant je tins bon. Jamais paroles ne m’avaient paru ressembler si fort à un message d’en haut. Je n’étais pas la seule après tout. Je voyais bien des visages sérieux, bien des physionomies troublées. Quelques-uns des auditeurs s’indignaient de leur propre émotion et sortaient en murmurant. D’autres semblaient en extase, beaucoup sanglotaient comme navrés de remords. Il y eut des passages qui semblaient m’être spécialement adressés sur la force intérieure qui ramène au bien. J’en vins à me demander si dans ce moment-là même vous ne sollicitiez pas pour moi le secours et l’appui dont j’avais un tel besoin, et si les paroles du prédicateur ne lui étaient pas dictées tout exprès pour exaucer vos charitables désirs. Que vous dirai-je encore ? Jamais le mal ne m’avait semblé si haïssable, jamais je n’avais mieux compris le bien-être qu’on peut devoir au calme de la conscience — En voilà du humbug, me dit Susan Marsh au moment où nous sortions. Je me gardai bien de lui répondre, car je venais justement d’arrêter en moi le dessein de la quitter.

J’y songeai une partie de la nuit, et je dressai mon plan. Ne froncez point le sourcil, miss Weston !… Tout le monde n’est pas si brave que vous le voudriez bien. Étais-je d’ailleurs si sûre de moi-même ? N’ai-je pas éprouvé plus de cent fois que mon ancienne pal, avec ses paroles dorées, ses artifices, ses mensonges, sait me retourner comme un gant et bouleverser toutes mes idées, tous mes projets ? Croyez-le bien, il fallait lui cacher celui-ci ; elle m’en aurait détournée, aussi vrai que je marche à côté de vous. Je fis donc semblant d’avoir la migraine et me gardai bien de me lever. Je feignais encore de dormir quand Polly rentra. Elle apportait trois billets de spectacle qu’un de ses amis lui avait donnés. — C’est Jane, disait-elle, qui sera contente…. En effet je témoignai une grande joie, et comme elle s’apprêtait à sortir pour aller aux provisions : — Non, lui dis-je, c’est à mon tour de régaler, je me charge de tout. — Et je passai en un tour de main mes vêtemens de fatigue. Je regrettais bien un peu ma robe des dimanches que je laissais pendue derrière la porte ; mais je me serais trahie en l’emportant. C’était déjà une témérité que de refuser le panier dont elles prétendaient me munir. — Je n’en ai pas besoin, — leur criai-je en dégringolant l’escalier quatre à quatre. Dès que j’eus tourné le premier coin de rue, je me sentis soulagée d’un poids énorme. Que cela ressemblait peu à mon autre fuite, celle de chez les Evans !

Ou croyez-vous que j’allai sans hésiter, sans retourner la tête ? Tout droit à Brixton, où cependant, une fois arrivée, je n’osai jamais entrer. Je m’en fiai à mes excellens yeux et me mis à guetter votre sortie, embusquée à l’angle de l’avenue par où je m’assurais à chaque instant que vous alliez déboucher ; mais non, les heures sonnaient l’une après l’autre, et vous ne parûtes point. De quatre à sept heures, que d’émotions ! Enfin il me fut démontré que je ne vous verrais pas ce jour-là. Joignez à cette conviction désespérante la souffrance de la faim, une lassitude extrême, une complète ignorance de l’endroit où je pourrais trouver asile, et vous aurez quelque idée de ce que fut alors mon désappointement. Retenue toujours par un vague espoir, je ne m’éloignai qu’après huit heures. Et pourtant, s’il faut tout dire, j’avais vu çà et là se montrer quelques visages de connaissance. Le chapelain lui-même avait paru dans l’avant-cour. J’aurais pu, n’est-il pas vrai, m’adresser à lui ? Ce n’était pas ce qu’il me fallait. Un homme ne comprend pas certaines choses. Il y a des aberrations qu’une femme seule peut excuser et faire pardonner. Je retournai à Londres, où, très tard, dans un quartier inconnu, je trouvai le courage de m’arrêter devant un café. Une tasse de thé me remit quelque peu, mais il fallut sortir presque aussitôt sans savoir où j’irais. J’ai passé la nuit dernière à marcher çà et là, m’arrêtant lorsque je ne pouvais plus avancer. Ma plus longue halte a été sur un pont où je suis restée je ne sais combien de temps à regarder l’eau noire du fleuve, en me disant que si je ne parvenais pas jusqu’à vous, ou si, vous ayant revue, vous me refusiez votre appui, je n’aurais plus qu’à chercher refuge dans ce gouffre. Aussi, quand j’ai vu que vous me reconnaissiez et que vous ne daigniez pas vous arrêter, ce pont, cette eau noire se sont retrouvés devant mes yeux. — Je suis condamnée,… me disais-je, et maintenant au contraire il me semble que je suis sauvée.

Ici je regardai Jane, et je compris que sa confiance ne devait pas, ne pouvait pas être vaine. — Croyez-vous, lui dis-je, à la durée de votre repentir ? Vous sentez-vous hors d’atteinte ?… Ne vous hâtez pas, pesez vos paroles… Eh bien ! repris-je quand elle m’eut solennellement affirmé qu’elle ne craignait plus une nouvelle victoire de l’esprit tentateur, il faut risquer sans retard une épreuve redoutable… Voulez-vous (je tirai ma montre), voulez-vous m’accompagner chez mistress Evans ?… Jane ici se prit à trembler, et ce fut en balbutiant qu’elle essaya de trouver quelques excuses. — Il est sept heures, lui dis-je, et nous arriverons encore à temps. Ne me laissez pas le loisir de la réflexion, peut-être reculerais-je… J’obéis à une inspiration soudaine dont je ne veux pas essayer de me rendre compte. Vous devez bien me comprendre, vous, Cameron.., et si vous me comprenez, vous ne courrez pas les chances d’une hésitation quelconque…

— Soit, dit-elle, domptée par cette espèce d’adjuration ; vous êtes mon seul guide comme ma seule espérance… Marchez, je vous suis… Dieu doit être avec nous, miss Weston, s’il a pitié de qui veut revenir à lui. Toutefois, à la porte de ses anciens maîtres, la pauvre fille, prise d’un nouveau tremblement, se déclara hors d’état de franchir le seuil. — Peut-être, pensai-je, son instinct la sert-il mieux que le mien. — J’entrai donc seule chez mistress Evans, qui fort heureusement était seule aussi. Je lui expliquai simplement, brièvement, la situation, m’étonnant de trouver çà et là, au courant du récit, certains mots qui me frappaient moi-même comme investis d’une sorte d’éloquence. Néanmoins, et bien que j’eusse produit sur elle une impression visible, mistress Evans ne se rendit pas au premier appel. Elle avait gardé le secret que je lui avais demandé, elle ne pouvait s’empêcher de porter intérêt à la fugitive, mais recouvrer en elle la moindre confiance lui semblait tout à fait impossible. En cela se résumaient les paroles que je dus rapporter à Cameron. Elles dissipèrent, je le vis, une de ces promptes espérances qui lui étaient familières ; mais elle soutint bravement le choc, et lorsque je lui remis la petite somme que mistress Evans avait voulu ajouter au reliquat des gages dus à son ex-domestique : — C’est plus que je ne mérite, s’écria celle-ci. Je n’aurais pas dû espérer mieux. Puis, au moment de faire retraite, elle revint tout à coup sur ses pas. — Non, dit-elle, je veux d’abord la remercier, je veux obtenir son pardon… J’avais vu mistress Evans fort occupée des préparatifs de son prochain voyage, et je craignis une démarche indiscrète. Cependant je rentrai pour solliciter, au nom de Cameron, une entrevue de quelques instans ; elle lui fut accordée avec quelque hésitation, bien naturelle en pareille circonstance. Jane entra sur mes pas, sans être vue d’aucune des domestiques, attendu qu’en venant la rejoindre j’avais laissé l’huis entr’ouvert. Un mouvement passionné la jeta aux pieds de mistress Evans, qui eut fort affaire de dissimuler à quel point cette scène pathétique prenait sur elle.

— Je vous pardonne de tout cœur, ma pauvre femme, dit-elle à Cameron encore prosternée. J’espère que Dieu vous donnera la force de persister en ses voies. Si je puis contribuer à vous y maintenir, je le ferai certes, et de mon mieux… D’ici à quelques jours, quand j’aurai pris conseil de mon mari, vous saurez ce qui aura été convenu entre nous… En supposant qu’on veuille vous faire entrer dans une institution réformatrice[8], votre consentement nous serait-il acquis ?

— Je consentirai, répondit Jane, à tout ce qui prouvera que je ne suis plus ce que j’étais.

Les choses en sont là, pour le moment, et j’avoue que j’ai bon espoir. Mistress Evans me semble une vraie chrétienne. Brixton, 15 juin.

L’offre faite à ma protégée par ses anciens maîtres n’est pas précisément ce que j’attendais. M. Evans ne s’est laissé persuader qu’à grand’peine de recommencer une épreuve déjà faite et manquée. Il ne veut pas prendre d’engagement positif vis-à-vis de Cameron, et lui permet seulement de s’embarquer sur le même navire que lui. Le prix de la traversée sera payé par elle. Une fois en Amérique, et selon qu’elle aura paru plus ou moins digne d’indulgence, peut-être les Evans la reprendront-ils à leur service. Jane m’a demandé conseil ; mais je n’ai pas cru devoir prendre la responsabilité d’une décision si grave. Elle seule verra ce qu’elle peut espérer de l’essai qu’on lui propose, et on lui donne huit jours pour y réfléchir.

Brixton, 25 juin.

Aux conditions déjà dites, Jane s’embarque le 29 de ce mois. Jamais je ne l’ai vue plus confiante et plus sereine. Ses pauvres finances sont en désarroi, et il lui manque quelques guinées pour payer son passage. Il faudra bien y pourvoir de manière ou d’autre. Elle m’a bien embarrassée l’autre jour en me demandant ce qu’elle aurait à faire, si le hasard la rapprochait de mistress Cameron, son indigne mère. — Dans une ville comme New-York, lui ai-je répondu, pareille rencontre est peu probable ; mais si votre mère continue à vivre là-bas comme elle vivait à Glasgow, vous devez rompre avec elle, coûte que coûte…

Jamais je ne me serais doutée que le départ de cette jeune femme serait pour moi le sujet de préoccupations aussi vives. J’attribue cette espèce de phénomène à l’intensité des regrets qu’elle me témoigne elle-même. J’ai d’ailleurs comme le pressentiment d’une séparation irrévocable. Nous ne nous reverrons sans doute plus ici-bas.


MISTRESS MARGHARET EVANS A MISS LYDIA WESTON,
Magdalen-Hill, Swordsley, Essex.

New-York, 10 février 1865.

Jane Cameron, chère miss Weston, n’a pas à se reprocher la négligence et l’oubli dont vous avez pu la croire coupable ; je sais de science certaine qu’elle vous a écrit, vers la fin de l’année 1864, une très longue lettre, sans doute égarée, puisque vous me demandez aujourd’hui des renseignemens que cette lettre, dont elle avait voulu que je prisse lecture, vous donnait avec détail.

Vous savez à quelles conditions mon mari avait voulu l’emmener ici. Bien que voyageant pour son compte, elle avait repris auprès de nous son service habituel, et nous nous réservions in petto le droit de compenser, dans tous les cas, ce que cette combinaison pouvait avoir de désavantageux pour elle. Pendant la traversée, je dus me convaincre que son repentir était sérieux, sa bonne volonté complète et sans réserve, et nous n’étions pas en mer depuis plus de huit jours que ma confiance en elle renaissait déjà. Mon mari ne se rendait pas encore, mais en arrivant à New-York il ne put se refuser à continuer l’épreuve. C’était l’essentiel. Jane reprit chez nous ses anciennes fonctions avec le même zèle qu’autrefois, la même gravité résignée, peut-être même avec une tendance plus marquée aux idées tristes. Dans la lettre qu’elle vous écrivit à l’approche du jour de l’an, faisant allusion à quelques symptômes morbides que le voyage avait aggravés chez elle, j’avais remarqué un passage à peu près ainsi connu : « Mon pauvre cœur bat plus fort que jamais ; il me semble que je constate dans tout mon être un déclin rapide. On dirait que le calme et le bonheur sont pour moi des poisons mortels ; comme jadis le peuple de Dieu, je n’aurai fait qu’entrevoir la terre de promission. Au surplus, sans avoir tout expié, je crois pouvoir désormais me fier à la clémence du père céleste. » Cette confiance qu’elle exprimait, nous devons, à ce qu’il me paraît, la partager vous et moi, maintenant que Jane a été rappelée vers l’arbitre de toute justice et de tout repentir. J’avais constaté en elle un changement qu’on devait regarder comme définitif, et qui du reste pouvait s’attribuer en partie aux pressentimens d’une fin prochaine. Jamais, depuis son retour à moi, un seul mouvement, une seule parole ne lui sont échappés qui aient pu me causer la moindre inquiétude à son sujet. Elle s’est montrée bonne et fidèle jusqu’au dernier moment. Sa reconnaissance pour l’affection que vous lui avez gardée en dépit de bien des mécomptes était toujours la même, nonobstant votre silence qu’elle ne s’expliquait pas. Nous avons indirectement appris que vous ne faites plus partie du personnel des prisons, et cette nouvelle a été la dernière joie de la pauvre fille, déjà fort malade. Elle s’enquit alors de votre nouvelle adresse, et vous la trouverez écrite de sa main sur un petit paquet, renfermant, avec une tresse de ses magnifiques cheveux, un humble souvenir qu’elle vous destinait. J’ai remis le tout à un ecclésiastique de vos amis, devenu par grand hasard notre commensal M. Henry Gillepsie, que la Société des missions rappelle à Londres pour cause de santé. L’épuisement de ses forces est si complet que bien des gens ne le croient pas en état de supporter la traversée. Il part cependant, et j’espère que ces fâcheux pressentimens seront démentis.

Adieu, chère miss Weston, et croyez à mon bien affectueux souvenir.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Expression écossaise, forme corrompue du mot born ; baby pourrait bien en être le diminutif caressant.
  3. Pendant le jour, non pendant la nuit, où chaque condamnée est réintégrée dans sa cellule. A Millbank, — un peu faute d’espace, — on place trois convicts dans la même cellule, où elles passent le jour et la nuit. Les prisonnières préfèrent de beaucoup cette dernière combinaison.
  4. Notabilités historiques de la haute pègre anglaise.
  5. Tirage au sort de quelque objet de prix. Les billets sont très nombreux, partant se vendent bon marché.
  6. Le jury criminel en Écosse est composé de quinze membres.
  7. C’est le nom sous lequel est couramment désignée la Discharge prisoner’s aid Society.
  8. Reformatory.