Le Radium qui tue/p02/ch01

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 59-72).

CHAPITRE PREMIER

Pour faire courir un homme après sa fortune


Un dernier mugissement de la sirène et, les passerelles retirées, les amarres larguées, le paquebot se mettait en marche, sortait majestueusement des bassins, et suivait, à travers l’estuaire de la Seine, le chenal sinueux tracé parmi les bancs de sable qui gisent sous les flots aux abords du Havre.

Dans le salon, personne ne parlait plus.

Fleuriane avait déplié la missive trouvée dans la caissette, l’avait parcourue des yeux, puis son regard s’était fixé avec une expression de surprise et aussi d’embarras sur M. Larmette. Celui-ci s’en aperçut.

— Bon, fit-il en riant, je parie que les corindons qui viennent de vous être livrés sont ceux que le représentant de M. votre père m’a achetés, un peu de force, ces jours derniers.

Déjà la jeune fille s’était ressaisie. Elle répliqua délibérément :

— C’est en effet ce que mande M. Lastin, le représentant. Au surplus, une lettre d’affaire n’est point un secret… surtout vis-à-vis d’un… client… Vous venez de déclarer l’avoir été… un peu de force.

— Oh ! sans intention de récriminer ; cela n’en vaut pas la peine.

— J’en suis assurée, monsieur, mais je tiens à vous donner lecture de la lettre, afin que vous me certifiiez que tout s’est bien passé ainsi qu’il y est raconté.

Pourquoi voulait-elle lire ? Elle l’ignorait, obéissant simplement à un signe rapide de Dick Fann.

« Mademoiselle, écrivait M. Lastin, je fus avisé, il y a quatre jours, d’avoir à me transporter chez MM. Larmette et Cie, rue de la Paix, où je trouverais un petit stock de quatorze cent cinquante corindons vulgaires, dont je me rendrais acquéreur pour le compte du trust de cette pierre.

« J’obéis aussitôt à ces instructions.

« Chez Larmette et Cie, je me rencontrai avec des représentants de la police, instrumentant à l’occasion d’un vol récent. Mais comme cette question judiciaire était en dehors de mes attributions, je ne m’en préoccupai point et déclinai le but de ma visite.

« Je dois déclarer toutefois que ces messieurs de la Préfecture et du Palais de justice insistèrent vivement pour que ma proposition d’achat fut agréée, afin de neutraliser, là comme ailleurs, les effets du pillage de radium naguère relaté tout au long dans les journaux.

« MM. Larmette et Cie ne firent aucune difficulté de reconnaître que la présence de ces pierres pourrait attirer à leurs magasins une nouvelle visite des « perceurs de murailles », ce qui ne leur paraissait aucunement désirable et, séance tenante, je traitai et payai à raison de deux francs vingt-cinq centimes le carat.

« Je devais m’embarquer sur le steamer la Touraine et porter moi-même les dits corindons à nos magasins de Québec ; mais au dernier moment, un accident regrettable m’oblige à retarder mon départ.

« Une corde, tendue dans mon escalier par un gamin en mal d’inventions diaboliques, m’a fait descendre tout un étage en boule, et cela si malheureusement que je me suis cassé la jambe. »

Le fait relaté n’avait rien de particulièrement comique. Cependant, l’on eût cru que Larmette et son ami Davisse échangeaient un regard satisfait.

Fleuriane, elle, poursuivait sa lecture :

« Par bonheur, j’avais chez moi deux camarades. Tandis que l’un s’empressait à m’amener un médecin, l’autre se chargea de vous expédier, à bord de la Touraine, le coffret où j’avais enfermé les corindons. J’ai le regret de vous prier de vouloir bien les convoyer jusqu’en Amérique.

« Le docteur pense que je devrai garder le lit durant six semaines au moins, et j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas retarder si longtemps l’envoi des pierres.

« L’accident n’aura d’ailleurs pas d’autres suites graves. La fracture est nette, sans esquilles. À présent que je suis pansé, bandé, etc… je souffre fort peu.

« Mon principal regret, mademoiselle, est de vous causer l’embarras de la transmission du coffret. Dans l’espoir que vous pardonnerez ce cas de force majeure, je vous prie de croire au respectueux dévouement de

« A. Lastin. »

Larmette avait écouté, le sourire aux lèvres ; l’ingénieur Botera avait l’air tout aussi indifférent, mais il n’en était pas de même de Davisse, dont les sourcils se froncèrent à plusieurs reprises, avec une expression non équivoque de colère. Cependant, ce dernier même avait repris son calme lorsque Fleuriane se tut.

— Tiens, tiens, tiens, modula Mme Patorne en minaudant, il était écrit que nous devions être en relations avec M. Larmette… Ma chère Fleuriane, vous étiez déjà sa cliente sans le savoir.

— Ce dont je me félicite, s’empressa d’ajouter le joaillier. Une première affaire engage à d’autres… Et j’espère que, dans l’avenir, nous échangerons de vrais bijoux au lieu de pierres sans valeur.

Il s’interrompit.

— Mais je ne veux pas me montrer indiscret ; à l’heure du départ, chacun souhaite prendre quelques dispositions pour la traversée. Je regagne ma cabine, afin de vous donner toute liberté d’en faire autant.

Sur ce, il se leva et, appelant Botera et Davisse du geste, il sortit avec eux. Mlle Defrance ouvrait la bouche… le pseudo-Frachay arrêta les paroles prêtes à jaillir.

— On dit que l’estuaire de la Seine est l’un des plus jolis panoramas qui se puissent voir. Tandis que Madame — il désigna l’anguleuse Patorne — procédera à l’aise à l’installation définitive, nous admirerons le paysage, et je me permettrai de vous soumettre quelques idées touchant la route formidablement longue que nous devons parcourir en automobile.

Peut-être Patorne eût-elle protesté. Pour être dame de compagnie, on n’en est pas moins femme, et curieuse ; mais Fleuriane coupa court à toute velléité de résistance en se levant vivement.

— C’est cela. Ma chère amie, — elle eut un gentil sourire à l’adresse de la matrone, — je m’en rapporte à votre science du « confort ».

Et, laissant la veuve interloquée, elle passa sur le pont.

Deux minutes plus tard, elle se tenait à l’arrière, auprès de Frachay. Tous deux, accoudés au bastingage, semblaient contempler le bouillonnement de l’hélice, dont le bruit couvrait leurs voix prudemment abaissées.

— Les pierres communes contenues dans la cassette, murmura le pseudo-mécanicien, sont les pierres transformées au four électrique, celles dont j’avais deviné la provenance, lors de ma visite chez Larmette et Cie.

— Je l’ai pensé ; mais pourquoi les ai-je en ma possession ?

— Parce que je l’ai voulu.

— Vous ?

— Moi-même. J’ai fait aviser M. Lastin de leur présence, de l’utilité de ne pas laisser en circulation un lot assez important pour tenter les gens du radium.

— Vous vouliez voler le voleur ?

Frachay secoua la tête, et, avec une nuance de sévérité :

— Non, mademoiselle… Celui qui souhaite démasquer les misérables ne doit à aucun instant s’abaisser à leur niveau moral.

Et comme elle baissait les yeux, rougissant sous la mercuriale :

— J’avais escompté la cupidité des hommes de cette espèce, reprit-il plus doucement. Lastin embarqué sur ce navire, détenteur des pierres, précieuses en dépit de leur apparence vulgaire, il m’apparaissait évident que Larmette tenterait de rentrer en possession de son bien… Car, acheva le jeune homme après une légère pause, ces cailloux lui appartiennent. Il a dû les céder à Lastin, parce que, la justice ayant l’œil sur ses magasins, une hésitation aurait fait naître les soupçons… Mais pour nous, qui savons la valeur réelle de la chose, nous devons penser légitime son désir de la reprendre.

— Sans doute, mais alors ?…

— En la reprenant, il fournirait une preuve matérielle, qui me permettrait de le livrer à la justice et de vous en débarrasser.

Fleuriane joignit les mains.

— Oh ! fit-elle d’une voix tremblante, pardonnez-moi de n’avoir pas compris de suite.

Toute sa gracieuse personne exprimait le regret du mot malheureux qui, tout à l’heure, avait blessé le détective amateur.

— Cela est oublié, mademoiselle. Je vous connais bien à présent, et j’ai eu tort de marquer du mécontentement. Vous, vous me connaîtrez un peu mieux chaque jour. Mais revenons à nos moutons. L’accident de Lastin, en empêchant son voyage, ne bouleverse pas mes combinaisons ; mais il m’inquiète. Larmette a vu le coffret entre vos mains. Donc, le danger est sur vous.

Elle le regarda, surprise, avec l’impression qu’une émotion singulière frémissait dans le ton du jeune homme.

— Il faut donc le réduire au minimum. Pour vous, les pierres ne doivent avoir aucune valeur. Placez donc le coffret bien en vue dans votre cabine. Que ni Larmette, ni ses amis ne devinent ce que nous connaissons. Pour moi, je veillerai.

Elle promit du geste de se conformer à ses instructions.

— Un mot encore, fit-il… Observez les moindres choses, un objet dérangé dans votre cabine en votre absence, signalez-moi les plus minces détails. Ainsi je sentirai quand votre adversaire sera sur le point d’opérer et… j’aurai les yeux ouverts.

Fleuriane écoutait attentivement ; ses prunelles dilatées, une ride coupant son front pur, disaient l’effort de sa pensée.

Elle s’étonnait des combinaisons toujours nouvelles de son défenseur. Elle était prise par la surprenante originalité des moyens imaginés par ce cerveau sans cesse en éveil. Et ce fut d’une voix incertaine qu’elle interrogea :

— Que pensez-vous qu’il fera ?

— Il est très habile, murmura-t-il, très habile. La puissance de son automobile, cent chevaux, me pousse à supposer qu’il compte beaucoup sur elle.

— Comment ?… Que voulez-vous dire ? Son auto n’a rien à voir dans cela. Pour dérober un coffret, il n’est point nécessaire d’être doté d’une cent chevaux.

Il sourit.

Prendre n’est pas tout. Le difficile est de garder.

Elle sursauta et, avec une humilité charmante :

— C’est vrai ! Je suis sotte. Il faut débarquer.

— Justement… c’est là ce qui me ramène à son véhicule énorme, puissant, doué d’organes inhabituels, dont le premier usage est certainement de dérouter les investigations. Or, si vous manifestez le souci de dépister les curieux, c’est donc que vous souhaitez leur dissimuler quelque chose… Concluez… Une automobile à double fond… Le coffret dans une cachette insoupçonnable, débarqué au grand jour avec la voiture. D’où je conclus que le vol sera tenté vers la fin de la traversée.

Mais, s’interrompant soudain :

— Voici l’ineffable Mme Patorne qui vous cherche. Elle s’est hâtée à sa tâche. Ne lui marquez aucune impatience. Il est indispensable qu’elle croie et fasse croire que vous lui conservez toute votre confiance… La dame circule à bâbord, je passe par tribord, derrière les cabines de pont. J’ai dû vous laisser seule presque tout de suite.

— Bien !

Déjà, le faux mécanicien s’éloignait. Un instant après, il disparaissait derrière les cabines de pont ; Patorne pouvait rejoindre la jeune fille sans que rien décelât la conversation qui venait d’avoir lieu. Seulement, à l’instant même où il tournait l’angle des superstructures, dont il recherchait l’abri, Dick Fann sentit sa main saisie par deux mains maigres. Jean Brot était devant lui.

— Ah ! patron, je ne vous avais pas reconnu depuis Paris.

Et comme le détective fronçait les sourcils :

— Ne vous fâchez pas, continua le petit ; seulement, vous auriez dû vous dire : « Ce gamin-là n’est pas une tourte, il peut et il veut servir la gentille demoiselle. »

Puis, secouant la tête en un mouvement insouciant :

— Bah ! je fais la preuve par neuf : je dis par neuf parce que c’est du neuf que je venais couler dans l’oreille de mam’zelle Fleuriane. Les deux à l’auto de cent, je les ai suivis dans le couloir de leurs cabines.

— Ah ! s’exclama Dick Fann, soudainement intéressé.

— Ils ne me voyaient pas, je n’allais pas leur dire : « Papa Larmette, tu as été trop généreux avec moi dès le premier jour. Quarante sous sur la route, trois francs pour avoir rapporté des fleurs à l’hôtel… cent sous en quelques heures, et c’est comme cela tout le temps… Trop de pourboires, je t’ai à l’œil. »

— Enfin, que disait-il ? interrompit l’interlocuteur du verbeux gamin.

— Il était dans sa logette avec le nommé Davisse. Vous savez qu’ils ont une cabine à deux couchettes. Alors, le Davisse a grogné :

« — Volés ! Volés, nos corindons !

« — Tais-toi, qu’a dit l’autre… parler ne vaut rien. On les reprendra, sois tranquille ! Seulement, tiens ta langue.

« Et il s’est mis à fredonner tout en rangeant ses petits bagages.

« Au bout d’un instant, il s’arrêta pour demander :

« — Tout le personnel de la 30 H-P… — 30 H-P., vous comprenez, c’est notre auto ! — Tout le personnel donc, dit-il, occupe des cabines sur le pont ?

« — Bien sûr, la milliardaire ne se refuse rien. Elle occupe l’appartement 2 ; la dame de compagnie est à côté, au 4. Le mécanicien et le groom ont la cabine 16, deux couchettes…

« — Parfait ! cela suffit.

« — Alors, conclut le gamin, j’ai filé comme une souris et je venais conter l’affaire à la demoiselle quand… j’ai l’oreille fine, j’aime mieux cela qu’être sourd, et vous aussi, pas vrai ?… donc j’ai entendu quelques mots de votre conversation… et je me suis tordu, positivement… Tantôt, je me méfiais de vous… je me confiais : « Ce Frachay-là accepte des cigares du nommé Larmette… je crois que le patron a eu du nez de me charger de veiller sur mam’zelle Fleuriane. »

Brusquement, il prit un ton suppliant :

— Seulement, patron, maintenant qu’on s’est reconnu, vous me ferez travailler avec vous.

— Je te le promets, mon brave Jean. Par exemple, personne ne doit se douter de notre entente. Il sera bon, même, que tu manifestes de l’éloignement pour moi.

Et tous deux se séparèrent. Le dîner rassembla tout le monde dans la somptueuse salle à manger du paquebot. La mer étant douce, il y avait peu de malades et l’assemblée fut nombreuse.

Larmette amusa l’assistance par des anecdotes gaiement narrées. Mais lorsque l’on passa au salon, où des virtuoses avaient promis un concert, il prétexta un malaise subit et se retira, non sans avoir susurré à l’oreille de Mme Patorne, dont la figure hommasse s’épanouit :

— J’ai fait porter des roses dans votre cabine, ô douce amie ! Elles figurent ma pensée qui, jusqu’à demain où je vous reverrai, sera constamment avec vous.

Plus bas encore, il ajouta :

— J’en ai également fait remettre chez Mlle Defrance, la propriétaire de l’automobile qui m’a porté secours sur la route du Havre.

Il y avait dans l’accent un tel dédain pour Fleuriane, que Patorne pensa s’évanouir de plaisir.

Et il disparut. Sur un signe discret de Dick Fann, Jean Brot s’était éloigné de son côté. Une demi-heure plus tard, il rentrait dans le salon.

Un monsieur plaquait à ce moment des accords tonitruants sur le piano, tandis qu’une dame, ouvrant la bouche comme si elle voulait dévorer les assistants, clamait désespérément un air d’opéra.

Profitant du vacarme produit par cette explosion de grande musique, le gamin se glissa derrière le siège du détective et tout en s’asseyant lui-même, il murmura dans un souffle :

— Il est couché, il dort.

Vers onze heures, l’assemblée se dispersa, chacun regagnant sa cabine.

Il faisait grand jour quand Dick Fann ouvrit les yeux.

Un instant il s’allongea sur son étroite couchette, au-dessus de laquelle se trouvait celle occupée par Jean Brot. Après quoi, il se passa la main sur le front en grommelant :

— C’est curieux comme j’ai la tête vide. Tout à fait vide, et lourde… Ces cabines sont véritablement trop exiguës : on manque d’air.

Mais il s’arrêta net.

— Non… ce n’est pas cela… nous avons eu de l’air en quantité suffisante… nous avons oublié de fermer le hublot.

La réflexion lui était arrachée par la vue de l’ouverture ronde, dont le châssis s’apercevait rabattu.

Tout en parlant, Dick Fann sautait à terre et procédait à sa toilette. Un ronflement léger appela son attention. Il regarda la couchette supérieure : Jean Brot dormait la bouche ouverte, dans l’abandon d’un profond sommeil.

— Comme cela dort, ces gamins ! fit le détective d’une voix indulgente. Ce serait criminel de l’éveiller !

Et sans bruit, prenant des flacons, des pots, il se mit à refaire le maquillage qui lui donnait l’apparence de Frachay le mécanicien.

Il se disposait à sortir, quand des mots confus furent balbutiés.

— Bon, Jean se décide à renaître.

Jean, en effet, s’étirait, mais ses mains revenaient toujours à son front, s’y crispant comme pour chasser une sensation importune.

Le geste inquiéta le détective.

— Eh bien, prononça-t-il à haute voix, tu as du mal à t’éveiller, petit Jean. Tu n’es pas indisposé, au moins ?

Le gamin avait ouvert les yeux.

— Ah ! c’est vous, monsieur… Bonjour, vous avez bien dormi… moi aussi… Trop dormi sans doute, car j’ai la tête lourde, douloureuse.

— Ah !

Avec son habitude de rapprocher les faits, Dick s’étonnait que le gamin, en revenant à la conscience, prononçât les mêmes paroles qui avaient jailli de ses propres lèvres un instant plus tôt.

Et, d’instinct, il promena autour de lui un regard investigateur.

Mais cette inspection amena une découverte qui fit dériver les pensées du jeune homme.

Sur le tapis couvrant le plancher, presque caché par le rebord de la couchette réservée à Dick, un large pétale de tulipe, jaune strié de rouge, se montrait. Le détective le ramassa.

— Un pétale de tulipe, murmura-t-il. Où t’es-tu procuré cela, Jean ?

— Moi, patron, je n’ai jamais eu de tulipe.

— Pourtant, voici un pétale.

— Je dis comme vous, c’en est un ; mais ce n’est pas moi qui l’ai apporté. Après ça, il est peut-être entré par la fenêtre.

Jean désignait le hublot ouvert, par lequel un rayon de soleil pénétrait dans la cabine. Le détective se prit à rire franchement.

— Tu as raison, petit ; avec ma manie de rechercher le pourquoi de tout, j’en arrive à compliquer les choses les plus simples. Mais, j’étais impressionné par ce fait que nous nous sommes éveillés l’un et l’autre en nous plaignant d’avoir le front douloureux.

— Tiens ! Ah ! ça, c’est cocasse.

— Mais je vais déjà mieux. Un tour sur le pont, et il n’y paraîtra plus ; tu me retrouveras au dining-room ; un café, une tartine me remettront tout à fait.

Dick Fann s’approcha du hublot. Il avançait déjà la main pour jeter au dehors le pétale de tulipe qu’il tenait entre le pouce et l’index, mais il se ravisa.

— Non, j’adresserai une observation aux hommes de service… une cabine doit être tenue d’impeccable façon.

Et, glissant la feuille brillante dans sa poche, il sortit en disant encore :

— Au dining, n’est-ce pas, Jean ? Dans une demi-heure.

Il semble qu’il soit tout simple de prendre son premier déjeuner quand on en a la ferme résolution. Dick Fann allait apprendre à ses dépens qu’entre le bol de café au lait, les rôties et les lèvres, il y a place pour l’inattendu.

Sur le pont, il aperçut Mme Patorne grimaçant un entretien matinal avec le bijoutier Larmette.

Mais il désirait demeurer livré à lui-même, reprendre son aplomb.

Une vague pesanteur au front, un point douloureux entre les sourcils lui rappelaient qu’il s’était levé en mauvaises dispositions. Et, feignant de ne pas voir les deux causeurs, il déambula à petits pas, humant l’air salin, le plus merveilleux des toniques, sous l’influence duquel son malaise se dissipa rapidement.

Le steamer avait fait du chemin depuis la veille. Plus aucune côte n’apparaissait à l’horizon. Le navire, couronné du panache de fumée sortant en flocons pressés de ses énormes cheminées, occupait le centre d’un cercle immense de mer. Un léger clapotis agitait la surface des eaux et, sur les facettes des lames courtes, le soleil pâle, pâli encore par une brume impalpable, piquait des tons d’opale.

Du spectacle se dégageait une mélancolie mystérieuse.

Dick s’était arrêté. Il promenait autour de lui un regard vague, pivotant lentement sur lui-même, faisant face successivement aux divers points cardinaux. Son cerveau, incessamment en activité, cessait de bouillonner sous l’empire de la majesté tranquille de l’océan.

Tout à coup, il sursauta. Un projectile vivant venait de se ruer sur lui, il discerna Jean Brot, haletant, les cheveux ébouriffés, un effarement sur les traits. Il ouvrait la bouche pour s’enquérir de la cause d’un pareil émoi. Le gamin le prévint.

— On a volé mam’zelle Fleuriane !

Volé ! Le détective oublia tout le reste à ce seul mot.

— Que lui a-t-on volé ?

— La boîte qu’on a apportée hier, un peu avant le départ.

— Le coffret aux corindons !

Dans les yeux de Fann s’alluma une petite lueur, mais ce fut rapide comme l’éclair. Il avait repris une physionomie indifférente quand il questionna :

— Comment cela s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien. Je m’étais habillé. Je sors de la cabine, v’lan, je tombe dans le capitaine, dans les matelots, dans les stewards. Toutes les « rues » (on désigne ainsi les couloirs des cabines à bord des paquebots), étaient pleines de monde, mam’zelle Fleuriane s’était aperçue du vol. Elle avait appelé…

— A-t-on des soupçons ?

— Quels soupçons voulez-vous qu’on ait ? La cassette a disparu cette nuit, pendant que la demoiselle dormait. Elle ne s’explique pas comment ça s’est fait. Hier soir, quand elle est rentrée, elle est sûre que la boîte était encore là, car elle l’a prise en main et l’a replacée sur la planchette, au-dessus du lavabo mobile. Et ce matin, la boite est partie, sans que Mademoiselle ait rien entendu.

— Enfin, le coupable n’a pas laissé de traces ?

— Rien. Le capitaine va faire une enquête.

Un fugitif sourire distendit les lèvres du détective. Tout bas, il murmura :

— Et il ne trouvera rien… Mais moi, je le connais… il s’agit de fournir des preuves.

Puis, s’adressant au gamin, qui le considérait avec anxiété :

— Allons voir Mlle Fleuriane.

Tous deux gagnèrent la cabine de la jeune fille…

Comme l’avait dit le petit, les curieux emplissaient les couloirs : mais déjà le commandant du bord avait établi un service d’ordre. Des matelots, apostés, interdisaient l’approche immédiate de la cabine visitée par le voleur.

Les badauds, passagers, gens de l’équipage ou du service, se vengeaient de ne pouvoir rien voir en se livrant à des commentaires sans fin.

Dick Fann, sous son pseudo-nom de Frachay, Jean Brot, le suivant comme son ombre, furent naturellement admis à franchir le barrage des factionnaires. Ils appartenaient à la compagnie de Fleuriane Defrance, et il semblait dès lors très naturel qu’ils accourussent auprès d’elle.

La porte de la cabine était ouverte. De l’intérieur, jaillissaient des voix contenues.

Le détective regarda. Fleuriane se tenait dans la petite pièce, ayant en face d’elle le commandant, un des seconds, le commissaire du bord.

— Que vous dirais-je, messieurs ? prononçait-elle. Je n’ai aucun soupçon, aucun. Comment voulez-vous que je désigne quelqu’un ?

Elle aperçut les nouveaux venus. Son visage s’éclaira. Évidemment, elle redoutait de prononcer une parole qui pût nuire aux projets de son défenseur.

— Ah ! vous voici, Frachay ?

Le pseudo-mécanicien salua, et, pénétrant dans la cabine :

— Il paraît que les voleurs se sont exercés dans votre appartement, mademoiselle ?

— Mais oui. Cette nuit, durant mon sommeil.

— Vos bijoux ? votre argent ?

— Non, non. Ce n’est pas si grave que cela. Les coupables se sont contentés d’emporter le coffret où se trouvent les corindons communs que l’on m’a apportés hier.

Tandis qu’elle parlait, Dick promenait autour de lui un regard interrogateur. Sur une tablette, il distingua une botte de roses thé. Il s’en approcha, les sentit et, lentement :

— Vous avez de jolies fleurs, mademoiselle.

En même temps, il se tournait vers la jeune fille, l’invitant d’un regard expressif à parler. Dans cette position, il masquait l’endroit où reposait le bouquet.

— Ah ! mes fleurs… Je les avais oubliées. C’est une gracieuseté de M. Larmette, notre concurrent autour du monde. Je les ai trouvées hier soir en rentrant.

— Très aimable, en vérité, soulignèrent les officiers du bord. Les parterres sont rares à bord de nos navires.

— Aussi, je pense que ce galant monsieur s’était approvisionné à terre avant le départ. Il a dû même s’adresser à une excellente maison, car ces tulipes doubles sont merveilleuses.

— Ces tulipes doubles ?

Comme mû par un ressort, Dick Fann s’était retourné, il considérait les fleurs. D’un ton étrange, il demanda :

— Où prenez-vous des tulipes, mademoiselle ? Je ne vois ici que des roses.

— Des roses !

La Canadienne était déjà auprès de lui. À son tour, elle regardait. Puis elle eut un geste de surprise, son visage exprima le doute. Elle murmura :

— C’est vrai, ce sont des roses… C’est tout à fait curieux, j’aurais juré avoir vu des tulipes…

— Jaune pâle, striées de rouge, peut-être ? acheva son interlocuteur.

Les traits de Fleuriane dirent l’ébahissement.

— Précisément ! mais comment devinez-vous ?…

Avec un sourire tout plein de bonhomie, le faux mécanicien répliqua :

— Ah ! je ne devine pas. Seulement, hier, en venant embarquer, nous avons aperçu des tulipes, veinées de pourpre. Cet éclat m’a frappé, j’en ai rêvé cette nuit… Alors, vous comprenez, quand vous avez parlé de tulipes, j’ai fait un rapprochement.

Sa gaieté était si parfaitement jouée que les officiers se prirent à rire.

— C’est de la lecture de pensées expliquée, mise à la portée de tous, lança le commandant, approuvé aussitôt par ses subordonnés.

L’hilarité redoubla. Personne ne soupçonna que, tout en feignant de partager la gaieté générale, Dick monologuait à part lui :

— Il avait des tulipes. La preuve est que je porte dans ma poche un pétale ramassé tout à l’heure dans ma cabine, la cabine 16. Pourquoi les tulipes disparues au 2 ont-elles marqué leur passage au 16, pourquoi ? Celui qui a pénétré ici pour dérober le coffret a donc aussi fait une incursion dans mon domicile ?

Qu’est-ce que cela signifie ?

Et, avec une grimace ?

— Si c’est Larmette, il m’a vu endormi, débarrassé de mon grime, de tout ce qui me déguise… Il m’a reconnu. Je suis « brûlé », comme on dit à Scotland Yard.