Le Radium qui tue/p02/ch03

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 84-94).


CHAPITRE III

L’Imprévu


— New-York !

— Attention, Jean ! Ne bouge pas de la cabine, jusqu’à ce que je revienne te chercher. Tu ne peux marcher, donc…

— Entendu, patron.

Ces paroles furent susurrées à l’instant où le paquebot venait ranger les quais du débarcadère.

Dick Fann remonta sur le pont. Les passagers s’y pressaient, affairés, bruyants, avides de poser le pied sur la terre ferme. En face d’eux, se bousculant sur le quai, douaniers, commissionnaires, cochers, aboyeurs d’hôtel, gesticulaient, hurlaient, s’efforçaient d’attirer l’attention des clients.

Et en arrière, les hautes maisons de commerce à dix-huit, vingt étages, les égratigneuses de ciel (skyscrapers) comme les dénomment les Américains, dressaient leurs masses lourdes et disgracieuses, disant la préoccupation, exclusive des affaires, d’où tout idéal est exclu.

L’idéal, à New-York, finit à l’îlot Bedloë, support granitique de la colossale statue-phare de la Liberté, œuvre de Bartholdi, don de la Gaule au rêve d’azur à sa sœur transatlantique, laquelle s’intitule avec un triste orgueil Golden people (Peuple de l’or).

Adroitement, Dick se glissa parmi les groupes et réussit à arriver auprès de Fleuriane qui, flanquée de Mme Patorne, attendait patiemment le moment de débarquer.

D’un coup d’œil rapide, le jeune homme s’assura que la dame de compagnie, toute au rêve grotesque qui chantait maintenant en elle, ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de sa romanesque et anguleuse personne.

À trente pas, Larmette, Davisse et l’ingénieur Botera lui apparurent prêts à s’élancer sur la passerelle que les matelots jetaient à ce moment entre le steamer et le quai.

Et certain de ne pas être épié, il murmura à l’oreille de la jeune fille :

— Je demande votre pardon de vous prier de procéder aux formalités de douane pour votre automobile.

Elle l’interrogea du regard.

— Important pour moi d’avoir les mouvements libres… Attendez nouvelles au Central-Hôtel… Vous enverrai wattman nécessaire.

Fleuriane voulut parler encore. Il s’était éloigné déjà.

Et puis un tintamare de cuivres éclata soudain, couvrant tous les bruits. Un orphéon colossal, composé de plus de trois cents exécutants, attaquait la Marseillaise. Une colonne compacte d’hommes précédés par des hautes affiches les suivaient.

Sur les affiches, on lisait en caractères énormes :

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx RAID — NEW-YORK — PARIS
WELCOME !
WELCOME !
WELCOME !

C’était l’association des clubs automobiles de l’Union qui venait recevoir au débarqué les champions de la course géante organisée par le journal français. Le capitaine du steamer accourut auprès de Fleuriane. Bon gré, mal gré, elle dut prendre son bras, traverser la passerelle, et suivie par les divers concurrents de l’épreuve sportive, se laisser entraîner à l’Automobile Palace, où les sportsmen américains avaient dressé un lunch monstre, exorbitant comme tout ce qui naît dans les cerveaux américains.

Quatre mille gentlemen et ladies toastèrent, applaudirent, rugirent les hip ! hip ! hourrah ! de l’enthousiasme.

Et seulement vers six heures du soir, Fleuriane, brisée, assourdie, se retrouva dans l’appartement du Central-Hôtel que, suivant les instructions de Dick Fann, elle avait retenu la veille par sans-fil.

Renvoyant Patorne, absolument affolée par la gloire (ainsi prononçait-elle) de son fiancé Larmette et rendue par ce sentiment bavarde ainsi qu’une perruche, la jeune fille se laissa tomber dans un fauteuil et se prit à rêver.

Soudain, on frappa à la porte. Comme au sortir d’un songe, elle murmura :

— Entrez !

Sur le seuil parurent deux hommes chargés d’une civière, sur laquelle se prélassait Jean Brot. Un garçon de l’hôtel les accompagnait

— Quelle chambre de l’appartement est réservée au boy ? demanda celui-ci.

Fleuriane donna l’indication demandée.

Quelques instants s’écoulèrent, puis les porteurs et le serviteur regagnèrent la sortie sans saluer, avec ce mépris de la politesse affecté par les populations d’Amérique du Nord.

La Canadienne ne bougea pas. Elle avait hâte d’être seule et de se replonger dans ses réflexions. Mais il était écrit que ce plaisir ne lui serait pas permis. Le silence à peine rétabli, un pas léger glissa sur le tapis.

— Qu’est-ce encore ?

C’est Jean Brot, parfaitement ingambe, qui a quitté sa chambre et qui, le sourire aux lèvres, lui présente une enveloppe. Elle y jette les yeux.

« À Miss Fleuriane Defrance. »

Son cœur se met à battre avec violence.

— C’est de sir Dick, balbutie-t-elle, tandis qu’une rougeur ardente envahit son visage.

Elle demande encore :

— Vous l’avez vu ?

— Non, répond le gamin, un ordre écrit m’est arrivé, il y a une heure, à bord de la Touraine. J’ai obéi. Je ne sais rien de plus.

Fleuriane ouvre la lettre. Sa main tremble en déchirant l’enveloppe. Un étonnement intense fige ses traits. La missive est ainsi conçue :

« Ne vous inquiétez pas en apprenant que, sur démarches de Larmette, je suis chargé d’une enquête par la police new-yorkaise. Je ne considère comme importante que celle qui a pour but de vous protéger.

« Ce soir même, Natson, wattman, se présentera de ma part.

« Acceptez-le de suite… Il vous demandera à quand le départ. Vous lui répondrez : Demain, après le débarquement de l’automobile et les formalités de douane accomplies.

« N’ayez en lui aucune confiance amicale. C’est un homme de Larmette. Il importe de rendre à celui-ci la sécurité.

« N’ayez aucune crainte de rencontrer M. Defrance, votre père. J’ai assuré sa non-présence sur votre route.

« Vous me reverrez à San-Francisco. Mais soyez assurée que, pendant le parcours, mes yeux seront sans cesse sur vous.

« Considérez, je prie, Jean Brot comme mon représentant. Nous vaincrons, je le veux. Détruisez ce papier aussitôt après l’avoir lu.

« Vôtre vraiment,
« Dick Fann. »

Les lignes dansaient devant ses regards qu’embuait un brouillard humide. Le luxe de précautions du détective, ses phrases précises mais n’expliquant rien, lui donnaient la sensation aiguë d’un danger formidable qu’il prétendait combattre seul.

Une reconnaissance éperdue grandissait en elle. Il avait tout prévu pour la rassurer, même de rendre impossible une rencontre avec son père.

La voix du gamin la rappela à elle-même :

— Mademoiselle !

Elle regarda, vit le petit debout à côté de son fauteuil. La main de l’enfant désignait la lettre que Fleuriane tenait toujours entre ses doigts.

— Détruire ?

Elle fit oui de la tête, incapable de prononcer une parole.

Et Jean frotta une allumette. La jeune fille approcha le papier de la flamme dansante. Il y eut un grésillement, une langue de feu monta ; la missive noircit, se recroquevilla, laissant seulement sur le marbre de la cheminée une boulette charbonneuse que le souffle du petit Parisien dispersa en impalpables fragments dans la cheminée.

Et deux larmes brûlantes roulèrent sur les joues de Fleuriane. Pourquoi ces pleurs ? Elle n’eût su les expliquer. Pourtant, son cœur était triste, triste à mourir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dick Fann avait voulu qu’au moins durant la traversée du continent américain, la voyageuse n’eût à redouter que les éléments et les fatigues de la route. Profitant de l’ovation inattendue des cercles automobiles de New-York, ovation qui, emprisonnant ses adversaires, lui laissait ses coudées franches, il s’était prestement perdu dans la foule des oisifs, des badauds, des curieux, accourus au bruit.

Il marchait vite, l’œil aux aguets, mais son regard inquisiteur ne rencontra aucune figure qui pût donner prise au soupçon.

Gentlemen, ouvriers, ladies, enfants, tous ne manifestaient qu’une pensée, tous proféraient un seul cri :

— Hip ! Hip ! Hurrah !

Et cependant, au bout de cent pas, Dick s’arrêta net. Toutes les fenêtres des hôtels alignés le long du quai des débarcadères étaient garnies de spectateurs.

Or, au second étage d’un immeuble, portant en lettres d’or cette enseigne flamboyante :

SPORT’S PALACE


il venait de découvrir un personnage dont l’aspect l’avait pétrifié.

— Ah ! murmura-t-il, s’ils font le jeu de Larmette, à présent !

La phrase indiquait que l’inconnu ne lui apparaissait pas comme ennemi. Il reprit à mi-voix :

— C’est lui, il n’y a pas de doute. Je ne l’ai jamais vu, mais je le reconnais certainement.

Que signifiait cette exclamation, à tout le moins bizarre ?

Cependant, le jeune homme devait se sentir une certitude bien absolue, car au lieu de continuer sa route vers l’office de la compagnie transatlantique dont le pavillon flottait à peu de distance, il se dirigea vers le Sport’s Palace.

Dans ces vastes caravansérails que sont les hôtels américains, on entre, on sort, sans que personne se préoccupe de vos mouvements.

Nul ne s’enquit donc de ce qu’il désirait. Il se jeta dans le lift (ascenseur), s’enleva au second étage, puis se mit à compter les portes du couloir.

À la sixième, il s’arrêta. La clef pointait sur la serrure. Le détective eut un geste satisfait. Et, doucement, sans bruit, il la fit tourner.

La porte s’ouvrit. Dick passa la tête par l’entrebâillement.

La pièce ne contenait qu’un seul habitant, lequel, penché à la croisée ouverte où s’engouffrait le brouhaha de la manifestation populaire, n’avait évidemment rien entendu et ne soupçonnait pas l’envahissement de son domicile.

C’était le personnage qui, d’en bas, avait attiré l’attention de Dick Fann.

Avec une dextérité remarquable, ce dernier retira la clef, se coula dans la chambre, referma la porte, poussa un verrou, puis, s’approchant du curieux toujours absorbé par le spectacle du dehors, il lui toucha légèrement l’épaule.

L’homme se retourna avec une exclamation de surprise.

C’était un gentleman correct, portant une cinquantaine d’années ; le visage, complètement rasé a la mode américaine, apparaissait intelligent et bon.

— Monsieur, commença-t-il.

Dick Fann interrompit le visiteur, se présentant :

— Dick Fann, détective amateur, qui s’est promis de protéger miss Fleuriane et son père contre des bandits terriblement adroits.

Son interlocuteur avait eu un mouvement de recul, mais se maîtrisant aussitôt :

— Je ne vous en demande pas moins pourquoi vous vous introduisez ainsi chez moi, car vos rapports avec les personnes dont vous parlez et que je ne connais pas d’ailleurs…

Il s’arrêta au milieu de la phrase.

Flegmatiquement, Dick avait pris une chaise et s’asseyait.

— Ah çà ! Vous ne me comprenez donc pas ? grommela le gentleman.

L’Anglais l’apaisa du geste.

— Monsieur Defrance, reprit-il, vous avez reçu un câblogramme de miss Fleuriane vous indiquant le péril qu’il y aurait pour vous à la rencontrer en public.

— Pourquoi m’appelez-vous de ce nom ? balbutia l’homme, essayant encore de lutter contre celui qui entrait ainsi dans sa vie.

— Parce que tel est votre nom… Ne niez pas. Mlle votre fille vous ressemble étonnamment ; du premier coup d’œil, je vous ai reconnu. Votre présence ici, à visage découvert, est une imprudence. Et comme je joue ma vie pour protéger la vôtre, je viens vous prier de renoncer à de pareils procédés.

Cette fois, le trusteur des corindons vulgaires garda le silence.

Ses yeux, de ce bleu étrange, scintillant sous les paupières de Fleuriane, se fixaient sur Dick, avec une expression d’indécision. Mais celui-ci continua :

— Pour la première fois de ma vie, je me rencontre avec un adversaire digne de moi. Pour la première fois, je n’ai pas la certitude du succès… Cependant je ne veux pas que miss Fleuriane…

Il se reprit vivement :

— Que vous-même succombiez… Or, si vous êtes vu, reconnu, la partie est perdue… et l’enjeu est trois existences humaines.

— Trois, répéta M. Defrance cédant à l’entraînement, trois. Je n’en compte que deux : la mienne, celle de ma pauvre enfant.

— Et la mienne, acheva doucement Dick. Je ne survivrai pas à…

Il allait dire : à Fleuriane, cela montait si naturellement de son cœur à ses lèvres !  Mais il se domina, et, au prix d’un héroïque effort, il termina :

— Je ne survivrais pas à un échec.

M. Defrance le regarda un instant avant de répliquer. Sur les lèvres du père de Fleuriane, passa un sympathique sourire. Puis, lentement :

— Bien… Vous avez peut-être raison, monsieur Dick Fann. Votre nom avait, traversé l’Atlantique avant vous. J’ai confiance. Que dois-je faire ?

— Disparaître, vous terrer, jusqu’à ce que j’aie fait arrêter Larmette et Cie, les misérables qui menacent et vous et…

— Ma fille… vous me conseillez donc de l’abandonner ?…

— Tant que les criminels ignoreront votre retraite, elle n’aura rien à craindre. D’ailleurs, je vous le jure, je serai toujours entre le danger et elle.

Il y eut un silence. Brusquement, M. Defrance reprit :

— Monsieur Dick Fann, je consens à ne pas approcher ma Fleuriane, à ne pas la tenir sur mon cœur, mais j’y mets une condition sine qua non.

— Parlez.

— Dans l’inaction, je mourrais d’inquiétude : il faut que j’agisse, et maintenant je ne saurais agir que dans un seul but : la défendre.

— Quoi ! vous voudriez ?…

— Être à la peine avec vous… sous vos ordres… J’obéirai comme un soldat. Et si quelque jour, désespéré, vous veniez me dire : « Tout est perdu !… » ce jour-là, vous me relèveriez de ma promesse d’obéissance, pour que je puisse mourir avec l’enfant qui fut ma joie.

Les traits de Dick reflétaient une émotion intense. Sans une parole, sa main se tendit vers son interlocuteur, qui la saisit dans les siennes.

Durant une minute, ils demeurèrent ainsi.

Le père et le détective venaient de sceller le pacte de dévouement.

Enfin, le jeune homme dompta l’émotion dont toute sa personne frissonnait, et d’une voix mal assurée, il murmura :

— Il est des choses que l’on ne refuse pas à un père. Qu’il soit fait selon votre volonté. Seulement, mon compagnon de… travail ne doit rappeler en rien le trop connu M. Defrance. Voulez-vous me permettre de faire le nécessaire ?

— Faites, répondit simplement le père de Fleuriane.

L’Anglais le fit asseoir et ramassant sa valise qu’il avait posée à terre en entrant, il l’ouvrit et se mit en devoir de métamorphoser son futur compagnon.

Une demi-heure plus tard, Dick quittait l’hôtel en compagnie d’un mulâtre au teint basané, chargé lui-même d’un sac de voyage, mulâtre dans lequel Larmette lui-même n’aurait point reconnu M. Defrance, grimé merveilleusement par son nouvel ami.

Au dehors, ils se séparèrent. M. Defrance se dirigea vers l’embarcadère des ferry-boats (bacs) reliant l’Hudson-River à l’East-River, tandis que Dick Fann gagnait l’office des transatlantiques.

Une boutique blanche ornée de filets bleus. À l’intérieur, une sorte de comptoir, isolant les employés du public, et surmonté d’un grillage percé de guichets dont les inscriptions annonçaient la destination.

Sans hésitation, le jeune homme s’approcha du guichet affecté aux « Passages ». Au scribe embusqué en arrière, il dit :

— Je désire retenir une cabine sur la Touraine

— Oh ! rien de plus facile. Elle ne partira pas avant une semaine. Vous auriez avantage à prendre la Savoie, qui quittera New-York demain.

— Non, je préfère la Touraine. Je retiens la cabine no 16. J’y ferai porter mes bagages dès ce soir.

L’agent avait attiré devant lui un gros registre et le feuilletait…

— Ah ! fit-il soudain, la cabine 16 est déjà louée.

En dépit de son flegme, Dick Fann sursauta à l’audition de ces paroles.

— Louée ?

— Oui, mais il en reste d’autres…

— C’est la 16 que je suis chargé de retenir, expliqua aussitôt le détective qui avait repris son sang-froid… ; mon client est fort superstitieux, et je crois qu’il attache une importance capitale au nombre indiqué.

L’employé daigna sourire, en esprit fort, ayant cependant une certaine déférence pour les superstitions des passagers de première classe.

Dick riposta par un sourire d’intelligence, et baissant la voix :

— Puis-je vous demander à quel nom est portée la cabine ?

— Ce n’est pas l’usage…

— Je le sais bien. Mais mon client et le vôtre pourraient s’entendre, peut-être.

All right ! Je comprends votre pensée. Et comme, après tout, le premier désir de la compagnie est de satisfaire le plus grand nombre de voyageurs possible… je vous mets le registre sous les yeux.

Et poussant l’énorme in-folio devant Dick, l’agent lui permit de lire :

« Cabine 16. M. Davisse. Supplément vingt-cinq pour cent pour occupation durant l’escale à New-York. Ticket et supplément payés… »

Davisse ! le nom du compagnon de Larmette ! Ce fut un trait de lumière.

Voilà donc pourquoi les voleurs avaient soumis les corindons à l’action du radium ! Les pierres précieuses ne devaient pas bouger de leur cachette.

Davisse allait retourner en France avec le précieux colis, qu’il semblerait rapporter d’Amérique. Ainsi le pseudo-cambriolage, le voyage et le reste, tout cela ne coûterait rien aux habiles escrocs.

Bien plus, de l’ensemble des opérations ressortirait un bénéfice appréciable. Les cent cinquante corindons communs, devenus pierres de prix, de par la magie du radium, seraient vendus comme gemmes authentiques.

Toutefois, le jeune homme cacha ses impressions. Il salua l’employé, sortit. Mais ce fut pour courir au bureau du télégraphe le plus proche.

Là, il expédia la dépêche suivante :

« Davisse, cabine 16, Touraine. L’attendre arrivée au Havre. Corindons sur lui ou sous plancher cabine. Sitôt opération faite, télégraphier mandat San-Francisco, bureau restant, initiales D. F. 303. Merci, respect. »

L’adresse ne semblait pas d’ordre policier. Elle portait :

A.-N. Dumas, armateur,
144, rue Eyriès, Le Havre.

Cet écrit expédié, Dick repartit. Il se frottait les mains, monologuant, tout en arpentant le terrain :

— Davisse pris, Larmette est découvert. Davisse, du reste, parlera ; je m’en rapporte à Dumas… Allons, quinze jours de patience, et miss Fleuriane sera hors de danger.

Quand quatre heures sonnèrent, il avait assuré le transfert de Jean Brot au Central-Hôtel et avait, au nom de Mlle Defrance, engagé comme wattman, le nommé Natson, qu’il était allé chercher dans l’une des rues de New-Jersey.

Ces divers soins pris, Dick Fann s’enfonça dans le dédale de ruelles avoisinant Hudson-River. Dans une maison, il disparut durant une demi-heure environ. Il en ressortit, débarrassé de son grime, ayant repris son apparence naturelle.

Pourquoi cela ? Par raisonnement. Certain d’avoir été reconnu par Larmette, il lui apparaissait bon, afin de rassurer quelque peu son adversaire, de se montrer au grand jour.

Donner confiance à un ennemi, n’est-ce point l’un des plus sûrs moyens de le conduire à sa perte ?

Et pénétré de ce raisonnement, Dick regagna, à l’allure molle d’un flâneur, les constructions de l’Automobile-Palace où se tenait le banquet triomphal des automobilistes.

Dans la foule en délire, il se glissa, se faufila, employant tout à tour l’éloquence des coudes et des phrases polies. Ainsi il parvint aux premiers rangs. Il tenait à être aperçu par Larmette. Ses traits, popularisés par les revues illustrées mondiales, ne sauraient passer inaperçus. En dépit des préoccupations du moment, plusieurs agents de police, mêlés à la foule, s’étaient déjà désignés entre eux le nouveau venu.

Il ne sembla point les apercevoir, bien qu’il eût remarqué leurs gestes, leurs regards, et qu’il en eût ressenti une joie profonde. Signalée par les agents, sa présence serait, dès le soir même, annoncée par les grands quotidiens. Larmette ne l’ignorerait donc pas.