Le Radium qui tue/p04/ch02

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 197-210).


CHAPITRE II

de Colombus à San-Francisco

(Toujours le journal de Jean)


Nous avons quitté Colombus au matin, avec l’escorte inévitable de la cent chevaux de Larmette. Trente kilomètres à peine ont été parcourus dans la journée. Mais vers le soir, le froid se précise, solidifiant les chemins.

Ainsi nous arrivons dans un village… Lillypedi, à ce que l’on nous dit.

D’hôtel, point. Une auberge spacieuse, mais pas confortable du tout. À l’ordinaire, les voyageurs n’y séjournent pas. C’est une simple halte au milieu d’une étape.

Mais nous n’avons pas le choix. Nous sommes éreintés, transis. Natson se plaint de ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre. On dîne rapidement et chacun gagne son lit.

Ma chambre est au rez-de-chaussée, sur la cour.

Il n’y a pas de volets. J’ai bougonné en le constatant. Dame, il fait un froid de loup, et puis, comme les rideaux manquent également, je suis aussi peu chez moi que si je me déshabillais sur la place des Invalides.

Je dormais. Un rayon de lumière se promenant sur ma figure m’a réveillé. Heureusement je n’ai pas bougé. J’ai regardé sans presque soulever les paupières ; et j’ai vu, en dehors de ma fenêtre, une ombre humaine debout dans la cour. L’individu portait une lanterne dont il dirigeait la clarté sur moi, à travers les carreaux.

Et puis le personnage s’est éloigné, se dirigeant vers l’autre côté de la cour ; là se trouvent les écuries où l’on a remisé les automobiles.

Ma foi, j’ai sauté à bas de mon lit, chaussé mes pantoufles sans prendre le temps de passer mes chaussettes. Enveloppé dans mon « mouton » (caban de fourrure), je me suis glissé dehors.

Au moment où j’arrivais dans la cour, l’homme disparaissait dans l’écurie. Qu’est-ce qu’il allait y faire ?

J’ai toujours été curieux, mais à ce moment je l’étais bien davantage. J’avais reconnu l’homme à la lanterne. C’était Natson.

Il gelait à pierre fendre. Le froid me coupait la figure. Mais je souhaitais savoir, et, longeant les murs, m’appliquant à rester dans leur ombre, je me dirigeai vers l’écurie. Une clarté vague s’échappait par la porte entre-bâillée. Je coulai un regard à l’intérieur, et… je me mordis la langue jusqu’au sang pour retenir un cri.

Dans le rayon de la lanterne, il y avait trois personnes. Trois personnes qui m’étaient trop connues pour que je pusse hésiter à leur attribuer leurs noms : Larmette, l’ingénieur chilien Botera, et ce traître de Natson.

Ils causaient, tout en se livrant sur notre trente chevaux à un travail que je ne compris pas tout d’abord.

— Tu es certain que le gamin ne saurait se réveiller ?

— Certain, riposta Natson, ni lui, ni les dames. J’ai saupoudré d’opium le poulet au carry qu’ils ont mangé ce soir.

Tiens, tiens… J’en ai mangé et je ne dors pas. Pourquoi ? La chance ! Probablement que je suis tombé sur un côté du plat que l’opium n’avait pas touché…

Natson, qui ne se doute pas que je l’écoute, continue en ricanant :

— Ils ne se sont aperçus de rien. Le carry dissimule la saveur opiacée, aussi M. Botera n’a pas besoin de se presser ; il peut préparer le pneu tout à son aise.

— Rien n’indiquera votre travail, Botera ? reprend Larmette, se baissant vers celui qui maltraite notre pauvre voiture.

— Rien… La voiture roulera pendant deux heures avant l’accident ; à cinq minutes près, j’en réponds.

— Nous serons donc sensiblement à hauteur de la ferme en question ?

— Parfaitement. Vous y pourrez conduire la jeune fille et sa suite.

— Et ils n’en sortiront que quand nous tiendrons le père.

— Oh ! à la nouvelle de la disparition de son enfant… les journaux en parleront, je m’en charge ; il se montrera, le vieux renard…

— Je le crois…

À ce moment, Botera se releva, avec ces mots :

— C’est fait !

Qu’est-ce qui était fait ? Je n’en savais rien. J’avais seulement la certitude que, le lendemain, un accident nous arrêterait en route.

Après tout, j’avais un revolver. Quand on a sur soi un petit ami à six coups, on peut se débrouiller et défendre ceux qu’on aime. Oui, qu’on aime… je l’aime tout plein, cette mam’zelle Fleuriane.

Mais les coquins allaient sortir de l’écurie. Il s’agissait de ne pas me faire pincer.

Je regagnai ma chambre et me recouchai. Il était temps, j’étais transi ; un peu plus, je serais revenu à l’état de glaçon.

1er mars, 10 heures du soir. — Nous sommes à Buda, dans un hôtel confortable. L’accident prévu ne s’est pas produit.

Natson a eu l’air ahuri tout le jour. Il a essayé de stopper après deux heures de voyage ; mais Mlle Fleuriane lui a ordonné de continuer, et comme il semblait hésiter, j’ai armé mon revolver.

Rien de tel pour faire rouler une automobile, dont le mécanicien a un caillou dans les rouages. La Botera filait en avant.

Quand on les a rejoints, c’était à payer sa place. Larmette et l’ingénieur ouvraient des yeux comme des portes cochères qui diraient :

— Je n’y comprends rien.

Moi non plus, je n’y comprenais rien. L’important était que la machination fût déjouée. Et elle l’était.

Le soir, j’ai dîné avec des sandwiches au lard, que je me suis confectionné moi-même. Comme cela, je suis sûr de ne pas m’endormir.

Et puis, je veux veiller… car ces coquins ne resteront pas sur un échec.

C’est fort ! On m’a enfermé dans ma chambre ; enfermé du dehors, parfaitement. Seulement, la pièce est au premier, ce n’est pas bien haut, je sors par la fenêtre.

En suivant la corniche, j’arrive devant la croisée de la chambre de Larmette. Rien de plus facile que de voir à travers les lamelles mobiles des jalousies.

Décidément, c’est leur habitude de se réunir la nuit.

Larmette et Natson sont attablés devant un punch.

Ils parlent sans se gêner. Probablement qu’ils ont aussi enfermé nos compagnes de voyage. Ils agissent, en tout cas, comme des gens assurés de n’être pas épiés. En ce moment, Natson est sur la sellette.

On lui reproche de n’avoir pas stoppé, malgré les ordres de mam’zelle Fleuriane. Un mécanicien ne doit pas être embarrassé pour simuler une avarie.

— Eh ! sans ce damné crapaud ! (Le crapaud, c’est moi ; merci bien, m’sieu !) Sans ce damné crapaud, avec son revolver, j’aurais arrêté… Seulement on y regarde à deux fois avant de recevoir une balle… Il est décidé, le gars !

Il y eut un silence. Enfin, le joaillier dit d’un ton dur, qui me procura un frisson désagréable :

— Il faut laisser ce drôle en route… Mlle Defrance ne doit pas quitter le sol américain tant que nous ne tiendrons pas la trace de son père… Et ce maudit gamin devient gênant.

La porte de la chambre s’ouvrit et l’ingénieur Botera parut. Il était pâle.

— Qu’avez-vous, Botera ?

À cette question du bijoutier de la rue de la Paix, le Chilien répondit :

— On a réparé le pneu que j’avais émincé.

— Réparé ! rugirent les deux autres.

— Réparé ou remplacé… Il ne reste plus trace de mon travail. Voilà pourquoi la panne prévue ne s’est pas produite.

— C’est ce gamin d’enfer ! hurla Larmette.

Ah ! pour ça, non, ce n’est pas moi. J’avoue que je le regrette, par exemple !

— L’opium a pu ne pas agir. Que le galopin n’en ait pas absorbé suffisamment, et tout s’explique.

— Cela n’explique rien du tout. Il dormait comme une marmotte. Admettons qu’il se soit éveillé plus tard, il n’aurait pas deviné le travail de M. Botera.

— Si ce n’est lui, qui est-ce donc ?

Tous trois gardèrent le silence, évidemment interloqués par la question.

Moi, j’étais certain de ma parfaite innocence en ce qui concernait la réparation du pneu. Et, comme eux, je me disais : « Mais alors, qui a fait cela… qui ? »

Soudain, je tressaillis si fort que, pour un peu, j’aurais lâché le rebord auquel je m’agrippais. Le joaillier venait de prononcer :

— C’est ce boy, croyez-le… À moins que vous ne mettiez l’aventure au compte de Dick Fann.

Dick Fann, parbleu, oui, c’était lui. Il avait promis à mam’zelle Fleuriane d’avoir toujours l’œil sur elle, donc il voyait tout.

Les interlocuteurs de Larmette se récrièrent :

— Lui, allons donc… Il n’a pas paru depuis le départ de New-York… ; qu’il nous file, qu’il nous prépare un tour de sa façon, possible.

— Rien à craindre, gronda Larmette. Le radium est en sûreté et les corindons sont maintenant en pleine mer.

— C’est au mieux… Mais en tout cas, on peut l’affirmer, Dick Fann n’était pas dans l’écurie en même temps que nous. Donc, ce n’est pas lui qui a fait avorter notre manœuvre.

Larmette étendit les mains comme pour recommander le silence.

— Suivant une affirmation de ce policier, il faut procéder par élimination. Lorsque l’on a écarté tout ce qui n’a pu se produire, ce qui reste plausible est la vérité. De même pour les individus. Deux personnes eussent été susceptibles de nous jouer le mauvais tour en question. L’une n’y est pour rien, de toute évidence, n’est-ce pas ? Donc, l’autre seule est coupable. Ne nous inquiétons pas des moyens employés par le boy Jean. Ceci n’a aucune importance. C’est à lui seul qu’il faut attribuer notre échec. Donc, il doit disparaître.

Natson fit mine d’étrangler quelqu’un.

— Non, non, pas de ces moyens-là… Bon pour les novices. C’est l’accident, l’heureux accident amené par le… hasard propice qui nous débarrassera de lui.

— Quel accident ? gronda le mécanicien.

— Eh ! le sais-je ?… D’ici à San-Francisco, nous aurons plus d’une occasion. Et les deux femmes livrées à elles-mêmes, rien ne nous empêchera de reprendre notre plan primitif.

Le joaillier s’était levé. Ses compagnons l’imitèrent. Je compris qu’ils allaient se séparer.

Il fallait donc regagner mon logis et me glisser dans mon lit. La clef étant restée en dehors, rien en effet n’empêcherait un curieux de pénétrer chez moi. Donc, je repris mon chemin aérien, le long de la corniche.

Une minute plus tard, je m’enfonçais sous mes draps.

Il était temps. Presque aussitôt la clef tourna dans la serrure, la porte s’entre-bâilla avec un léger sifflement. Une tête se montra, puis disparut.

Le battant se referma, et je remarquai que l’ennemi, sans doute rassuré par mon immobilité, ne prenait pas la peine de donner un tour de clef.

Du 2 au 5 mars. — Le chemin devient de plus en plus mauvais.

North-Platt, Ogullala, Big-Springs se succèdent. Des localités sinistres, aux rues boueuses et noires, et dont les habitations émergent au milieu d’un océan de neige. Je suis éreinté… je ne dors plus depuis que j’ai éventé les projets de Natson et de ses associés.

J’ai pu en aviser Mlle Fleuriane. Alors, elle m’a dit :

— Veille la nuit. Le jour, je veillerai pour nous deux. Dors dans la voiture pendant la marche.

J’ai obéi, mais ce sommeil-là ne repose pas. Avec les routes mal entretenues on fait des bonds continuels ; puis c’est une « bougie » qui brûle, un pignon qui se fausse, des réparations chez les maréchaux ferrants de village.

Ce misérable Natson semble prendre plaisir à troubler mon repos.

Il me parle, il me secoue pour me faire remarquer ceci ou cela.

Le 5, on fait halte à Big-Springs. On a mis cinq jours à parcourir trois cent six kilomètres, soit une moyenne de soixante et un par jour. À quinze heures de marche environ, cela donne un peu plus de quatre kilomètres à l’heure, la vitesse d’un piéton qui traîne la jambe.

Et notre voiture faisait du quatre-vingts sur routes françaises ! Ça vous donne une idée des routes américaines !

Mais à l’auberge qui se décore du titre de Big-Springs-Hôtel, une surprise nous attend. Une surprise de premier calibre, j’ose le dire.

C’est une dépêche, signée Dick Fann. Elle vient du Havre, en France.

Elle est adressée à Mlle Fleuriane et à M. Larmette.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne cherche pas. Le patron est peut-être en France, mais son œil est en Amérique. Il l’a promis, j’ai confiance.

Et je tends l’oreille.

Larmette, qui est arrivé avant nous et a fait préparer le logement, s’improvisent ainsi fourrier de la caravane, fait assaut de politesses avec Mlle Fleuriane. La dépêche adressée à eux deux, il ne la lira point.

— C’est à elle qu’il appartient d’en prendre connaissance la première.

Donc, elle décachette le télégramme et, à haute voix, elle déchiffre :

« Voleur corindons maison Larmette découvert. Corindons retrouvés. Davisse est son nom. Arrêté au Havre à l’arrivée de la Touraine. S’est empoisonné pour ne pas désigner complices. Enquête. Davisse s’était fait recevoir employé chez Larmette, avait capté sa confiance. Confiance mal placée. Salutations.

« Dick Fann. »

Il se fit un terrible silence. Le joaillier était devenu livide. Ses yeux brillaient comme des charbons ardents.

Il se mordait les lèvres jusqu’au sang, sans doute pour ne pas hurler des injures à l’adresse du « patron ». Moi, j’avais fourré mes mains dans mes poches jusqu’aux coudes. Sans cela, je crois que je n’aurais pas résisté à l’envie de me frotter énergiquement les paumes.

Au bout d’une minute, le joaillier retrouva la voix… oh ! une voix cocasse qui tremblait encore de colère… pour dire :

— Il est regrettable que l’adroit détective ne fasse pas connaître son adresse. J’aurais été heureux de lui faire tenir mes remerciements et félicitations.

Puis il se dirigea vers la porte.

Larmette était allé retrouver Natson et Botera au garage. Je les ai surveillés d’une fenêtre du premier.

En revenant de ma filature, je ne faisais pas de bruit, vous pensez.

Aussi j’arrivai sans bruit devant la porte de la chambre blanchie à la chaux que l’on appelle le « parloir ».

Mlle Fleuriane était seule. Elle relisait la dépêche de Dick Fann de tout près, et… j’ai peut-être eu la berlue, mais il m’a semblé qu’elle la portait à ses lèvres.

Tiens, tiens !… Pourquoi pas ?… Il est si chic, le patron… C’est ça qui ferait un joli couple  !

Seulement, comme on ne m’a pas encore prié d’être témoin, je me suis reculé de quelques pas et je suis revenu en toussant, comme si j’avais confisqué toutes les bronchites des États-Unis.

Quand je suis entré dans le parloir. Mlle Fleuriane ne tenait plus la dépêche, et elle était rouge comme une petite pivoine.

15 mars. — Dix jours encore de route, dont trois de repos, à Cheyenne, pour réparations urgentes.

Nous entrons dans la zone montagneuse qui avoisine les Montagnes Rocheuses. Les villages, les fermes s’espacent de plus en plus.

On rencontre des Indiens qui considèrent l’automobile avec un flegme imperturbable. Ça n’a pas l’air de les étonner.

Est-ce que Larmette aurait renoncé à ses mauvais desseins contre moi ?

Sa Botera ne convoie plus notre de Dion.

Il part le matin, de bonne heure, et nous ne le revoyons plus qu’à l’étape où, avec une amabilité qui me crispe, le dîner est préparé, les chambres disposées par ses soins.

Cependant il a de fréquents conciliabules avec Mme Patorne.

Cette imbécile-là doit lui raconter tout ce que nous disons dans la journée.

Mais on fait un nœud à sa langue, Mlle Fleuriane et moi, on ne raconte que ce que l’on veut bien laisser tomber.

16 mars. — Le pays est pittoresque maintenant, mais presque désert. Toute la nuit on a entendu hurler dans la campagne. Au matin, j’ai demandé :

— Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

On m’a répondu :

— C’est les loups.

— Les loups… Il y en a donc par ici ?

— Oui. Ils sont descendus des montagnes. Ils sont affamés. On prétend que plusieurs personnes ont été attaquées.

Natson écoutait, à deux pas de moi.

— Alors, fit-il, la prudence consiste à suivre de près la voie ferrée du Trunk. (Tronc — ainsi est dénommé le chemin de fer qui relie New-York à San-Francisco.)

— Peuh ! là où ailleurs…

— Bon. Il y a les stations, les postes des gardes de la voie. On peut y trouver secours et refuge à l’occasion.

L’hôte, qu’on interrogeait, a avancé les lèvres en une mine pas rassurante. Sans nul doute, il ne croit pas à l’efficacité de la protection du personnel du chemin de fer.

Nous partons de bonne heure, sous un rayon de soleil pâle.

C’est peu de chose, mais cette clarté, remplaçant le ciel d’encre dont nous avons joui depuis Chicago, nous réjouit. On se sent pénétré de confiance. C’est beau, le soleil même quand il ne chauffe pas.

Enfin, Natson au volant, on file le plus près possible de la voie ferrée.

On est obligé de la lâcher de temps à autre, car elle franchit des vallées, elle contourne des massifs rocheux. Toutefois, on ne s’en éloigne jamais beaucoup.

Natson manœuvre avec toute la prudence possible. Du reste, des silhouettes noires, que l’on aperçoit à distance, se chargent de lui rappeler que les loups ne respecteraient pas plus l’ami de Larmette que les autres.

Car les loups se montrent. Ils se tiennent hors de portée, c’est vrai ; mais ils hurlent lamentablement, comme pour dire :

— Voilà des voyageurs que je me mettrais bien sous la dent.

Parfois, l’un d’eux se met au trot et nous accompagne de loin durant quelques centaines de mètres.

Mam’zelle Fleuriane les regarde sans s’effrayer, mais la dame de compagnie, elle, ne cesse de pousser des exclamations de terreur.

Cahin-caha, nous arrivons sans encombre à l’étape. Demain, selon toutes probabilités, nous atteindrons Ogden, sur la rive de son grand lac, et dans une dizaine de jours, nous toucherons à San-Francisco.

Nous toucherons… si Larmette et ses complices n’ont pas marqué l’heure de la mort ?

17 mars. — Ils l’avaient marquée, et sans le « patron »  !… Mais procédons par ordre.

À cinq heures du matin, nous quittions Castle-Rock, pour être à Ogden le soir. Il n’y a entre les deux localités que cinquante-cinq milles, soit quatre-vingt-dix-neuf kilomètres à vol d’oiseau. Les routes rocheuses et solides permettent de marcher à bonne allure, mais en pays de montagnes les détours incessants doublent, triplent le chemin à parcourir.

Nous avions rapidement dépassé la zone des cultures qui entourent la bourgade de Castle-Rock, et nous filions à travers un pays tourmenté, coupé de vallées encaissées, avec des hauteurs qui allaient toujours en s’élevant.

Un arbre par-ci par-là, des plaques de mousse que la neige avait rougies étaient la seule végétation.

Vers dix heures, des points mobiles apparurent sur la pente d’une colline dont nous contournions le pied. Je les désignai à mes compagnes.

— Les loups !

Natson les regarda aussi, mais il haussa les épaules en murmurant :

— La route est bonne. Qu’est-ce qu’ils peuvent contre une auto ?

Ce qu’ils pouvaient ? Ils n’allaient pas tarder à nous le montrer.

D’abord il y en eut deux, puis trois, puis cinq. Enfin, nous fûmes escortés par une trentaine de carnassiers, qui, de droite à gauche, se maintenaient à hauteur de l’automobile.

Patorne ne disait rien. Elle avait tellement peur que son maquillage se craquelait.

Je crois bien qu’elle perdit connaissance quand quelques vieux loups, reconnaissables à leur taille, se séparèrent du gros de la bande et se rapprochèrent insensiblement de notre voiture.

Natson se retourna, vers Mlle Fleuriane et vers moi.

— Quand ils seront assez près, ouvrez le feu sur ceux-là. Il faut les tenir à distance, car ils essaieraient de sauter dans l’auto.

— Et les autres ? fit tranquillement la jeune fille.

Je l’admirais. Elle était aussi calme que si elle avait été dans son salon. Quelle crâne petite femme ! Moi, je l’aime tout plein.

— Les autres, miss, répondit notre mécanicien, les autres n’attaqueront pas. Seulement, si les vieux tenaient l’un de nous, toute la troupe se précipiterait pour avoir sa part.

Moi, j’avais déjà tiré mon revolver, Mlle Fleuriane m’imita.

À présent, une douzaine de grands loups n’étaient pas à plus de vingt mètres de l’automobile.

— Prenez ceux de droite, mademoiselle, je prendrai ceux de gauche.

Quelle bête d’idée j’ai eue de dire cela !

Le premier résultat de la manœuvre fut que Mlle Fleuriane et moi, nous nous tournions le dos et nous ne nous voyions plus.

Patorne, elle, s’était définitivement trouvée mal, et elle était étendue dans la voiture sans mouvement.

Sans doute, ce gueux de Natson se rendait compte de tout cela, car au moment où je visais attentivement un vieux grand loup qui s’était avancé jusqu’à dix pas de la voiture, pan, je reçois un coup de poing dans le dos et… je pique une tête hors de la voiture avant d’avoir pu me rendre compte de ce qui m’arrivait.

Je roule par terre, quelque chose de lourd se jette sur moi. C’est le grand loup. Les autres arrivent au galop. Je suis perdu.

Eh bien non ! une fusillade terrible éclate autour de moi, les loups se sauvent en hurlant. Je me sens empoigné par des doigts de fer, hissé sur un cheval.

Je regarde, ébahi, et qu’est-ce que je vois ?

Le patron, Dick Fann, qui m’emporte au galop vers l’automobile arrêtée à six cents mètres de là.

Auprès de nous, galope un autre bonhomme, au teint de pain d’épices, qui semble aussi pressé d’atteindre la voiture que le patron lui-même.

Je veux remercier M. Dick Fann, il me coupe la parole :

— C’est Natson qui t’a fait tomber ?

— Oui.

— Saurais-tu conduire l’auto pour une journée ? À Ogden, vous trouverez des mécaniciens qui vous piloteront jusqu’à Frisco (San-Francisco, contraction habituelle en Amérique).

— Dame, je crois.

Nous sommes sur l’auto. Le patron arrête net son cheval. Il étend le bras. Une détonation. Natson s’abat, le crâne troué.

Et sans prendre garde aux exclamations de Mlle Fleuriane : « Monsieur Dick Fann, vous, vous enfin ! » il tire le mécanicien à terre avec ces mots :

— Les loups mangeront.

Il me place au volant.

— Nous vous escorterons jusqu’au prochain poste sur la voie. Pour tout le monde, Natson est tombé accidentellement. Mon nom ne doit pas être prononcé.

Puis il s’approche de Mlle Fleuriane, il lui tend la main qu’elle serre longuement. Mais qu’est cela ? Elle est tout près du bonhomme pain d’épices. Il a le bras autour de sa taille. Et les yeux pleins de larmes, elle murmure :

— Mon père, mon père ! monsieur Dick Fann, veillez sur lui.

Son père… avec cette couleur-là… Allons donc ! Je suis idiot, c’est un déguisement. Bien sûr, c’est encore le « patron » qui a fait des siennes.

Enfin, on se remet en marche, nos deux sauveurs trottant à la portière, et avant que la route tourne, j’ai le temps d’apercevoir les loups qui se disputent le corps de Natson.

Tout en filant, Dick parle. Il explique qu’il ne nous a pas perdus de vue. Par le chemin de fer il nous précédait, passait la nuit dans les mêmes hôtels que nous, surveillant Larmette et ses acolytes, qui ne s’en doutaient pas.

Je comprends tout maintenant : le pneu remplacé, l’arrivée si opportune à mon secours.

Ah ! le poste où l’on va se séparer.

Mlle Fleuriane a les larmes aux yeux. Mais les cavaliers s’éloignent. Ils partent. Ils sont partis et ont disparu derrière une éminence rocheuse.

À Ogden, ce que Larmette a fait une figure quand il a appris que Natson, tombé d’automobile, avait été dévoré par les loups, sans que nous pussions le secourir.

Jusqu’au 27 mars. — Un mécanicien s’est présenté, un brave homme, celui-là. Il s’appelle Slom.

Larmette en a-t-il eu l’assurance ? Ou bien l’aventure des loups lui a-t-elle inspiré de meilleurs sentiments ? On ne sait pas. Toujours est-il que durant les dix derniers jours de voyage, il ne s’est rien produit d’anormal.

Les montagnes Rocheuses ont été franchies, les campagnes californiennes traversées. C’est extraordinaire comme le pays ressemble peu à celui de l’autre côté des montagnes !

Là-bas, la neige, les sapins, mélèzes, mêlés aux chênes, hêtres, ormes, etc. Ici, des palmiers, des vignes, des arbres fruitiers.

27 mars. — San-Francisco ! Tout le monde descend !

Nous sommes installés dans le quartier de Golden-Gate (la porte d’or) en bordure du canal qui relie à l’océan Pacifique le vaste lac intérieur servant de rade à San-Francisco.

Notre hôtel, Jippy-Pavilion, est une succession de villas alignées sur la rue, et en arrière desquelles s’étend un jardin commun ; que dis-je, un jardin ; c’est un véritable parc.

Les petites maisons, coquettes, aux murs peints de couleurs claires, sont garnies de jolis meubles au ripolin.

Elles se composent toutes d’un unique rez-de-chaussée, surélevé d’environ un mètre cinquante par rapport à la surface du sol.

Les fenêtres donnent d’un côté sur le jardin, de l’autre sur la rue.

De ce dernier, on voit, en se penchant un peu, la mer qui miroite, tout au bord de la street : ça, c’est la façon dont les Américains prononcent rue.

Nous faisant vis-à-vis, il y a tout un alignement de hautes maisons. C’était, paraît-il, une boulangerie militaire, une espèce de manutention. Le feu a pris là dedans, a dévoré les planchers, ne laissant debout que les gros murs et les énormes cheminées des fours.

L’État a vendu le tout tel quel à une société, et celle-ci a rétabli plafonds et étages, a fait peindre en clair les murs restés debout et a ouvert un hôtel de huit cents chambres sous le titre de green-fellow cottage.

C’est, paraît-il, une plaisanterie très fine que cette enseigne.

Cela signifie à peu près : maison de campagne du bon garçon vert.

On va se reposer deux jours ici. Le 29, un navire américain, le White-Bird, nous emportera, avec notre machine de Dion, vers les ports de Seattle et de Valdez.

Huit fois vingt-quatre heures de traversée, et nous serons dans l’Alaska, presqu’île grande comme la France au moins, qui forme l’extrémité nord-ouest de l’Amérique, et qu’un détroit glacé sépare de la Sibérie orientale.

Nous aurons ainsi dix jours d’avance sur tous les concurrents, qui ont perdu cinq jours à New-York dans les banquets et les fêtes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce journal, dûment plié, fut mis sous une enveloppe que Jean orna de cette inscription calligraphiée :

À madame Brot,
15, rue de Ménilmontant
,
Paris (XIe).

Puis le gamin s’en alla, d’un pas léger, porter sa missive au bureau de poste le plus voisin, sans soupçonner le moins du monde que le départ annoncé ne s’effectuerait pas aussi facilement qu’il semblait le croire.