Le Radium qui tue/p06/ch01

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Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 253-267).

SIXIÈME ÉPISODE

LE RADIUM QUI TUE


CHAPITRE PREMIER

Les ours


À Valdez, Fleuriane avait rencontré, au débarcadère même du White-Bird, Dick Fann et M. Defrance. Les deux hommes lui expliquèrent qu’ils n’avaient aucun mérite à se montrer exacts, car ils avaient voyagé sur le même navire qu’elle-même, sous les habits de négociants du Klondike. S’ils ne s’étaient pas montrés plus tôt, c’est qu’ils avaient voulu s’assurer qu’aucun espion de Larmette n’était à bord.

Et en effet, durant le voyage à travers l’Alaska, on n’eut à lutter que contre les obstacles naturels. Mais quels obstacles !

Plus de routes, un entassement chaotique de montagnes recouvertes d’une épaisse carapace de neige. Tantôt il fallait hisser l’automobile sur des plateaux rocheux, tantôt la retenir sur des pentes vertigineuses.

Et tout cela par des températures variant de 18 à 34° au-dessous de zéro.

Comme escales, des bourgades misérables, formées de cabanes basses enfoncées sous la neige et dont on ne devinait l’existence qu’en y pénétrant. Les provisions, emportées sur l’automobile, avaient heureusement permis aux voyageurs de compenser la grossièreté des mets, dont s’accommodent ces populations, isolées du reste du monde pendant neuf mois sur douze.

La chair d’ours séchée, les languettes de phoque conservées à l’huile rance, les conserves inférieures dont les négociants peu scrupuleux trouvent l’écoulement facile en ces pays déshérités, décourageaient le palais des voyageurs. Et la friture à la graisse de cétacé, ou, à défaut, à la chandelle fondue (que l’on considère en Alaska comme une gourmandise), eussent amené promptement pour tous la mort par inanition.

Une seule chose leur faisait plaisir.

Le thé, importé directement de Chine pendant les trois mois de « mer libre », les remettait du froid, des fatigues. Ceci au moins était exquis.

Ils avaient déjà parcouru une bonne part de la route, lorsque, à quelques kilomètres d’une bourgade du nom d’Ill-Tower, une panne du moteur les jeta dans une tragique aventure.

Le bidon d’essence se brisa, à la suite d’un choc. Il était sans doute mal attaché. Toujours est-il qu’il laissa échapper le liquide qu’il contenait et que le carburateur devait transformer en mouvement.

Plus d’essence. Impossible d’aller plus loin. À l’estime, la bourgade d’Ill-Tower devait encore être distante de trois à quatre milles.

Et pour comble d’ennui, les ténèbres nocturnes commençaient à envahir le ciel. Les champs de neige, si éclatants durant le jour, semblaient se ternir, s’assombrir de minute en minute. Dick Fann grommelait à mi-voix :

— Camper !… Eh ! sans doute, avec l’automobile, ce ne serait rien pour nous, mais elle ?…

Elle, c’était Fleuriane qui assistait, très calme, aux discussions de ses amis.

Jean Brot, qui s’était éloigné sans être remarqué, reparut soudain.

— Patron, fit-il joyeusement, j’ai trouvé un abri, là, à droite, en contournant les blocs de rochers… Une sorte de cuvette dominée par des escarpements à pic, et, dans le fond, une caverne, ou plutôt un renfoncement que des rocs surplombent. On peut barrer l’entrée, et en somme, s’y trouver presque aussi confortablement que dans les baraques de ce pays.

Tous respiraient. Le gamin apportait une solution pratique.

Au jour, l’un ou l’autre des voyageurs, chaussant les skis, dont on s’était heureusement muni à Valdez, gagnerait Ill-Tower, et ramènerait du monde, afin de ravitailler la machine. Une nuit serait bientôt passée.

Donc, tous s’attelèrent à l’automobile, la tirèrent dans le petit cirque rocheux découvert par Jean. La « caverne » ou, plus exactement, l’anfractuosité ménagée entre des blocs superposés, était assez spacieuse pour abriter voyageurs et véhicules.

Quelques pierres amoncelées à l’entrée, un feu allumé, l’on se trouva comme chez soi. Puis un repas substantiel, arrosé de quelques tasses de thé bouillant, le tout emprunté aux provisions de « réserve » occupant un compartiment de la voiture, acheva de mettre la petite troupe en heureuse disposition.

Fleuriane et Mme Patorne, toujours assombrie par ses regrets, prirent place à l’intérieur de l’automobile qui pouvait passer pour une chambre à coucher assez agréable.

M. Defrance, Dick Fann et Jean Brot s’enveloppèrent de fourrures et s’étendirent tout simplement sur le sol.

Un fracas d’éboulement les tira de leur sommeil. L’une des pierres obturant l’entrée venait de rouler au bas de la barricade improvisée.

— Qu’est-ce ?

C’est Dick qui a prononcé ces mots.

— Bon ! patron, c’est le réveille-matin. Il fait jour, riposte Jean.

En effet, la lumière filtre entre les blocs de fermeture.

— Mais voyez donc cette pierre, elle remue toute seule.

— Que signifie cela ?

Un vacarme coupe la phrase. Le bloc, dont l’équilibre a été rompu, tombe, découpant une lucarne irrégulière dans la barricade, et à l’ouverture ainsi produite paraît une tête énorme, velue, où brillent des yeux féroces.

— Un ours blanc ! clame M. Defrance.

Dans l’automobile deux voix répètent :

— Un ours blanc !

Fleuriane et sa compagne se sont aussi éveillées. Comme leurs amis, elles voient le redoutable visiteur. Mais déjà, le détective s’est précipité en avant.

Sa main brandit son revolver. À bout portant, il fait feu par deux fois sur la féroce apparition. Un grognement d’agonie répond aux détonations. La tête velue disparaît.

Jean Brot, qui s’est rué vers l’ouverture et regarde au dehors, clame d’une voix triomphante :

— Il a son compte… La tête fracassée… Voilà, gentleman ours, ce que mérite une visite indiscrète.

Mais il s’interrompt brusquement.

Ses traits expriment la stupéfaction, et d’une voix étranglée, il murmure :

— Ah bien ! ah bien ! Alors, c’est l’averse.

— Que veux-tu dire ?

Il hausse les épaules.

— Regardez.

Il y a dans l’accent du gamin, une telle expression d’anxiété que Fleuriane elle-même quitte l’abri de l’automobile, pour se porter vers la brèche, où déjà ses compagnons sont penchés.

Ah ! un coup d’œil suffit à leur faire partager le malaise du jeune garçon.

À quelques pas, l’ours, blessé par Dick, se roule convulsivement sur la neige, qui, autour de lui, se transforme en boue sanglante.

Mais le terrible plantigrade n’est pas seul. Dans la plaine exiguë, encadrée par des falaises de faible hauteur, et dont le rayon visuel peut embrasser les deux tiers, une douzaine d’ours blancs sont éparpillés. À distance, on ne peut raisonnablement espérer tuer ces animaux robustes. La première victoire est due uniquement à ce que l’ennemi se trouvait à longueur de bras du tireur.

Et une conclusion s’impose. Les voyageurs sont bloqués.

Ils ne sauraient se méprendre à la tactique des carnassiers. Ceux-ci, placés entre l’anfractuosité protectrice et la fissure rocheuse, accès du cirque, s’opposent à toute évasion.

Ah ! si l’on pouvait aller quérir du secours  !

Mais, pour ce faire, il serait indispensable de passer sur le corps de ces terribles animaux. Sans être grand clerc, il est permis d’affirmer que le résultat de pareille rencontre ne serait pas à l’avantage de l’homme.

De constater cela, tous sont devenus graves.

Dick Fann, M. Defrance fixent sur Fleuriane des regards attendris.

Mme Patorne, elle, glousse éperdument des phrases hachées, où elle déplore que sa beauté, ses charmes (elle a toutes les illusions, la pauvre dame de compagnie !) soient menacés de disparaître dans l’estomac d’un ours blanc.

Les autres considèrent les carnassiers… Plus le temps passe, plus il devient évident que les animaux, avertis par l’accueil brutal auquel leur congénère a succombé, ont résolu de temporiser.

Sans doute, la faim les mord aux entrailles ; mais qu’importe ! La faim devient presque un plaisir lorsqu’elle s’accompagne de la certitude qu’elle sera satisfaite dans un délai donné.

Une heure, deux heures se passent sans apporter le moindre changement à la situation. De temps à autre, un ours se dressait sur ses pattes, tendait la tête vers la caverne, comme s’il aspirait les émanations des victimes convoitées, puis exprimant son impatience par un long grognement, il se recouchait dans la neige.

Et chaque fois, Mme Patorne se répandait en interjections apeurées, tandis que Fleuriane interrogeait Dick Fann du regard. Elle semblait dire :

— Je ne suis pas inquiète, parce que vous êtes là, parce que je suis sûre que vous nous tirerez de ce mauvais pas.

Il détournait la tête, gêné par cette confiance absolue.

Vers midi, chacun mangea un peu de viande conservée et de biscuit. À l’issue de ce repas sommaire, M. Defrance murmura, traduisant l’impression générale :

— Nous ne pouvons cependant rester prisonniers de ces vilains animaux !

Mais Dick Fann avait tressailli. Ses yeux s’étaient portés longuement sur miss Fleuriane. Il s’était retiré un peu à l’écart de ses compagnons. Il s’appuyait à l’automobile, s’absorbant dans une réflexion ardue.

Une sensation de piqûre à la jambe le fit se retourner, chercher machinalement la cause de cette impression. Il sourit en haussant les épaules.

C’était la pointe du ski, dépassant le panneau du véhicule, et dont le frottement contre son mollet avait amené sa distraction.

Mais brusquement, son visage se figea en une expression grave.

— Pourquoi pas ?

Tout à sa pensée, il avait parlé à haute voix.

Et Fleuriane s’écriant :

— Vous avez trouvé le moyen d’échapper à ces vilains ours, n’est-ce pas, monsieur Dick ?

Il inclina la tête, ému par la confiance absolue vibrant dans la voix de la jeune fille. Des questions se croisèrent, soulignant son geste.

— Et ce moyen ?

— Oh ! le moyen est extrêmement simple, répliqua Fann. Il s’agit pour l’un de nous de chausser des skis, de sortir d’ici et de filer en vitesse jusqu’à Ill-Tower.

— Mais les ours arrêteront le messager au passage.

Fleuriane, soudainement pâlie, avait murmuré cela, approuvée par tous.

— Nous allons parler des ours. Auparavant, permettez-moi une observation. Un homme, accoutumé au ski, par un temps froid comme celui dont nous jouissons, franchit sur la neige durcie de soixante à soixante-dix kilomètres à l’heure, c’est-à-dire qu’il dépasserait un bon cheval au galop, et distancerait, à plus forte raison un animal comme l’ours, lequel peut courir longtemps, mais n’est point un coureur de vitesse.

— On peut rencontrer un obstacle, tomber… fit la jeune fille, d’un accent tremblé.

— Oh ! riposta gaiement Dick, qui se livre aux suppositions se condamne à l’inaction. Les rochers qui nous abritent peuvent se déplacer, tomber sur nous, nous écraser.

Arrêtant les paroles de protestation prêtes à jaillir des lèvres de son interlocutrice :

— Raisonnons froidement, voulez-vous ? Nous sommes à sept kilomètres d’Ill-Tower, c’est-à-dire à dix ou douze minutes sur skis ; une simple plaisanterie… Aux abords des agglomérations, vous l’avez remarqué dès hier, la piste est aisée. Donc, on peut affirmer que si l’un de nous réussit à gagner l’étranglement rocheux qui accède à ce cirque où nous sommes, celui-là aura quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour atteindre la bourgade et ramener du secours… Les habitants sont toujours disposés à la chasse à l’ours dans ces régions où messer Martin est l’ennemi invétéré.

— Ouï, soupira Fleuriane, mais il faut arriver à l’étranglement rocheux en question, et nos assiégeants à quatre pattes gardent le passage.

— Très juste ! fit joyeusement Dick Fann. Aussi allons-nous travailler d’abord à les contraindre à nous laisser le passage libre.

— Hein ?

— Là ! là ! Je m’explique et vous serez de mon avis. Voulez-vous être assez aimables pour répondre seulement, par oui ou par non, aux questions que je vais avoir l’honneur de vous adresser ?

Vraiment, le détective, voulant persuader à ses amis de l’autoriser à risquer sa vie pour eux, parlait avec une liberté d’esprit, une bonne humeur telles que le péril terrible qu’il souhaitait affronter se rapetissait, par une illusion d’optique intellectuelle, aux proportions d’un simple jeu.

— Donc, reprit-il, par la « meurtrière » trouant notre barricade, nous distinguons environ les deux tiers du cirque où nous sommes prisonniers. L’autre tiers échappe à nos vues, et par suite à nos coups de revolver. Nous pouvons, en effet, tirer sur tout ennemi se montrant dans la zone qu’embrassent nos regards. Ceci nous devient impossible dans la partie qui nous est cachée.

— Oui, mais tirer… grommela M. Defrance. Nous avons constaté qu’à distance nos revolvers sont insuffisants contre des ours à la fourrure épaisse et résistante. Dès lors, à quoi bon ?

— Je vais vous le dire, cher gentleman.

Puis, gravement :

— Croyez-vous que l’ours est un animal intelligent ?

— Ma foi, balbutia le Canadien, interloqué par la demande inattendue… j’avoue que, en tant que chasseur, cet animal m’a toujours paru fort rusé… Qu’il s’agisse pour lui de surprendre le phoque des mers glacées, ou bien l’orignal (sorte de cerf) des steppes neigeux du nord-américain, il opère des affûts subtils, dont l’établissement semble presque exiger un raisonnement humain.

Dick Fann approuvait du geste.

— Parfait ! Donc, vous pensez comme moi qu’un ours, allongé en un endroit où il pleut des pierres ou des projectiles quelconques, le quittera pour se réfugier en un autre, où cette averse désagréable ne se produit pas ?

— C’est l’évidence même.

— Eh bien, mon cher monsieur Defrance, cette conviction est la base même de mon raisonnement. Nous allons tirer à la cible sur nos ennemis au pelage blanc. Dans un quart d’heure, tous se seront réfugiés sur la bande de terrain, où nos balles ne les sauraient atteindre, et ainsi, ils laisseront libre la route entre notre caverne et l’entrée du cirque. À ce moment, nous abattons un coin de la barricade ; je m’élance à toute allure sur mes skis…

Dick eut un geste plaisant d’artiste en représentation.

— Et, acheva-t-il, le tour est joué, sans effort, le sourire sur les lèvres.

Seule peut-être, Fleuriane n’avait pas été la dupe du ton dégagé de l’orateur. Sa tendresse lui donnait une clairvoyance particulière.

— Ils seront furieux, nos balles ne pourront les tuer, c’est vrai, mais elles les blesseront et, blessés, ces animaux sont terribles.

— Bah ! la colère que l’on tient à distance n’est pas à redouter.

Fleuriane allait parler encore. La voix de Jean Brot s’éleva, arrêtant les phrases suppliantes qu’elle était sur le point de prononcer.

— Bon ! Il y aurait une combinaison qui rallierait tous les suffrages. M. Dick Fann est la tête de notre troupe. S’il servait de nourriture aux ours, cela entraînerait probablement la perte de tout le monde. Tandis que moi, cela n’aurait aucune importance. C’est donc moi qui irai à Ill-Tower.

Un silence suivit.

Ce silence exprimait l’admiration des voyageurs pour ce petit Parisien, qui offrait sa vie avec une tranquillité héroïque. Aucune pose, aucune faconde.

L’ex-vélocipédiste se dévouait avec une généreuse inconscience, sans paraître même se rendre compte du courage enfermé en pareille proposition. La vraie vaillance semble toujours s’ignorer.

D’un mouvement instinctif Dick avait saisi la main de l’enfant.

— Tu as une mère qui t’attend à Paris, dit-il d’une voix légèrement tremblante.

Et le gamin interdit, silencieux devant cette évocation de la pauvre maman, qui songeait à l’enfant emporté dans une course autour du monde, le détective reprit :

— C’est l’obéissance à mes ordres qui nous a tous amenés ici. Je suis responsable vis-à-vis de vous et vis-à-vis de moi-même. L’action m’appartient. D’ailleurs, je suis un fervent du ski. Ce qui serait pour vous terriblement dangereux est un jeu pour moi. Ne discutons plus. Aux revolvers ! Une fois le chemin libre d’ennemis, nous renverserons un coin de notre barricade de rochers, que vous rétablirez, tandis que les ours, tout occupés de ma personne, se précipiteront à ma suite.

En deux minutes, Dick eut fixé les skis à ses brodequins.

Après quoi, il se posta à l’angle de la barricade, appelant auprès de lui Mme Patorne et le petit Jean ; ceux-ci devant l’aider à ménager l’issue par laquelle il s’élancerait vers le trépas ou vers le salut.

M. Defrance et Fleuriane, ayant armé leurs revolvers, s’établirent à la meurtrière. Et le feu commença.

D’abord, les plantigrades se dressèrent, surpris par les projectiles s’abattant sur eux. Oh ! Ils ne leur faisaient pas grand mal, la distance était trop grande. Mais les contusions, pour n’être pas dangereuses, n’en sont pas moins désagréables. Tel dut être l’avis des animaux, car, après avoir couru d’un air affolé dans tous les sens, ils disparurent l’un après l’autre.

Le premier, qui avait découvert la zone exempte de projectiles, avait sans doute averti les autres, par un de ces grognements harmonieux dont les ours ont le secret, et tous s’étaient empressés de gagner cette région privilégiée. L’instant fixé pour la séparation était venu.

— Monsieur Dick Fann… supplia Fleuriane…

Un fracas d’éboulement coupa la phrase implorante.

Tandis que la jeune fille et son père tiraillaient contre les bêtes fauves, Dick Fann et Mme Patorne, qui, il faut lui rendre cette justice, travailla consciencieusement en cette circonstance, avaient retiré les pierrailles calant les blocs plus volumineux, si actionnés à leur besogne qu’ils ne remarquèrent pas la conduite de Jean Brot. Le gamin, profitant de la préoccupation de tous, avait disparu derrière l’automobile.

Mais la voie était débarrassée d’ennemis, Fleuriane avait parlé. Dick, comprenant qu’à tout prix il fallait éviter une scène d’attendrissement, précipita le mouvement.

D’un coup d’épaule, il avait renversé le pan de la barricade préparée par lui et par la dame de compagnie… il avait bondi au dehors et filait comme une flèche dans la direction de l’étroit couloir accédant au cirque.

Un cri déchirant de la jeune fille salue ce départ ; à ce cri répondent des rugissements épouvantables.

Les ours ont aperçu l’homme. Ils se ruent sur la piste de la proie convoitée. Mais un silence de stupeur succède au vacarme. Une seconde silhouette humaine a jailli de la brèche ouverte par Dick Fann.

C’est Jean Brot qui, derrière l’automobile, a chaussé les skis et qui, maintenant, obstiné dans son idée de dévouement, est dehors, en face des ours affamés.

Mais que fait-il donc ? Il ne se dirige pas vers l’entrée que le détective est près d’atteindre. Il file rapidement devant la ligne des plantigrades. On croirait qu’il les passe en revue.

Ainsi il arrive contre la falaise faisant face à la caverne.

Là, un coude brusque le porte vers la partie où les carnassiers, tout à l’heure, s’étaient réfugiés.

Les féroces animaux sont restés un instant stupéfaits, leur élan brisé par l’apparition de cette proie nouvelle, qui semble s’offrir à leur voracité !

Puis, avec un ensemble parfait, tous se précipitent vers le Parisien.

Au surplus, Dick a disparu dans le petit couloir rocheux d’entrée. Les fauves ne le voient plus, leur appétit les pousse vers la victime qu’ils discernent à quelques pas d’eux. Et alors, médusés, Fleuriane et ses compagnons assistent à une chasse diabolique.

Il a fait du ski, le petit Jean. Il évolue, tournoie, circulant au milieu de la troupe carnivore avec une précision, un sang-froid admirables. Il donne l’impression d’un numéro de domptage inédit.

L’idée du danger disparaît presque devant son assurance.

Soudain, dans un rush, il distance ses assaillants : il arrive jusqu’à la meurtrière, et jette en passant cette phrase :

— Préparez vos revolvers… Au prochain tour, je rentre… Il faudra canarder ferme.

Il est déjà loin. Mais ceux qui sont dans la caverne ont compris. Les revolvers sont rechargés. Mme Patorne, elle-même, brandit une arme. De l’excès de la terreur naît en elle le courage du désespoir.

Toujours poursuivi par la meute hurlante des ours, s’exaspérant à la chasse de l’insaisissable proie, le petit est parvenu de nouveau à la falaise opposée à celle où s’ouvre la caverne.

Ses amis suivent ses mouvements avec angoisse.

Ils comprennent qu’il va prendre l’élan qui le ramènera vers eux.

Et de fait, évitant un plantigrade adulte qui le serre de près, il se rapproche comme une flèche.

Des cris étranglés déchirent la gorge des spectateurs.

Une pierre a dû se rencontrer sur le chemin du courageux gamin ; il a chancelé, il est tombé, et un ours énorme, les yeux rouges, la gueule formidablement ouverte, se jette sur lui.

Il y a une seconde d’inexprimable horreur, d’épouvante suraiguë. Et puis une clameur stupéfaite.

Le petit s’est relevé, ayant arrêté net son adversaire d’un coup de pied terrible sur le museau, et de nouveau, il détale en tête des ours, dont la poursuite semble mollir. Peut-être les bêtes féroces s’inquiètent-elles de la voltige de cet adolescent qui tombe, se redresse, restant toujours hors de portée de leurs griffes.

Enfin, piffuitt ! À une vitesse vertigineuse, Jean revient vers la caverne, il bondit par la brèche, clamant :

— Feu ! Feu partout !

Les revolvers claquent, crachent à la face des assaillants leurs balles qui, de près, trouent cruellement les chairs des carnassiers.

Ceux-ci, sous cette pluie de projectiles, font volte-face, regagnent l’endroit où leur expérience leur a appris qu’ils sont hors d’atteinte. Et Jean, qui s’est débarrassé des skis, ordonne, un peu essoufflé, mais riant de bon cœur :

— Aveuglons la brèche ; après, on se reposera. La farce est jouée.

Tout le monde se met à l’ouvrage. Les pierres sont remises en place, solidement encastrées les unes dans les autres.

Comme Fleuriane regarde Jean Brot, ses yeux exprimant le sens des paroles qu’elle va prononcer, le gamin la prévient.

— Ne parlez pas, la demoiselle. Je me suis dit : « Si les ours m’attrapent, pendant qu’ils me croqueront, le « patron » prendra de l’avance… » Je sais bien, vous m’auriez regretté parce que vous êtes tout plein gentille ; mais lui, cela vous aurait fait beaucoup plus de peine… Alors, ça a réussi, n’est-ce pas ? n’en parlons plus. Je ne voulais pas que vous pleuriez, c’était mon droit, je pense, et personne n’a rien à voir là dedans.

Mais en dépit de son éloquence, M. Defrance et Fleuriane le pressèrent dans leurs bras. Le petit serviteur était devenu un ami.

Mme Patorne elle-même, emportée par la situation, frotta ses joues contre celles du Parisien, lequel traduisit son enthousiasme de cette faveur, par ces mots grommelés pour lui-même :

— Elle pique, la dame ! faudra que je la fasse se raser à Ill-Tower !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir vint. Comme la veille, on dîna de la petite réserve de provisions contenues dans l’automobile.

Ce repas permit de constater l’opportunité du départ de Dick Fann, car il épuisa les dernières ressources alimentaires des voyageurs.

Après quoi, on s’installa comme la veille, avec la pensée de dormir.

Mais le sommeil se refuse souvent à ceux qui l’appellent.

Une sourde inquiétude tint les voyageurs éveillés.

Dick avait quitté ses amis vers midi.

À neuf heures du soir, rien n’annonçait son retour. Or, la distance à parcourir ne justifiait pas pareille durée.

De temps à autre, un ours, tourmenté par la faim sans doute, venait rôder aux abords de la barricade.

À deux reprises, des carnassiers, plus irrités que leurs compagnons, s’efforcèrent d’ébranler la barrière qui les séparait du buffet, dit plaisamment Jean Brot, ont rien ne pouvait altérer la bonne humeur.

Quelques coups de revolvers découragèrent ces assaillants. Onze heures, minuit. Toujours rien.

Un silence de mort pesait sur la nature. Les carnassiers eux-mêmes semblaient s’être endormis.

Depuis douze heures, Dick Fann avait quitté la grotte.

Quand l’esprit s’abandonne à l’imagination, il connaît les plus effroyables tortures. À un moment même, Fleuriane, si courageuse à l’ordinaire, eut peur de la nuit, de la solitude. Elle se dressa, sortit avec précaution du coupé de l’automobile et se glissa jusqu’à l’endroit où dormait M. Defrance.

— Père, appela-t-elle doucement d’une voix frissonnante.

Il se dressa aussitôt sur son séant, avouant ainsi que lui non plus n’avait pu fixer le sommeil.

Et de la constatation, la jeune fille éprouva une commotion nouvelle.

— Quoi, vous non plus ?

Il demeura muet, comprenant ce que ces simples paroles contenaient de souffrance inexprimée, et se sentant incapable de la réponse rassurante mendiée par Fleuriane.

Soudain, tous deux tressautèrent.

Une voix légère comme un souffle venait de murmurer tout près d’eux :

— Écoutez, on vient.

C’était Jean Brot qui avait quitté ses fourrures et se rapprochait de la meurtrière permettant de voir au dehors. D’un seul mouvement, M. Defrance et sa fille furent sur leurs pieds. Ils joignirent le gamin.

Et comme ils prêtaient l’oreille, ils perçurent un bruit de pas assourdis ; seulement cela ne résonnait point dans le cirque rocheux. On eût cru que le son se produisait en haut des rochers, dans le voisinage des crêtes dentelées se découpant capricieusement sur le ciel.

— Oui, oui, on vient, s’exclama Fleuriane, passant du désespoir à l’espérance, c’est lui !

Des grondements irrités s’élèvent tout près de la caverne.

Ce sont les ours réfugiés dans la portion de terrain invisible de la meurtrière, qui révèlent leur présence.

Tout à coup, une lueur rougeâtre emplit le cirque.

Des broussailles enflammées, précipitées du faîte, étendent un rideau de sang devant l’issue reliant la petite plaine encaissée vers l’extérieur.

Les ours sont enfermés comme en un piège géant.

Et puis des détonations crépitent sur les hauteurs qui se couronnent de jets de feu. Il y a des cris, des hurlements de mort, des grondements de rage. Les fauves galopent, éperdus, faisant résonner sous leurs larges pattes le sol, qui se parsème de plaques rouges.

Et la fusillade redouble. De leur observatoire, les prisonniers assistent à une scène que l’on croirait issue d’un cauchemar.

Des ours dressés en des attitudes de fureur, battant l’air de leurs pattes, cherchant à masquer de leurs griffes les trous béants que les balles creusent dans leurs chairs. Et leur sang gicle, jetant des notes écarlates sur la neige, qui rougeoie déjà sous les clartés du brasier barrant l’entrée du cirque.

Enfin, tout se tait. Les fusils cessent de tonner. Les ours sont morts…

Le brasier est dispersé par des mains invisibles. Des silhouettes humaines accourent, renversent la barricade. Il y a un grand cri d’allégresse, un de ces cris où une âme se donne toute.

Fleuriane est dans les bras de Dick Fann, qui l’a délivrée.

Une heure après, tous dormaient profondément dans d’excellents lits, mis à leur disposition par la population d’Ill-Tower ravie, transportée, d’avoir tué douze ours.

À Milato, ils avaient oublié l’horrible aventure, car, en cet endroit, comme si le destin avait voulu se faire pardonner les heures troublées du cirque des ours, ils avaient appris par le télégraphe, fil ténu reliant l’Alaska à l’univers, que, en présence des difficultés à vaincre pour parcourir la presqu’île, les concurrents de la course tourdumondiste avaient décidé de modifier l’itinéraire primitivement adopté. Tous s’étaient embarqués à San-Francisco, pour gagner, par mer le port russe de Vladivostok, puis l’Europe, par le tract qui longe, à des distances variables, le tracé du chemin de fer transsibérien.

Le jour où cette nouvelle leur était parvenue, M. Defrance, Fleuriane, Dick et Jean Brot s’étaient regardés joyeusement, car, parmi les concurrents, Larmette se trouvait cité.

Allons ! ils achèveraient cette partie du voyage sans avoir à redouter de complications de la part de leur adversaire.

Mais, hélas ! à Port-Clarence, l’adversité allait de nouveau fondre sur eux.

Port-Clarence, situé au bord de la mer, se tient en relation avec les autres contrées pendant le trimestre où les eaux sont libres.

Conséquence : une auberge médiocre, mais excellente par comparaison avec les bouges où les voyageurs avaient été contraints de se reposer dans l’intérieur des terres. L’hôtelier, Firino Borini, un Italien maigre, brun de peau, noir de cheveux, le menton orné d’une barbe embroussaillée, s’était pris d’un véritable engouement pour ses clients.

Et tous, rompus, brisés, avaient décidé de séjourner trois jours à « l’Étoile du Gourmet » — c’était l’enseigne affriolante de la maison — avant de poursuivre leur route.

Firino Borini avait accueilli avec une joie débordante la décision de ses clients. Sa satisfaction ne s’était pas bornée à de vaines paroles ; il avait réussi à leur composer des menus à peu près présentables.

Le soir de la seconde journée, effet sans doute de la bonne chère, les cinq voyageurs furent pris d’une soif ardente.

Firino leur conseilla une limonade de sa composition : infusion de lichen aromatisée de sirop de citron, qui, affirmait-il, rafraîchirait admirablement signori et signore.

Seulement, alors que le liquide annoncé figurait déjà dans les verres, un vacarme soudain éclata dans la rue. Des ouvriers du port se battaient.

Dick et ses amis oublièrent leur soif. Ils se précipitèrent au dehors avec la pensée de séparer les combattants. Seule, Mme Patorne, plus altérée ou plus indifférente, resta à table et ingurgita coup sur coup deux verres de limonade.

Ayant très soif, elle but goulûment. Ce fut seulement en reposant son gobelet sur la table qu’elle esquissa une grimace.

— Pouah ! grommela-t-elle, c’est sans doute le lichen, mais on dirait que l’on avale des particules de terre.

Et la dispute apaisée, elle conseilla à ses amis de renoncer à la boisson vantée par l’honorable Firino Borini.

Ceux-ci, désireux de ne point blesser leur aimable aubergiste, ne lui soufflèrent mot de la recommandation, mais substituèrent à la limonade des grogs de whisky additionné d’eau fraîche.

On bavarda encore quelque peu, puis chacun s’en fut coucher, non sans avoir répandu dans la rue ce qui restait de limonade au lichen, ou, comme l’appelait plaisamment Mme Patorne, l’infusion de terre glaise.