Le Radium qui tue/p08/ch01

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HUITIÈME ÉPISODE

LE CHEVAL VOLANT


CHAPITRE PREMIER

La Voie ferrée interrompue


Podolskii ! Tout le monde descend !

— Pourquoi ?

— Attentat nihiliste. La voie qui contourne le Baïkal a été détruite de place en place, sur cinquante verstes.

— Alors, il faudra traverser le lac en traîneau ?

— Impossible. La débâcle des glaces a commencé. Ni traîneau, ni embarcations ne peuvent circuler.

— Alors, que faire ?

— Attendre. D’ici à trois ou quatre jours, la voie sera rétablie.

Tel est le dialogue qui accueillit l’entrée en gare de Podolskii du train qui, depuis Vladivostok, transportait Dick Fann et son fidèle Jean Brot.

Podolskii est une bourgade d’environ quinze cents habitants, ex-forçats des mines dont la peine a été commuée en celle de l’exil sibérien que l’administration russe désigne par cet euphémisme : colonisation.

Les colons sont soumis à l’obligation de résidence. Il leur est interdit de rentrer dans la mère patrie. Et trois sotnias de cosaques sont chargées de faire respecter ces conditions par tous.

D’autre part, Podolskii étant une bourgade où les voyageurs du Transsibérien ne marquent point d’escale, car ils préfèrent avec raison séjourner dans la ville importante d’Irkoutsk, de l’autre côté du lac Baïkal, aucun hôtelier n’a eu l’idée d’ouvrir un caravansérail.

Si bien que les cinquante passagers du train, condamnés à résider quelques jours en cette localité, durent solliciter l’hospitalité des habitants, lesquels, du reste, s’empressèrent de l’offrir.

Avoir un étranger apparaissait à ces pauvres gens comme une faveur. Quelle distraction pour ces pionniers vivant en marge de la société !

Dick Fann, lui, ne connut pas les anxiétés des autres voyageurs.

Une lettre-circulaire, que M. Milkanowitch lui avait fait remettre avant son départ, présentait le détective amateur sous la forme la plus élogieuse, priant notamment tous les commandants de forces militaires ou policières de faciliter la marche de l’homme qui venait de délivrer Vladivostok d’une terrible association de malfaiteurs ; cette lettre lui ouvrit d’emblée le logis de l’hetman ou capitaine des cosaques casernés dans la cité.

Un type, cet hetman ! Quarante ans, court, carré, légèrement bedonnant, la face large d’un Kalmouk encore élargie par d’épais favoris à la russe ; flanqué d’une épouse qui, sauf les favoris, présentait une laideur identique à la sienne, et père d’une douzaine d’enfants, garçons et filles, aussi parfaitement laids que les auteurs de leurs jours.

Cet homme s’inclinait et saluait profondément quand il lui arrivait de parler du tsar de toutes les Russies. Le reste du temps, il émaillait sa conversation des jurons les plus étranges que, régulièrement, il faisait suivre de ce correctif incompréhensible :

— Sauf le respect que je dois à saint Ourounalmèje !

Qu’était ce saint, dont aucun calendrier n’a soupçonné l’existence ? Quel pacte secret unissait le cosaque et ce personnage sanctifié par lui ? Personne, pas même les officiers placés sous les ordres de Petrokhan, tel était le nom du bonhomme, n’avait jamais pu le savoir.

Aux questions qui lui avaient été posées à ce sujet, il avait toujours répondu :

— Les saints n’aiment pas qu’un homme ordinaire les raconte. Ils s’expliquent bien mieux tout seuls, quand ils souhaitent se faire connaître.

Ou bien encore, si le questionneur appartenait au monde civil :

— Parler d’Ourounalmèje à des indifférents porte malheur. Moi et ma femme savons ce que cela veut dire. Cela nous suffit.

Ainsi, il marquait une de ses idées les plus chères : la suprématie du monde militaire sur l’élément civil ; car, il faut bien l’avouer, l’hetman eût étranglé de ses propres mains l’homme assez imprudent pour lui traduire l’axiome latin : Cedant arma togæ !

Les armes admettant la préséance de la toge !… Ah ! bien il l’aurait fait voir au fâcheux.

Par bonheur, les études classiques sont peu en honneur parmi les cadres cosaques, et l’hetman ne songeait pas à invectiver les latins, dont il ignorait complètement l’existence.

On concevra qu’après une demi-journée passée en la société de pareil individu, de sa femme et de douze marmots, dont les vingt-quatre index semblaient n’avoir d’autre fonction que de s’introduire avec passion dans les vingt-quatre narines de douze nez épatés à la mongole, Dick Fann et son jeune ami considérèrent comme une délivrance la proposition que leur fit un lieutenant de la sotnia, venu au rapport chez l’hetman Petrokhan.

— Excellence, dit-il en s’adressant à Dick Fann, à toute autre personne je ne parlerais point du service dont je suis chargé ; mais à vous, détective illustre, recommandé par le directeur Milkanowitch auquel vous avez démontré votre bon vouloir à l’égard du gouvernement russe, je crois pouvoir sans indiscrétion vous offrir de venir avec moi à la mine Borenev que nous surveillons particulièrement, car elle est affectée aux condamnés politiques à l’exclusion de tous autres.

— Ma foi, lieutenant, bien que je n’aime pas à rencontrer la souffrance, j’accepterai ce moyen de passer quelques heures.

— Et vous ne le regretterez pas, car nous autres Russes, que l’on dit si arriérés, avons imaginé une chose qu’aucun peuple d’Europe n’a encore songé à appliquer : l’aéroplane de police.

— Vous dites ?

L’exclamation échappa au jeune homme, à la satisfaction évidente du lieutenant, ravi d’avoir étonné un personnage tel que son interlocuteur.

— Cela vous surprend, hein ? s’écria-t-il.

— Ma foi, je l’avoue. Qu’appelez-vous un aéroplane de police ?

— Un moyen rapide et sûr de rejoindre les évadés. Bien qu’ils soient généralement à pied et nous à cheval, certains condamnés réussissaient à nous échapper. Profitant du voisinage de la frontière chinoise de Mongolie, de la difficulté que présente pour la poursuite le territoire accidenté qui s’étend au sud de Baïkal, ils déroutaient nos recherches… Alors, d’accord avec le gouverneur d’Irkoutsk, nous avons sollicité l’ouverture d’un crédit spécial. Nous adressant à une maison d’aviation, nous nous sommes fait construire un aéroplane pouvant enlever dix hommes. Et alors, vous comprenez, volant à soixante ou quatre-vingts kilomètres à l’heure, sans souci des accidents de la route terrestre, quel fugitif désormais pourra espérer nous distancer ?

— Mais la mine est assez éloignée.

— Borenev… vingt-cinq verstes. Mais ne vous effrayez pas ; le lieutenant Bariatine, ainsi se dénomme votre serviteur, n’est point fou. Il ne vous propose point de parcourir cette distance à pied.

— Mais des chevaux ?

— J’en ai quatre : le mien et trois autres. Il est vrai que ces derniers portent mes cosaques d’escorte. Mais je préfère, à la leur, votre compagnie et celle de votre ami. Je ne garderai avec nous qu’un seul de ces hommes. Ses deux camarades vous prêteront leurs montures et nous rejoindront.

Le lieutenant s’interrompit pour appeler d’une voix de stentor :

— Holà ! Ivan !

Ce qui fit apparaître aussitôt un cosaque cuivré, chevelu, barbu, à l’instar d’un de ces diables montés sur ressort à boudin qui sortent d’une boîte à surprise. L’officier griffonnait quelques mots au crayon sur une feuille arrachée de son carnet. Il tendit le papier au soldat.

— Voilà un bon de réquisition pour une charrette qui te ramènera, ainsi que Pepoff, à notre résidence de Borenev.

— Bien, lieutenant.

— Vos chevaux, je les prête à ces messieurs.

Ivan s’inclina profondément. Pour lui, les voyageurs auxquels son lieutenant accordait pareille politesse devaient être des personnages considérables.

— Allons, prends le large.

Et l’homme disparut.

— Le brave Ivan est « cocasse », fit légèrement Bariatine qui, ainsi que la plupart des jeunes officiers russes, affectait volontiers d’émailler son dialogue de « parisianisme ». Mais c’est un dévoué et courageux compagnon. Je ne voudrais pas être à la place du propriétaire de carriole, à qui il va présenter son bon de réquisition.

— Ce bon, n’est-il pas un peu… risqué ? hasarda Dick Fann, dont la correction britannique s’étonnait du sans-gêne marqué à l’égard de l’habitant.

Bariatine haussa les épaules :

— Risqué ?… ma foi non… C’est un bon pour nécessité du service.

— Vous croyez ?

— Je suis sûr. Quel service est plus commandé à un officier que de procurer du plaisir à des étrangers de marque ?

On ne pouvait être plus aimable.

Quelques instants plus tard, Dick et Jean Brot enfourchaient les petits chevaux des cosaques démontés, et, suivis à distance par l’unique soldat non dépossédé de sa monture, s’éloignaient en compagnie du lieutenant. Celui-ci avait pris soin de dire à l’hôte des voyageurs :

— Hetman, ces messieurs seront peut-être las, ce soir. En ce cas, je leur offrirais l’hospitalité à notre casernement et vous les ramènerais demain.

Puis, à peu de distance, certain de n’être plus entendu par son supérieur hiérarchique, il avait ajouté courtoisement :

— Ainsi je vous délivrerai un peu plus longtemps de l’ennui d’une escale dans une petite ville sans ressources.

Il était bavard, le lieutenant Bariatine.

La mine, zinc et argent, trois étages de galeries à cent cinquante, trois cents et sept cents mètres de profondeur, deux mille condamnés politiques extrayant le minerai, les anecdotes sur ces malheureux, tout cela se mêlait sans ordre dans sa conversation.

— Ah ! les nihilistes, plaisantait-il, sans eux, il

serait impossible d’exploiter les riches gisements du Baïkal ! Où trouver des mineurs, en dehors d’eux ? Par saint Pierre et saint Paul, si les nihilistes n’existaient pas, il faudrait les inventer.

Et, arrêtant net une réflexion dubitative sur les lèvres de ses interlocuteurs, il continuait :

— Je sais ce que vous allez dire : les bombes, la fausse monnaie et le reste… Qu’est cela ? Une bombe ne doit pas plus effrayer un soldat qu’un brave obus de notre artillerie… Pour la fausse monnaie, quand on n’est pas prévenu, elle passe aussi bien que la vraie… Au fond, les nihilistes eux-mêmes… moi qui les vois de près, je vous assure qu’ils ne sont pas si noirs qu’on le prétend.

Il éclata d’un rire strident.

— Pardonnez la liberté de l’appréciation… Ils vous sont ennemis, je conçois cela… tandis que moi, je les surveille. Entre prisonniers et gardiens, il s’établit une sorte de camaraderie, le knout lie celui qui le donne à celui qui le reçoit.

Cette gaieté brutale mettait les voyageurs au supplice.

— Bon, grommela même le petit Jean Brot, vous dites cela parce que vous êtes du côté du manche. Si les lanières du knout vous époussetaient le dos, elles ne feraient probablement pas naître en vous un sentiment de reconnaissance.

— C’est bien possible, consentit tranquillement Bariatine.

Pour couper court à cette conversation dangereuse, Dick Fann parut porter toute son attention sur la monture du lieutenant.

— Quelle superbe bête vous avez là ! s’exclama-t-il.

De fait, l’animal était de toute beauté.

Long, élégant, les jambes fines, le garrot solide, le col flexible et la tête gracieusement busquée éclairée par des yeux pleins de feu, il représentait un admirable échantillon de cette race des prairies mongoles, endurante comme l’arabe, docile comme le tarbais, fière autant que le pur sang anglais.

Et avec cela, noir comme le jais, sans une tache.

Ses sabots petits et parfaitement façonnés semblaient à peine s’appuyer sur le sol. Le lieutenant avait une bête de prix, un coursier comme les ballades en prêtent aux chevaliers. Bariatine parut flatté.

— Oui, oui, fit-il négligemment… Il a coûté quinze cents roubles à l’administration russe. Je me suis laissé aller à cette folie, et dame, ma solde ne me permettant pas une monture de ce prix, je me suis fait rembourser.

Puis, avec un nouvel éclat de rire, où tintait une ironie inexplicable :

— Dès lors, il n’est plus à moi ; il appartient au service de la « remonte ». Seulement, la remonte ne nous les reprend que si elle juge nécessaire de les réformer… Donc, il est à moi tant qu’il me plaira… c’est une combinaison avantageuse, n’est-ce pas ?

Décidément, ce Bariatine se montrait un drôle de corps.

Il ponctua sa phrase d’un coup de houssine à son cheval, lequel partit au galop de charge, laissant les autres loin derrière lui.

Peut-être cet « emballage » fut-il une simple coquetterie d’homme de cheval. Cependant, Bariatine n’arrêta la course folle qu’au bout de deux kilomètres. Il attendit ses compagnons et, quand ils le joignirent, leurs montures, haletantes, secouant leurs mors blancs d’écume, il montra son cheval d’un geste emphatique :

— Voyez-le. Il souffle à peine. Pas un poil mouillé.

Le brave quadrupède méritait l’éloge. Sa respiration restait large, à peine un peu plus précipitée qu’au repos.

Jean se répandit en exclamations admiratives. Dick Fann, lui, qui avait en quelque sorte provoqué l’incident, demeurait à présent silencieux.

L’habitude d’observer fait que l’on observe malgré soi. L’homme qui, sans cesse, met en travail ses facultés déductives, perd la liberté de les laisser au repos.

Un petit détail avait frappé les yeux du détective. Sous la selle de Bariatine, selon l’usage cosaque, une peau de mouton protégeait l’échine du cheval contre le contact trop rude du siège de cuir.

Cette peau dépassait naturellement la selle. Or, l’un des angles s’était retroussé et, sous la couverture concentrant la chaleur, le poil du quadrupède apparaissait légèrement humide de sueur.

Rien d’étonnant à cela. Chacun sait qu’une surface animée, voilée par un tissu épais qui s’oppose au rafraîchissement par rayonnement, sera moite, alors qu’une surface découverte ne présentera pas trace de sécrétion.

Quoi donc faisait rêver le jeune homme ?

Une chose bien simple : le poil mouillé lui semblait moins foncé que la teinte générale du pelage de l’animal. Moins foncé vraiment. On eût dit que, sous la morsure acide de la sueur, il s’était quelque peu décoloré.

Et Dick passait en revue tous ses souvenirs d’équitation, aboutissant à cette conclusion diamétralement opposée à ce qu’il avait sous les yeux, à savoir que le pelage d’un cheval, mis en sueur par un effort prolongé, se fonce, au lieu de s’éclaircir. Sans nul doute, l’étonnement de se trouver en présence d’un cas aussi anormal dut donner à l’Anglais une furieuse envie de boire, car il insista pour s’arrêter dans une isba bordant la route.

— Cabaret de rouliers, murmura le lieutenant avec dédain.

— Bah ! Je meurs de soif… Vous accepterez bien un verre de vodki (eau-de-vie).

En Russie, le vodki ne connaît pas de détracteurs… À tous les échelons de la société, la rude liqueur est appréciée. Un verre de vodki ne se refuse jamais. Et Bariatine démontra que son gosier sentait à l’unisson de tous les gosiers compatriotes, en sautant à terre pour entrer dans l’humble auberge.

Sur un signe de Dick, Jean imita le mouvement tandis que le seul cosaque d’escorte se rapprochait pour tenir les chevaux en main.

Or, Dick Fann, excellent cavalier à l’ordinaire, vida la selle avec une inexplicable maladresse, si bien qu’en posant les pieds sur le sol, il trébucha et fût certainement tombé si le cheval du lieutenant, voisin du sien, ne lui avait offert un point d’appui pour rétablir son équilibre.

Nul ne remarqua que le détective amateur serrait son mouchoir dans la main qui s’appuya sur le coursier noir.

Cette main disparut un instant sous la peau de mouton… Qu’y fit-elle ? Mystère, mais le cheval sursauta avec un hennissement agacé. Seulement, quand l’officier se retourna, surpris par cet appel du quadrupède, Dick s’était déjà écarté et avait enfoui son mouchoir dans sa poche.

Pas si vite cependant qu’il n’eût eu le temps de s’assurer que la fine batiste blanche portait maintenant une maculature grisâtre, ce qui amena cette singulière réflexion :

— Ah çà ! son cheval déteint. Est-ce donc l’usage dans la cavalerie cosaque de maquiller sa monture ?

Ce qu’il se répondit demeura inconnu, car, avec un empressement justifié probablement par la soif qu’il avait avouée, il se prit à appeler le moujik, tenancier de la buvette, lequel cependant se tenait déjà devant lui, son bonnet à la main.

— Du vodki, et vite ! Le meilleur.

L’homme eut un large rire.

— Du meilleur ! Votre Excellence en aura sûrement, car j’en tiens une seule qualité.

— Eh bien, donne-nous celle-là, consentit Fann en riant d’une façon aussi abandonnée que si aucune préoccupation ne l’avait tenu.

Au surplus, à présent, il exprimait ses regrets d’avoir imposé à l’officier une halte en si piteux endroit.

— Mais bouche altérée n’a point d’yeux, expliquait-il, parodiant un dicton célèbre. J’aurais sollicité un breuvage dans la plus misérable habitation de moujik.

L’officier riait, amusé par ce qu’il appelait la nervosité de cet excellent M. Dick Fann.

Il manifesta d’ailleurs un empressement égal à continuer la promenade.

Et l’on repartit, laissant l’aubergiste ébahi des façons de ces Excellences qui payaient un rouble un verre d’eau-de-vie dont les charretiers, clients habituels de l’établissement, donnaient difficilement deux kopecks.

— Ah ! conclut gravement le digne débitant, on voit bien que le Petit Père paie généreusement ses soldats.

Cependant, la petite troupe trottait sur la route. Depuis la sortie du bourg de Podolskii c’était toujours le même aspect. La piste à la terre noirâtre longeant le lac Baïkal, où les glaçons, entraînés par d’invisibles courants, se heurtaient, se chevauchaient, s’entre-choquaient avec fracas. De l’autre côté de la voie, des champs s’étendaient plats, sans un mouvement jusqu’aux collines lointaines, jetées comme un large collier autour de l’étendue d’eau. Des arbres rabougris, des sapins au feuillage de deuil, des mousses s’étalant en plaques irrégulières sur le sol ainsi qu’une moisissure, une buée jaunâtre répandue sur le tout, constituaient un paysage d’une tristesse insoupçonnée.

La Sibérie est belle sous la blancheur des neiges, elle sourit alors que les premières chaleurs font éclater les bourgeons ; mais en cette saison intermédiaire, elle est attristante, déprimante au suprême degré.

Les cosaques seuls, ces errants des steppes du Don, de la Volga, de l’Oural, s’accommodent de cette nature marâtre. L’on a dû renoncer à envoyer dans l’immense colonie russe des régiments formés d’habitants de la Russie occidentale, Pologne, Terres Noires, Finlande, Moscovie, pourtour de la mer Noire, car les suicides y devenaient une véritable épidémie. On cite un régiment où cent quatre-vingt-onze hommes, soldats ou gradés, se donnèrent volontairement la mort en l’espace de cinq mois.

Dans ce paysage sinistre, tous se laissaient emporter par le trot allongé des chevaux. Bariatine parlait, avec cette gaminerie particulière à l’esprit russe, faite de hâblerie asiate grave d’apparence, et de brusques formules grotesques ; esprit spécial, étrange et réjouissant, qui a fait dire si justement par un de nos diplomates :

— Le Russe est le Marseillais de l’Asie.

Jean Brot lui donnait la réplique, avec la verve intarissable du gamin de Paris. Enfin, à quelques centaines de mètres en avant, apparurent les constructions entourant le puits d’extraction de la mine Borenev.

De hautes et lourdes palissades encerclaient les constructions, les isolaient du reste du monde, barrière chargée de rappeler à tous qu’en arrière des forçats étaient parqués, condamnés à l’effroyable labeur souterrain, vivants rayés de la vie.

Et, comme si l’éloquence cruelle des choses ne suffisait pas, un cordon de cavaliers, la longue lance à la botte, doublait le rempart.

Sous le ciel gris et bas, dans la brume roulant ses volutes sur le sol noir, la vision était lugubre, et Dick ne put s’empêcher de murmurer :

— Ceux qui franchissent ce seuil doivent abandonner toute espérance.

Le lieutenant avait entendu. Il se tourna vers le jeune homme.

— Dante, un grand poète, mais de pauvre imagination… Qu’est son enfer auprès du bagne ? Si vous descendiez dans les galeries profondes, vous seriez de mon avis. Une fois, la curiosité m’a poussé jusqu’au fond de Borenev. Je me suis promis de ne recommencer jamais.

Une fois encore sonna le rire strident qu’il lançait parfois.

— Les nihilistes devraient visiter les mines.

— Pourquoi ? Vous pensez qu’ils renonceraient à leurs tristes exploits ?

Bariatine haussa philosophiquement les épaules.

— S’ils renonceraient, je ne sais pas. C’est possible, quoiqu’à vrai dire, quand on est mal embarqué, on continue dans la même voie. Ce que je veux exprimer, c’est qu’ils ne se laisseraient jamais prendre. Un bon revolver, — il frappa violemment sur ses fontes — un bon revolver ne fait pas souffrir. Cette fin-là est moins laide que la mine.

Dick Fann avait tressailli. Un instant son regard interrogateur pesa sur l’officier, mais celui-ci passait déjà à une autre idée.

— Nous allons tourner l’enceinte. De l’autre côté, vous verrez notre résidence, et aussi le hangar où nous abritons notre aéroplane.

Au passage, il interpellait les cosaques de faction.

— Rien de nouveau, enfants ?

— Rien, lieutenant.

— À la bonne heure. C’est ce qu’il y a de mieux pour nos condamnés et pour nous-mêmes.

Étrange garçon en vérité. Son rire sonnait faux. Dans sa gaieté vibrait une inquiétude.

Maintenant les voyageurs distinguaient le poste de la sotnia, gardienne du troupeau des condamnés aux mines. Une grande maison de bois, aux fenêtres desquelles la coquetterie de jardinage, propre aux soldats de toute nation, avait réalisé le prodige de petits jardinets suspendus.

Une fleur, en ce district désolé, apparaissait plus merveilleuse que les parcs luxuriants des régions favorisées du soleil. La fleur et l’icône, tels sont les deux pôles autour desquels gravite l’âme simple du militaire russe.

L’arrivée de Bariatine mit en mouvement tous ses subordonnés.

Ils se précipitèrent à la tête des chevaux, se disputant l’honneur de les mener à l’écurie, construction basse adossée au hangar plus élevé que l’officier avait désigné comme étant la remise de l’aéroplane de la police.

— Moracz, ordonna Bariatine, le samovar bouillant dans cinq minutes. Autant de sourires du knout que de minutes de retard.

Et railleur :

— Mon cuisinier. Vous apprécierez ses mérites ce soir, car je compte bien vous garder jusqu’à demain. Je n’ai pas prévenu l’hetman pour autre chose ; mais à quoi bon tant de paroles ? C’est entendu, n’est-ce pas ?… Pour éviter toute résistance, je vous confesserai qu’une soirée en aussi agréable société sera un régal bien rare pour un pauvre diable d’officier, condamné à la Sibérie avant d’avoir commis le moindre crime contre le tsar.

Il y avait une mélancolie dans la voix.

— Venez rendre visite à notre aéroplane, et dites-moi si jamais condamné aura les jambes assez longues pour le distancer.

Sous le hangar reposait l’appareil volant. Du système polyplan, lequel permet de réduire notablement l’envergure et facilite aussi l’atterrissage, la machine semblait lourde, ramassée sur elle-même.

— Ah ! murmura l’officier, ce n’est pas le grand oiseau blanc, comme disent les poètes de l’aviation. Qu’importe, du reste ! Il a l’air d’un éléphant, soit, mais il en a la force. Il enlève dix hommes, quinze hommes. Son maximum de charge est de deux mille kilogrammes. Hein ! c’est gentil pour un oiseau.

Dick Fann sentit soudain une envie irrésistible d’éternuer. La porte du hangar, demeurée ouverte, établissait un appel d’air éminemment désagréable.

Machinalement le jeune homme tira son mouchoir.

Or, précisément à cet instant, Bariatine le regardait. Il aperçut les maculatures grises provenant de la friction du tissu contre le pelage du cheval noir. Un éclair luisit dans ses yeux tandis que ses joues, subitement pâlies, frissonnaient sous l’empire d’une émotion violente.

Mais cet émoi n’eut qu’une durée inappréciable. Le calme reparut sur son visage, et il continua ses explications touchant l’aéroplane.

Des mots techniques bruirent dans l’atmosphère : volant directeur, moteur, gouvernails de profondeur, de direction, ailes, ailerons, stabilisateur.

C’était un véritable cours d’aviation. Soudain, il s’interrompit, et du ton le plus aimable :

— Mais le thé doit nous attendre, messieurs, et je pense qu’il ne vous sera pas désagréable de le déguster après notre chevauchée.

Il fit passer ses invités devant lui, sortit le dernier du hangar. Seulement sa main avait rencontré la main du pilote de l’appareil, qui avait assisté, muet, à la visite des étrangers.

Et celui-ci, demeuré seul, déplia une boulette de papier froissée que le lieutenant lui avait glissée dans la main. Sur le papier, cinq mots au crayon :

« Opium. — Poivre rouge de Cayenne. »

L’homme eut un rire silencieux, flatta de la main son aéroplane, et enfin murmura :

— Très drôle. Je vais faire mon plein de pétrole. Eh ! Eh !… Je crois être mûr pour la colonisation.

À la même minute, Bariatine regagnant la maison-poste avec ses invités disait à Dick Fann du ton narquois de celui qui va faire une excellente plaisanterie :

— Avez-vous remarqué mon pilote ?

— Oui, grand, sec, brun, l’œil vif.

— C’est cela même ; je vois que rien ne vous reste inaperçu.

— À quel propos ces questions ?

— Le désir de vérifier les qualités de clairvoyance que l’on vous attribue justement, j’en suis persuadé. Me permettez-vous l’expérience ?

— Si cela vous amuse…

— Eh bien, que pensez-vous de mon pilote ?

Bariatine souriait. Il semblait convaincu que son interlocuteur resterait court devant la question insidieuse.

Il eut un haut-le-corps en entendant Dick prononcer :

— Je ne puis vous donner que des indications générales ; mon attention, n’étant pas dirigée sur cet homme, n’a opéré que de façon… machinale, si j’ose m’exprimer ainsi.

— Bah ! dites toujours.

— Je n’ai rien à refuser à mon hôte aimable. Votre pilote est originaire de la Russie méridionale. Il a, en effet, les caractères ethniques particuliers aux populations de cette région.

— Juste. Continuez. Je vous arrêterai si vous vous trompez.

Dick secoua la tête :

— Je ne saurais me tromper, puisque je dirai seulement ce que j’ai vu.

Et lentement :

— C’est un nihiliste.

Bariatine eut une exclamation stupéfaite, à laquelle son interlocuteur ne sembla pas prendre garde. Il continuait :

— Un nihiliste militant. Il s’est fait prendre, a été condamné aux mines, y a travaillé quelque temps, et en a été tiré depuis peu. Actuellement il vous est dévoué, car il espère que, votre influence aidant, il obtiendra la commutation de sa peine, travaux forcés, en celle de colonisation obligatoire. Intelligent, il comprend qu’à la surface du sol la vie est plus douce que dans les profondeurs.

Le jeune homme prit un temps, puis rivant son regard clair sur celui de son interlocuteur médusé, car tout était exact :

— Voilà ce que je sais. Écoutez maintenant ce que je crois. C’est, si vous le voulez, un conseil. Confiez-vous à ce personnage jusqu’à ce que vous en ayez fait un colon. Ensuite, méfiez-vous. La haine et l’amour de la liberté le guident à peu près également. Lequel de ces sentiments dominera l’autre, je l’ignore. Si c’est la liberté, il s’évadera, vous amenant ainsi mille ennuis administratifs ; si c’est la haine, vous êtes menacé dans votre existence : prenez garde.

Bariatine était devenu affreusement pâle. Mais on atteignait l’isba-poste. Il pria ses hôtes d’entrer, et ce fut seulement après les avoir installés dans la grande salle lambrissée de satin rouge, autour de la table sur laquelle chantait le samovar qu’il se décida à demander :

— Tout ce que vous avez dit du passé d’Ozeff est strictement vrai. Seulement je ne m’explique pas comment vous avez pu…

— M’en assurer ? et vous souhaitez que je vous révèle mes procédés ?

— Je vous en prie.

— Loin de moi la pensée de vous refuser. J’ai regardé et j’ai vu. C’est extrêmement simple. Tenez. Les mains d’Ozeff présentent ce croisillé gris-vert particulier à ceux qui manient le minerai de cuivre, croisillé qui persiste plusieurs mois après que le travail a cessé. Borenev est une mine cuprifère ; donc il a été descendu. La mine recrute son personnel parmi les seuls condamnés politiques, vous nous l’avez affirmé. D’autre part, Ozeff, d’après son extérieur, son éducation, — il n’a point parlé mais sa tenue générale le trahit, — ne fut pas un fonctionnaire, un savant, un homme de négoce ; ce fut un être perdu dans les basses couches sociales, un de ces nihilistes obscurs, servant de marchepied aux malins qui sont les chefs, un de ces bras exécutant les ordres de têtes que l’on n’atteint jamais. Au surplus, mon dernier doute a été dissipé par le tatouage qu’il porte au poignet.

— Il a un tatouage, je ne l’ai jamais remarqué, s’écria le lieutenant d’un air gêné.

— Regardez-le à l’avenir. Il figure un poignard enlacé par la lettre N : la devise des associations politiques du gouvernement de Perm. Je frappe et je me moque du reste. Le poignard : je frappe. N, première lettre de Nitchevo : cela m’est égal ; je m’en soucie peu.

— Oui, oui, je comprends, c’est merveilleux. Mais pour l’avenir ?…

— Vraiment, lieutenant, vous êtes insatiable. Enfin, votre thé est exquis, mélange numéro deux de la cour de Pékin ; le Fils du Ciel seul boit le mélange numéro un. Je tiens donc à vous satisfaire. Ozeff, m’étant présenté comme pilote d’un aéroplane au lieu de travailler à la mine, en a donc été sorti. Sorti par qui ? Par celui qui l’emploie. Vous.

— Très juste.

— Ses yeux expriment : tu as été bon pour moi ; tu le seras davantage. Par suite, dévouement, jusqu’à ce que vous ayez été encore meilleur à son égard ; c’est-à-dire jusqu’à ce que vous l’ayez fait accepter comme colon obligatoire. Ce but atteint, il n’aura plus besoin de vous. Ou bien, il songera surtout que vous êtes un de ces cosaques que les nihilistes considèrent comme leurs pires ennemis ; ou bien, il lui apparaîtra, clair comme le jour, qu’un colon, un déporté sur lequel la surveillance ne peut s’exercer que de façon intermittente, a de fortes chances de s’évader, s’il le veut fermement. De là, les deux alternatives que je vous signalais tout à l’heure.

Commencée sur ce ton, la conversation continua cordiale et amusante.

Dick, poussé par le lieutenant, par Jean Brot, se laissa entraîner à raconter divers épisodes de sa carrière de détective-amateur.

La nuit vint. L’on dîna ; un louzghi à la kirghize emporta tous les suffrages.

Le louzghi est une sorte de ragoût de mouton avec des fèves et une salade spéciale au pays présentant une certaine analogie avec l’endive, le tout fortement épicé au poivre rouge de Cayenne.

Rien ne développe l’appétit comme la promenade à travers les plaines humides du Baïkal. Tous dévorèrent littéralement.

Et quand les voyageurs regagnèrent les chambres disposées à leur intention par les soins du lieutenant Bariatine, Jean Brot déclara qu’il ne s’était jamais aussi copieusement nourri.