Le Raisin vert/Première partie

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Librairie Plon (Isabelle Comtat, 2p. 1-142).

LE RAISIN VERT



PREMIÈRE PARTIE




I


L’appartement qu’Isabelle avait découvert dans un quartier de l’ouest, voisin du Bois, n’offrait aucun des avantages du confort moderne, ce qui en mettait le loyer à la portée d’une bourse moyenne, mais il était largement pourvu de ce confort ancien, qui savait ménager à chacun l’espace et le silence et cette faculté de divorce provisoire, condition nécessaire de la vie de famille.

Les enfants virent surtout que l’on y pouvait galoper sans être tout de suite arrêté par un mur, et que, M. Durras une fois retranché dans son bureau, — une grande pièce prolongée par une alcôve à l’ancienne mode, — il ne percevrait aucun écho de leur vie habituelle : les batailles, les jeux, le ballet du Feu qui se dansait en lançant en l’air des brûlots de papier de soie et les cris que poussait Lise lorsque son frère, se jouant diaboliquement de sa riche imagination, lui disait d’un air consterné : « Ô malheureuse ! Tu es un missionnaire capturé par les bandits chinois et je vais être obligé de te faire mourir en te chatouillant la troisième côte. »

M. Durras, d’ailleurs, déserta la maison pendant toute la période de l’emménagement. Des nécessités professionnelles qui ne souffraient aucun retard le retenaient dans Paris, loin de la poussière et des corvées, jusqu’à l’heure limite du dîner. Et l’on entendait parfois Isabelle demander d’un ton négligent, lorsqu’il rentrait, passé sept heures du soir :

— Je croyais que la Bibliothèque nationale fermait à quatre heures ?

Et M. Durras répondait sèchement :

— Je n’étais pas à la Nationale, j’étais au Muséum.

— Ah ! reprenait la voix innocente. Je croyais… vous aviez dit ce matin…

— Eh ! bien, vous aviez mal entendu. Un point, c’est tout.

Un soir, Isabelle s’approcha de lui et pluma délicatement, du pouce et de l’index, le col de son veston.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il hérissé.

— Rien. Un cheveu. Aujourd’hui, il est blond. À propos, une question, mon ami : pourquoi les Parisiennes usent-elles de parfums aussi violents ? Elles n’ont donc pas d’odorat ? C’est bien indiscret.

Dans les cas de ce genre, une expression d’horreur surnaturelle se peignait sur les traits de M. Durras. Puis, après un moment de désarroi, il fonçait à son tour, parcourait la maison de son pas sec et rapide de montagnard, qui faisait craquer les vieux parquets fléchissants :

— Encore de la paille dans la salle à manger ? Ce n’est pas supportable. Marie, prenez-moi un balai et une pelle et enlevez-moi cette paille. Quoi ? les buffets ne sont pas rangés ? Eh ! bien, ils devraient l’être. Voilà tout. Je m’en moque qu’il y ait encore de la paille dans les assiettes. Je m’en moque qu’on attende le frotteur. Enlevez-moi ça. Et pourquoi n’a-t-on pas mis mon classeur en ordre ? Quoi ? Parce qu’on a accroché les lustres. Eh ! bien, il fallait laisser les lustres où ils étaient, sur le parquet, et mettre mon classeur en ordre. Marie ! venez ici. Je ne veux pas voir un tapis roulé dans mon bureau, vous m’entendez, ma fille ? Mon bureau n’est pas un garde-meubles. Enlevez-moi ça.

— Mes enfants, disait Isabelle, s’il est vrai que Dieu ait fait l’homme à son image… Eh bien, ce n’est pas rassurant ! »

Elle se remettait debout d’un élan, sur ses pieds gonflés de fatigue, rejoignait vivement la jeune servante rousse aux naïfs yeux bleus qui traînait son tapis en pleurant de lassitude :

— Ne pleurez pas, Marie, je vais vous aider. Ma pauvre fille, si jamais il vous vient à l’esprit de faire comme les autres, tâchez de trouver un mari qui ne rentre pas tous les soirs. Tenez ! un mécanicien de l’Orient Express, par exemple. Vous voyez cela ? un mari qu’on enverrait toutes les semaines à Constantinople, quel rêve !

— Pour sûr, Madame, approuvait Marie en s’essuyant les yeux. Moi, d’abord, les hommes, plus j’en vois, moins ça me chante.

Là-dessus, on se mettait à table et M. Durras se retrouvait en face de son fils.

Laurent était le triomphateur de la journée. Laurent avait rendu mille services à la communauté, planté des clous, pendu des cadres, posé des fils électriques — bref, il s’était conduit comme l’homme de la maison — et sa mère ne se privait pas du plaisir d’en témoigner et son père comprenait à merveille ce que cela voulait dire. Serrant un peu contre ses dents sa lèvre inférieure rouge et contractile, il faisait peser sur le petit garçon un regard qui lui imputait à méfait l’activité dont Isabelle le louait tout haut, avec une témérité provocante.

Laurent montrait d’abord par son attitude qu’il se souciait peu de ce muet réquisitoire. Le menton fier, l’œil calme et réfléchi, il regardait tout autour de lui et déclarait : « Cela prend tournure, » d’un ton satisfait, compétent, comme s’il eût possédé une longue pratique des emménagements.

« C’est peut-être encore une « vocation », chez lui ? se demandait Amédée avec ironie. Il en a tant, paraît-il ! La peinture, parce qu’il barbouille, la sculpture, parce qu’il gâche de la terre à modeler, la poésie, parce qu’il retient facilement les vers, et Dieu sait quoi ! Moi, j’appelle cela un paresseux touche-à-tout. Les gens trop doués n’ont jamais rien fait de bon dans la vie. »

Son regard devenait plus brillant, l’intelligence réveillée l’animait d’un feu bleu, tandis qu’il se représentait Laurent détruit par sa propre richesse. Pour un moment il le tenait à sa merci, cet impudent garçon, son fils, son rival, celui qui prétendait réussir là où lui-même avait échoué.

N’avait-il pas réussi déjà ? Il était aimé. Sa mère, ses sœurs, n’avaient pour lui qu’indulgence. Et déjà la nouvelle bonne, Marie la Savoyarde aux naïfs yeux bleus, inventait pour lui des surnoms d’amitié et le consultait sur le choix des menus.

Tout agité d’une sourde rancune, M. Durras percevait soudain une phrase tranquille : « Tu avais raison, mon gros, le plat de Delft est mal éclairé, nous le changerons de place. »

Un débat s’ensuivait, entre Isabelle et les enfants, sur le choix d’un emplacement pour le plat de Delft. Personne ne songeait à demander l’avis d’Amédée. Et lui, qui s’était désintéressé jusque-là des soucis de l’installation et qui ne voyait aucune raison pour que le plat de Delft fût là plutôt qu’ailleurs, il leur en voulait cruellement de négliger ainsi son opinion.

Alors, comme on avait sonné Marie et qu’elle se préparait à desservir, il arrêtait son geste :

— Un instant, Marie. Laurent, fais-moi le plaisir de reprendre des carottes. Je t’ai vu, tu as fait semblant d’en manger.

Tout le monde se taisait et ce silence semblait supplier Laurent de reprendre des carottes qu’il détestait notoirement. Cependant le garçon ne bougeait pas, le regard de M. Durras devenait effrayant, Marie se changeait en statue, les petites filles pâlissaient de plus en plus et l’ombre du lustre à douze branches régnait énorme, sur la nappe.

Dans le silence, Isabelle étendait le bras et avec un bruit clair, presque blessant, de la cuiller contre la porcelaine, elle puisait dans le plat trois carottes qu’elle mettait dans l’assiette de Laurent.

— Encore ! disait M. Durras, ne faites pas semblant, je suis là.

Mais Marie, d’un air naïf, avait emporté le plat.

Lentement, lentement, Laurent mangeait ses trois carottes. Et le roulement d’un fiacre qui passait dehors, brouillé par la boiterie quadruple des sabots, semblait traverser la pièce de bout en bout.

C’était une grande pièce rectangulaire, orientée au couchant, qui faisait suite au salon et au bureau de M. Durras. Elle donnait, comme eux, sur une paisible avenue bordée de platanes qui prolongeait l’axe de Paris de l’est à l’ouest. Aux moments heureux, on en aimait le calme et, vers cinq heures, la douce lumière oblique, couleur de miel, qui errait sur le bois patiné des vieux meubles. Aux moments d’angoisse, comme celui-ci, on se trouvait oppressé par les fausses boiseries couleur chocolat et par les bruits orphelins qui montaient de l’avenue, comme ce roulement de fiacre ou la vocifération volante d’un camelot qui criait la Presse d’une voix enrouée, sans ralentir sa course.

Lorsque la conversation reprenait, Laurent n’était plus le même.

Une contraction tétanique raidissait son cou, ses mâchoires. Ses paupières battaient convulsivement et son regard bas révélait l’empire de l’idée fixe : étendre le pied sous la table jusqu’à frôler son pantalon, une fois, deux fois… Toucher la bouteille de vin blanc du coude et du poignet droits, puis la bouteille de vin rouge du coude et du poignet gauches, sans qu’il me voie… Sursauter sur une chaise en aboyant tout bas, puis plus fort, de plus en plus fort jusqu’à ce qu’il me regarde, et s’il me regarde… »

Isabelle se penchait, murmurant très vite entre ses dents :

— Ne fais pas l’imbécile… Bois un verre d’eau… compte jusqu’à cent…

Lise bavardait à tue-tête. Le Corbiau ne quittait pas son oncle des yeux, comme si elle avait espéré l’enchaîner par la force de son regard anxieux.

Mais M. Durras, cette fois, faisait mine d’ignorer les provocations de son puéril ennemi, soit qu’il aspirât maintenant à la paix, soit que cette partie de lui-même qui poursuivait un dessein caché lui suggérât qu’une gifle n’est pas le plus sûr moyen de frapper un enfant et qu’il avait déjà atteint son but.

Vint le jour où l’on referma la porte sur les talons du frotteur, où l’on déroula les tapis, où l’on tendit devant les fenêtres les rideaux de tulle neuf. Ce soir-là, lorsque Amédée rentra, on le promena partout en triomphe. Chacun lui pardonnait de s’être désintéressé de l’installation. Peut-être même lui était-on reconnaissant, au fond, d’avoir laissé à sa famille la supériorité de l’artiste sur le client, du travailleur sur l’oisif. Et puis, enfin, qu’eût-on fait de ses avis ?

M. Durras parcourut avec satisfaction les pièces du couchant, où les dernières lueurs du jour éclairaient de longs étangs de parquet luisant laissés à découvert par les tapis.

Dans le salon, Lise lui fit remarquer un effet de glaces parallèles, qui, multipliant à l’infini leurs reflets, laissaient voir une suite de salons blanc et or, éclairés par une enfilade de lustres en verre de Venise aux torsades opalines. « Oui, dit-il, négligemment, c’est un effet d’optique. » Et elle le regarda avec étonnement. Ah ! il appelait cela un effet d’optique ? Lise appelait cela de la magie et s’oubliait parfois une heure entière à contempler la merveille.

Les chambres à coucher donnaient sur la cour plantée d’un marronnier, ouverte au soleil matinal, aux moineaux, à l’haleine du Bois qui arrivait par un dédale de petites rues désertes et sonores. On entendait chanter des poules au fond d’un enclos, piaffer un cheval de selle qu’un entraîneur menait par la bride en trottant à ses côtés.

— On se retrouve un peu, n’est-ce pas ? dit Isabelle.

M. Durras lui pinça l’oreille avec amitié, rentra le menton dans son faux col et demanda :

— J’espère que vous êtes contente de moi ? Cela m’a coûté assez de peine.

Isabelle, songeant aux fatigues d’un emménagement qu’elle avait dû mener à bout sans tapissier, sans électricien, pour satisfaire aux ukases conjugaux, et sans mari, resta un moment interdite. Puis elle se mit à rire et, pinçant à son tour l’oreille d’Amédée, entonna sa chanson favorite. C’était un vieil air plein de malice que sa grand’mère et sa mère fredonnaient en cousant :

Dans notre village
Il est un avocat
Où toutes les dames
Portent leurs débats

Ce pauvre avocat
Se trouva bien surpris
D’avoir tant étudié
Et n’avoir rien appris.
Dansons la polka, mesdames,
Dansons la polka…

— Je ne vois pas le rapport…, dit M. Durras, tout hérissé.

Septembre s’achevait, dans une douceur glauque et dorée. Il allait bientôt falloir songer à envoyer les enfants en classe et Isabelle n’envisageait pas sans un serrement de cœur cette première séparation.

Amédée ne paraissait pas s’en soucier, repris par son travail, appréciant l’agrément du logis et vivant parmi les siens sans les voir. Mais lorsque sa femme faisait le compte des vêtements de saison, des fournitures et des budgets scolaires, elle s’épouvantait de la masse de réalités qu’elle allait jeter sur cette inconscience et de la revanche dont elle ferait les frais, otage délégué par la nécessité auprès de ce rebelle qui n’admettait jamais sans combat la nature des choses.

Aussi recourut-elle à sa méthode ordinaire, qui consistait à le placer devant le fait accompli et s’enquit elle-même d’un établissement où envoyer les enfants.

La pension Rémusat, bâtie entre deux jardins et dirigée par une douce vieille fée à l’air un peu égaré et par sa fille aux allures de colonel mondain, lui parut offrir une transition heureuse entre la liberté des Bories et le lycée parisien où elle projetait d’envoyer les petites, un peu plus tard.

Pour Laurent, elle arrêta son choix sur le collège du Saint-Esprit, qui se trouvait à mi-chemin entre la maison et la pension Rémusat. Il y avait un crucifix dans le parloir, mais de beaux arbres dans le parc et ceci, à ses yeux, compensait cela. Et, bien qu’elle conservât de son enfance, étouffée sous les mortifications dévotes, une sorte d’horripilation féline qui se manifestait au seul mot de « catholique », elle se décida sans trop de répugnance à confier Laurent au prêtre qui dirigeait le Collège du Saint-Esprit, parce qu’il avait la poignée de main franche, de belles manières simples, un regard droit et un air de tristesse désabusée qui engagea Mme Durras à voir en lui une victime de la vocation ecclésiastique. Aussi se sentit-elle pour lui la sympathie spontanée qu’une femme mal mariée éprouve pour une autre qu’elle suppose dans le même cas.

Deux circonstances achevèrent de la décider : M. Alapetite avait été, à l’école de Rome, le disciple favori de Mgr Duchesne, ce prélat académicien dont l’esprit caustique avait criblé l’Église et la papauté de brocards célèbres. Enfin, en parlant de son collège et de sa direction M. Alapetite disait : « Je » et non pas « nous ». C’était, à coup sûr, une cellule du grand corps, mais une cellule relativement indépendante. Mme Durras lui amena Laurent, qui, après l’avoir examiné quelques instants de son regard à la fois direct et méfiant, lui répondit d’un jet, sans bégayer et ne s’embrouilla pas d’un iota dans la dynastie des Capétiens. L’épreuve était concluante. Il ne restait plus qu’à obtenir l’assentiment de M. Durras.

II


— Pour les petites filles, vous les mettrez où vous voudrez, je n’ai pas de préférence. Pour Laurent, ma décision est prise : il sera pensionnaire à Lakanal, qui est un excellent lycée, situé en très bon air, à Sceaux. Il aura la faculté de venir nous voir tous les dimanches, je n’en avais pas autant lorsque j’étais chez les Jésuites, à Clermont.

— Mon ami, dit Isabelle en s’efforçant au calme, vous avez fait de l’internat une expérience que vous avouez désastreuse. J’en ai fait une autre, si cruelle, que je me suis toujours promis de l’épargner à mes enfants. C’est un système contre nature où l’on n’a jamais gagné que des maladies d’estomac et de mauvaises mœurs, et je ne vois aucune raison de l’infliger à Laurent alors que nous avons un excellent collège à deux cents pas de la maison. De plus, c’est une dépense inutile alors que vous cherchez par tous les moyens à comprimer notre budget.

M. Durras fit claquer impatiemment sa langue contre son palais, rapprocha ses épais sourcils et déclara, en replongeant le nez dans ses papiers :

— Laurent sera pensionnaire à Lakanal. Un point, c’est tout. Laissez-moi travailler.

Les minces narines d’Isabelle palpitèrent. Elle parut hésiter sur ce qu’elle allait faire, puis, levant les épaules, elle sortit d’un pas rapide et regagna sa chambre, frappant de ses petits talons le parquet du vestibule carré qui unissait les deux pièces.

Le Corbiau, qui était assise sur le canapé, en train de broder un napperon au point de croix — un de ces travaux insipides dont elle aimait le bercement — leva la tête en l’entendant venir et, dès qu’elle eut vu son visage, courut s’abreuver à la source brûlante de cette colère.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Et son cœur battit durement pour Laurent menacé et son gosier se serra et devint râpeux comme si elle avait mangé des prunes vertes.

— Tu ne peux pas comprendre, disait Isabelle. Tu n’as jamais été en pension, toi. Vous avez toujours vécu comme des oiseaux en liberté, comme tous les enfants devraient vivre. Mais moi, qui ai passé huit ans en cage, quand j’y pense…

— Tu étais très malheureuse ? demanda le Corbiau.

Elle le savait bien. Mais elle voulait entendre une fois de plus la chronique de la pension Saint-Léger, voir surgir le fantôme papelard, mamelu, despotique et dévot de Mlle Sibylle, qui avait élevé « dans les bons principes » toute la bourgeoisie féminine d’une ville de province et une partie de l’aristocratie.

— Vieille horreur ! Sais-tu à quoi elle ressemblait ? À une grosse araignée des vignes, celles qui ont le ventre en bouclier et deux petits yeux faux au-dessus du ventre. Quand elle marchait, ses médailles faisaient clic, clic, contre son chapelet de buis. Et pourtant, je lui dois une fameuse expérience, à Mlle Sibylle : jamais je n’oublierai ce vendredi de Carême où je suis entrée à l’improviste dans sa salle à manger pour lui demander une dispense, parce que son omelette à l’huile de colza me donnait la nausée et où je l’ai trouvée à table devant une dinde froide. Oui, mon Corbiau, c’est ce jour-là que le doigt de Dieu m’a ouvert les paupières et que j’ai cessé de croire à tout ce qu’on me racontait…

— Et Marie Petipas ? Raconte-moi comment est morte Marie Petipas ?

— Mais c’est une histoire triste et tu la connais déjà.

— Je l’ai un peu oubliée. C’était une petite fille qui dormait en classe ?

— C’était une petite fille blonde, lymphatique, avec des cils pâles et de longs cheveux beiges. On a commencé à la punir parce qu’elle s’endormait sur son pupitre. Comme les punitions n’avaient pas d’effet, on lui fit passer ses récréations à la chapelle. « Je vous salue, Marie… Accordez-moi la grâce de ne plus être une vilaine paresseuse. » Mais elle s’endormait toujours en classe. Alors, un dimanche, Mlle Sibylle inventa, pour la punir, de lui faire mettre sa robe à l’envers et de lui attacher son bonnet de nuit dans le dos, pour aller à la cathédrale.

« Et comme nous montions, en rangs, vers la cathédrale, toutes les cloches sonnant à la volée, voilà que le pensionnat Sainte-Euphémie nous dépassa. C’était un pensionnat religieux où l’on n’admettait que les jeunes filles qui pouvaient justifier d’au moins quatre quartiers de noblesse. Et chaque fois que nous les croisions dans la ville, les sous-maîtresses nous disaient : « Mesdemoiselles, voici les Euphémiennes. Tenez-vous droites, pour la bonne réputation de Saint-Léger. »

« Donc, les Euphémiennes nous dépassèrent ce jour-là, et naturellement toutes se retournèrent en riant et en se poussant du coude pour regarder Marie Petipas. Quatre quartiers de noblesse ni même huit n’ont jamais barré la route à un fou rire de pensionnaire. Et comme si ce n’était pas suffisant, la sous-maîtresse éprouva le besoin d’ajouter : « Eh bien, Marie Petipas, j’espère que la leçon vous profitera. »

« En effet, la leçon profita, mais d’une manière inattendue. Le lendemain, Marie Petipas prenait le lit et elle mourut huit jours plus tard de la pleurésie sèche qui la faisait dormir en classe. »

Et chaque fois qu’elle arrivait à la fin de cette histoire, le visage d’Isabelle étincelait du même feu et ses fines mâchoires semblaient broyer du sable.

— Et alors, qu’est-ce que tu as dit, le lendemain, dans les rangs, pendant qu’on vous conduisait à la chapelle pour la prière ?

— Eh bien, j’ai dit tout haut : « Naturellement, maintenant qu’on l’a tuée, on nous invite à réciter des chapelets pour le repos de son âme. Mais on n’aura pas idée de chauffer le dortoir. » Avoue que c’était le moins que je pusse faire pour le repos de l’âme de Marie Petipas. D’ailleurs, cela n’a servi à rien, sinon à montrer à ces gens-là que tout le monde ne les admirait pas. Inquiéter ces gens-là, c’est tout de même un peu de travail de fait. »

Le Corbiau hochait la tête, serrait un peu plus sa petite bouche ronde et charnue et ouvrait plus largement que jamais ses grands yeux à la pupille dilatée encerclée d’un anneau bleu brillant. Aurait-elle eu ce courage, une petite fille toute seule contre tout un pensionnat ? Elle aurait voulu l’avoir, mais…

La pension Saint-Léger, surgie de ce vivier qu’était la mémoire d’Isabelle, fascinait son âme fragile. Elle s’enfonçait dans le passé d’une autre et endossait la tunique qui n’avait pas été taillée pour ses membres.

— Heureusement, conclut Isabelle, ma triste expérience n’aura pas été inutile. Je vous épargnerai ce que j’ai subi. Si tu as des enfants, Corbiau, promets-moi que tu ne les mettras jamais en pension. Et tu leur demanderas la même promesse, et aux enfants de tes enfants. Et si jamais il entre dans la lignée une femme parjure et si je m’en aperçois, de l’autre côté, elle saura ce que c’est qu’une sarabande, celle-là !

Lise arriva sur ces entrefaites et demanda de quoi il s’agissait. Et lorsqu’elle sut que son père avait décidé de mettre Laurent en pension, son petit visage mobile et gai chavira instantanément et ses yeux éblouis s’emplirent d’une stupeur désolée ; et lorsqu’elle entendit prononcer le mot de Lakanal, elle fondit en larmes, car ce nom évoquait pour elle un lieu fréquenté par la canaille et où l’on battait les enfants avec des cannes.

— Ne pleure pas, dit Isabelle. Ne pleure pas, ma biche au bois. Laurent n’ira pas en pension. Est-ce que tu te figures qu’un Celte va venir à bout d’une Gallo-Romaine ?

Lise leva des yeux noyés et partit d’un éclat de rire, sous le regard étonné de sa mère, que sa mobilité scandalisait toujours un peu. Et tout à coup, se retournant, elle dit avec calme : « Tiens ! papa nous écoute. »

Depuis combien de temps M. Durras était-il là, debout sur le seuil de la chambre ? Habituellement, on l’entendait venir, de son pas sec et rapide qui faisait craquer le parquet du petit vestibule. Cette fois, il était arrivé silencieusement, pour surprendre… Surprendre quoi ? La colère d’Isabelle, dont elle l’avait frustré, en quittant son bureau comme il le lui enjoignait ? Ses larmes ? Un complot ? Ou cette dernière déclaration de guerre ?

Il restait debout sur le seuil, là où se tiennent ceux qui attendent, ceux qui implorent et ceux qui menacent. Sans mouvement, mais quelque chose bougeait sur son visage à la manière d’une lueur que l’on voit, du dehors, se déplacer à l’intérieur d’une chambre close. Ce mouvement intérieur animait tantôt ses yeux bleus, au regard fixe, tantôt sa lèvre inférieure, rouge et fébrile, avancée en « u », tantôt ses grandes joues pâles qui semblaient pour un moment devenir vivantes. Mais ce n’était pas une expression heureuse qui se déplaçait ainsi, c’était un frémissement de volupté souffrante et cruelle.

Isabelle tourna la tête, rencontra son regard et lui opposa un visage paisible. Les enfants avaient recueilli son paroxysme, Amédée arrivait trop tard.

Mais lorsqu’elle l’eut à son tour dévisagé, elle alla vivement à lui, s’interposant entre les petites filles et ce spectacle qu’elle voulait leur épargner, d’une passion inexorable et vaine qui avait déjà fait deux victimes et dont il fallait à tout prix protéger des innocents.

— Allons dans votre bureau, dit-elle. Nous y serons mieux pour discuter.

— Je me trouve très bien ici, moi, répondit Amédée, sur un ton de nargue froide.

Au son de cette voix, le Corbiau se leva à son tour du canapé où elle était assise. Elle avait mal au cœur, une nausée imprécise qu’aucun vomissement ne soulagerait, car l’âme ne possède aucun moyen d’éliminer ce qui lui est contraire.

— Je crois… balbutia-t-elle, je crois que j’ai attrapé la typhoïde.

— C’est ça, dit Amédée, rends-toi intéressante. Il y avait longtemps qu’on ne s’était occupé d’un de vous trois, n’est-ce pas ?

Isabelle essaya de l’entraîner en passant son bras sous le sien : « Allons, mon ami… » Mais il résistait, trop heureux d’avoir trouvé un moyen de l’atteindre.

Mon Dieu, si cela pouvait être vrai, qu’elle eût attrapé la typhoïde ! Si on pouvait faire arriver les choses en les appelant de ses vœux ! Une bonne typhoïde qu’elle aurait passée à Laurent, cela arrangeait tout. Et si elle avait pu mourir de sa typhoïde, elle aurait ainsi rédigé son testament : « Je lègue tout mes biens à M. Amédée Durras, mon oncle et tuteur, à condition qu’il ne mette pas Laurent en pension… »

D’un œil absent, elle vit Lise s’avancer vers son père, les mains derrière le dos, le visage levé.

— Dis-moi, papa, commença-t-elle d’un ton incrédule, c’est vrai ce que j’ai entendu raconter, que tu veux mettre Laurent pensionnaire à La Canaille ? Laurent Durras ? le fils d’Amédée Durras avec des canailles ?

Amédée abaissa sur elle un regard surpris, et Lise, concentrant tout son pouvoir de mimique, entrouvrant la bouche, écarquillant les yeux, écartant les mains, essayait de lui suggérer que la chose était à ce point incroyable qu’elle en devenait impossible.

M. Durras en était encore à se demander comment il fallait accueillir l’audace de sa fille, si son jeu de mots était une feinte, une naïveté ou une sottise et s’il convenait ou non de se fâcher, lorsqu’il vit arriver son fils, par la porte qui faisait communiquer la chambre d’Isabelle avec celle des petites.

Il arrivait, ignorant tout de la discussion dont il était l’enjeu, tranquille, les mains dans les poches, promenant çà et là le regard curieux et pensif de ses beaux yeux sarrasins, pleins de soleil et d’ombre, de paresse et de pensée.

— Écoute-moi bien, dit Amédée. C’est de toi qu’il était question, comme toujours. Ta mère ne veut pas que tu ailles en pension, pour te garder à la maison et te pourrir le caractère. Et moi, je veux que tu ailles en pension, parce que les caractères comme les tiens ont besoin d’être matés. On prétend que je suis autoritaire. C’est faux. Et je vais t’en donner une preuve. Je t’ai exposé la situation : ou bien tu resteras à la maison selon le désir de ta mère et tu deviendras un parfait voyou, ou bien tu iras en pension et on essaiera de faire de toi quelque chose. Choisis.

— Oh ! s’écria Isabelle, est-il permis d’être aussi buté sur une erreur… ou alors, ou alors, d’être aussi perfide ?

— Choisis, reprit Amédée, dédaignant l’interruption.

Laurent, les poings dans ses poches, les mâchoires serrées, regardait tantôt le visage pâle et dur de M. Durras, tantôt celui, frémissant, de sa mère. Et quand ses yeux s’arrêtaient sur son ennemi, une perspicacité indignée accusait sa ruse. Quel enfant, mis en pouvoir de choisir entre l’internat et la maison, choisirait l’internat ? Mais en avouant sa préférence il avouait une défaite, une faiblesse de fille, qui veut se faire gâter. Aussi, lorsqu’il regardait sa mère, le premier élan de tendresse destiné à la rassurer : « Va, j’ai compris, ne crains rien, » se voilait presque aussitôt sous un orage où il y avait du défi, du reproche et la méfiance profonde du garçon envers la femme. C’était autant de poignards qui s’enfonçaient dans le cœur d’Isabelle : « Croit-il vraiment que je veuille le garder à la maison pour mon plaisir ? Ne sait-il pas que je passe mon temps à lutter contre ses défauts avec une persévérance dont aucun étranger ne serait capable ? » Mais le soupçon était semé, la confiance ternie. M. Durras savait trouver des alliés chez Laurent.

— Eh bien ? dit Amédée. J’attends.

Le Corbiau appuya sa tête sur le dossier du canapé, ferma les yeux et poussa un faible soupir.

— Je… bégaya Laurent. Je-je-je…

— Tu bafouilles, dit Lise en lui coupant vivement la parole.

Elle était un peu pâle et sa voix sonna fêlé, si grêle, dans le silence tandis qu’elle s’adressait à Laurent, de lui à elle, faisant mine d’ignorer la présence de son père :

— Voyons, mon frère, tu n’as pas encore douze ans et tu déciderais toi-même de ton éducation ? Mais songe un peu, c’est un scandale. Depuis quand les enfants ont-ils décidé à la place des parents ?

— En effet, dit Isabelle. Cela nous regarde seuls, Amédée, et nous en reparlerons quand nous serons seuls.

Amédée mordit sa lèvre fébrile. Une fois de plus, la coalition féminine lui dérobait Laurent.

— Soit, dit-il d’une voix mate. Nous en parlerons ou plutôt nous n’en parlerons plus, car je m’en désintéresse. Laurent fera ce que vous voudrez, il ira où vous voudrez. Mais qu’il se souvienne plus tard de ce que je lui dis aujourd’hui : s’il arrive à l’âge d’homme sans avoir été complètement pourri par les femmes, c’est qu’il aura de la chance.

— Il y a des femmes qui sont capables de faire des hommes, répliqua Isabelle en lui jetant un regard fulgurant, des femmes qui savent se battre à face découverte. Tous les hommes n’en pourraient pas dire autant.

Ce fut dans la chambre aux malles que Mme  Durras retrouva son fils, ce même soir, après l’avoir cherché par toute la maison.

Cette pièce de débarras, sans fenêtres, était le refuge favori des enfants. Elle se trouvait située à côté de la cuisine, au fond du couloir de service et lorsque la porte en était fermée, on aurait pu s’y égorger sans que les habitants de la maison en fussent avertis.

Isabelle perçut cependant les sons étouffés d’un ocarina, et, tirant à elle la porte qui n’était pas fermée au loquet, elle découvrit Laurent assis sur une malle, à la lueur jaune et vacillante d’une petite lampe Pigeon.

En vovant entrer sa mère, il écarta de ses lèvres les deux conques de buis dont il tirait des sons geignards.

— Tu vois, dit-il, je m’exerce. Le vieux joueur d’ocarina qui passe tous les soirs dans la rue et à qui j’ai demandé une leçon avant-hier m’a dit qu’il se faisait à peu près quarante sous par jour. C’est honorable.

— Tu as l’intention d’adopter ce métier ? demanda Isabelle sans s’émouvoir.

— Dame ! répondit Laurent d’un air de défi.

— Alors, reprit Mme  Durras, tes sœurs et moi, nous irons ramasser les sous sur le pavé ? Laurent bondit sur ses pieds :

— Vous ! Toi ! Tu… Tu…

— Dame !…

Tous les deux se mesurèrent du regard, elle, lui offrant l’inusable patience maternelle, le reproche triste de ses yeux et cette lucidité qui éveillait la révolte impuissante de M. Durras. Et le petit garçon, ramassé sur lui-même, l’œil sombre et brûlant, semblait vouloir se ruer contre un rempart.

Il l’attaquait du torse et du front et, déjà, la force rageuse de l’adolescence durcissait ses épaules et ses tempes étaient chaudes et douloureuses, comme chez les bouvillons, quand deux bosses s’élèvent à la place où pousseront les cornes, écartant en étoile le pelage rêche. Ainsi, derrière ce front de petit garçon, se forme la pensée qu’il ignore encore, mais dont la puissance latente creuse ses joues, contracte ses mâchoires et pose un instant sur ce visage enfantin le masque fiévreux de ses quinze ans :

— Tu es la seule ici, la seule qui m’empêche de faire ce qui me plaît. Ce n’est pas lui qui me gêne, c’est toi. C’est toi qui m’obliges à travailler, à me tenir droit, à me nettoyer les ongles, à ne pas mentir, à retirer mon béret pour parler aux dames, et quoi encore ? S’il n’y avait que lui, je serais bien tranquille. Qu’il me mette donc pensionnaire, au moins je ferai ce que je voudrai, tout en ayant l’air d’obéir. Les punitions, tu sais, ça m’est égal. Mais toi, quand je fais le mal, tu souffres, je le vois dans tes yeux, et je t’en veux parce que tu souffres à cause de moi. Tu me gênes, comprends-tu ? Je veux avoir les ongles sales, descendre dans la rue en pantoufles, cracher par terre, me battre avec les petits garçons bouchers, dire des gros mots et ne rien faire et que cela te soit égal. Et si cela ne t’est pas égal… eh bien ! je veux qu’à moi, cela me soit égal que tu aies de la peine.

Et Laurent serra les mâchoires, durcit les poings et articula tout haut, avec effort :

— Je n’irai pas à ton collège. Et si tu m’obliges à y aller, je taperai sur tout le monde.

— Ce n’est pas mon collège, dit Isabelle, doucement, tristement. C’est le tien. Ce n’est pas pour moi que tu iras au collège, c’est pour toi. Ce n’est pas moi qui veux que tu travailles et que tu deviennes un homme instruit, c’est toi.

— Moi, moi… gronda Laurent. Moi, je ne veux pas la même chose que toi.

— Alors, que veux-tu ? demanda Isabelle en s’asseyant sur l’angle de la malle. Tu veux aller demander à toutes les concierges du quartier : « Pardon, madame la concierge, voulez-vous avoir la bonté de m’autoriser à jouer un petit air d’ocarina dans votre cour ? » C’est cela que tu veux ?

Laurent jeta autour de lui un regard traqué :

— Je veux… dit-il, je veux… Je ne sais pas ce que je veux…

Brusquement, il éclata en sanglots et, parmi ses hoquets, il répétait d’une voix basse, entrecoupée :

— Je veux qu’il s’en aille. Je veux qu’il s’en aille…

M. Durras avait rapporté des gâteaux. Il l’annonça en se mettant à table, avec un sourire qui offrait la paix, mais que l’expression de ses yeux démentait formellement.

« Merci, papa, merci, oncle Amédée, » chantonnèrent les enfants, avec ensemble, mais ils évitèrent de se regarder, craignant qu’Amédée ne lût dans leur regard la préoccupation qui les habitait : serait-ce de vrais bons gâteaux ou des gâteaux-représailles ?

Et lorsqu’ils virent les gâteaux sur l’assiette, ils se mordirent tristement la lèvre inférieure, car le doute n’était pas possible, devant ces lourds chaussons bordés d’un épais ourlet de pâte mal cuite et enduits de caramel brûlé, ces madeleines sèches, bonnes à suspendre au milieu d’une cage à serins et ces pâles mokas, fourrés d’une crème à consistance de bougie…

— Je les ai achetés, expliqua M. Durras, chez un petit boulanger de la rue Saint-Antoine. Les snobs n’y vont pas, parce qu’on y paye dix sous ce qui en vaut vingt ailleurs. C’est l’unique raison. Pour le reste, un gâteau est un gâteau.

C’était dit à la cantonade, sur un ton de défi qui suscita aussitôt, dans l’esprit des enfants, l’image des petits paquets qu’Isabelle rapportait parfois à la maison et d’où elle extrayait quelques friandises vernies, étroites, fleurant la noix, le café, la pistache et le chocolat fin.

Chacun s’était servi. Il y eut un silence.

— Alors ? demanda M. Durras à Laurent, qui écornait un moka du bout de sa cuiller. C’est bon ou ce n’est pas bon ?

Laurent avala sa bouchée de gâteau :

— C’est bon, dit-il froidement, avec un salut poli.

Lise portait sans entrain un chausson à sa bouche. Elle y mordit du bout des dents, avec une visible inquiétude.

— Il ne t’empoisonnera pas, va ! dit M. Durras d’une voix colère.

La petite fille leva des paupières sans reproche sur des prunelles limpides, qui se ternirent peu à peu et comme malgré elle, tandis qu’elle mâchonnait lentement sa bouchée de gâteau. Et bientôt ce mouvement s’arrêta, la main qui tenait le chausson resta en suspens et Lise n’offrit plus au regard impatient de son père qu’un visage profondément distrait.

Isabelle toussota pour rappeler son attention :

— Allons, mange.

Peine perdue. L’esprit de Lise s’était absenté de la sensation sans agrément. Et si M. Durras n’avait pas encore éclaté, c’était bien à cause de la préférence marquée qu’il avait pour sa fille, dont les ressources de ruse féminine lui en imposaient toujours, flattant chez lui un secret penchant. Mais la colère le gagnait, devant cet aveu naïf d’une délicatesse sensorielle qu’Isabelle s’attachait à cultiver.

Trois regards anxieux le surveillaient. Lise allait-elle payer d’une gifle le tort d’avoir été douée d’un palais exigeant ? Laurent marmotta, fixant sur sa sœur un œil intense et péremptoire :

— Lise, mange ton gâteau.

Un moment se passa et la voix de Lise répondit de loin, blanche, errante, somnambulique et tout à fait dénuée de précaution :

— Pourquoi faire ? Il est mauvais.

— Vraiment ! dit M. Durras. Eh bien, moi, je l’ai trouvé bon. Mange ton gâteau et plus vite que ça. Tu m’entends, princesse ?

— Princesse ? répéta Lise, toujours absorbée. Et tout à coup elle se mit à rire en regardant le chausson qu’elle tenait à la main :

— Oh ! de quelle pâte vous êtes, baron ! Non, non, vous n’êtes pas ce qu’on appelle une bonne pâte ! Et je m’en vais pourtant, princièrement, vous a… valer, conclut-elle, la bouche pleine, tout à fait réconciliée avec ce mauvais gâteau, du moment qu’il n’était plus un gâteau.

Un faible feu de plaisir vagabond vacilla un instant au fond des prunelles d’Amédée. Il regarda sa femme, disposé à sourire. Mais elle, à ce moment, une moue mélancolique gonflant l’arc sinueux de sa lèvre supérieure, songeait, les yeux baissés, aux différences irréductibles. La falote étincelle qui brillait dans les yeux d’Amédée s’éteignit bien avant de l’avoir rejointe dans la solitude hautaine et triste où elle se tenait. Il haussa les épaules et se tourna vers sa nièce :

— Eh bien, tu l’as mangé, toi, ton gâteau ? Il était bon ?

— Très bon, oncle Amédée, répondit la petite en fondant en larmes.

Ce n’était pas le souvenir du gâteau qui la faisait pleurer, mais la perception des différences irréductibles et de tout ce qu’elles entraînent. Isabelle parut la deviner, car elle lui jeta un regard plein d’angoisse.

— Allez donc faire plaisir à ces enfants-là ! conclut Amédée, à la cantonade, avec la profonde amertume des incompris.

III


Mme  Durras franchit le seuil du collège Saint-Esprit sous la pluie sifflante de décembre, qui achevait de pourrir les tombeaux de feuilles mortes alignés le long des avenues.

Elle était en avance et se réjouit de trouver le parloir encore désert. Entendre les conversations des mères lui était pénible. La plupart d’entre elles lui faisaient l’effet de fonctionnaires de la maternité, qui accomplissaient leur besogne honnêtement, scrupuleusement même, mais sans initiative, sans élan ni inspiration. Et, comme les fonctionnaires, elles s’attachaient à des petites satisfactions d’avancement : « À la dernière composition, il a été sixième. Je lui ai dit : « Si tu arrives à être troisième, tu auras ta bicyclette pour Pâques… »

« Comme elles doivent s’ennuyer ! » songeait Isabelle en les écoutant.

D’autres se confiaient leur bonheur conjugal :

— Non, madame, je n’ai pas à me plaindre. Mon mari est un époux modèle. Tous les soirs, quand il rentre du bureau : « As-tu bien étudié ton piano, ma chérie ? » C’est qu’il tient à son petit morceau, après dîner, pendant qu’il prend le café au salon.

Mme  Durras pensait à son mari, qui ne pouvait souffrir la musique, si bien qu’elle avait dû pratiquement renoncer à un plaisir qui lui tenait très fort au cœur. Mais l’évocation du petit morceau l’amenait, par comparaison, à se féliciter de son sort. Amédée était d’une nature trop corrosive pour jamais engendrer l’habitude. Grand malheur, se disait-elle, vaut mieux que petit bonheur.

Et ses pensées la ramenaient à Laurent, en qui éclatait toute la violence paternelle, doublée de la même répugnance profonde à l’effort.

Les premières semaines au collège avaient été infernales, comme il fallait s’y attendre. Chaque récréation déchaînait une bataille. Laurent revenait à la maison bleu de coups, fumant de colère, son col arraché, pudiquement refermé sur sa poitrine par une épingle de sûreté sortie des réserves de la sœur infirmière. La brutalité des surveillants aux prises avec un troupeau humain qu’ils traitaient selon la méthode des dompteurs, le système des retenues et des pensums, la suspicion et la menace qu’il sentait partout, affolaient sa nervosité, et le faisaient se ruer sur l’adversaire. Et il fallait déployer à la maison des prodiges d’ingéniosité pour dissimuler la crise à M. Durras, dont les interventions n’auraient fait que pousser les choses au pire.

Enfin, lorsqu’il eut acheté son prestige à coups de poing et appris à composer avec le caractère, les manies et les tics de chaque surveillant, Laurent goûta une tranquillité relative. Il avait crayonné le profil de sa mère sur tous ses livres de classe. C’était là sa sauvegarde et sa consolation, quand il se sentait par trop abandonné dans ce monde où des nécessités cruelles l’avaient jeté. Mais il lui arrivait encore de sangloter dans son lit, lorsqu’il pensait que tous les jours, et pendant des années, il lui faudrait aller au collège.

« Et ce n’est encore qu’un commencement, » soupira Isabelle, songeant à toutes les contraintes auxquelles elle-même avait dû plier sa nature rebelle.

M. Alapetite venait à elle à travers le parloir. Elle vit avec sympathie sa haute figure, ses gestes mesurés, son visage aux plans nets, éclairé par de larges yeux noirs, dont le regard pensif, immobile, rappelait les personnages des fresques byzantines. C’était un homme d’études égaré dans la vie et qui butait sans cesse sur deux obstacles auxquels il ne parvenait pas à s’accoutumer : les soucis d’argent et la méchanceté de ses pairs. Isabelle l’estimait fort pour sa sincérité et il semblait bien qu’il fût sensible à cette estime, car il recherchait sa compagnie autant qu’un ecclésiastique peut rechercher la compagnie d’une jeune femme sans donner à jaser. Leurs entretiens presque quotidiens étaient devenus pour Mme Durras une habitude à laquelle elle n’eût pas renoncé sans peine.

— Comment va notre garçon ? demanda-t-il, après qu’il l’eut saluée.

« Voilà, songea-t-elle, une phrase qu’Amédée n’a jamais prononcée. Et la vie a fait de celui-ci un père et de celui-là un homme stérile. Quelle mauvaise farce ! »

Et elle répondit tout haut :

— Il pense aux vacances de Noël et les catalogues des grands magasins l’occupent beaucoup. Ses sœurs et lui me cassent les oreilles à chanter sur tous les tons une nouvelle scie de leur invention : « Tout soie, tout soie, tramé fantaisie. » Mais j’aime mieux cela que de le voir ruminer dans un coin des griefs imaginaires…

— Imaginaires… reprit M. Alapetite d’un air pensif… On ne sait jamais. Il y a des enfants qui sont de perpétuels offensés. C’est qu’ils portent en eux un goût de l’absolu à quoi tout fait injure. Ou peut-être le souvenir d’un autre état qu’ils voudraient rejoindre, et ils ne le peuvent. Mais c’est une grande chance, pour un jeune garçon, d’avoir des sœurs à peu près de son âge et avec lesquelles il s’entend bien. Il est bon de commencer dans la vie par l’amitié des femmes, et de finir par là.

— Certes, approuva Mme  Durras, aussi j’espère qu’il ne sera pas trop troublé par le monstre inconnu l’ayant abordé par la meilleure face. Mais, avec sa violence de réaction, je crains beaucoup cette période de la puberté.

— À ce moment-là, suggéra M. Alapetite, c’est plutôt à son père qu’il appartiendra d’intervenir.

— Oh ! soupira Isabelle, les interventions des pères…

Une cloche tinta, dans le silence, à coups précipités. Des pas rapides, isolés, résonnèrent dans les couloirs de pierre, puis tout le collège s’emplit d’une rumeur marine.

— Allons, dit M. Alapetite en souriant, vous allez le récupérer.

Elle reconnaissait du plus loin, dans les rangs conduits par un abbé au lourd menton, un petit pardessus de ratine bleu marine à boutons dorés. Mais Laurent, lorsqu’il arrivait au parloir, avait encore sa figure du collège : le sourcil bas, la mâchoire contractée, une mèche de cheveux bruns retombant sur son œil avec le mouvement triste et sauvage d’une aile cassée, tel le Laurent que faisaient surgir, à la maison, les attaques de M. Durras.

« Verra-t-on un jour, songeait Isabelle, les hommes savoir élever un autre homme sans faire de lui une brute ? »

Elle accueillit Laurent d’une petite moue souriante, tandis qu’il saluait le directeur. La conversation se prolongea un moment, sur divers sujets, puis Isabelle prit congé, emmenant son fils. Une fois dans la rue, elle l’attira sous la lumière d’un réverbère.

— Montre ta binette… non, ce n’est pas le mien.

Attentive et grondeuse, elle effaçait la saillie de la mâchoire, relevait la mèche pendante, lissait les sourcils en désordre.

— Tu fais ta mère chat ? demanda Laurent, l’œil pétillant d’une tendre moquerie. Je suis allé me rouler dans le charbon ?

Peu à peu, ses traits reprenaient leur place et leur expression habituelle d’humour et d’attention réfléchie.

— Là, grommela Isabelle, le voici revenu. Tous les jours, on me le défait, celui-là.

Laurent marqua, d’un petit saut, son plaisir d’être rentré dans leur univers particulier. Et tous deux s’en furent chercher les filles à la pension Rémusat, par les rues désertes, noires et ruisselantes, longées de murs qui enserraient des parcs, des jardins, des tennis, tout cela englouti dans l’obscurité et la pluie.

Un lampadaire à gaz éclairait brutalement le pavillon de garde de la pension Rémusat, une aire de gravier blême, un massif de fusains vernis par l’averse. Plus loin, dans l’ombre, on devinait la masse des bâtiments disparates qui constituaient la pension, accolés au joli hôtel Louis XVI, jadis demeure particulière de quelque riche famille, où logeaient aujourd’hui les directrices. Le préau de récréation donnait sur le jardin de derrière, mais le tumulte aigu qui s’en échappait perçait les murs et l’espace.

— Écoute-moi ces filles, si ça piaille, dit Laurent, avec un sombre mépris.

— Et vous autres, répondit Isabelle en riant, croyez-vous que c’est plus joli à entendre, vos hurlements ?

Laurent secoua la tête :

— Ce n’est pas plus joli, mais c’est moins bête.

— Tu n’es qu’un Arabe, dit Isabelle. Où ai-je pris ce garçon-là ?

Le Corbiau les attendait sagement, assise sur la banquette de moleskine, dans une petite antichambre pavée de mosaïque blanche et noire, qui faisait communiquer les classes, le vestiaire des externes et l’escalier qui conduisait au dortoir et aux chambres réservées à des jeunes filles étrangères, clientèle dorée de la pension Rémusat.

En voyant entrer Isabelle et Laurent, le Corbiau eut un élan de joie, aussitôt refréné, mais son sourire demeura, lent, persistant et singulier, qui naissait des paupières et des tempes et de là se répandait sur tout son visage.

— Nous sommes un peu en retard, dit Isabelle. Tu n’avais pas peur qu’on t’oublie, au moins ?

— Penses-tu ! répondit le Corbiau, qui, depuis tout à l’heure, ne pensait qu’à cela.

— Où est Lise ? demanda Mme  Durras, voyant les vêtements de sa fille abandonnés sur la banquette.

— Elle joue dans le préau avec les pensionnaires.

— Oh la folle ! dit Isabelle. Je vais la retrouver aphone à force de crier et tous les cheveux en l’air.

Tandis qu’elle partait à sa recherche à travers les classes plongées dans l’obscurité, Laurent s’assit à côté du Corbiau et tous les deux demeurèrent là sans rien dire, reconstituant l’intimité dans un silence pudique.

Un groupe de jeunes filles de quinze à seize ans descendit l’escalier, riant et jacassant dans une riche langue du Sud, aux sonorités rebondissantes. Elles s’arrêtèrent devant la glace qui surmontait la banquette pour tapoter leur coiffure et se faire des mines. Mais l’une d’elles n’accorda à son image qu’un coup d’œil négligent, car tout lui était miroir. Quelle pierre brute eût ignoré que Nina Bonafé était partout la plus belle ?

Son regard noir et brillant s’abaissa jusqu’au Corbiau, et lorsqu’elle lui sourit, ses dents, ses yeux, ses cheveux jetèrent le même éclair.

Ay, mosquito de mon cœur, tu ne me connais pas aujourd’hui ?

— Si, répondit le Corbiau. Bonjour, Nina.

— Bonjour, Nina, répéta la jeune fille, imitant par moquerie sa petite voix blanche, sans accent. Est-ce que c’est cette jeûne homme qui te rend hounteuse ?

Il y avait quelque chose de désespéré dans la manière dont le Corbiau rougissait, lentement et si fort que tout le monde était forcé de s’en apercevoir. Elle seule voulait l’ignorer, jusqu’à ce que la nappe de sang eût quitté ses joues. À ce moment-là, elle pensait qu’elle avait rougi devant tout le monde, et les battements de son cœur faiblissaient, elle devenait aussi pâle qu’elle avait été rouge et il lui semblait que la vie allait sortir de son corps par le bout des doigts.

C’est ce qui lui arriva cette fois-ci encore. Laurent était assis à côté d’elle, la tête droite et le sourcil froncé et il fit celui qui ne voyait rien, tandis que les jeunes filles s’esclaffaient. Laurent était le seul être en présence de qui on pût rougir en toute sécurité. Non seulement il ne vous demandait jamais : « Qu’est-ce que tu as ? » mais il s’interdisait à lui-même de se le demander.

Moun’ Dieu, s’écria Nina, qu’elle est droite ! Et qui est cette jeûne homme qui fait que tou ne me connais plus ?

— C’est mon frère, mademoiselle, répondit la petite voix blanche et sans accent.

Eh bienne, dit Nina, ton frère, il est un grogneux’ ! Hou ! qu’il a l’air aimable !

Et toutes s’esclaffèrent et s’envolèrent avec bruit.

Ce fut un grand soulagement d’entendre le rire essoufflé de Lise, qui revenait en sautant, la main dans la main d’Isabelle :

— Si tu savais, maman, Gisèle Denis, comme je l’aime ! Elle m’a donné sa gomme, je lui ai donné mon crayon, et je crois que je vais lui donner encore ma boule en papier d’argent, tellement, tellement elle est friponne !

Ce soir-là, Lise voulut mettre ses escarpins pour dîner.

— Maman, je t’en prie, laisse-moi me figurer que je dîne en ville…

— Et si ton père s’en aperçoit ? objecta Mme  Durras.

— Penses-tu !

Isabelle céda en souriant :

— Allons ! Il faut profiter de l’âge où on trouve de la magie dans une paire d’escarpins…

C’était bien de la magie, à en juger par le plaisir qui faisait briller les yeux de Lise et vibrer dans sa voix un grelot d’argent, tandis qu’elle répondait : « Non, je vous remercie, j’ai eu suffisamment de cet excellent potage, » et souriait à des visions de fleurs, de cristaux étincelants et d’épaules décolletées.

Si, d’aventure, la magie faiblissait, parce que M. Durras venait de se moucher avec bruit ou que Laurent pinçait sa sœur sous la table, il suffisait à Lise de frotter doucement l’un de ses escarpins vernis sur la tige de l’une de ses chaussettes de soie noire pour reconstituer l’atmosphère. Et Amédée, à l’insu de qui Mme Durras avait acheté les escarpins, en prélevant la somme sur son modeste budget de toilette personnelle, Amédée ne se fût jamais aperçu de rien, si le démon de Laurent ne s’était tout à coup manifesté, à sa manière brusque et folle.

Laurent avait été très sombre toute la soirée. Tout à coup il regarda Lise d’un air de défi et se tourna vers son père :

— Papa, regarde sous la table.

— Eh bien ? demanda M. Durras qui avait soulevé la nappe et ne voyait rien d’anormal, les pieds de Lise s’étant réfugiés sous sa chaise aussi loin que peuvent aller deux pieds malheureusement retenus par deux jambes.

Laurent insista :

— Regarde les chaussures de Lise.

— Fais voir, Lise, dit M. Durras d’un ton bref.

Lise foudroya son frère du regard et ramena ses pieds à l’alignement, avec cette impression de soulagement absurde, mais indéniable, qui suit immédiatement la catastrophe.

— Des escarpins ! s’écria M. Durras, stupéfait. Isabelle, vous lui avez acheté des escarpins ?

— Je lui ai acheté des escarpins, répondit Isabelle. Je les lui ai achetés sur ma bourse.

Et elle traça rêveusement un losange sur la nappe, du bout de son couteau à fruits.

— Il ne s’agit pas de bourse, dit Amédée. C’est pour le principe. Peut-on savoir pourquoi vous lui avez acheté des escarpins ?

— Parce qu’elle avait besoin d’escarpins.

Un deuxième losange s’inscrivit sur la nappe, accolé au premier par un angle.

— Et pourquoi avait-elle besoin d’escarpins ?

— Parce qu’on ne danse pas avec des bottines.

— On ne danse pas… Comment ! elle danse, à présent ?

— Elle danse.

Un troisième losange affirma cette troisième évidence.

Là-dessus, le Corbiau se jeta dans le débat :

— Moi aussi je danse, oncle Amédée.

— Toi, dit Amédée, tu es priée de te taire. Tu as la spécialité de rester bouche cousue quand on t’interroge et de prendre la parole quand on ne te demande rien. C’est à ma femme que je m’adresse. Tu n’as rien à dire.

Il devenait fébrile, le ton de sa voix montait dans le nez et l’on pouvait suivre sur le visage de Laurent les ravages de l’inquiétude et du remords.

— Et où dansent-elles, je vous prie, ces demoiselles ?

— À la pension Rémusat.

Ayant dit, Isabelle jeta le petit couteau sur la nappe et soutint avec calme le regard de son mari. Un mouvement nerveux agitait les coins de sa bouche.

— Ainsi, dit Amédée, vous trouvez que c’est nécessaire ? Vous tenez absolument à leur donner des goûts de luxe et de futilité ? Vous voulez les rendre impossibles pour les hommes qui les épouseront ? Des grimaces sur un gâteau que tout le monde trouverait excellent et des escarpins aux pieds, c’est ce qu’on appelle une éducation ! Danser, chanter, dire des vers et jouer la comédie, c’est ce qu’on appelle préparer des jeunes filles à l’existence ! Ne haussez pas les épaules, je vous prie, ou je vais vous raconter ce que j’ai vu et entendu l’autre jour. J’ai vu et entendu Lise, dans le couloir de service, debout devant la porte des W.-C., réciter à tue-tête des vers de Lamartine, pour charmer son frère qui était dedans et qui, lui, criait comme un sourd : « Moderato, moderato, tu me casses les oreilles ! » Voilà ce que j’ai vu et entendu. Voilà ce qu’on appelle une éducation.

Lise prit la parole, d’un ton modeste, mais qui affirmait la nécessité d’une mise au point :

— Ce n’était pas du Lamartine, papa. Ce n’était que du Joséphin Soulary : les Deux Cortèges.

— Peu importe, trancha M. Durras. C’était d’un pleurnichard quelconque. Toujours est-il que je ne connais pas de maison sensée où l’on tolérerait des mœurs pareilles. Mais ça va changer, je vous en réponds. À partir d’aujourd’hui, fini, la danse. Et les escarpins, au fond d’un placard.

— Mon ami, dit Isabelle, les leçons de danse sont comprises dans le programme. Et les escarpins, je n’y peux rien, c’est l’uniforme.

— Voilà qui m’est égal, repartit Amédée. Elles ne danseront plus.

Mais, rien qu’à la manière dont il regardait son assiette, on voyait bien qu’il faiblissait, touché par l’argument.

Laurent, lui, n’osait plus regarder personne. Une contraction de chagrin puéril abaissait les coins de sa bouche épaisse et vermeille.

Et le Corbiau se dit tout à coup :

— Je suis sûre qu’il a fait cela parce qu’il était furieux que Nina se soit moquée de lui…

IV


Il arrivait assez fréquemment qu’une prospection de terrain commanditée par une société industrielle ou quelque voyage de recherche personnelle amenât M. Durras à s’absenter de Paris pour plusieurs jours. Isabelle en profitait pour jouer du Beethoven à pleines mains, voir quelques jeunes femmes de ses relations et inviter à la maison les amis des enfants. Alors, les cristaux sortaient des buffets, les dentelles des tiroirs, l’arôme des amandes grillées se mariait au baume du chocolat fondu et l’odorante chaleur des pâtisseries que l’on retire du four dilatait la maison. C’était de grands jeudis, funestes pour les parquets, les tapis, les placards, mais dont on parlait longtemps.

Aussi, lorsqu’il fut question, en ce mois de février, d’une fête costumée qui devait avoir lieu à la pension Rémusat l’après-midi de la mi-Carême et que Laurent lui-même parut tenté d’y aller avec ses sœurs, le premier mouvement d’Isabelle fut de leur combiner des costumes, le deuxième de se relever la nuit pour les coudre, pendant que son mari dormait, le troisième, de sommer la Providence de lui venir en aide en expédiant M. Durras en province au bon moment.

Obtenir son assentiment, il n’y fallait pas compter. Bien qu’il n’eût plus fait allusion aux leçons de danse, le grief demeurait. Perpétuel spectateur d’un festin de joie auquel il ne pouvait prendre part, il remâchait l’offense et perpétrait sans cesse contre les siens les amères représailles du pauvre.

Dernièrement encore, un soir qu’Isabelle jouait un passage du ballet de Sylvia, pour le plus grand ravissement de Lise qui mimait le pas des Esclaves, entre les deux miroirs parallèles, M. Durras était apparu au seuil du salon, sévère et muet, l’œil dur, la lèvre fébrile, et, tirant deux sous de sa poche, les avait jetés par dérision sur les touches du piano. Cette apparition avait terminé la fête aussi brusquement qu’une rafale de vent éteint les lanternes vénitiennes préparées pour un bal champêtre.

« S’en ira-t-il ? S’en ira-t-il ?… » se demandait Isabelle, taillant fiévreusement gazes et satinettes, dans le silence nocturne, coupé de roulements sourds, de pas lents de percherons chargés, de voix d’ivrognes aériennes. Elle n’allait se coucher qu’à l’aube, reins las, paupières brûlantes, en espérant secrètement que des travaux d’approche aussi déterminés forceraient le destin.

Ce fut en effet ce qui arriva. L’avant-veille du bal, M. Durras annonça qu’il partait pour le Jura, où il comptait passer quatre ou cinq jours. Isabelle prépara sa valise avec allégresse, mais sans étonnement. Le fatum ne la surprenait que lorsqu’il agissait contre elle. Tous accompagnèrent Amédée à la gare, comme ils le faisaient toujours et, en rentrant à la maison, ils dansèrent autour de la table en se tenant par les mains.

C’était déjà une fête que les préparatifs de la fête. Dès le matin, les enfants voletaient autour d’Isabelle, occupée à de mystérieuses cuisines de beauté, où entraient l’œuf du jour, le lait frais, les amandes pilées, le jus de citron et la racine d’iris. Par une ironie toute involontaire, on avait étalé les costumes sur le lit de M. Durras, dans l’alcôve qui prolongeait son bureau. De temps en temps, l’une des petites filles allait les contempler, marchant furtivement sur la pointe des pieds, comme si Amédée avait pu l’entendre, du fond du Jura.

Pour le Corbiau, dont la mince silhouette, les longs cheveux noirs et les tempes élargies s’apparentaient un peu au type cambodgien, Isabelle avait conçu un costume oriental de pure fantaisie. La tunique de satinette jaune safran, qu’un cerceau maintenait écartée autour des genoux, était brodée d’un dessin persan aux tons blanc, vert pistache et noir. Le pantalon bouffant, vert pistache, était de gaze unie. Mais la broderie reparaissait sur les petites babouches de cuir cramoisi et sur le turban de lamé vert pâle où une sorte d’hiéroglyphe tracé à l’aiguille retenait une aigrette de soie floche, au panache couleur de feu. L’ensemble évoquait le plumage d’un oiseau fabuleux, tenu captif dans la volière d’une sultane.

Lise n’enviait pas ce costume éclatant. La tunique lacédémonienne qu’elle revêtirait tout à l’heure n’était à tout prendre qu’une chemise de crépon de coton bleu pâle bordée d’une grecque en galon d’argent. Mais quand on s’est enivrée tout un hiver des Aventures de Télémaque, une chemise grecque évoque plus de choses qu’on n’en saurait dire. Et Lise serrait sur son cœur avec transport les cothurnes de satin qu’Isabelle, à bout de ressources, lui avait taillés dans un reste d’étoffe de sa robe de mariée.

La même robe, conservée jusqu’alors par tradition provinciale, avait fourni le costume de Pierrot blanc, orné de gros boutons cramoisis, qui était destiné à Laurent. En était-il satisfait ? Personne n’aurait su le dire. Il surveillait les préparatifs d’un œil grave et lointain et ne manifestait aucune émotion déplacée. Les filles se gardaient d’insister, trouvant déjà très beau qu’il consentît à se costumer et à venir au bal. Et Lise se demandait s’il pousserait la complaisance jusqu’à valser avec elle, comme autrefois.

Autrefois, c’est-à-dire avant son entrée au collège. Lise gardait le souvenir inoubliable d’un cake-walk qu’ils avaient dansé à trois, devant les vieillards de la pension de famille, accompagnés au piano par Isabelle.

Laurent n’était pas moins remarquable dans la matchiche et la valse-tourbillon, en ce temps-là. À présent, si on lui parlait de ces prouesses, il fronçait le sourcil et prenait son œil d’Arabe offensé.

« Les autres garçons l’ont rendu bête, voilà. » Mais peut-être, peut-être consentirait-il tout de même aujourd’hui à valser avec elle, puisqu’il l’aimait.

— Les affutiaux du Corbiau sont bien imaginés, disait Laurent, drapé dans un peignoir de bain et assis sur le canapé de velours à fleurs, dans la chambre d’Isabelle.

— Oui, reprit-il, avec sa mine de pruneau, toutes ces couleurs, c’est assez rigolard.

— Schéhérazade… murmura Lise d’une voix ivre, contemplant sa cousine qu’Isabelle achevait d’habiller. Il va venir tout à l’heure un calender borgne, qui nous dira : « Belles princesses, je n’ai pas toujours été celui que vous voyez… » Et moi, Laurent, comment tu me trouves ?

— Pas mal, dit Laurent, l’appréciant d’un œil équitable. Pas mal, mais quelconque.

— Quelconque ! reprit Isabelle avec indignation, va-t’en voir si elle est quelconque, celle-là, tête de Cafre !

Les trois enfants éclatèrent de rire et Laurent murmura en secouant la tête, avec une expression d’indulgence patriarcale et millénaire :

— Comme tu es jeune, maman !

— D’abord, reprit Isabelle, on ne pourra pas juger du costume de Lise tant que je ne lui aurai pas fait son chignon. Je m’en vais lui dresser un de ces petits chignons de Vénus… Lise, je t’en prie, reste tranquille une seconde. Comment veux-tu que j’arrive à t’habiller si tu continues à jouer la femme-serpent ?

Lise renonça à embrasser du même coup d’œil son talon chaussé du cothurne et la grecque d’argent qui frôlait son genou nu. Elle retardait le moment où elle se regarderait dans la glace et tâchait en attendant de se faire une idée d’elle-même par petits morceaux. Le jugement de Laurent l’inquiétait. Était-elle vraiment quelconque ? Ne pourrait-elle arriver à lui faire dire qu’elle était très bien ? Un coup d’œil boudeur et chagrin lui montra Laurent en train de dessiner. Il avait pris ses pastels et crayonnait la silhouette du Corbiau, assise en tailleur sur un coussin, au pied du lit.

Par échappées furtives, la petite Schéhérazade captait sa propre image reflétée dans la glace, et, baissant les paupières, couvait longtemps sa vision, avec un sourire de ravissement immobile.

Isabelle essayait d’ajuster les cheveux de Lise en un chignon fuselé, lié de trois bandelettes, mais ces cheveux indociles, trop légers, échappaient aux liens et laissaient glisser les épingles. Il fallut les coudre avec du fil à bâtir. Tout en cernant à grands points cet ouvrage de couture insolite, Isabelle, du coin de l’œil, regardait naître l’esquisse sous le crayon de Laurent.

Il avait tracé un ovale vide à la place du visage de son modèle, cherchant à reproduire le mouvement du corps et les jeux de couleurs. Quand il eut zébré de hachures vives la tunique et bourré de vert tendre les deux jambes croisées dont il avait saisi l’attitude à la fois vivante et figée, il prit un crayon à la sépia et se concentra un moment, l’œil intense, la main planant au-dessus du papier où la pointe du crayon décrivait des cercles invisibles de plus en plus petits, cherchant un centre, et tout à coup, le centre étant fixé, quatre ou cinq traits décisifs firent naître dans l’ovale vide le mystère du sourire aux yeux baissés.

— Ah ! s’écria Isabelle, c’est étonnant. Là, là, tu viens de réussir quelque chose, mon gros !

— Peuh ! fit Laurent avec une moue.

Il rejeta feuille, crayons et pastels sur le canapé et grogna :

— Alors, tu veux absolument que je me mette en chienlit ?

— Mon Dieu ! dit Isabelle avec malice, si cela te déplaît tant, personne ne t’y oblige.

Laurent se gratta la tête avec embarras.

— Moi je veux, cria Lise, moi, je veux que tu le mettes, ton costume. Tellement que tu seras joli avec ! Écoute, sale individu, dis-moi un peu comment tu trouves mon chignon ? Est-ce qu’il est quelconque ?

Campée devant lui, Vénus minuscule aux bras potelés, elle attendait anxieusement le verdict qui allait tomber de l’œil attentif et du sourcil froncé.

— Pas mal, dit enfin Laurent. Mais le chignon est d’un style et la tunique d’un autre.

— Zut alors… grogna Lise en baissant le nez.

Isabelle frappa joyeusement dans ses mains :

— Il a raison, ce crapaud ! Le chignon est attique et la tunique lacédémonienne. Comment ne m’en suis-je pas aperçue ? Oh ! mais, il a un coup d’œil, celui-là… Viens, viens, ma fille, que je te découse. Nous allons te nouer les cheveux à la Diane de Gabies. Rien ne nous presse. Quelle veine nous avons, mes enfants, non, quelle veine qu’Amédée soit dans le Jura !

Quand Laurent ressortit du cabinet de toilette, ses sœurs se récrièrent de plaisir, tant ce costume de Pierrot convenait à sa bouche sanguine, à son grand front tragique et à ses yeux bruns, doux et violents, naturellement prolongés d’un trait de bistre à l’angle des paupières.

— Est-il réussi, cet animal ! dit Isabelle en le contemplant avec une fierté naïve. Une femme lui envierait ses yeux. Quels beaux cils ! En a-t-il de la chance, que je lui aie fait des cils pareils ! Voilà, Lise, c’est fini, tu peux te regarder.

Le regard brillant de la petite fille s’en fut quêter dans la glace le reflet de la déesse qu’elle constituait depuis tout à l’heure par petits morceaux en s’aidant de grands souvenirs. À la fois Vénus, Diane et Calypso, une merveilleuse beauté grecque, aux longues jambes pareilles à des fuseaux entés sur de fines colonnes, aux seins bombés comme des coupes sous la draperie, au col parfait soutenant une petite tête qu’un diadème de cheveux noués couronnait avec une grâce négligente.

Telle était l’image qui voyagea des yeux de Lise à la glace. Celle qui revint de la glace aux yeux de Lise représentait une petite Grecque en crépon de coton, au buste plat comme une carte à jouer, aux mollets ronds. Un minois de chat blanc, rieur et câlin, mais où, dieux immortels, où était le profil de Diane ? Où, le geste des bras retenant la tunique sur l’épaule, où, l’avancée divine de la longue cuisse, où, la jambe altière, chaussée du cothurne, prête à fouler le sol des forêts ?

Les cothurnes, hélas ! les cothurnes… Le satin, trop mou, bâillait aux chevilles et les œillets cernés d’un point de feston, sous la traction des liens, s’allongeaient lamentablement. La respiration de Lise s’essoufflait.

— Qu’est-ce que tu as, mon Capricorne ? demanda Isabelle étonnée de son silence. Quelque chose ne te plaît pas ? Dis-le, je l’arrangerai.

Lise leva sur sa mère des yeux gros de rancune. Une colère dont elle n’était pas maîtresse montait du fond d’elle-même, le besoin de briser la glace, d’éteindre son reflet, le besoin de s’en prendre à quelqu’un ou à quelque chose, de son indicible déception.

— Tu appelles ça une Vénus ! dit-elle, haletante. Tu appelles ça une Diane ! Et ces mollasseries-là, tu appelles ça des cothurnes ! Moi, j’appelle ça des chaussons — et ça — en se frappant rageusement la poitrine, j’appelle ça un petit torchon, en fait de déesse grecque !

— Méchante ! dit Isabelle, tout bas. Oh ! méchante fille ! moi qui me suis donné tant de peine pour que tu sois contente…

Ces cothurnes… elle y avait passé deux nuits. Il y avait eu le problème de la coupe. Fallait-il les tailler de biais ou droit fil ? Longtemps, elle avait étudié des photographies d’antiques, pour tâcher de deviner le secret des cothurnes. Puis il y avait eu le problème de la semelle. Elle en avait peut-être taillé vingt modèles dans la sparterie, avant d’arriver à la forme juste, car la semelle était toujours trop pointue du bout ou trop carrée ou de guingois… Oh ! ces semelles ! Chercher la forme idéale d’une semelle à trois heures du matin, quand tout le corps bâille de fatigue… mais elle pensait à la joie de Lise, et de nouveau reprenait son crayon de tailleur et se penchait sur la sparterie…

Lise aspira l’air entre ses dents serrées, ferma les yeux et brusquement enfouit son visage entre ses bras et se mit à sangloter.

— Ce n’est pas ta faute, ce n’est pas ta faute…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Laurent. Ça grinche, par ici ? Mademoiselle n’est pas contente ?

Il ressortait du cabinet de toilette, où il s’était barbouillé dérisoirement de rouge et de blanc, faisant un clown du joli Pierrot. Mais qu’avait-il donc de changé aux yeux ?

— Oh ! s’écria tout à coup Isabelle, il s’est coupé les cils !

— Oui, répliqua Laurent d’un ton froid, je les ai coupés. Sont-ils à moi ou non ?

Et il regarda sans pitié cette jeune femme qui s’était assise sur le canapé, les genoux fauchés, et qui disait doucement, les yeux fermés pour retenir ses larmes :

— Mais bien sûr, mon petit, mais bien sûr, mes enfants… Allez, je comprends, je ne vous en veux pas.

Et puis elle prit Lise contre elle et lui caressa les cheveux pour la consoler. On allait arranger ces cothurnes, les doubler de toile raide, ce serait bien vite fait.

— Non, non, protesta Lise, hoquetant et reniflant. Ils sont très… très bien, ces cothurnes. Il est très… très bien, mon costume. Je suis très… très contente. Tout… tout ça, c’est parce que Laurent a dit que j’étais quelconque. Il a toujours raison, ce chameau-là. Chameau, chameau, graine de chameau !

— Idiote, grogna Laurent. Tu veux qu’on te fasse des compliments ? Mais voui, t’es belle, ma crotte ! Zozie, mizouette, craponnette, des petits cheveux, des petits yeux, pouah, pouah, idiote, sale fille ! Tu as fini de pleurer ? Tu vas te faire enfler le pif et il aura l’air d’une tomate. Maman, ma gentille, regarde-moi… Je t’ai fait de la peine ?

Il avait pris la main de sa mère et la caressait doucement contre sa joue.

— Écoute… murmura-t-il tout bas. Il faut combien de temps pour que les cils repoussent ?

Et voilà, c’est ainsi. On le savait bien, qu’il fallait se méfier, que c’était un piège.

Ce n’est pas normal, d’avoir tant de joie et que tout aille si bien. L’oncle Amédée qui vide la place au bon moment, ces préparatifs de fête, ce costume… ce merveilleux costume de toutes les couleurs, qui vous fait penser à une volière d’oiseaux de paradis, et les oiseaux de paradis amènent, on ne sait pourquoi, le souvenir du visage de Nina Bonafé, de son rire, de sa voix, et le cœur se gonfle et devient léger…

La glace vous renvoie l’image d’une petite Persane aux larges yeux, au menton fin. Jolie ? Peut-être. On ne sait pas. Tout est devenu possible, depuis qu’on a mis ce costume, coiffé ce turban, avec son aigrette couleur de feu. Il y a du miracle dans l’air. On ne serait pas étonné que quelqu’un parlât de vous tout à l’heure, au bal, en disant : « Cette jeune fille, là-bas, costumée en Orientale… »

Cette jeune fille… On étend un peu sa jambe sur le coussin, pour examiner la forme qui transparaît à travers le triple voile de mousseline. La ligne de cette jambe a changé. La cheville paraît plus haute, plus mince, le fuseau du mollet s’étire, toute la jambe s’étire et c’est cela qui vous fait mal, la nuit, au creux des genoux. La jambe est en train de devenir une jambe de jeune fille. Il y a des mois que cela se prépare, mais, sans ce costume on ne s’en serait pas douté, et c’est comme si le changement venait d’avoir lieu en une seconde, par le miracle du costume.

C’est aussi le miracle du costume, ce curieux sentiment de dignité à la cambrure des reins, là où se creusera demain la taille. Sentir que le corps s’infléchit sous les côtes, que le pivot du corps tend à s’amincir, à se dépouiller, cela vous donne une singulière impression de supériorité morale. Justement, la tunique épouse étroitement cette ligne infléchie. Isabelle a repris les coutures plusieurs fois, en disant : « Mais comme tu t’élances, mon Corbiau ! Est-ce que, déjà, cette taille se dessinerait ? » Elle en soupirait, des épingles plein la bouche, et le Corbiau cachait sa joie, pour ne pas la contrister, en songeant : « Pourvu que j’aie la taille aussi mince que la sienne, aussi souple, aussi ronde ! »

Il n’y a que Nina Bonafé qui ait une taille comparable à celle d’Isabelle. À part cela, elles sont bien différentes, quoiqu’elles soient toutes les deux brunes et vives, avec des mouvements si rapides qu’à peine a-t-on le temps de les suivre…

« Est-ce que Nina Bonafé me trouvera jolie, tout à l’heure ? »

Un coup d’œil furtif à la glace et la joie remonte, afflue. Ces cheveux répandus sur la tunique brillante, Nina les aime, Nina les a souvent caressés, pendant les récréations où la grande fille rejoint sa petite amie : « Mosquito, pourquoi tou m’appelles mademoiselle ? Tou ne m’aimes pas ? Mosquito de mon cœur, dis un peu : Nina, je t’aime… » Elle est folle, cette Nina. Est-ce qu’on dit des choses pareilles ?

Mais penser qu’elle vous verra tout à l’heure, dans ce costume, c’est trop de joie. Il y a de quoi prendre peur.

Pourtant, tout va bien. Tout le monde est heureux. Isabelle, qui est en train de coiffer Lise, Laurent qui dessine, Lise qui babille de sa voix ivre : « Il va venir tout à l’heure un calender borgne… » Tous, si heureux, si gais. On voudrait que cela durât toujours.

Oui, que cette minute dure toujours. La minute où Laurent vient d’achever son dessin, où Isabelle se penche, illuminée : « Oh ! c’est étonnant ! » où Lise, les yeux brillants, se lève pour se regarder dans la glace…

La minute est passée. Lise pleure sur les débris d’une déesse, Isabelle est assise, toute pâle, sur le canapé. Laurent, barbouillé de rouge et de blanc, laisse paraître un regard navré dans son bel œil chauve. Et l’on a honte de ce joli costume, qui vous fait l’effet d’une provocation. On ne devrait pas se costumer en Schéhérazade. On ne devrait pas aller au bal. On ne devrait pas braver le malheur toujours prêt à s’abattre. On devrait porter toujours la même robe, de couleur neutre et de coupe effacée, parler toujours sur le même ton, dire les choses que tout le monde dit, et surtout ne jamais prononcer : « Je t’aime, » et tâcher de ne pas le penser. On devrait se cacher, se tapir, faire semblant d’être un arbre, une pierre, pour que les Invisibles ne vous découvrent pas, ne sachent pas que cette chose a un cœur vivant — et s’il bat trop fort, ce cœur, se coucher sur lui et l’étouffer.

Mais qui sait cela, ici ? Isabelle ? Non, trop brave, trop téméraire. Comme elle explose dans la colère ou dans la joie, comme elle appelle la foudre ! Imprudente à qui l’on voudrait dire, tant de fois : « Tais-toi, je t’en prie… »

Lise ? Dieux ! la plus folle de tous !

Aussi, voyez comme elle pleure, maintenant.

Laurent ? Oui, Laurent. Celui-là sait. Cet œil attentif, cette oreille subtile, toujours en alerte…

Et justement… qu’a-t-il perçu ? Il a dressé la tête et ses prunelles bougent.

— On dirait… Mais oui… J’entends une clef dans la serrure de la porte d’entrée.

Isabelle le regarde, incrédule :

— Allons donc !

Et Lise, cessant de pleurer :

— Tu es fou ?

Mais le Corbiau, déjà, est debout et se prépare à ce qui va suivre. Il faut que le messager du malheur la trouve en train de faire semblant d’être invulnérable. Elle est la seule à ne pas changer de visage lorsque des pas secs et rapides font craquer le parquet de la petite antichambre et que M. Durras s’encadre dans le chambranle de la porte brusquement ouverte :

— À la bonne heure ! On s’amuse, pendant que je suis dans le Jura. Seulement, ma chère amie, je vous en préviens charitablement pour une autre fois : quand vous préparerez une mascarade aux environs de la Mi-Carême, prenez garde de ne pas laisser traîner des bouts d’oripeaux sur le tapis…

V


Assis à son bureau, M. Durras regardait ses mains étalées devant lui, ses mains fines, blanches et fébriles, qui tremblaient encore de colère.

Un silence de sépulcre régnait dans la maison. Il repassa la scène dans son esprit, revit Laurent livide, Lise en larmes, sa petite nièce debout au milieu de la chambre, indifférente, l’air endormi, et la dernière vision, la plus intense et qui l’agitait d’un sourd plaisir : Isabelle, à quatre pattes sur le parquet, ramassant comme des reliques les morceaux d’un infâme barbouillage de Laurent, qu’il avait trouvé sur le canapé et déchiré en quatre.

À présent, la colère tombée, il ne sentait plus que le vide. La perspective de se trouver ce soir à table en face de quatre visages de bois l’écœurait si fort qu’il délibéra un moment s’il n’irait pas dîner au restaurant et s’amuser, lui aussi, pour son compte.

Il fronça les sourcils, en entendant frapper d’un doigt léger, mais insistant, à la porte de son bureau. Isabelle ? Comment l’accueillerait-il ? Qu’allait-elle lui dire ?

C’était Lise, toujours vêtue en Grecque de Carnaval.

— Je t’ai déjà dit de te déshabiller, trancha M. Durras. Je ne veux plus voir ces défroques. Inutile d’espérer que vous irez au bal.

— Je sais, répondit la petite fille. Je vais me déshabiller à l’instant. Mais entre nous, qu’est-ce que cela peut faire, que je sois habillée en Grecque ou en n’importe quoi, pour te montrer ma composition d’analyse logique ?

— Fais voir, dit Amédée, radouci. Comment, tu as été première ? Mais c’est très bien ! Voilà qui me fait plaisir. Moi aussi, j’étais toujours premier en analyse logique. J’étais premier en tout, d’ailleurs, reprit-il avec amertume. Je travaillais comme un imbécile.

— Je comprends ça, dit Lise. C’est si amusant de travailler !

— Ah ! tu trouves ?

— Tu ne trouves pas ?

Tous les deux se regardaient avec la même expression d’étonnement au fond de leurs prunelles bleues.

— Mais alors, reprit Lise, si cela ne t’amuse pas de travailler, pourquoi travailles-tu ?

— Ma foi ! dit M. Durras avec un geste vague, je n’en sais rien. Pourquoi travaille-t-on ? Pour dépasser les autres, pour gagner de l’argent, pour être admiré. Ou tout simplement pour passer le temps. Pour ne pas crever d’ennui. Pour ne pas crever tout court.

— Mais ce n’est pas gai ! s’écria Lise.

— Pourquoi veux-tu que ce soit gai ? Est-ce que la vie est gaie ?

— Ah ! bien vrai, si la vie n’est pas gaie… Qu’est-ce qu’il te faut !

Elle ouvrait des yeux stupéfaits, indignés, des paumes démonstratives, si naïvement convaincue que son père se prit à sourire.

— À ton âge, oui, peut-être… Eh bien, profites-en, ma petite fille, jouis de ton reste.

— Je ne demanderais pas mieux, répondit Lise, mais tu ne veux pas.

— Moi ? Quand t’ai-je empêchée d’être heureuse ? Quand vous ai-je refusé quoi que ce soit ? Qui pourrait se plaindre de moi, ici ?

Il s’était levé et arpentait fébrilement la pièce.

— Je ne vous refuse rien, entends-tu ? Vous n’avez qu’à demander.

— On n’a qu’à demander ? reprit Lise, avec une note aiguë dans la voix.

— Mais naturellement.

Debout en face d’elle, il la regardait d’un air offensé.

— Écoute, dit Lise. Suppose que j’aie beaucoup de prix à la fin de l’année. Si je te demande quelque chose ce jour-là, tu me le donneras ?

— Si c’est dans mes moyens, sûrement.

— Oh ! ce sera dans tes moyens. Ce ne sera pas un aréoplane. Ce sera un petit quelque chose de rien du tout, que je voudrais même te demander tout de suite.

— Ô femme ! s’écria M. Durras.

Le ressentiment que ce mot avait amené dans ses prunelles dures fondit peu à peu, tandis qu’il regardait sa fille avec un étonnement grandissant, comme s’il se demandait par quel miracle l’adversaire avait pu naître de son propre corps et lui montrer sa propre substance, si étrangement transformée.

— Allons, que veux-tu ?

Lise prit sa respiration. Au moment de franchir le Rubicon, elle avait le vertige.

— J’aurai des tas de prix à la fin de l’année, promit-elle d’une voix blanche, essoufflée. Je les aurai tous, si ça peut te faire plaisir, sauf celui d’arithmétique, ça, c’est au-dessus de mes forces. J’aurai même le prix d’excellence, comme toi, quand tu étais petit. Tu seras content, hein ? Eh bien, maintenant laisse-moi être contente et permets-nous d’aller au bal costumé.

— Ça non, dit Amédée. J’ai dit non et c’est non. C’est donc cela que tu voulais, avec ta composition d’analyse logique ? Mais tu es une petite horreur !

— Comment ! répliqua Lise sur le même ton, mais avec enjouement. Comment ! Tu fais des promesses et tu ne les tiens pas et tu prétends que c’est moi qui suis une horreur ! Ah ! ça, quel homme êtes-vous donc, monsieur Durras ?

— Quel homme je suis ? Quel homme je suis ? Que veux-tu dire ? Veux-tu prétendre que je suis un méchant homme ? On t’a dit cela de moi, peut-être ? Réponds !

— Mais non, répliqua Lise étonnée. Personne ne m’a rien dit de toi.

— Ah ! soupira M. Durras, à la fois soulagé et déçu. Bon. Mais toi, tu sais bien, n’est-ce pas, que je ne suis pas méchant ? Tu sais bien que je ne souhaite qu’une chose, c’est que vous soyez tous contents ? Jamais je ne vous ai empêchés de vous amuser, jamais !

— Jamais, dit Lise. Et la preuve, mes enfants, c’est que je vais vous conduire tout à l’heure, moi-même, au bal de la pension Rémusat.

Il la regarda, penaud, et le ressentiment dompté reparaissait au fond de ses yeux bleus.

— Toi, dit-il enfin. Toi seule, parce que tu as bien travaillé. Pas les autres.

— Écoute, proposa Lise. On va tout arranger. Tu m’emmènes, moi, parce que j’ai bien travaillé. Et puis moi, j’emmène les autres.

Ce n’était pas ainsi qu’ils avaient rêvé d’aller à cette fête, assis tous les quatre au fond d’un taxi, empesés d’embarras, en face de cette pâle figure d’homme qui regardait par la vitre filer le ruban luisant des trottoirs mouillés.

Lise elle-même ne pouvait se dissimuler ce qu’il y avait de pitoyable dans ce replâtrage. Cela ressemblait au dessin de Laurent qu’Isabelle avait recollé sur du carton, avant de partir. Malgré tous ses soins, on voyait les raccords, une lézarde pareille à la trace de la foudre rompait la mystérieuse unité du dessin et le sourire d’extase enfantine et grave que Laurent avait capté dans une minute d’inspiration restait à jamais brisé.

Ainsi de leur joie de tout à l’heure. Ils n’avaient manifesté aucun entrain en apprenant qu’on allait tout de même au bal. Isabelle avait même laissé tomber sur Lise un de ses grands regards gallo-romains qui vous écrasaient sous le poids du mépris :

« Ce n’était pas le moment d’être habile, ma fille. » Et Lise, bouche bée, s’était trouvée incapable de lui expliquer qu’elle n’avait pas cherché à être « habile ». Elle avait senti, simplement, qu’il était impossible qu’on n’allât pas au bal, et elle était allée trouver son père sans savoir comment elle s’y prendrait pour obtenir qu’on y allât. Les choses étaient venues d’elles-mêmes, mais, le plus étonnant, c’était que M. Durras les conduisît lui-même à ce bal. « S’il pouvait donc y prendre goût, se disait Lise. Un homme qui n’aime pas danser, qui n’aime pas travailler, qui n’aime pas réciter des vers… qu’est-ce qu’il aime, alors ? Il doit être très malheureux. » Une compassion étonnée naissait au fond de son cœur. Elle aurait voulu qu’il s’amusât comme eux, que tout le monde fût content. Mais voilà, quand on essayait de les réunir, ils se regardaient tous en chiens de faïence.

Et ces maudits cothurnes par-dessus le marché…

Elle allongea la main le long de son mollet et tira un bon coup sur la tige des cothurnes. Cela leur rendit un peu de fermeté — pas pour longtemps. Mon Dieu ! voici qu’on était arrivé ! Tout le monde allait regarder ses pieds et se moquer d’elle. M. Jasmyn, le professeur de danse, allait-il même accepter une danseuse aussi mal chaussée ? Oh ! pourquoi, pourquoi, avait-elle demandé à son père de les conduire à ce bal ?

Pour se rassurer, elle prit la main du Corbiau, tandis qu’elles foulaient le gravier du jardin, tout jauni et chuchotant de pluie. Cette main était glacée.

Le Corbiau songeait que, dans un instant, les siens allaient se trouver en présence de Nina Bonafé. Et elle avait besoin de tout son courage pour continuer d’avancer vers cette rencontre.

La traversée des classes vides, enguirlandées de cordons de papiers multicolores, s’était effectuée comme en rêve, le corps vide et léger, les oreilles bourdonnantes, l’esprit stupéfié d’émotion. Et soudain la salle de danse, la cohue, la chaleur, les bouffées de piano, de rires, de parfums ; on est saisi, envahi, emporté, sans pouvoir se défendre. Un instant après, on nage, calme, dans ce nouvel élément.

Lise dansait un boston avec Laurent. Elle étincelait de triomphe, des lueurs électriques parcouraient son chignon grec. Ah ! ses cothurnes pouvaient bien bâiller, elle n’en avait cure. Le rythme du boston, qui gouvernait ses mouvements, accélérait en même temps le cours de ses pensées :

« Je vois maman là-bas, assise à côté de papa. Papa est le seul homme de la réunion, avec M. Jasmyn. Mais M. Jasmyn n’est pas un homme, c’est un professeur. Maman est rudement belle, c’est la plus belle. Mme Debourdynck, que je trouve si jolie quand je la vois toute seule, avec ses cheveux blonds et sa peau en crème, eh bien, elle n’existe plus à côté de maman. On dit qu’elle est la femme d’un gros brasseur. Gros, ça veut dire riche. C’est pourquoi elle a des diamants. J’aimerais bien avoir des diamants, mais je n’aimerais pas qu’on dise de moi que je suis une grosse quelque chose, non, merci. Est-ce que papa s’amuse ? Hum ! il n’a pas l’air… »

Assis à côté de sa femme, un peu en retrait, M. Durras appuyait son menton sur sa canne, avançait la lèvre inférieure et laissait errer sur cette foule bigarrée d’enfants et de jeunes filles le regard distrait de ses yeux bleus à fleur de tête. « Ce qu’il est difficile à contenter, tout de même…, » se dit Lise.

— Stop ! cria M. Jasmyn en frappant dans ses paumes, sur la dernière mesure du boston. Les pieds joints, mesdemoiselles, les pieds joints et la révérence au cavalier.

Il s’inclina lui-même, machinalement, avec un sourire de commande sur son visage régulier, glabre, un peu gras, qui avait connu les feux de la rampe de l’Opéra, au temps de la plus grande sveltesse de ce corps étoffé aujourd’hui par une cinquantaine toute olympienne.

— Eh bien, disait Lise à son frère, ce n’est pas épatant, le double boston ?

— Peuh ! c’est bien pour te faire plaisir…

Il fronça le sourcil, roidit son cou juvénile dans sa collerette de satin blanc et regarda férocement une petite Japonaise qui lui souriait.

— J’ai gaffé, pensa Lise. Il va me refuser la prochaine. Tâchons de retrouver Gisèle Denis.

Justement, elle apercevait là-bas son amie, costumée en cantinière, qui lui adressait des signaux télégraphiques. Elle la rejoignit d’une glissade et perdit en chemin le souci du clan Durras pour plonger en pleine atmosphère Rémusat :

— Oh ! la chérie, oh ! la crotte, qu’elle est amour avec son petit chignon !

Cela avait été tout d’abord un vrai soulagement de constater que Nina Bonafé n’était pas dans la salle. Mais quand la vertu apaisante de ce soulagement fut épuisée, il laissa voir sa vraie nature, qui était déception.

Comme les couples se formaient pour un pas des patineurs, le Corbiau se glissa hors de la salle de danse et s’en fut parmi les classes vides, marchant légèrement sur ses petites babouches de cuir cramoisi.

Elle reconnut de loin la voix de celle qu’elle cherchait et cessa d’avancer. Nina était dans le vestiaire, derrière la salle d’études des petites. Elle parlait à mi-voix, en français, très vite, avec un accent de colère concentrée et quelqu’un pleurait tout bas. Tout à coup Nina s’écria avec éclat :

— Hé ! tou m’emmbêtes ! J’ai assez de tes amitiés grandes ! Comprenne ? J’ai assez de toi, assez, assez ! Voualà.

Elle fit irruption dans la classe et la traversa, légère, courant vers le bal, en faisant danser les franges de son châle espagnol, encore si soulevée de colère qu’elle ne prit pas garde au Corbiau.

La petite se glissa dans le vestiaire. Qui pleurait là ? Pourquoi pleurait-on ?

Ce fut une première surprise de reconnaître le professeur de piano dans cette jeune femme qui sanglotait, adossée aux vêtements. Un professeur qui pleure à cause d’une élève, c’est le monde renversé — et cela, sans doute, suffisait à expliquer cette inquiétude, ce froid qui gagnait le cœur de la petite fille.

Oui, c’était bien Mlle  Claire, son mince corps vêtu de noir, son visage pâle, trop poudré, aux yeux d’eau morte sous les bandeaux sombres. Quand elle se vit surprise, elle tressaillit et s’enfuit comme une biche. Étrange.

Il ne reste plus rien à faire qu’à retourner vers la salle de bal, lentement. Comme la voix de Nina était dure ! Comme elle a parlé méchamment, avec le besoin de faire mal ! Était-ce bien Nina, cette furie ? Et comment pouvait-elle se permettre de tutoyer Mlle Claire ? Étrange, étrange…

Mais voici Nina qui accourt au-devant de sa petite amie et toutes les perplexités fondent comme neige au soleil, le soleil de Nina…

Morenita ! Mais que tou es jolie ! Qui t’a fait cette costume ?

Le Corbiau lève un visage irradié, où brillent les dents, les yeux ; une onde de sang colore ses joues mates.

— C’est Isabelle. Venez, je vais vous la montrer.

Le soleil d’Isabelle… Unir les deux soleils et qu’ils se renforcent dans la paix…

Nina fait à Isabelle une gracieuse révérence et Isabelle lui tend la main en souriant, avec un regard charmé. Les deux soleils sont en marche l’un vers l’autre.

M. Durras aussi reçoit sa révérence. Il paraît frappé d’étonnement, l’oncle Amédée, et lorsque Nina s’est éloignée, après quelques phrases caressantes sur le joli costume de la morenita et sur sa gentillesse, il suit des yeux son costume bigarré, sa taille mince et mouvante ; elle glisse parmi la foule, se perd, reparaît et se perd à nouveau, telle une couleuvre dans les herbes.

Laurent, là-bas, parlait avec animation dans le groupe de Lise et de Gisèle Denis et l’on entendait le rire aigu des petites filles.

Le Corbiau s’assit entre son oncle et sa tante et croisa ses mains sur ses genoux, si parfaitement heureuse qu’elle n’avait plus envie de danser. Elle écoutait Isabelle parler de Nina :

— Peut-on rêver plus jolie créature ? Ce teint, ces yeux, ces mouvements d’oiseau… Elle est fascinante.

« Oui, c’est cela, fascinante, » répond, en écho, une voix intérieure, avec un élan de gratitude pour celle qui ne craint pas de nommer les choses par leur nom.

Amédée craindrait-il, lui aussi, de nommer les choses par leur nom ? Il répond sans empressement, d’une voix nasale et ralentie :

— Ou… i, c’est une assez jolie fille.

— C’est une ravissante fille, reprend Isabelle avec feu. Regardez-la marcher, elle touche à peine le parquet ! Et cette petite ondulation de la taille, comme fait la bergeronnette avec sa tête, quand elle trotte sur un chemin…

Nina ne marchait plus, elle courait, suivie par tous ces regards émerveillés. Elle courait vers M. Jasmyn.

Maissieur Jasmyn ! Un fandango avec moi, Nina ?

Tout le monde cria : « Oui ! Oui ! » en battant des mains.

La pianiste attaqua un air très rythmé. On vit la taille de M. Jasmyn se cambrer sous le veston du smoking et ses jarrets se tendre et ses bras s’arrondir en corbeille. On vit se dégager un homme mince et allègre de cet olympien alourdi. Et le fantôme du danseur Jasmyn, de l’Opéra, brilla de vie, une brève minute, en face d’une créature étincelante, drapée dans un châle espagnol et dont les mouvements s’enchaînaient avec une telle rapidité qu’ils n’étaient plus qu’une arabesque vertigineuse, un entrelacs dont les lignes se seraient mises à danser, s’épousant et se quittant et s’engendrant l’une l’autre à l’infini.

Et puis vint ce moment où Isabelle dit tout bas, d’une voix inquiète :

— Il se fatigue. Elle le mène à un train d’enfer.

Et le cœur du Corbiau, sans qu’elle sût encore pourquoi, frappa dans sa poitrine le premier coup du tocsin.

À présent, tout le monde voyait que M. Jasmyn n’en pouvait plus. La salle entière était figée par une gêne grandissante. Au milieu de l’espace vide, entre les chaises, il y avait cette arabesque noire et rose et rouge qui précipitait le mouvement de ses lignes et la voix de Nina, ailée, survolant l’essoufflement, survolant sa propre danse : Anda ! Anda ! et la masse de M. M. Jasmyn, de plus en plus pesante, de plus en plus distancée…

Nina bondit, une main au-dessus de la tête, l’autre retenant les plis de son châle sur la hanche et ses petits pieds mimèrent dans l’espace un rapide combat de colombes amoureuses. En face d’elle, M. Jasmyn voulut s’élever aussi, mais au lieu de quitter le sol, il tomba sur les genoux et demeura là, haletant, appuyé sur sa main, comme sur une béquille.

Nina éclata d’un rire aigu : « Il est tommbé ! Il est tommbé ! » et tandis qu’on s’empressait autour du professeur, elle se perdit, couleuvre, dans la foule en mouvement.

Isabelle se tourna vers Amédée :

— Elle l’a fait exprès, dit-elle à mi-voix. Elle est méchante.

— Allons donc ! répliqua M. Durras. C’est une gamine. Elle ne s’est pas rendu compte de ce qu’elle faisait.

— Je vous dit qu’elle l’a fait exprès. Je l’ai observée pendant qu’elle dansait. Il y avait dans son œil une joie infernale, à mesure qu’il perdait pied. Je vous dis qu’elle est méchante. C’est un petit oiseau sanguinaire, une mésange. Qu’y a-t-il de plus joli que la mésange bleue ? Et de plus féroce ?

— Teûh… Teûh… Teûh… fit M. Durras en haussant les épaules. Elle a dansé trop vite et voilà tout. Tant pis pour le barbon, aussi, on ne se mêle pas de danser le fandango avec un pareil feu grégeois quand on a l’âge de la retraite. Tonnerre ! quel tourbillon ! Elle a le diable au corps. Il ne s’embêtera pas, celui…

— Pssh ! dit Isabelle. Faites donc attention…

M. Durras jeta un coup d’œil furibond à sa petite nièce et reposa son menton sur sa canne d’un air vexé. Et comme il s’enfonçait dans un mutisme volontaire, ce fut vers la petite qu’Isabelle se tourna :

— Regarde-la donc, là-bas, avec ses yeux brillants. Elle est très consciente de ce qu’elle a fait, va, la petite gale ! Le pauvre homme y pensera longtemps, à cette humiliation. Tu imagines, pour un danseur professionnel, ce que cela peut représenter… Elle s’en amuse. Vois ces petites mains griffues, pointues, faites pour lacérer ! Oh ! c’est un cruel petit démon… Mais comme tu es pâle, mon Corbiau ? Te voilà toute en sueur. C’est la chaleur, peut-être ? Veux-tu que nous allions prendre l’air ?

— En place pour le quadrille américain ! annonça M. Jasmyn en frappant dans ses paumes.

M. Jasmyn avait repris souffle. Il passait son mouchoir de soie dans son faux-col et souriait, d’un sourire un peu crispé. Il n’oublierait pas cette minute où la mort l’avait touché à l’épaule, jeté à genoux et maintenu au sol, mais il fallait continuer à mener le bal.

Lise passait en courant. Sa mère la happa au passage par un pan de sa tunique.

— Ici, Capricorne. Le talon d’un de tes cothurnes est en train de quitter la semelle.

— Zut, Zut, Zut ! pleurnicha Lise. Chiens de cothurnes ! M’en auront-ils fait voir ! Tant pis, je les enlève, je danserai pieds nus.

— Es-tu folle ? Allons au vestiaire. Je vais t’y faire trois points.

— Vite alors, vite, haleta Lise. Si je manque le quadrille, j’en ferai une jaunisse. Corbiau, viens avec nous. Je ne veux pas avoir l’air de la gosse que sa mère accompagne aux lavabos pour lui rattacher sa culotte.

M. Durras regarda s’éloigner le trio d’un œil plein d’amertume. Quand il se retourna, il vit au-dessus de lui le visage étincelant, aigu, de Nina Bonafé :

— On vous laisse tout seul, monsieur ? Ce n’est pas janntil !

— On me laisse souvent tout seul, mademoiselle, répondit Amédée.

Et tandis que Nina lui exprimait sa compassion par une adorable petite moue, il pensa :

— Méchante, cette jeune fille ? Allons donc ! C’est de la jalousie.

Lise avait bel et bien manqué le quadrille. Quand elle revint, M. Jasmyn dirigeait la deuxième figure.

Elle en eut une suffocation de dépit et courut bouder dans un coin, derrière un tas de chaises amoncelées sur une table. Et là, elle eut la surprise de découvrir son père, en conversation animée avec la jeune Espagnole.

— Vous connaissez donc l’Espagne ? disait Nina. Pamplona, vous connaissez ? Là, je suis née.

— Pampelune, traduisit M. Durras avec entrain. Pampelune en Navarre. Un pays sec, brûlé, des arbustes rabougris au flanc des collines. Ici et là, une infiltration, une petite source cachée. On peut suivre son trajet à la trace de végétation d’un vert intense qui tranche sur le ton fauve du sol.

— Mais ou… i, modulait la jeune fille. C’est cela même. Comme vous dites bien !

— On est un peu géographe, mademoiselle, répondit Amédée d’un ton gai. On connaît son Europe sur le bout du doigt. Et on a toujours trouvé l’Espagne un pays très intéressant.

— N’est-ce pas ? dit Nina — et il y avait un tel élan dans sa voix — comme si elle vous eût sauté au cou. Parlez-moi encore. Parlez-moi… géographiquement !

— Tiens ! tu es là ? dit M. Durras en découvrant sa fille, et sa physionomie animée se rembrunit sur-le-champ. Lise levait sur lui des yeux stupéfaits, emplis d’admiration.

Que son père fût capable de parler d’un pays où il n’avait jamais mis les pieds, voilà qui était nouveau, surprenant et tout à fait digne de respect.

— Hé ! s’écria Nina avec un rire un peu forcé, c’est le petit bouchan ! Tou vas nous dire une fable.

Sans se faire prier, Lise grimpa sur la table, parmi les chaises amoncelées. De son observatoire, elle dominait toute la salle, en longueur. M. Durras et Nina sortirent de leur retraite et vinrent se placer devant elle, et Lise fut un peu vexée de constater que l’attrait de sa récitation les animait beaucoup moins que leur entretien de tout à l’heure. Allons, il fallait les dégeler.

— Que voulez-vous que je vous récite ? proposa-t-elle avec empressement. Les fables, c’est un peu enfantin. Je puis vous dire du Victor Hugo, du Lamartine, du Desbordes-Valmore, du François Coppée, du Mme Amable Tastu, ou… ou… ou du mien, acheva-t-elle en rougissant d’espoir :

— Comment ! s’écria Nina, tou composes des vers ? Cela est vrai, monsieur ?

— Peut-être bien, dit M. Durras en haussant les épaules. Elle en lit tellement… les enfants ne vivent que par imitation.

L’entrain de Lise chancela sous ce jugement catégorique. Elle se raccrocha du regard au visage de sa mère, qui lui souriait de loin. Laurent était revenu s’asseoir à côté d’elle. Il adressa à sa sœur une petite grimace dégoûtée qui lui fit déborder le cœur tant elle y déchiffrait d’affection, et elle agita gaiement la main par-dessus les têtes, vers cette patrie lointaine, comme pour dire : « Je suis en voyage chez les Infidèles, mais je reviendrai ! » Et le Corbiau, qui était assis de l’autre côté d’Isabelle, se leva et se dirigea vers la table, sans doute pour lui prêter renfort.

— Voici votre fille aînée, dit Nina. Elle est janntille. Je l’aime fort. N’est-ce pas, mosquito de mon cœur ?

— Ce n’est que ma nièce, celle-là, corrigea M. Durras. Mets-toi là, petite. Allons, Lise, nous attendons le bon plaisir de l’authoresse.

Lise se sentir pâlir, et très vite, annonça :

portrait de mon frère Laurent,
environ douze ans, par sa sœur Lise,
environ dix :

Laurent, s’il veut, travaille
Plus souvent il me raille
C’est rare qu’il travaille bien
Ce n’est pas rare qu’il ne fasse rien.

— Bravo ! s’écria M. Durras, enchanté. Je puis garantir la ressemblance du portrait. Mon fils, mademoiselle, est le cancre le plus crasse que la terre ait jamais porté.

— Par exemple ! se récria Lise. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire.

Nina s’informait :

— C’est le petit Pierrot, là-bas ? Celui qui ne dit rien et qui regarde méchant ?

— Ah ! vous avez vu cela, s’écria M. Durras avec un élan de sombre plaisir. Oui, c’est un triste phénomène.

— C’est peut-être un phénomène, corrigea Lise, indignée. Mais ce n’est pas un triste phénomène. C’est quelqu’un d’absolument épatant.

Et son regard voyagea de nouveau vers le groupe.

Laurent avait deviné qu’on parlait de lui. Le sourcil froncé, il menaça Lise du regard, mais comme le petit visage mobile s’altérait, laissant voir son désarroi, aussitôt la physionomie du jeune garçon s’adoucit et l’on vit monter du fond de ses prunelles une expression d’indulgence ironique et réfléchie, la sagesse millénaire d’un très vieux Chinois. Un frémissement retroussa sa narine droite, — c’était sa manière de sourire pour lui-même, — et il détourna les yeux pour rendre à Lise sa liberté.

La petite fille faillit sauter de la table, pour courir à lui et l’embrasser devant tout le monde. Oh ! ce Laurent ! Elle l’aimait, ce Laurent, comme une dévote aime son évêque. Mais quoi ! comme disait Isabelle, « si vous perdez votre sens critique devant un évêque, vous n’êtes rien du tout ! »

À présent, Lise vibrait d’enthousiasme de la tête aux pieds. Un mouvement se propageait dans ses membres, dans le cours même de son sang, qui la soulevait, l’aspirait au zénith de l’espace intérieur. Elle voyait la salle, les couples qui dansaient une berline, le dos fatigué de la « tapeuse », la flamme des bougies qui éclairaient le piano — une olive de feu avec un noyau bleuâtre autour du petit germe noir qui se consume — et il lui sembla soudain qu’elle avalait la flamme, dans un grand éblouissement. L’image de Laurent en reçut un vif éclairage, comme ces paysages nocturnes que la lumière de la foudre illumine d’un seul coup, jusqu’au fond de l’horizon. L’image de Laurent et ce que Lise savait de Laurent, sans savoir qu’elle le savait, et cette découverte prit une telle vivacité, qu’il lui était impossible de la garder pour elle toute seule. D’eux-mêmes les mots venaient à l’esprit et se plaçaient dans un moule préparé pour les recevoir.

— Écoutez, écoutez, s’écria-t-elle en étendant ses mains vers ses auditeurs, toute haletante, je… je vais vous dire un autre portrait de Laurent. C’est… c’est un impromptu. Vous avez de la chance. Écoutez :

portrait de mon frère laurent, depuis son entrée
au collège du saint-esprit:
Autrefois, mon frère Laurent était tout plein d’innocence,
C’était chic,
À présent, quel embêtement, il voit partout : Défense, défense !
Ça, c’est le hic.

Cette fois, elle eut un franc succès. M. Durras lui-même riait de plaisir.

— Quelle est drolle ! s’écria Nina.

— Oui, dit Amédée, Lise a un heureux caractère. De mes deux enfants, c’est la seule qui me ressemble.

— Cela lui fait plaisir de ressembler à papa, dit Nina d’un ton câlin. Voyez-la comme elle rit !

Lise riait d’un tel entrain que le Corbiau n’y put résister. C’était bon de se décharger de ce poids qui pesait sur le cœur depuis un long moment et qui ne faisait qu’augmenter, chaque fois que Nina regardait M. Durras ou que M. Durras regardait Nina. Qu’y avait-il donc entre eux, de si lourd ? Mais vraiment, la déclaration d’Amédée et l’éclat de rire de Lise balayaient tout.

Cependant une secrète inquiétude assiégeait la gaîté de la jeune poétesse. C’était encore un jugement de Laurent qui lui revenait en tête :

— Tu t’imagines que tu fais des vers parce que ça rime. C’est peut-être des vers, mais ce n’est pas de la poésie. Tu peux toujours t’aligner avec Victor Hugo ou Lamartine, ma fille !

Et Lise accueille les baisers et les caresses de Nina avec un sourire contraint. Laurent a raison, diablement raison.

— Dis encore ? demandait Nina. Dis encore, pour petit papa et pour moi, Nina ?

Lise devint très grave :

— Écoutez, ce que je viens de vous dire, ce n’est pas bien, ce n’est pas de la vraie poésie. Mais je peux aussi, la vraie, je peux… comme Lamartine. Je vais vous en dire une, que je n’ai encore dite à personne.

Côme Lamartine ? reprit la voix de Nina, avec une singulière vibration. Le grande Lamartine ? Hé ! bienne, quel petit orgueil !

— Absurde, souligna M. Durras. Un orgueil absurde. Vous comprenez, au lieu de la faire taire, à la maison, on lui laisse dire tout ce qui lui passe par la tête sous prétexte d’encourager la confiance. C’est le système de ma femme. Vous en voyez les fruits.

— Aïe, dit Nina, que c’est mauvais ! Mais il faut punir, vous, le papa ! Vous êtes le maître, hé ?

« Elle a vraiment bien besoin de lui donner des conseils », pensa Lise, et elle sentait avec chagrin la merveilleuse vibration de tout à l’heure s’affaiblir d’instant en instant. C’était comme une vague qui se retirait, la laissant échouée, inerte, sur la grève.

— Allons, reprit M. Durras, dis-nous encore ta petite machine et tu t’en iras danser. Il y a assez longtemps qu’on s’occupe de toi.

Nina s’approcha de lui comme par inadvertance et le frôla de son épaule ronde, et il ne put s’empêcher de regarder ce sillon qui se creusait dans la chair jeune, à la naissance du corsage, ce sillon d’où montait une tiède bouffée d’œillet poivré…

Lise leva des yeux pâles et annonça d’une voix tremblante :

le printemps

Au printemps, tout pousse,
Les jeunes enfants comme les jeunes pousses,
Et les fusains et le jet d’eau
Au fond du parc semblent sourire
Au grave buste de marbre.

Sa voix expira sur les derniers mots, car la vague s’était tout à fait retirée et le poème, que Lise avait tant aimé, ne lui paraissait plus maintenant qu’un petit déchet honteux, qu’elle aurait voulu repousser dans l’obscurité.

Comme elle tendait vers Nina un visage souffrant, elle rencontra le regard étincelant d’une jeune furie :

Mannteuse ! Vaniteuse ! Ce n’est pas de toi ! Dites-moi, monsieur, vous, où elle l’a copié ?

— Je n’en sais rien, avoua M. Durras. Ce doit être un poème déformé. Vous voyez que ces vers n’ont pas de mètre régulier. Ce ne sont pas des vers, pour mieux dire. Elle a dû assembler des réminiscences.

Lise, sur sa table, sentait venir l’asphyxie. Elle prit une grande respiration, serra les dents, brandit ses deux poings :

— Brutes ! cria-t-elle de toute sa force. Idiots ! Je vous déteste !

Et avant qu’on eût pu la saisir, elle sauta de la table et s’échappa de la salle en trois bonds.

Les bras allongés sur un pupitre, la tête sur ses bras, elle sanglotait furieusement, dans la classe vide. Un monde brisé. Le chaos. Oh ! les tuer, les tuer !

Une main la secoua, et cette odieuse voix de Nina, avec son accent ridicule, éclata à ses oreilles :

— Dis la vérité, ou je te claque, ou je te pince ! Ils ne sont pas de toi, les vers ?

Lise bondit sur ses pieds et rugit en trépignant :

— Ils sont de moi ! de moi ! de moi !

Nina veut la saisir par les cheveux, mais Lise griffe et mord comme un chat, crie et crache de fureur. Et voici qu’une main retient la main de la jeune fille, et le Corbiau déclare posément, de sa voix sans timbre :

— Ils sont d’elle. Et vous, vous êtes méchante et jalouse. Laissez-la.

— Toi ! dit Nina, suffoquée. C’est toi qui… Petit monstre ! Tiens ! Tiens !

Le Corbiau s’abrite, de son bras levé, sans chercher à rendre les coups, pendant que Lise s’accroche à la jupe de Nina en furie. Elle ne lâche prise qu’en voyant arriver Laurent, qui « boule » contre la jeune fille comme un petit taureau et l’accule au mur, tenue par les poignets :

— Dites donc, vous ! Vous allez laisser mes sœurs tranquilles ? Il y a longtemps que je vous tiens à l’œil, vous savez ? Le pauv’ type, tout à l’heure, hein, le pauv’ type, vous l’avez fait exprès, de le faire tomber ? Eh bien ! maintenant, vous allez y aller, à genoux, sur le parquet, et demander pardon à mes sœurs. Allez ! À genoux ! Saleté !

Nina se tord, essaie d’échapper, mais elle fléchit peu à peu sous la pesée d’une jeune force décuplée par la rage. Ses poignets blanchissent entre les doigts qui les encerclent, son visage grimace, elle gémit :

— Ahi… Ahi… sale brute !

Et le Corbiau passe sur son front une main égarée et murmure tout bas :

— Je t’en prie, Laurent, oh ! je t’en prie…

Tout cela n’a pas duré dix secondes, et ils sont tous si bouleversés que personne n’a vu arriver M. Durras.

Un soufflet retentissant s’abat sur la joue de Laurent.

— Voyou ! Brutaliser une femme !

Le jeune garçon lâche les poignets de Nina, se retourne avec une sorte de lenteur effrayante. Une joue marbrée de rouge, l’autre blême, il ne regarde plus personne. Ses yeux égarés fixent un point dans l’espace et, lentement, ses poings serrés s’élèvent — défense ou menace, on ne sait.

— Et alors ? dit Amédée, de sa voix nasale.

Lui-même est livide, immobile à sa place, les bras croisés.

C’est alors que le Corbiau esquisse de l’un à l’autre quelques pas chancelants, étend les mains comme pour se suspendre aux manches flottantes du Pierrot et tombe sur lui, molle, pesante, heurtant le mur du front.

Un brouhaha monte de la salle de danse. Des professeurs accourent, les directrices, des mères, des enfants…

— Qu’y a-t-il ? Une petite fille malade ? C’est la chaleur. Qui a de l’eau de Cologne ? Du vinaigre, au réfectoire, courez chercher du vinaigre…

Puis tout le monde s’écarte. Isabelle vient d’arriver. Sans un mot, elle se penche, elle soulève la petite fille qui ouvre les yeux, la charge sur son épaule, comme un agneau mort. Tout le monde se tait.

Mme Durras se tourne vers son mari :

— Voulez-vous aller chercher une voiture ?

Et M. Durras rassemble son chapeau, ses gants, sa canne et disparaît comme une queue de rat sous une porte.

Ils s’en revenaient tous les cinq vers la maison, dans un vieux, vaste fiacre qui sentait la pluie et la couverture de cheval.

La petite fille avait tout à fait repris ses sens et affirmait qu’elle se sentait très bien. Non, ce n’était pas désagréable de s’évanouir, au contraire.

— Comment, au contraire ? demanda Isabelle, tout bas.

Mais elle n’obtint aucune réponse, car le Corbiau n’aurait su s’expliquer davantage. Elle savait seulement que cette syncope était arrivée à point pour dénouer les rets qui se resserraient sur son cœur et l’étouffaient.

À présent, elle allait guérir, tout doucement, en tâchant d’éviter les allusions qui renouvellent un mal, ces allusions dont le monde est plein, par exemple les mots « linon », « café », ou la chanson : Embrasse-moi, Ninette… Le jour où elle ne souffrirait plus de ces allusions, elle serait tout à fait guérie. D’ici là, ce serait la convalescence, aux rayons du soleil d’Isabelle.

Isabelle essayait d’ausculter le silence de cette petite tête appuyée à son épaule. Mais déjà ce n’était plus le silence enfantin, perméable. Ce silence-là se défendait, repoussait la protection.

Du côté de Laurent, c’était la détente après l’orage. Il pleurait silencieusement dans un coin du fiacre. Du côté de M. Durras, la stupeur. Les choses, pour cette fois, n’iraient pas plus loin.

Cependant Laurent remâchait encore le regret de n’avoir pas châtié suffisamment cette fille insolente. Et Amédée cherchait dans sa mémoire, pour le raviver, le souvenir de cette seconde où le parfum de Nina était monté vers lui, par le chaud couloir d’entre les seins. C’était là le seul point lumineux de cette sombre journée.

Lise regardait par la vitre du fiacre les réverbères cernés d’un halo roux et, sur le pavé, ces lueurs délayées, ce miroitement gras de l’hiver lustrant la chaussée noire, comme un pelage de monstre. Elle se rencoigna dans le fond de la voiture en frissonnant. Ah ! l’affreuse journée ! Pourquoi avait-elle traîné son père à ce bal ?

Affreuse ? Ou merveilleuse ?

Tant d’heureux moments, et cette grande vague qui l’avait soulevée, quand elle était sur la table, ce feu d’artifice intérieur… Oui, elle avait bien fait d’emmener son père au bal.

Mais cette abominable scène avec Nina… Non, elle avait mal fait.

Avait-elle bien fait ? Avait-elle mal fait ? Fatiguée, elle renonça à éclaircir la question et, fermant les yeux, se mit à compter machinalement des cadences.

Le cheval harassé trottait mou, le fiacre cahotait en grinçant, Lise avait froid aux pieds, à travers ses cothurnes mouillés, et chaud à la tête.

Et voici que des mots se formèrent et s’assemblèrent tout seuls selon la cadence qu’elle venait de dénombrer. Et leur assemblage fournissait la réponse à sa perplexité de tout à l’heure, réponse donnée par le trot du cheval et par le cahotement du fiacre :

Ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela,
Ce que tu veux tu l’as, et voilà, ce n’est plus ça

C’est la vie qui va
Cahin-caha,
Mais toi, toi,
Petit Moi,
Console-moi.

VI


Il semblait vraiment qu’un démon malveillant s’attachât aux entreprises de M. Durras, dès qu’il sortait de son domaine scientifique pour passer à l’action.

Au début du printemps, il revint d’un voyage à Marseille avec un air de triomphe et de mystère. Jamais les enfants ne l’avaient trouvé d’aussi bonne humeur. Et sans doute cette euphorie eût-elle duré plus d’un jour si Amédée avait écouté l’instinct de préservation qui lui conseillait de se donner un délai indéterminé avant de révéler à sa femme les raisons qu’il avait d’être content. Mais, vers le soir, il n’y tint plus. Ouvrant devant elle une petite cassette et dépliant avec précaution des papiers de soie, il lui montra les saphirs, les rubis, les émeraudes, les béryls roses, qui brillaient comme des gouttes d’arc-en-ciel sur la blancheur mate du papier.

Tandis qu’Isabelle s’absorbait dans une contemplation attentive, M. Durras lui contait sa rencontre avec un jeune explorateur hollandais aux bonnes manières, qui lui avait cédé ce lot de pierres précieuses trouvées par lui-même aux Indes et qu’il avait fait tailler dans le pays. Contraint de réaliser sur-le-champ pour courir au chevet de sa mère qui se mourait en Hollande, il avait accepté une offre de deux mille francs, alors que ces pierres en valaient le triple, au bas mot : « Oh ! vous faites une affaire, monsieur ! Et pourtant, je ne vous le cache pas, vous me rendez service, car le temps m’aurait manqué pour négocier ces pierres à leur juste valeur… »

— Eh ! bien, mon amie, qu’en dites-vous ? Ai-je perdu mon temps ?

Isabelle releva ses grandes paupières, dévoilant une pupille de chat, rétrécie par une singulière nervosité :

— Mon ami, dit-elle, je ne suis pas lapidaire. Vous non plus. Il me semble pourtant que si ces pierres valaient six mille francs, leur propriétaire en aurait facilement trouvé deux mille chez un prêteur sur gages. Et si elles valent six mille francs et qu’il n’ait pu cependant les vendre que deux mille, comment pouvez-vous espérer être plus habile que lui ?

— Mais vous ne comprenez donc rien ! s’écria Amédée, qui s’était mis à arpenter fébrilement la pièce. Je vous dis que ce pauvre garçon était affolé. Il venait de recevoir une dépêche de Rotterdam : « Mère mourante. Venez urgence. »

— Vous avez vu le télégramme ?

— Oui, dit triomphalement Amédée.

— Vous savez donc le hollandais ?

— Il était rédigé en français.

— Tiens ! remarqua Isabelle, ce télégramme envoyé de Rotterdam à un Hollandais était rédigé en français ? Curieux, curieux…

Au fond des prunelles bleues d’Amédée, il y eut un chancellement, un naufrage, et la plus furieuse colère balaya tout.

Quand il fut avéré que les pierres ne valaient pas trois cents francs, Isabelle vérifia pour son compte cet axiome bien connu qu’il n’est pire tort que d’avoir raison. Elle avait beau se taire, son silence même constituait une offense. De son côté, M. Durras se demandait quel être humain aurait pu supporter le silence d’Isabelle sans devenir enragé, car il était chargé, ce silence, d’une telle puissance de mémoire et de vindicte qu’il évoquait le calme du jugement dernier.

Amédée ignorait, ou feignait d’ignorer, la source souterraine où s’alimentait la force redoutable de ce silence. Il oubliait — ou voulait oublier — que, dans le cours de l’hiver, il avait allégué la nécessité de réduire les dépenses pour supprimer les leçons de musique qu’Isabelle faisait donner aux enfants, et que cette mesure avait eu pour effet de priver Laurent d’un moyen d’expression où il excellait et de l’une des rares disciplines auxquelles il se pliât de bon cœur.

Cette discipline abolie, il ne resta plus que le goût élémentaire des sons, et la même main, qui naguère traduisait si délicatement Mozart et Schumann, fatiguait à présent le piano de balbutiements chaotiques qui faisaient bondir Isabelle : « Assez ! Tu es comme une bonne qui s’imagine faire de la musique quand elle essuie le clavier ! »

Il y avait cela dans un plateau de la balance, et dans l’autre, un lot de pierres fausses. Et le silence d’Isabelle évaluait l’un et l’autre à son juste poids.

Cependant, M. Durras ayant choisi dans le lot deux béryls roses qui étaient, eux, authentiques, il les fit monter en pendentif pour sa femme et sa fille et se débarrassa définitivement de sa mésaventure en inscrivant la somme de deux mille francs au compte « Pertes et Profits » qui occupait une des colonnes de son grand livre noir.

Ce fâcheux souvenir était donc logé à jamais dans le ciel des abstractions lorsque M. Durras fit la connaissance d’un ingénieur chimiste d’une trentaine d’années qui répondait au nom de Gaston Pignardol.

— Eh bien, mon amie, que pensez-vous de Pignardol ? demanda-t-il à sa femme, l’après-midi du jour où le chimiste, invité par lui, était venu déjeuner à la maison. N’est-ce pas que c’est quelqu’un ?

— Ce que je pense de Pignardol ? répandit Isabelle en mordillant la jointure de son index replié. Ce que je pense de Pignardol ? Je pense que Pignardol n’est pas une personne. Pignardol est un intervalle entre deux personnes. Pignardol est un chaînon.

Il y eut un silence, puis la réplique brève d’Amédée :

— Expliquez-vous.

Au ton de cette réplique, Isabelle sentit que l’opinion qu’elle avait de Pignardol heurtait de front celle que son mari s’en était faite. C’était une raison de plus pour ne faire grâce d’aucun considérant.

— D’abord, reprit-elle, Pignardol n’a pas encore trouvé un état social où il se sente à l’aise. Qu’un ingénieur chimiste soit fils de cultivateur, cela ne gênera personne si lui-même n’en est pas gêné. Mais si un changement de condition sociale déséquilibre un individu, cela prouve que la valeur de l’individu n’est pas grande. Pignardol n’est pas fixe, Pignardol n’est pas ferme, Pignardol est un affolé. C’est visible à mille signes. Rien que cette manière qu’il a eue de se jeter à votre cou : « Mon ami Durras, mon cher ami Durras, mon grand ami Durras… » Un homme qui vous a vu cinq ou six fois dans sa vie ! Il me fait penser à ces chiens fous qui ont perdu leur maître à la promenade et qui sautent aux épaules de tous les passants en les couvrant de crotte. Non, non, je ne puis dire que votre Pignardol m’inspire confiance. D’abord, comment saurait-on ce qu’il est ? Il n’a pas de regard.

— Comment, pas de regard ? Il n’est pas aveugle, que je sache ?

— Il n’a pas de regard, reprit Isabelle en secouant péremptoirement son chignon brun. Il a des yeux de hanneton. De gros yeux virevoltants derrière son binocle, qui cherchent partout s’il ne reste pas une petite feuille à brouter. Ajoutez-y cette immense moustache toujours en perdition dans la sauce et dites-moi que Pignardol est un pauvre être sans méchanceté, nous en tomberons d’accord. Mais qu’il soit quelqu’un, ça, non.

— C’est tout ? demanda Amédée. Je puis parler ? Bon.

Primo : Je me flatte d’être exempt de préjugés sociaux.

Secundo : L’amitié que Pignardol a pour moi est une chose indiscutable, je dirai même, touchante. Que l’expression de cette amitié vous paraisse excessive, c’est une autre affaire, mais chacun manifeste ses sentiments comme il l’entend.

Tertio : Je renonce à éclaircir si Pignardol représente pour vous un chien, un hanneton ou un chaînon. Pour moi, Pignardol est un garçon fort honorable et un excellent chimiste. Un point, c’est tout.

À quelque temps de là, lorsque Pignardol fit part à son nouvel ami des projets qu’il avait en tête, M. Durras se garda bien d’en parler à sa femme, dont la prévention l’avait rebuté.

C’est peut-être à cause de cette prévention même qu’il témoigna au chimiste une sympathie et une confiance dont la démonstration outrepassait ses véritables sentiments, jusqu’au jour où, ces sentiments ayant subi à leur tour l’influence de la démonstration, M. Durras se trouva engagé très avant dans l’amitié de Pignardol et dans ses affaires.

Il s’agissait de lancer dans le commerce des produits de beauté et des parfums dont Pignardol était l’inventeur et le fabricant. Des précédents notoires autorisaient le chimiste à déclarer qu’il y avait là « de quoi ramasser de l’argent à la pelle ».

M. Durras ne demandait pas mieux que de l’entendre dire. Il passait de longues heures dans le laboratoire du chimiste, au fond d’un pavillon délabré de l’avenue d’Italie. Pignardol parlait sans discontinuer, ses grands bras fauchant autour de lui des moissons imaginaires, sa longue moustache flottant au souffle de ses paroles :

— Savez-vous ce qu’il nous faudrait obtenir ? Le marché de l’Amérique du Sud, mon ami Durras, parfaitement. Toute l’Amérique du Sud vient chercher ses parfums à Paris, parfaitement, et Dieu sait si les femmes, là-bas, en consomment et si elles sont coquettes.

— Parlons chiffres, voulez-vous ? reprenait Amédée, qui aimait à s’appuyer sur des précisions. Vous dites que le prix de revient du kilo de poudre de riz est de… ?

Ces après-midi chez Pignardol étaient devenus son paradis artificiel. Rentré chez lui, il poursuivait le rêve en compulsant notes et brochures, en alignant des calculs. Au bout d’une colonne de chiffres, il entrevoyait la fortune pour lui et sa famille et le plaisir d’avoir eu raison contre Isabelle — plaisir dont il se promettait généreusement de ne pas abuser, car il se découvrait à la faveur du rêve une seconde nature, candide, prodigue, éblouie, une floraison tardive d’enfance. Comment n’aurait-il pas été reconnaissant à Pignardol ?

Aussi fournissait-il sans compter l’appui financier que nécessitait le lancement de l’affaire, se réservant de tout apprendre à sa femme lorsque l’heure du triomphe aurait sonné.

Les longs crépuscules de juin où Vénus brille seule, si longtemps, dans un champ de ciel sans couleur, régnaient sur Paris tout fumant de goudron, tout brûlé de poussière.

Par ces soirées transparentes, Isabelle aimait à s’accouder à la fenêtre de sa chambre pour respirer les bouffées d’air frais qui venaient du Bois proche, apportant l’odeur des acacias. Parfois, le double trot d’un équipage faisait retentir le pavé de l’une de ces petites rues désertes et sonores, bordées d’hôtels particuliers et de jardins, qui constituaient une province limitrophe entre la ville et la verdure, et Isabelle se représentait alors le vieux couple silencieux, au double profil jumelé comme dans les médailles, que ce fringant attelage promenait sans secousses avant l’heure du coucher, ou les jeunes femmes en toilettes claires, assises en face des habits noirs et des plastrons blancs, qui s’en allaient dîner dans un restaurant du Bois.

Un peu plus tard, l’air nocturne retentirait des appels enroués des crieurs qui lançaient à pleine voix le numéro d’ordre des équipages pour faire avancer les chevaux, et, de nouveau, la batterie joyeuse des sabots et le tintement des gourmettes traverseraient le silence, remportant vers Paris, dont la lueur chauffait le ciel, les dernières fortunes aristocratiques et les fortunes récentes, accolées à des noms rendus fameux par une marque de biscuits, d’apéritif ou de fromage blanc.

Ce fleuve doré qui longeait tous les soirs sa modeste existence domestique n’inspirait à Mme Durras aucune envie, car elle avait assez d’imagination pour jouir du luxe des autres, assez d’orgueil et de bon sens pour ne pas voir dans la possession de l’argent une marque de supériorité. Aussi se serait-elle volontiers donné des fêtes solitaires, au bruit des sabots et des gourmettes invisibles si la quadruple vie dont elle était chargée avait laissé à son esprit le loisir de s’absenter.

Mais jamais sa présence totale n’avait été plus nécessaire. C’était peu de travailler de ses doigts pour compenser les pertes qui figuraient au ciel des abstractions. La lutte contre l’invisible l’occupait davantage. Les caprices d’imagination de Lise, qui prétendait s’habiller tantôt en amazone, tantôt en Greenaway, tantôt en « jeune fille », sans précision, et qui prenait des airs de martyre chaque fois qu’on lui essayait une robe appropriée à son âge, c’était là déjà un motif de préoccupation, non pas pour les caprices eux-mêmes, dont Isabelle ne faisait que sourire, mais pour la tendance qu’ils révélaient et que la femme d’Amédée Durras avait appris à craindre.

— Ô guenichon ! s’écriait-elle parfois en regardant sa fille d’un air accablé et véhément, que tu m’en fais voir !

Et Lise répliquait avec la logique imperturbable des rêveurs :

— Tu te plains de moi parce que je suis insupportable et difficile à contenter. Et tu soupires parce que le Corbiau est trop sage et qu’elle ne demande jamais rien. Il me semble que tu n’es pas facile à contenter non plus, entre nous.

En effet, bien souvent, Isabelle prenait à deux mains le visage de la petite Anne-Marie et, la regardant du fond de l’âme, laissait parler tout haut sa tendre anxiété :

— Mon Corbiau… Mon Corbiau gentil, que fais-tu ? À quoi penses-tu ? Tu es là, tu ne dis rien, tu regardes tout avec tes grands yeux, tu as l’air d’un petit hibou apprivoisé qui volerait sans bruit d’une pièce à l’autre, et quand on ne le voit plus, on se dit : « Où est-il ? Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! »

« Tu es trop sage, mon Corbiau, tu me fais peur. Je t’en prie, mets-toi en colère, casse une assiette de Chine, dis-moi zut, ma petite, ma petite… »

Et tout en parlant, elle serrait contre elle cette enfant qui n’était pas née de ses flancs mais à qui l’unissaient tous les liens de l’âme. Elle la serrait entre ses bras, comme si on avait voulu la lui prendre. Et la petite, immobile et silencieuse, laissait descendre sur son visage ce lent sourire qui naissait de ses paupières étirées.

Le tourment qui venait de Laurent était plus précis, tout au moins quant à ses manifestations extérieures.

Depuis la fin de l’hiver, Laurent traversait des crises de dégoût violent qui l’amenaient toujours aux mêmes conclusions : le refus de se laver, par dégoût de son corps, le refus de travailler, par dégoût de son esprit. Il fallait batailler, chaque matin, pour le tub, chaque soir, pour les leçons. Vain effort, puisqu’il n’aboutissait qu’à imposer à Laurent ce qu’Isabelle aurait voulu qu’il souhaitât de lui-même. Mais comment forcer une volonté dans ses retranchements ? Les victoires qu’elle remportait sur Laurent pour l’amour de Laurent ne tardaient pas à lui être imputées à grief, comme si, en l’obligeant au respect de soi, elle avait commis une sorte d’abus de confiance à son profit personnel. Le temps était venu où l’orgueilleux garçon prenait ombrage de la tendresse à cause des droits qu’elle se donne, et revendiquait pour son compte le droit de déchoir comme une manière de libération. Ce droit lui étant refusé par une volonté inébranlable, il n’était pas de persécution que n’inventât ce persécuté, pour se venger de tout ce qui porte jupe. Dès que Laurent était rentré, la maison retentissait des cris rageurs de Lise, des plaintes et des imprécations de Marie, sur laquelle Laurent s’acharnait avec une fureur particulière, n’ayant d’égards que pour la fragilité du Corbiau, qu’il ménageait, intuitivement, au plus fort de la crise.

Isabelle, à bout de souffle, finissait par traîner son fils dans sa chambre, où elle l’enfermait à clef. Lorsqu’elle revenait, une heure plus tard, pour faire appel à sa raison, elle trouvait un garçon hirsute et débraillé, affalé dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, les bras pendants, le regard au plafond. Et les exhortations les plus pathétiques n’obtenaient de lui qu’un silence plein de sarcasme et de mépris.

C’est à ce moment-là qu’un père eût été le bienvenu. Un père qui se serait assis sur le lit et qui aurait demandé, d’un ton naturel : « Eh bien, voyons, mon garçon, qu’est-ce qui se passe ? »

Ce recours-là était refusé à Laurent et Mme Durras, loin de pouvoir confier à son mari les inquiétudes que lui causait leur fils, devait s’ingénier au contraire à les lui cacher. Toute la maisonnée la secondait dans la réalisation de ce dessein, depuis Lise et le Corbiau qui avaient pris l’initiative de « retoucher » le dernier bulletin trimestriel en ajoutant un I à la gauche de toutes les notes et en effaçant le même I, à l’aide d’une barbe de plume d’oie trempée dans l’eau de javel, partout où ce chiffre accusait une place inférieure au dixième rang, — jusqu’à Marie qui, d’elle-même, guidée par une surprenante intuition, remettait toujours à Madame, bien qu’elles fussent adressées à Monsieur, les lettres portant l’en-tête du Collège du Saint-Esprit et qui contenaient les bulletins de semaine.

Ainsi parvenait-on à éviter des collisions redoutables. Mais la vérité dissimulée à M. Durras n’en existait pas moins pour Isabelle et c’était un souci constant qu’elle portait seule, une extrême pudeur morale l’empêchant de se confier même à ceux qu’elle jugeait dignes de sa confiance. M. Alapetite, qu’elle sentait proche d’elle sur plus d’un point, n’avait jamais été invité à franchir cette barrière de réserve. Aussi, bien qu’il parût aimer Laurent et le comprendre, demeurait-il à l’écart de leur destin, spectateur solitaire d’un nœud humain qui devenait chaque jour plus complexe. De M. Durras, il continuait à ne rien connaître, sinon les dehors d’un homme scientifiquement cultivé, fort brillant causeur, chez lequel il avait dîné. Et, durant ce mois de juin aux soirées transparentes, Isabelle portait seule son quatrième tourment, qui lui venait d’Amédée.

Lorsqu’elle l’avait vu déserter la maison tous les jours, elle avait cru d’abord à quelqu’une de ces aventures qu’elle traitait par le mépris. Il lui fallut bientôt s’apercevoir que le cas était plus sérieux. Généralement, les foucades sensuelles de M. Durras se traduisaient par un brio passager, une poussée d’entrain, d’optimisme, d’éloquence, qui cédait bientôt le pas à un flot d’amertume universelle et à des silences gros de rancune. Puis la vie reprenait son cours. Cette fois-ci, un charme plus subtil s’insinuait en lui, qui le détournait de ses occupations et accaparait toutes ses facultés. Il avait rompu, sans motif valable, avec une société industrielle qui voulait l’employer à des conditions fort avantageuses. Ses travaux personnels languissaient, abandonnés depuis des semaines. Lui-même devenait imprécis, fuyant, distrait, mais plus que jamais irritable, si l’on essayait de fixer son attention. Lorsqu’elle le voyait assis en face d’elle, la joue vaste et pâle, la lèvre fébrile, le regard lointain, Isabelle se disait que seules deux passions peuvent ainsi vider un homme de soi-même : la frénésie charnelle ou le songe creux. Ce fut un trait de lumière le jour ou Amédée laissa échapper, dans une conversation, qu’il regrettait de n’avoir pas poussé davantage ses études de chimie au lieu de se consacrer à la géologie, qui était une science de crève-la-faim.

Ainsi mise sur la voie, Isabelle s’aperçut que son mari avait pris des tics de langage, des gestes inconscients qui révélaient la fréquentation quotidienne de Pignardol. Et, redoutant tout de cet hurluberlu, redoutant davantage encore cette seconde nature ductile et crédule qui doublait le personnage roide et autoritaire d’Amédée, elle voyait avec chagrin son mari abandonner tous les avantages qu’il avait pu acquérir par le travail et l’intelligence pour suivre quelque fausse piste où il se montrait, dès le départ, inférieur à lui-même.

Qu’elles étaient paisibles, ces soirées de juin ! Le vent apportait l’odeur des acacias, par-dessus les jardins plantés de lilas et de marronniers. Une lampe s’allumait derrière une fenêtre du petit hôtel d’en face, illuminant son abat-jour de soie claire et les mains d’une vieille dame qui faisait du crochet.

Tout était calme aussi dans la maison. Les enfants chantaient en chœur avec Marie, au fond de la cuisine :

C’est la valse brune Des chevaliers de la lune…

Amédée griffonnait dans son bureau, penché sur des chiffres. Une famille heureuse. La vie quotidienne.

Mais Isabelle scrutait la nuit, de ses petites prunelles perspicaces logées dans de grandes orbites, sous des sourcils en pont chinois, et ses mains étreignaient la barre d’appui, comme celles du pilote au gouvernail, quand le vaisseau donne de la bande.

Vers la fin du mois, Mme  Durras demanda à son mari s’il avait pris des dispositions pour les vacances.

— Nous avons tous besoin de changer d’air, dit-elle avec un regard appuyé. Je crois qu’un séjour à la montagne remettrait bien des choses en place.

Ce ton, ce regard causèrent à M. Durras un singulier malaise. Il y fut d’autant plus sensible que les débours secrets de ce dernier trimestre ne lui permettaient pas d’engager de nouvelles dépenses. Aussi, prenant les devants, répliqua-t-il d’un ton bref que l’éducation des enfants coûtait trop cher pour que l’on pût encore se payer un séjour à la montagne.

— Vous voulez donc que nous passions tout l’été ici ? s’écria Isabelle.

— Je ne veux rien, dit Amédée. Je ne peux pas. Non possumus, comprenez-vous ? L’année prochaine, si tout va bien, nous prendrons des vacances. Oh ! je vous en prie, n’ayez pas cet air tragique. En voilà un malheur, de passer l’été à Paris ! Paris est une ville très saine, favorisée d’un climat tempéré. Qu’est-ce que vous diriez s’il vous fallait vivre à Hanoï ou à Djibouti ?

— Mon ami, répondit Isabelle, avec une palpitation menaçante de ses minces narines, je me propose de vous servir du phoque à tous vos repas. Et si vous trouvez que cette viande sent l’huile, dites-vous bien que les Esquimaux la tiennent pour une nourriture délectable.

— Je ne vois pas le rapport, répliqua sèchement Amédée. Faites-moi grâce de vos considérations culinaires. Nous ne sommes ni au pôle ni sous l’Équateur. Nous sommes à Paris et nous y resterons. De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes bien logée et le Bois est à nos portes.

Il se promenait à travers la salle à manger, sa tasse de café à la main. Les enfants, dans un coin, feuilletaient une livraison du Chasseur français où l’on voyait des bicyclettes, des filets à papillons et des planches en couleur, qui reproduisaient tous les modèles de mouches artificielles pour pêcher la truite. Tout cela ne faisait qu’aviver leur faim de plein air. Ils adressèrent à Isabelle un regard désespéré, auquel elle répondit par un regard résolu. Amédée surprit ce va-et-vient, sentit une fois de plus leur solidarité et sa solitude.

— Ce n’est pas la peine de vous regarder, reprit-il brusquement, enflammé de colère. Vous n’y changerez rien. Même si nous pouvions aller en vacances, nous n’irions pas. Nous n’irions pas à cause de ce garçon-là.

Son doigt tendu désignait Laurent.

— À cause de moi ? demanda le jeune garçon, levant un visage stupéfait, méfiant, hostile.

— Parfaitement. Tu n’as rien fait cette année. Tu n’auras même pas un accessit, c’est clair. Eh bien, mon garçon, tu passeras l’été en boîte, pour revoir ton programme.

Laurent se tut, l’œil sombre, la mâchoire contractée. Sa respiration se précipitait.

— Si tu fais cette tête à gifles, dit M. Durras, tu auras la gifle.

Et il écarta, d’un revers de main, le Corbiau qui s’était placée entre eux.

— Calmez-vous, dit Isabelle en se levant, toute pâle.

À son tour elle vint se placer devant son mari :

— Au lieu de le mettre en boîte, comme vous dites, proposa-t-elle en appuyant sur lui un regard perforant, vous pourriez peut-être lui faire donner des répétitions par votre ami Pignardol, qui est un homme si remarquable ?

— Je ne vois pas le rapport, dit Amédée d’un ton bref.

Mais il se sentait traqué.

Le visage de Laurent s’était détendu. Un point d’humour brilla dans ses yeux.

— Pignardol ? Chic !

Il se leva, faucha l’air de ses bras et roulant de gros yeux, bredouilla très vite :

— Bonjour, mon ami Durras. Comment allez-vous, mon ami Durras ? Parfaitement, parfaitement, j’en suis ravi. Ah ! voici M. Durras fils, leû ffils de mon ami Durras, parfaitement. Eh bien ! jeune homme, comment vont les équations ?

L’imitation était si juste que les petites filles pouffèrent de rire à l’abri de leurs mains. Mais il n’y avait pas assez de haine dans les yeux d’Amédée pour ce clan maudit qui lui prenait tout.

Huit jours plus tard, Isabelle entra dans son bureau et lui annonça qu’elle s’était entendue, par l’entremise d’une agence, avec une famille d’Anglais qui cherchait un appartement meublé pour toute la durée des vacances. La somme offerte couvrirait largement les frais de leur séjour à la montagne.

— Et si je refuse de signer l’engagement ? dit Amédée.

— Alors, répondit Isabelle, nous irons ensemble à votre banque, nous retirerons tout ce qui reste et nous nous empresserons de le porter au hanneton Pignardol, pour qu’il broute à notre santé. Mais je réclame auparavant la permission de lui dire deux mots.

L’engagement fut signé le lendemain. Les enfants dansèrent de joie. On allait retrouver la montagne, le fracas des torrents, l’air qui sent l’eau et l’herbe qui sent la garenne.

Là-dessus, par une de ces brusques revanches d’autorité qui suivaient toujours ses défaites, M. Durras décréta que l’on n’irait pas à la montagne, mais à la mer, dans une île bretonne, dont il avait entendu vanter les charmes.

C’était là un des derniers rayons de l’étoile déclinante de Pignardol. La description enthousiaste de l’île morbihannaise qu’il avait faite à son ami Durras aimantait cette âme errante. Et comme le chimiste avait parlé de pêches fabuleuses, Amédée se précipita chez un spécialiste qui lui fournit au prix fort havenets, filets, filin, cannes à moulinet, amorces de toutes sortes et jusqu’à un suroît de pêcheur de morue.

— Eh bien ! mes enfants, dit-il en revenant de faire ses emplettes, vous en avez de la chance : vous mangerez tous les jours du homard.

VII


— Une île ! s’écriait Isabelle en secouant son chignon. Comment peut-on vivre dans une île ? Un nid de crabes dans un bain de saumure, et quand vous y êtes, plus rien à faire qu’à tourner en rond, comme une bête en cage. J’aime mieux n’y pas penser. Quand je me dis que la mer me tient de tous les côtés, je me sens devenir enragée.

« Cette chaleur ! reprit-elle en s’éventant avec son mouchoir. Sentez-vous cette chaleur qui monte du sol ? On dirait qu’on est logé sur un gaufrier, avec un lit de braises par-dessous. On s’en aperçoit, que le Gulf Stream réchauffe la côte ! C’est vraiment bien d’Amédée, de nous fourrer dans le Gulf Stream par l’été le plus chaud qu’on ait vu en France depuis quarante ans. Rentrons, mes enfants, rentrons, c’est à tomber. »

Laurent et Lise rentrèrent avec elle dans la maison basse, un rez-de-chaussée d’un seul tenant, dont les fenêtres encadrées de granit gris émergeaient d’une plate-bande de sauges écarlates et d’hortensias bleus.

À l’intérieur, Marie s’affairait autour des lits d’acajou, remuant les matelas bourrés de varech bruissant. La pénombre fraîche avait l’odeur des salons de campagne, un mélange de renfermé, de colle forte et de peluche.

Mme  Durras repoussa les volets de bois contre le feuillage rêche du figuier dont les branches frôlaient le mur, environnées d’un bourdonnement de guêpes, et le jardin éclatant, touffu, désordonné, apparut sous la blessante lumière, avec ses magnolias massifs portant leurs fleurs comme des coupes et la flamme des géraniums qui s’exaltait du rouge au violet.

— Dire qu’Amédée a voulu aller essayer sa canne à moulinet par une chaleur pareille ! Il a des impatiences d’enfant… Tu ne rentres pas, Corbiau ?

— Non, j’aime mieux rester dehors.

— Tu ne te sens pas rôtir ?

— Non, je suis bien.

Isabelle regarda d’un œil incrédule la mince et longue silhouette qui se promenait dans l’allée, autour du grand magnolia, la tête penchée comme à l’ordinaire, entraînée vers le sol, eût-on dit, par le poids de ses cheveux noirs, plats et glissants qui voilaient à demi son profil.

— Cette enfant a du sang de salamandre, conclut-elle. Ce n’est pas explicable autrement.

Le Corbiau se retourna vers la fenêtre. Ses gestes étaient lents, suspendus et elle parut chercher ses mots avant de dire :

— Je m’en vais faire un tour dans l’île.

— Bon, dit Isabelle. Prends garde aux serpents qui nichent sous les pierres, rappelle-toi que les fruits tombés ont toujours une guêpe dans le ventre, examine la physionomie des chiens avant de les caresser et n’oublie pas de revenir pour le goûter. Il faut que je te bourre un peu, on te compterait les côtes.

Le Corbiau inclina docilement la tête à chacune de ces recommandations. Comme elle franchissait le portillon du jardin qui donnait sur une venelle creuse, elle entendit un dernier anathème jeté sur l’île :

— Trouverons-nous seulement des fruits dans ce pays de Claquebec ? Sur tout notre parcours, j’ai vu un prunier, et il y avait bien dessus trois douzaines de prunes vertes.

Elle referma la barrière en souriant. C’était le spectacle favori des enfants, cette véhémence d’Isabelle, ces refus emportés qu’elle opposait à tout ce qui contrariait sa nature, tout entière engagée dans le refus comme dans l’acceptation. Elle ne s’apaisait que lorsqu’elle avait anéanti verbalement l’être ou la chose qu’elle n’aimait pas. Et les trois enfants, les mains derrière le dos, le nez en l’air, assistaient tranquillement à ce massacre illusoire.

Illusoire… au moins, pour Lise et Laurent, doués d’humour, spectateurs-nés et pour qui les mots n’étaient que des mots.

Mais le Corbiau redoutait, d’instinct, le pouvoir du verbe. Et chaque fois qu’Isabelle poussait une de ces sorties impétueuses, il y avait en elle quelque chose qui souffrait, et qui se repliait sous la protection du silence et de l’éloignement. C’était en elle-même, à présent, qu’il lui fallait retrouver la maison du champ de seigle, naguère figurée par un carré de petits cailloux. Seule au milieu de la venelle, elle s’étira en souriant. Cette île lui plaisait, torride et touffue, cernée de varech et de salive marine, embaumée du parfum sucré des figues. Mais c’est seulement depuis qu’elle se trouvait seule qu’elle en était sûre. Et elle commença de regarder autour d’elle, selon son mode lent, appliqué et précis, qui ne pouvait se déployer que loin du groupe Isabelle-Lise-Laurent, lorsque leur rythme de vie intense et rapide, leur parole vive, imagée, cessait de projeter une ombre tyrannique sur sa propre vie.

La maison qu’ils avaient louée se trouvait au bas du village, construit sur un socle rocheux qui dominait les eaux bleues du golfe aux molles marées. Il fallait sortir du jardin pour voir la mer. Comme tous les jardins de l’île, il étouffait la maison basse, enfouie jusqu’aux persiennes dans les fleurs et la verdure et que des figuiers géants coiffaient de leurs branches, plus haut que le toit.

Tout le village était ainsi, un dédale secret, feuillu, cloisonné de murs épais qui arrêtaient le regard et se renvoyaient la chaleur. Ici et là, une racine de figuier bosselait le sol de la ruelle, rejet de l’arbre puissant dont le feuillage, par-dessus le mur, couvait un bourdonnement d’abeilles.

Au bout de cinquante pas, le Corbiau se trouva égarée dans ce lacis de ruelles et y prit d’autant plus de plaisir qu’elle ne l’avait pas fait exprès. Qu’allait-il lui arriver, à présent que le hasard menait le jeu ? Lorsqu’on ne voit aucune raison d’aller à droite plutôt qu’à gauche, n’est-ce pas à ce moment-là que quelqu’un décide pour vous ? En faisant bien attention, ne pourrait-on surprendre ce « quelqu’un » à l’œuvre ? La tête penchée, le profil à demi voilé par ses cheveux noirs, plats et glissants, elle ne voyait plus rien des lieux où elle passait, réfugiée dans ce désert intérieur qu’elle préférait à tous les paysages du monde et dont il lui fallait disputer douloureusement la possession aux êtres qu’elle aimait.

C’est ainsi qu’elle aboutit trois fois de suite à la même petite place criblée de soleil, sous le ciel uniformément bleu. Chaque fois, elle emportait la même image : le platane et son ombre ocellée de lumière, le banc et la table de bois blanc devant l’auberge qu’un rideau de perles vertes défendait du soleil et des mouches.

Enfin, levant la tête, elle vit tout cela qu’elle n’avait pas encore regardé et se dit : « C’est étrange. Il me semble que je connais cet endroit depuis longtemps. » Alors, comme elle allait s’engager pour la quatrième fois dans le même petit chemin de terre sèche et de cailloux qui la ramenait toujours au même endroit, par un labyrinthe de soleil et d’ombre, elle s’en écarta, fit le tour de l’auberge et découvrit un sentier montant derrière le dépotoir où la hampe d’un yucca, portant ses clochettes blanches, s’élevait d’un tas d’escarbilles, de tessons et de vieilles boîtes de conserve.

L’odeur de la mer venait au-devant d’elle, par grands souffles brusques et quand elle eut tourné le dernier coude du sentier escarpé elle se trouva soudain en plein ciel, en plein vent, au plus haut de l’épaule rocheuse que l’ile soulevait hors des eaux bleues, alourdies de goémon.

La marée, ici, accourait du large, par longs rouleaux d’écume et d’eau courbe et frappait les rocs velus, pareils à des croupes de bisons sauvages, qui ruisselaient par toutes les pentes de leur toison d’algues, tandis que la vague reculait pour un nouvel assaut retentissant.

Longtemps, le Corbiau contempla ce spectacle monotone et fascinant, immobile au bord du sentier qui longeait la falaise.

Le rythme de la mer, le choc et le murmure de l’eau pesante et fluide emplissaient ses oreilles, lorsqu’une voix s’y mêla, une douce voix usée, qui disait : « Pardon, mademoiselle, je voudrais bien passer… »

Elle perçut cette parole humaine, sans la distinguer du bruit des éléments, et, répétant machinalement en elle les mots qu’elle venait d’entendre, oubliait de s’écarter pour laisser le passage. Il fallut, pour la rendre au sentiment de la réalité, que le bout d’une canne touchât doucement sa cheville nue, tandis qu’une voix plus timbrée que la première, s’écriait en riant :

— Elle est bien distraite, cette jeune fille !

— Oh ! pardon, dit le Corbiau en rougissant de confusion, et elle s’écarta pour livrer passage à la vieille dame qui avait parlé en premier et à son compagnon, un homme grand et mince, imberbe, sous des cheveux gris couchés en arrière, épais et brillants comme un plumage. Cette sorte de huppe argentée accentuait la transparente clarté de ses prunelles, dont on n’aurait su dire la couleur, tant elles étaient pareilles à l’eau sur le sable, quand le soleil l’éclaire jusqu’au fond.

Le Corbiau ne put se retenir de sourire à ces yeux frappés de lumière qui lui riaient en passant. Et lorsqu’il se fut éloigné — prenant le bras de la vieille dame, là où le sentier devenait plus large — elle l’entendit qui disait :

— Avez-vous remarqué, maman, le sourire de cette petite fille ? Une expression ravissante.

« Pourquoi m’appelle-t-il une petite fille quand il parle de moi et une jeune fille quand il me parle à moi se demanda-t-elle ? C’était par moquerie, alors ? »

Inquiète, fâchée, elle continua de longer le sentier du bord de la falaise, jusqu’à la maison qu’elle voyait là-bas et d’où ces gens, sans doute, étaient sortis.

« Elle est bien distraite, cette jeune fille… » la phrase, le son de la voix, l’obsédaient. Un son de voix ironique, oui, oui, ironique. Il la jugeait donc bien enfantine, bien sotte ? Distraite… idiote, parbleu ! « Et c’est bien vrai que je suis idiote, il a raison. »

Une envie de pleurer, de se cacher, la susceptibilité torturante de la douzième année qui contracte le gosier, entrave la respiration, rend les mains moites et les oreilles brûlantes et empoisonne la mémoire d’un venin tenace.

Droite, les yeux élargis, serrant l’une contre l’autre ses lèvres rondes, elle regardait la maison grise, de style mi-normand, dont les baies vitrées de petits carreaux ouvraient sur la mer. Du côté de la terre, un auvent de bois brun protège un perron de trois marches, flanqué de plate-bandes d’hortensias roses que borde le feuillage argenté des cinéraires maritimes.

Le Corbiau se dit qu’elle devrait avoir une opinion sur cette maison. Elle n’en a aucune. La maison ne lui plaît ni ne lui déplaît. Il en est ainsi de beaucoup de choses, qui demeurent en marge de son jugement, comme si elle conservait toutes ses ressources pour un autre objet, qui lui demeure inconnu. Aussi ne sent-elle encore que cette carence du goût, cette pauvreté de réaction, qui l’affligent, et, pour y remédier, elle appelle à soi le goût sévère et tranchant, la vive réaction d’Isabelle.

« Il n’y a rien de plus bête qu’un chalet normand. Quand vous en voyez un, vous en avez vu mille. Et cette manière de serrer les rideaux à la taille par un bout de ruban, rien de plus nigaud. Ça et la toile cirée sur une table, ne m’en parlez pas, c’est le genre petit ménage. »

Isabelle dirait aussi que voir la pleine mer de ses fenêtres est un spectacle à rendre les gens neurasthéniques en peu de semaines. Elle se cabre devant l’infini comme un cheval au bord du précipice.

C’est ainsi que le Corbiau gentil la trouve en elle, cabrée, mâchant le mors et secouant la tête en tous sens, pour dire non. Et c’est chaque fois un plaisir, un mouvement d’admiration pour celle qui dit non. Ensuite commence la résistance de l’âme qui voudrait dire oui et que cette présence interposée empêche. Aussi n’est-il pas de retraite assez profonde pour y trouver le droit de dire oui, le mot de toute sérénité.

— Tu aimes les cinéraires maritimes, Corbiau ? Je trouve que c’est un feuillage triste, un feuillage de cendre, comme son nom l’indique.

— Oui, j’aime les cinéraires maritimes, j’aime ce qui est triste. J’aime la cendre. Je suis bien ici, assise sur ce rocher où l’on a fait brûler du goémon pour en utiliser les cendres, et le rocher garde des traces de cendre, de flamme et de fumée. J’aime ce qui est consumé, volatilisé, perdu, et pourtant je voudrais le retrouver et je me désespère de ne pas le pouvoir. Mais j’aime aussi à être désespérée. J’aime à me sentir triste, en ce moment, jusqu’au fond de moi, devant cette maison où il n’y a personne et qui ne me plaît ni ne me déplaît. Et j’aime à penser que ce monsieur inconnu s’est moqué de moi et qu’il a le droit de le faire, parce que je ne suis rien, rien au monde… Elle pleure à larmes chaudes, sans bouger, sous la brûlure du soleil. Douceur de n’être rien, de se réduire en cendres.

Au fond des cendres, qu’y a-t-il ?

Il y a le souvenir d’une voix :

— Avez-vous remarqué, maman, le sourire de cette petite fille ?

Au fond des cendres, il y a le phénix qui déploie ses ailes et jette un cri éblouissant. Et tout ce qui a retenti de ce cri en garde la vibration : une maison banale au bord d’une falaise, une bordure de cinéraires argentés, le rocher roussi par la flamme et la voix perpétuelle de la mer, qui chante comme chante le sang dans les oreilles quand on a la fièvre.

Sur la table de la salle à manger, il y avait un bouquet de fleurs des champs, un rayon de miel au creux d’une assiette blanche et une tarte aux fraises encore chaude, faite de cette pâte particulièrement croquante et fondante qu’Isabelle nommait la Toute Aimable, car on n’en laissait miette.

M. Durras venait de rentrer, dégoûté de la pêche. Exposé sur un rocher en plein soleil, il s’était battu pendant deux heures avec les cinquante mètres de filin de sa canne à moulinet et n’avait ramené au bout de ses hameçons que des perruques d’algues ruisselantes. Aussi accueillit-il fort mal l’exclamation que poussa Lise, quand elle le vit revenir, la face cramoisie : « Ô ciel, papa, c’est toi le homard ! » et il y eut des pleurs et des grincements de dents.

À présent, tout était apaisé, grâce à l’aspirine et aux compresses, grâce à la pénombre fraîche, à la tarte et au rayon de miel. Les cuillers à thé tintaient dans les tasses et de nouveau, le phénix rayonnait, invisible, au fond de cette poitrine de fillette dont Isabelle disait en bougonnant qu’on lui compterait les côtes.

« Avez-vous remarqué, maman, le sourire de cette petite fille ? »

— Eh bien ! demanda Isabelle. Tu as fait une belle promenade, mon Corbiau ?

Le Corbiau leva des yeux illuminés. Elle voudrait partager sa joie avec les siens, elle va tout leur dire.

— Une très belle promenade. D’abord, je me suis perdue dans le village et j’ai tourné je ne sais combien de fois autour de l’auberge. Ensuite j’ai pris un chemin montant qui mène à une falaise de rochers, à pic au-dessus de la mer. Et là, j’ai rencontré une vieille dame et un monsieur. Le monsieur… avait des cheveux gris et des yeux très clairs. Il a dit… que j’étais une jeune fille très distraite parce que je n’entendais pas que la dame me demandait le passage. Après il a dit… je ne sais plus quoi, une fois qu’il était passé. Et après, je suis allée voir leur maison, qui est une espèce de chalet normand. Puis, je suis revenue.

Et tandis qu’elle parle, il lui semble que sa poitrine se vide. Impossible de communiquer cette joie. Dès que les mots essaient de la saisir, elle fuit. Pourvu qu’ils n’aient rien deviné…

— Nous les avons rencontrés aussi, tes gens, Lise et moi, dit Laurent. Une très vieille dame et un vieux type, mais moins vieux qu’elle tout de même, qui doit être son fils.

— Vieux ? répète une petite voix sans timbre, avec un accent d’étonnement illimité.

Et la voix aiguë et prompte de Lise :

— Oui, vieux, les cheveux tout gris. Mais chic, un chic costume de flanelle. C’est le médecin de l’endroit. J’ai entendu qu’on l’appelait docteur et j’ai filé, parce que j’aime pas les médecins. J’ai toujours peur qu’ils me mettent une cuiller sur la langue.

— Ah ! mais, dit Isabelle, moi aussi je l’ai rencontré, en allant chercher du miel. Je lui trouve un drôle d’air, à ce médecin. Il a des yeux de morphinomane.

— Oh ! dit à son tour Amédée en reprenant de la tarte, ce doit bien être quelque chose de ce genre, pour venir exercer la médecine dans un trou pareil. On me paierait cher pour y rester six mois. Il faut qu’on l’ait vidé de partout, ce médicastre.

…« Mon Dieu, mon Dieu, s’il est vrai que vous pouvez tout, vous n’avez donc pas pu les faire taire ? »

Le lendemain matin, en allant chercher des petits escargots décoratifs le long de la venelle, Lise s’aperçut qu’il y avait du monde dans le jardin de la maison d’en face, un jardin bien ratissé, moins touffu que les autres et qui se rapprochait du genre jardin de chef de gare, avec son massif de bégonias roses et sa bordure d’œillets d’Inde.

La dame qui se tenait debout sur le perron de la maison carrée, crépie de blanc, déplut à Lise au premier coup d’œil. Petite et maigre, vêtue d’une robe de broderie anglaise serrée à la taille par un ruban bleu ciel, elle montrait un visage de belette poudrée, sous des cheveux blonds frisés au petit fer. On sentait qu’elle devait se parler à elle-même en s’appelant « mignonne. »

— Marie-Ja, dit la dame, avez-vous fait vos devoirs ?

La fillette d’une dizaine d’années qui traînait ses pieds sur le gravier du jardin leva la tête et répondit d’un air maussade :

— Pas encore.

La dame leva un doigt et souriant dans l’espace, comme pour charmer les hirondelles, reprit d’une voix flûtée :

— On dit : « Pas encore, petite maman chérie, mais je vais m’y mettre de suite. »

Lise faillit corriger : « On dit : tout de suite », mais se retint juste à temps.

Marie-Ja poussa un grognement difficile à interpréter et se remit à contempler les graviers qu’elle déplaçait du bout de sa semelle.

— Marie-Ja, dit la dame d’une voix tout à fait changée, acide et coupante, si vos devoirs ne sont pas faits à midi, vous aurez de mes nouvelles. À bon entendeur, salut.

Sur ce, elle rentra dans la maison et la petite fille tourna vers Lise un visage plat et noiraud, où luisaient deux yeux rusés.

Lise s’approcha de la barrière à claire-voie :

— Vous allez les faire maintenant, vos devoirs ?

— Non.

— Vous les ferez tout à l’heure ?

— Non.

— Vous voulez que je vous aide ?

— Non.

— Vous voulez venir chercher des escargots avec moi dans le chemin ?

— Non.

— Ah ! çà, demanda Lise, les mains derrière le dos, est-ce que vous ne savez pas dire autre chose que non ?

Marie-Ja la regarda un instant, toute froncée de méfiance sous ses cheveux noirs de petite squaw retenus par un ruban rouge sur le front et brusquement, lui tira la langue.

— Vous êtes mal élevée et laide comme un pou, déclara Lise avec calme.

Et elle rentra dans son propre jardin en se retenant de pleurer, car le manque de civilité lui était fort pénible.

Le jardin vibrait et bourdonnait sous le soleil montant. Des chants aigus d’insectes tendaient dans l’espace des fils de musique. En les écoutant, Lise avait l’impression de s’amenuiser jusqu’à n’être plus elle-même qu’un fil de son tendu dans l’espace. Elle entra dans le jeu, se fit minuscule et le monde qui l’entourait prit un aspect fantastique.

Des monstres ailés s’engouffraient goulûment dans des couloirs d’ambre et de nacre, d’autres émergeaient, en ramant à force de pattes du fond des abîmes sucrés. Tout alourdis, ils s’élevaient enfin, avec leur faix de brosses, de scies barbares, empêtrés comme des grenadiers qui se seraient assis dans leur bonnet à poil. Debout sur l’air qui les portait, écartant leurs cuissots noirs, ils survolaient en grondant un paysage lunaire, aride et crevassé où les amazones rousses menaient la guerre en rase campagne. Et les fleurs du magnolia suspendaient au-dessus de ce chaos planétaire la féerique architecture de leurs palais blancs où dormaient des lacs de fraîcheur.

Il n’était besoin que d’un battement de cils pour que Lise retrouvât ses proportions. Mais elle conservait un émerveillement de cette profusion d’aventures, de délices et de dangers, et aussi, à l’égard du monde où elle se trouvait rétablie, un scepticisme aimable, la souriante bienveillance que les grandes personnes accordent aux dires d’un enfant. Car elle savait que, d’un instant à l’autre, ce monde ordinaire pouvait chavirer dans un autre monde. Spectatrice familière du surnaturel naturel, tout l’émerveillait sans jamais la surprendre.

Aussi, quand sa conversation avec Marie-Ja lui revint à l’esprit, se mit-elle à rire de bon cœur, et elle grimpa sur le mur en s’accrochant au treillis de la tonnelle, pour voir ce qu’était devenu, pendant son voyage chez les insectes, ce petit monstre du monde ordinaire.

Marie-Ja avait tracé la figure d’une marelle sur le gravier et sautait à cloche-pied d’un compartiment à l’autre.

Lise s’installa sur le mur, à l’abri d’une bosse de lierre et commença de rédiger mentalement une relation de voyage à son usage personnel :

« Les naturels de ce pays se livrent à un jeu que l’on nomme marelle. (Si j’écrivais mar-hèl, ce serait bien malgache, ou peut-être polynésien ?) »

À cet endroit, Marie-Ja, qui venait de retomber d’aplomb sur le dernier rectangle, aperçut Lise et lui fit un pied de nez.

« Curieux rite indigène, » nota Lise, gravement, mais il lui fallut rire, malgré elle et si fort qu’elle en pleurait.

La porte de la maison s’ouvrit et la dame au museau de belette poudrée reparut sur le seuil, dans sa robe de broderie anglaise.

— Marie-Ja, qu’est-ce que j’ai vu ?

— Non, dit Marie-Ja en baissant son front têtu.

— Madame, cria Lise, il n’y a pas de quoi se fâcher. C’est un rite indigène.

— Marie-Ja, vous allez présenter vos excuses à Mademoiselle notre voisine, im-mé-dia-te-ment.

— Non, dit Marie-Ja en grattant le sol du pied.

— Non ? reprit la dame. Non ?

Et soudain elle fondit sur sa fille comme un épervier et se mit à la battre avec la vigueur incroyable des femmes maigres cependant que Marie-Ja tâchait de se protéger partout où elle pouvait et hurlait de toutes ses forces :

— Oûh ïa, ïa, ïa, petite maman chérie, laissez-moi, laissez-moi ! Pardon, pardon, petite maman chérie…

— Allez ! allez ! disait la dame avec exaltation, à chaque fois que son bras s’abattait.

Poussée, roulée, claquée, Marie-Ja rentra en tourbillon dans la maison, avec sa mère multipliée derrière elle et la porte se referma sur ses hurlements, qui continuèrent de l’autre côté.

Lise demeurait pétrifiée sur son mur. Tout cela pour un rite indigène.

Brusquement, le désespoir l’envahit :

— Méchante, idiote de femme ! Oh ! si je pouvais lui montrer à quel point elle est idiote et méchante !

Et de se meurtrir les poings contre la pierre et de ruer des talons, cependant qu’au fond d’elle-même, un autre personnage attendait patiemment que se fût dissipé l’effet de ce contact avec le monde ordinaire et que l’on pût reprendre le voyage.

— Quel besoin avez-vous d’arroser ces hortensias ? Nous ne sommes pas chargés d’entretenir le jardin.

— Ces fleurs ont soif, dit Isabelle. La chaleur qu’il a fait aujourd’hui… Elles en crèvent.

— Laissez-les crever. C’est à la propriétaire de s’en occuper.

Sans répondre, la jeune femme continua d’asperger les feuilles claires et les boules aux pétales couleur de ciel, si rapprochés qu’ils formaient un quadrillage sans défaut. Quand elle eut fini, elle prit un sécateur et se promenant à petits pas le long de l’allée, elle émondait ici et là les fleurs fanées et les tigelles sèches.

Amédée la regardait faire, étendu dans un transatlantique, les mains pendantes, la lèvre inférieure avancée, l’œil bleu et morne.

— La brise de mer se lève, dit Isabelle avec un soupir d’aise.

Elle tendait l’oreille au bruit des feuillages, qui lapaient le vent frais du soir.

Amédée soupira aussi, mais d’un ton accablé :

— S’il faut subir cette chaleur pendant tout le mois d’août… quel été ! quel pays !

Les sourcils en pont chinois s’exhaussèrent ironiquement au-dessus de leurs orbites, tandis qu’Isabelle froissait une feuille de géranium, sous ses minces narines, sensibles aux voluptés de l’odorat. Et M. Durras sentit croître son ennui, sous le poids de la responsabilité qu’il portait seul.

L’après-midi lui avait paru interminable. Confiné à l’intérieur de la maison par le feu du ciel qui calcinait la poussière des routes aveuglantes, momifiait les petits chardons des sables aux feuilles épineuses et versait dans le dur granit du sol un fluide brûlant qui s’exhalerait dès la nuit tombée, M. Durras avait en vain cherché à se fuir lui-même, errant d’une pièce à l’autre, le corps moite et l’âme vacante.

Sa femme, ses enfants, la bonne, réfugiés dans le vestibule aux fraîches dalles de pierre, le voyaient passer et repasser, vêtu d’un costume de toile blanche, les pieds nus dans des sandales et tenant à la main un éventail de papier, dont il s’éventait à coups brefs, irrités.

Isabelle avait renoncé à lui démontrer qu’il s’échauffait par le mouvement, et bientôt, absorbée par le point de Venise dont elle cernait à l’aiguille le dessin ajouré, elle oublia cette silhouette qui traversait et retraversait le corridor, interceptant l’ourlet lumineux de la porte avec la régularité d’un pendule.

À côté d’elle, Marie reprisait des bas, Laurent crayonnait, Lise, engloutie dans un livre, à plat ventre sur les dalles, les deux poings dans ses cheveux, n’entendait même plus l’appel de son nom et le Corbiau, la tête abandonnée contre le mur, souriait en silence, paupières baissées, insensible, elle aussi, à la fuite automatique et vaine de cette ombre pourchassée.

Le va-et-vient ne cessa que lorsque Isabelle apporta des boissons fraîches dans des verres tintants, tout givrés de buée. Et l’homme persécuté par les éléments, épongeant à chaque instant son front moite avec un immense mouchoir, ne pouvait que répéter, sous l’empire d’une colère qui l’épuisait d’autant plus que l’objet en demeurait inaccessible : « Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu de bois ! »

L’étincelant ourlet pâlit peu à peu sous la porte et l’on éprouva, à travers les murs, la sensation qu’une présence hostile s’éloignait de la maison. Isabelle entrouvrit les persiennes et les referma aussitôt, assaillie par une bouffée d’air saharien qui sentait la figue chaude.

Mais le ciel, délivré du rayonnement blessant, laissait le regard monter et se perdre dans sa profondeur bleue et c’était un repos de pouvoir ouvrir franchement les paupières. Les objets retrouvaient la couleur et le relief. Tout se reprenait à vivre. Les enfants s’ébrouèrent, las de l’immobilité.

— Ma Gentille, je m’en vais au Vran, voir si je trouve des limandes dans les flaques.

— Z’amie, je vais cueillir du séneçon pour les lapins le long de la route qui descend à la plage.

— Ma Belle-Jolie, je vais me promener dans le village un petit moment.

Après l’avoir embrassée, ils lui disaient encore au revoir des yeux, puis se tournaient vers Amédée : « À tout à l’heure, papa. À tout à l’heure, oncle Amédée. » Poliment, gentiment, mais ce n’était ni la même voix, ni le même regard. Pas une fois, depuis qu’ils étaient au monde, ils ne s’étaient retournés pour le voir encore après qu’ils l’avaient quitté. Lui non plus. Mais on peut souffrir de ne pas recevoir ce que l’on ne songerait pas à donner.

Isabelle demeura. Mais quand elle aura fini de broder, Isabelle, elle s’occupera du dîner, des provisions. Elle tiendra des palabres avec Marie dans la cuisine. Elle ira voir si le duvet de canard qu’elle a mis à sécher au soleil pour en faire des oreillers commence à perdre son humidité. Elle portera à manger à sa clientèle de chiens et de chats, et si elle rencontre la mère Daniel, la propriétaire, un vieux condor ridé aux yeux clairs et féroces sous sa coiffe de mousseline, elle s’amusera à lui faire raconter les histoires du « servant » qui embrouille la queue des juments, la nuit, s’il ne trouve dans l’écurie le bol de lait qui est la nourriture traditionnelle des lutins, et l’histoire du peintre qui avait demandé à Mme Daniel de poser pour lui dans la verdeur de ses soixante-quinze ans révolus, « et qui me regardait, Madame Durras, qui me regardait, que le feu m’en montait aux joues comme si j’avais été devant un poêle. »

Et puis, elle prendra l’arrosoir et le sécateur et elle s’occupera du jardin. Et Amédée sera là, allongé sur un transatlantique, les mains pendantes, la lèvre avancée, l’œil bleu et morne et criant de tout son corps, de toute son âme vacante : « Et moi ? Et moi ? »

— Flairez-moi ce parfum, dit Isabelle en lui passant prestement ses doigts sous le nez.

— Géranium, dit-il avec indifférence.

Le sécateur hacha les hampes fanées du massif de sauges. Les yeux levés, Amédée tâchait à noyer son ennui dans la voûte infinie du ciel pur et n’y parvenait pas.

— Il faudra que je dise à la mère Daniel qu’elle devrait faire élaguer ses figuiers. Son toit va pourrir si elle le laisse envahir par les branches.

— Eh ! répliqua-t-il avec un subit emportement, qu’est-ce que cela peut vous faire ! Dans deux mois, nous n’y serons plus, sous son toit, et que je sois pendu si je reviens jamais dans ce pays !

Il y eut un silence. Isabelle fredonnait une vieille chanson :

Les yeux en l’air,
Le chapeau bas,
Michel n’osait pas faire un pas
Et Christine la mijaurée
Le regardait du haut en bas.
Ha ! ha ! les drôles d’amour,
J’en rirai longtemps
J’en rirai toujours…

— Pourquoi n’allez-vous plus à la pêche ? reprit-elle au bout d’un moment.

— Merci bien. La pêche côtière, c’est assommant. Rester debout sur un rocher à regarder sa ligne, pendant que le soleil vous cuit comme un œuf à la coque, quelle distraction ! Et la pêche au large, c’est tout un fourbi. Il faut une barque, quelqu’un pour mener la barque et qui se paie votre tête si vous ne prenez rien. Et puis non, aller relever les casiers à homards à quatre heures du matin, ça ne me dit rien du tout. Les homards, on en trouve ici tant qu’on en veut à vingt sous pièce. Ce n’était vraiment pas la peine d’acheter pour cent francs de fournitures qui sont tellement perfectionnées qu’elles vous dégoûtent de s’en servir.

Il parlait avec amertume, plein de rancune contre cet ancien lui-même, candide, prodigue, ébloui, qui avait cru au bonheur sous les rayons de l’astre de Pignardol.

S’il avait secrètement compté sur sa femme pour excuser cet autre lui-même, il s’adressait mal. Isabelle était sans pitié pour les illusions — à plus forte raison quand elles menaçaient de détruire son ouvrage.

Les sourcils hauts, mordillant la jointure de son index replié, elle laissa peser son redoutable silence. L’être second, séduit par de faciles magies, dont Amédée accusait si âprement le souvenir, y succomba sans recours. Il ne restait plus là qu’un homme plongé jusqu’aux épaules dans le fleuve de vie et qui ne pouvait y boire.

— Est-ce que vous croyez que les enfants vont nous faire dîner à neuf heures du soir ? demanda-t-il tout à coup. Cela devient ridicule, ces vagabondages. S’ils ne sont pas rentrés d’ici dix minutes, nous nous mettrons à table et ils dîneront par cœur.

La nuit montait du sol comme une fumée. Déjà le magnolia n’était plus qu’une motte d’ombre étoilée de fleurs blafardes. Isabelle leva la tête et parut s’orienter dans l’espace, comme une abeille à la croisée d’invisibles pistes.

— Ils ne tarderont pas, dit-elle. Tenez, en voici une.

— Celle-ci est généralement à l’heure, remarqua M. M. Durras en adressant un regard satisfait à sa petite nièce, qui venait d’apparaître au détour de l’allée. On ne peut pas en dire autant de ses deux cousins.

Le Corbiau tourna vers Isabelle ses pupilles d’ombre encerclées d’un mince iris bleu.

— Il est tard ? Tu étais inquiète ?

— Moi ? Non, dit la jeune femme en souriant. S’il vous arrivait quelque chose, je le saurais tout de suite.

Amédée railla :

— Vous êtes tous reliés par sans-fil ? Ça, alors, c’est épatant. Est-ce qu’ils vous envoient des informations sur ce qu’ils font, à chaque heure du jour ?

Isabelle leva légèrement les épaules et affirma sur un ton de défi :

— Mais naturellement.

— On va bien voir, reprit Amédée. Dites-nous ce qu’a fait la petite, depuis qu’elle a quitté la maison ?

D’un sourire, il invitait sa nièce à se ranger de son côté dans ce jeu, mais était-ce bien un jeu ? Une âpreté à peine dissimulée perçait sous le ton plaisant.

Isabelle jeta un coup d’œil à la petite robe de toile bleu lin que portait le Corbiau. Comme tous les soirs, cette robe conservait la trace blanchâtre du goémon brûlé.

— Ce qu’elle a fait ? Elle a traversé le village, passé devant la petite place de l’auberge et pris le sentier qui mène à la falaise du Gragnon. Et là, elle s’est assise à côté de la maison du docteur, sur ce rocher en forme de cuve où les paysans font brûler du goémon à l’abri du vent pour en utiliser les cendres. Ai-je gagné, Corbiau ?

Elle riait, sûre d’elle-même, tendre et taquine.

Un temps se passe, le temps qu’il faut pour qu’une figue mûre, là-haut, dans l’ombre, achève de rompre son pédoncule. Elle tombe, faisant ployer au passage les feuilles raides et bruissantes et s’abat sur le sol avec un doux bruit d’écrasement.

— Tu as gagné, dit le Corbiau. Tu gagnes toujours.

Elle avait parlé sans regarder personne, les yeux à terre. Presque aussitôt, comme s’il y avait eu dans ses paroles une intention qu’elle se reprochait, elle vint embrasser Isabelle et appuya sa tête sur son épaule en fermant les paupières. Isabelle lui caressa légèrement les cheveux, et, comme si, de son côté, elle avait perçu un reproche, elle dit à mi-voix dans l’ombre, en soupirant :

— Ce n’est pas de ma faute.

Le gravier crissa sous les sandales de Lise et de Laurent, qui rentraient ensemble, Lise portant glorieusement le seau de fer-blanc qui contenait la pêche de son frère. Tout en allongeant le pas pour se maintenir à côté de lui, elle mâchonnait de sourdes injures entre ses dents serrées :

— Lâche ! Brute ! Ignoble personnage ! Toujours me donner des coups de pied de vache dans les chevilles ! Attends un peu, que je le dise à papa…

— Chiche ! répondit Laurent.

Lise découvrit son père et prit aussitôt un air épanoui :

— Quelle délicieuse soirée ! C’est un plaisir d’être dehors, n’est-ce pas ?

— On s’en aperçoit, bougonna M. Durras. La prochaine fois, vous vous passerez de dîner. Marie, M. Laurent vous apporte des limandes, mais vous les donnerez au chat. Je défends que l’on serve à table de ces choses infectes qu’il va pêcher dans la vase, pour nous donner toutes les maladies.

Toute la maison dormait, sous le ciel criblé d’astres, la maison basse, enfouie dans les sauges, les hortensias, les menthes.

Toute la maison dormait, sauf l’horloge à balancier du vestibule. Le Corbiau l’entendait du fond de son lit et s’efforçait de régler sa respiration sur ce rythme régulier, pour apaiser les battements de son cœur et trouver enfin le sommeil.

Mais son cœur continuait à frapper ses côtes à grands coups désordonnés, dur comme un poing fermé qui ne veut pas lâcher ce qu’il tient. Et son corps tout entier était tendu, arc-bouté comme pour une résistance, tandis que sa pensée tournait sans relâche autour du même point.

Ainsi, quelqu’un de la maison sait qu’elle va s’asseoir tous les jours au même endroit, sur ce rocher qui garde les traces de la flamme et de la cendre.

Ce quelqu’un là sait-il aussi qu’elle attend ce moment depuis le matin, et qu’ensuite elle attend l’heure du coucher pour être seule et dénombrer ses souvenirs, avec une joie d’avare qui compte et recompte ses pièces d’or à la lueur d’une lanterne sourde ? Une chevelure grise, couleur d’argent et de cinéraire maritime, entrevue par une fenêtre ouverte. Le son d’une voix qui parle à quelqu’un d’invisible à l’intérieur de la maison — et l’on ne distingue pas les paroles, rien que leur murmure et l’accent que leur donne la voix. Le geste d’une main qui tient une cigarette — et, de temps à autre, en fait tomber la cendre, du bout du petit doigt. Tout alentour, l’air brillant, salin, le gouffre bleu, l’odeur de la mer et sa grande respiration.

Tels sont ses trésors. Certains jours, elle revient presque trop riche. Il est passé à côté d’elle et lui a souri, comme s’ils se connaissaient de longue date. Ces jours-là, elle tremble qu’il ne lui adresse la parole. Et, bien qu’il passe sans rien dire, cette inquiétude corrompt légèrement le souvenir heureux. À la longue, cette inquiétude se transforme en espoir : l’espoir qu’un jour il lui adressera la parole.

Tout cela suffit à combler le temps, comme la pulsation de la mer, qui ne cesse ni jour ni nuit.

Mais qu’une autre oreille perçoive cette pulsation, alors le cœur durci se défend, comme si l’on voulait lui prendre son bien,

De quoi se mêle-t-on ? Et de quel droit ? « Mais je deviens mauvaise ! Qu’est-ce que j’ai ? » Ses pupilles dilatées interrogent la nuit. Molle nuit d’août, traversée de remous tièdes, d’odeurs fraîches qui voyagent, — les sauges, les menthes, — de petits pas mystérieux qui frôlent le gravier, toujours à la même place.

« Je voudrais pouvoir oublier tout le monde. Non, ce n’est pas cela. Je voudrais que personne ne sache ce que je pense, que personne ne juge ce que j’aime. Je voudrais être seule dans ma tête. »

Qui a soupiré, dans l’ombre ? Cela vient du jardin. Qui se plaint d’être seul ? Qui appelle, en soupirant tout bas ?

Assise sur son lit, les yeux dilatés, le Corbiau écoute le bruit de ses artères. La voix de la mer au fond de ses oreilles… la voix de la mer, de l’amour, de la mort… Un bruit d’eau sur du sable.

Qui l’appelle ?

Elle pose un pied sur le parquet, puis l’autre.

Et si c’est un piège ?

Cette crainte l’effleure, mais ne l’arrête. Elle qui se méfie de tout et de tous, ne sait dire non à rien ni à personne.

La respiration s’élève, toute proche à présent. Ce n’est pas un soupir, ce n’est pas un appel. C’est une présence impérieuse qui respire, là, tout près.

Comme le Corbiau va franchir la fenêtre, quelqu’un claque dans ses mains, à petits coups rapides, et la voix d’Isabelle traverse la nuit, fonçant droit sur l’invisible :

— Pchou ! Sale bête ! Veux-tu te sauver !

La respiration s’est tue. Et la voix reprend, ensommeillée, retournant vers les profondeurs de la chambre voisine :

— Il doit y avoir des mulots dans le figuier. Depuis que les figues sont mûres, ce hibou vient toutes les nuits.

Debout à la fenêtre, devant la masse confuse du jardin où la pâleur du gravier trace une sorte de voie lactée, le Corbiau rit tout bas, à la pensée qu’elle a pris un oiseau nocturne pour…

Pour qui, au fait ?

Pour quelqu’un d’innommé, dont la présence donne aux choses un autre sens. Danger, espoir, mystère. Mais ce n’était qu’un hibou qui venait chasser les rats.

Le cœur de la petite fille a retrouvé son rythme normal, son corps, détendu, cesse de se défendre. Elle se recouche, apaisée. Aucun appel ne troublera plus sa nuit. Mais le soupir qu’elle pousse, du fond de la poitrine en posant sa tête sur l’oreiller, est-ce soulagement ? Est-ce regret ?

— Maman, dit Laurent, as-tu vu la dernière conquête de Lise ? L’espèce de crabe à cheveux longs qui habite en face ? Hier matin, Lise l’a fait entrer dans le jardin et elles en ont piapiatté sous la tonnelle, je ne te dis que ça ! Et des tu et des toi, tant qu’on en veut !

— Lise tutoie tout le monde au bout d’un quart d’heure, dit Isabelle avec une petite moue. C’est un genre qui ne me plaît guère, tu sais, Lise ?

Lise braqua sur son frère un œil clair et froid et, pianotant du bout des doigts au bord de la nappe, déclara d’une voix suave :

— Le jour où les hommes se mêleront de ce qui les regarde, la terre tournera à l’envers.

Laurent dédaigna de discuter cet axiome. Sa narine droite se retroussait éperdûment et ses yeux bruns pétillaient de malice :

— Elle est jolie, ta ma-chère ! Ce museau renfrogné, ce petit œil de crabe ! Ah ! tu les choisis bien, tes relations !

Amédée intervint :

— Vous parlez de la petite fille d’en face ? La petite Le Cloarec ? Le fait est qu’elle n’est pas jolie. Elle a l’air têtu et stupide. Je ne sais pas quel plaisir Lise peut trouver à la fréquenter.

Lise opposait à toutes ces remarques un silence digne et glacial. Brusquement, le Corbiau repoussa son assiette, qui vint heurter son verre :

— Si elle l’aime, cette petite fille ? C’est son droit. Quand vous aurez tous donné votre avis, croyez-vous que cela y changera quelque chose ?

Elle avait parlé d’un ton agressif, si inaccoutumé chez elle qu’Isabelle la regarda avec étonnement.

Lise ne paraissait pas moins surprise : — Mais… dit-elle, je ne l’aime pas. En voilà des histoires à propos de rien ! Moi, je voudrais simplement savoir si on me permet de voir Marie-Ja ou si on me le défend. Si on me le défend, bon, j’admettrai qu’elle a la gale, quoiqu’elle ne l’ait pas. Mais si on me le permet, je voudrais bien qu’on nous laisse tranquilles.

— Ne prends pas tes yeux de chat-tigre, dit Isabelle, on ne te défend rien du tout. Mais tâche de ne pas être aussi familière avec les gens que tu ne connais pas et prends garde de ne pas copier leurs manières. Cette petite fille n’a pas la gale, mais elle est très commune et tu ne gagnerais rien à l’imiter.

Le Corbiau pâlissait lentement après avoir lentement rougi jusqu’aux cheveux. Isabelle vit cela sans la regarder et s’absorba dans la contemplation soucieuse de son assiette.

« Chacun réclame le droit de vivre pour son compte, songeait-elle. Et moi je voudrais bien pouvoir oublier de temps en temps que je porte quatre vies au lieu d’une. »

Le lendemain matin, comme Lise achevait de boire son lait, elle entendit les trois coups de sifflet par lesquels Marie-Ja lui annonçait qu’elle était disponible. Avalant en toute hâte les dernières gorgées, elle jeta sa serviette sur la table et courut à la barrière du jardin.

Non, elle n’aimait pas Marie-Ja. Comparer cette petite fille à l’idéale Juliette, de la troupe des Camarades, ou même à la vive et futée Gisèle Denis lui eût fait hausser les épaules. Mais sa nouvelle connaissance eût-elle été dix fois plus laide, plus stupide et plus renfrognée, Lise n’en serait pas moins accourue à son coup de sifflet, simplement parce que Marie-Ja était une nouvelle connaissance et qu’elle représentait pour Lise ce trésor inestimable : quelqu’un à qui parler.

La petite fille l’attendait derrière le portillon, le front baissé et l’œil luisant. Elle tenait par un pied, la tête en bas, une poupée de carton-pâte dont un petit bracelet de pantalon en fausse dentelle encerclait les cuisses dures, d’un rose-buvard.

— Tu veux jouer à la poupée ? demande Lise sans entrain, tandis qu’elle lui ouvrait la porte.

Bercer un simulacre ne lui avait jamais causé aucun plaisir. Elle préférait inventer des enfants, lorsque le besoin s’en faisait sentir. Il lui arrivait alors d’en enfanter quatre-vingt-douze, pour lesquels toute la famille était invitée à chercher des noms.

— Elle a été méchante, dit Marie-Ja, dardant son petit œil luisant sur le pantalon ourlé de fausse dentelle. On va la fouetter chacune à son tour.

Très excitées, elles s’en allèrent sous la tonnelle. Marie-Ja arracha une girandole de lierre qui pendait le long du mur et, couchant la poupée sur ses genoux, lui retroussa la robe avec une lenteur gourmande. Après un instant de contemplation, son bras s’abattit, armé du martinet de lierre :

— Allez ! Allez, mademoiselle !

Enfin, n’en pouvant plus, elle tendit à Lise la victime, qui n’avait cessé de sourire de toutes ses petites dents de porcelaine :

— À ton tour. Fort, hein ?

Lise fixait sur Marie-Ja l’œil de la pie qui voit briller un dé dans une corbeille à ouvrage :

— Ça, alors, dit-elle, c’est drôle. C’est dans la famille, hein ? Ta mère et toi, quand vous tapez, on dirait des blanchisseuses au lavoir. Et pan ! Et pan ! Et pan ! C’est un bonheur.

Marie-Ja fronça les sourcils, ouvrit la bouche et parut se demander ce qu’elle devait penser de cette remarque.

C’est à ce moment que Laurent apparut sur le seuil de la tonnelle, vêtu d’une courte culotte de toile bleue et d’une chemise ouverte sur son torse. Il avait une mine grave et recueillie, et, regardant Marie-Ja d’un œil intense, il porta ses deux mains à son cœur :

— Oûh ! claironna-t-il d’une voix de Polichinelle enrhumé, na jônie fille ! Qu’enne est benne ! Oûh ! Ne p’tits nyeux, ne p’tits feufeux ! N’en suis fou, madame !

— Va-t’en, idiot ! s’écria Lise, en se mordant les lèvres pour ne pas éclater.

Mais le jeune garçon, roulant des yeux blancs, avait mis un genou en terre devant Marie-Ja pétrifiée de saisissement :

— Mamoinelle, Mamoinelle, voulez-vous t’y pas m’épouser ?

Marie-Ja se prit la tête à deux poings, ferma les yeux, ouvrit la bouche et poussa la clameur des grandes détresses :

— Oûh ïa, ïa, ïa, maman chérie ! Laissez-moi ! Laissez-moi !

Laurent se releva d’un bond :

— Allez, file, ordonna-t-il, de sa voix naturelle.

Marie-Ja ne se le fit pas dire deux fois. Comme elle galopait en hurlant vers le portillon, il prit sa course derrière elle, la rejoignit au moment où elle s’engouffrait dans son jardin et lui rugit dans le cornet de l’oreille : « Si jamais tu reviens, j’ te fourre une araignée dans le cou ! »

Puis, se retournant pour faire face à Lise qui se ruait sur ses derrières, toutes griffes dehors, il la mit en déroute en lui crachant au nez.

M. Durras descendait à grand pas vers le Vran, la plage de vase où il savait devoir trouver son fils. Il était encore abasourdi de l’algarade que venait de lui faire subir Mme Le Cloarec.

— Monsieur, lui avait dit cette dame, debout dans sa robe de broderie anglaise au milieu de l’allée du jardin, monsieur :

« Que Mademoiselle votre fille traite de blanchisseuse la femme d’un capitaine au long cours, cela n’est déshonorant que pour vous. Si ma Marie-Ja vous manquait de respect, monsieur, à vous ou à quelqu’un des vôtres, c’est moi qui en aurais le rouge au front, je vous prie de le croire. Mais, Dieu merci, je me flatte d’avoir su l’élever.

« Mais ce qui dépasse les bornes, monsieur, c’est que votre jeune homme se montre à mon enfant à moitié nu et lui débite des horreurs qu’elle n’a même pas osé répéter à sa mère. Ma Marie-Ja est une enfant très pure, monsieur, et je ne permettrai à qui que ce soit de porter atteinte à sa pureté.

« Enfin, monsieur, que vous dirai-je ? À tout péché miséricorde. Je veux bien passer l’éponge pour cette fois, en faveur de nos relations de bon voisinage. Mais si le fait se renouvelle, alors je me montrerai, et l’on saura qui je suis. À bon entendeur, salut. »

Et elle avait opéré une sortie bruissante, tandis que M. Durras, ouvrant des yeux exorbités de stupéfaction, ne pouvait que répéter : « Quoi donc ? Quoi donc ? Mais enfin quoi, madame ? »

La première stupeur passée, il s’était félicité qu’Isabelle, occupée à sa toilette, n’eût rien entendu de l’incident. Le plus clair de l’histoire, c’est que Laurent s’était conduit comme un voyou. C’est à lui qu’il fallait demander des explications.

Laurent avait installé son chevalet dans les sables parsemés de chardons nains qui bordaient la molle et grise étendue de vase, laissée à découvert par la marée basse.

La mer n’était plus qu’une ligne brillante à l’horizon et le champ de boue s’étendait à perte de vue, étoilé de flaques miroitantes, parcouru de reflets où un œil attentif pouvait discerner les bleus sourds des ardoises, les mauves métalliques qui se jouent sur le poitrail des pigeons et tout le prisme des nuances qui composent la gamme infinie des gris. On les voyait ici en mouvement, fugace arc-en ciel irisant la surface morne, et Laurent les pourchassait avec allégresse.

Il avait oublié les angoisses et les répugnances de ce dernier printemps, lorsque, se tournant vers le ciel et tâchant d’invoquer le symbole de la pureté, il bronchait au milieu de l’Ave Maria sur le mot « entrailles » et sentait sa gorge se soulever de dégoût.

La mer, le vent, le soleil ont balayé ses phobies. Paisible, attentif, Laurent cligne des yeux vers les lointains mauves et son pinceau barbotte gaiement dans le godet d’aquarelle.

— Tu es là, mon garçon ? J’ai deux mots à te dire.

Fût-il bien disposé, M. Durras ne pourrait le rester devant cet obscurcissement du regard qui s’est levé sur lui et qui attend ses paroles avec une inexprimable méfiance.

— Qu’est-ce que tu as raconté tout à l’heure à la petite Le Cloarec ? Que s’est-il passé entre vous, hein, dis un peu ?

Laurent fronça les sourcils :

— Le crabe ? C’est une horreur. Je l’ai fait filer. Je ne veux pas qu’elle joue avec Lise, le vice lui sort par la peau.

— Vraiment ? dit M. Durras. Tu m’as l’air bien renseigné, pour un garçon de ton âge. Enfin, je ne tiens pas à savoir ce qui a pu se passer entre elle et toi, mais je tiens à t’avertir que je ne tolérerai pas tes sales fantaisies, et encore moins, de subir des avanies à cause de toi de la part d’une femelle stupide. Mme Le Cloarec m’a fait une sortie insensée, à laquelle je n’ai rien trouvé à répondre, parce qu’elle était dans son droit et que j’étais dans mon tort. J’ai le tort d’être le père d’un garçon tel que toi et j’en suis assez malheureux. En tout cas, moi présent, tu es prié de mettre une sourdine à tes bas instincts. Et pour commencer, tu viendras avec moi présenter tes excuses à Mme Le Cloarec ou tu ne remettras pas les pieds à la maison. Je t’attendrai là-haut jusqu’à midi. Tu ne déjeuneras pas avant de t’être exécuté. À tantôt.

Il s’éloigne à grands pas, froissant sous ses pieds les chardons nains qui font un bruit de verre fin qu’on écrase. Laurent le suit des yeux, blême, le visage contracté. Et quand il a disparu, le garçon est encore immobile à la même place, mordant et remordant sa lèvre épaisse qui tremble, serrant les poings et respirant de plus en plus vite.

« Rentrer à la maison ? Rentrer à la maison ? Rentrer à la maison ? Retrouver sa figure ? Présenter des excuses ? Rentrer à la maison ?

« Plutôt crever, crever, crever. Plutôt crever. Plutôt… Pouah ! J’ai assez de moi. Quel débarras pour tout le monde.

« Et si maman pleure, eh ! bien ça lui apprendra à m’avoir fait. On ne fait pas ça. Et si on le fait, eh ben, tant pis pour ce qui arrive. On est puni et c’est justice.

« Rentrer à la maison ! Ah ! par exemple, j’en ai plein le dos, de la maison… »

Et son regard se fixe sur la ligne brillante de la mer étale à l’horizon. Tout son visage se fixe, durci, acharné, féroce. Il ne pardonnera pas à sa mère, à ses sœurs, de tant aimer ce garçon qui ne s’aime pas lui-même. À l’instant, il va les en punir.

Le soleil était déjà haut lorsque M. Durras rentra dans le jardin. Il y trouva sa femme qui paraissait l’attendre avec impatience.

— Avez-vous vu Laurent ? demanda-t-elle.

— Il est à la plage de boue, répondit Amédée. Il barbouille un tableau.

— Il n’avait pas l’intention de pêcher ?

— Je ne crois pas.

Isabelle regarda autour d’elle avec malaise, passa la main sur son front qui s’emperlait de sueur et murmura d’une voix angoissée :

— Il faut absolument que je sache s’il a pris du poisson.

Amédée éleva le ton :

— Puisque je vous dis qu’il est en train de peindre ! Vous voulez du poisson ? Allez chez le pêcheur, au bout de l’île.

— Oui, dit tout à coup Isabelle, avec un empressement fiévreux. Oui, c’est cela, je vais chez le pêcheur.

Elle rentre en courant dans la maison, saisit son grand chapeau, son ombrelle et part, très vite, ses petits talons martelant le sol dur.

Amédée la regarde s’éloigner et lève les épaules. Cette nervosité à propos de poisson, cette vie toujours tendue au paroxysme…

Il se retourne et voit le Corbiau, qui le regarde de ses larges yeux pleins d’anxiété :

— Qu’est-ce qu’elle a, Isabelle ? Qu’est-ce qui se passe, oncle Amédée ?

— Il se passe, dit Amédée, que ta tante va chercher pour deux francs de soles et que l’on croirait que la maison brûle. Il se passe que Mme Le Cloarec est une imbécile, sa fille une petite ordure et Laurent le dernier des voyous. Il se passe que j’en ai assez de crever d’ennui et de chaleur dans ce pays et que ces vacances sont mortelles. Et si tu peux me convaincre du contraire, je te paie une grenadine à l’auberge. Ce sera peut-être une distraction.

Isabelle n’essayait même plus, à présent, de raisonner son impulsion. Elle descendait en courant et en butant sur les cailloux le petit chemin qui conduisait au Vran.

Elle vit, de loin, le chevalet abandonné, le béret et les sandales jetés parmi les chardons et son cœur bondit d’angoisse.

Loin, là-bas, dans le champ de boue, une silhouette progressait vers la mer. Les petits souliers d’Isabelle s’enfoncent dans la vase molle. Au bout de trois pas, elle est déchaussée, mais continue d’avancer, aussi vite qu’elle peut, sous le bain brûlant du soleil. Elle n’a plus de souffle quand elle parvient à portée de voix. Il lui faut se reprendre, humecter sa gorge sèche avant d’appeler :

— Laurent ! Laurent ! Où vas-tu ?

Il se retourne, la découvre, lui jette un regard de défi et reprend sa marche, arrachant à chaque pas sa jambe que la boue englue presque à mi-mollet.

« Et si la lisière était mouvante… » pense Isabelle. La voix déchirée s’élève à nouveau :

— Mon petit ! Où vas-tu ?

Laurent se retourne encore, ébranlé par ce cri. Il mord et remord sa lèvre épaisse, vermeille et répond d’une voix basse, grondante :

— Laisse-moi. J’ai le droit de faire ce que je veux.

— Tu te trompes, gémit Isabelle. En ce moment, tu ne fais pas ce que tu veux. Tu n’es pas toi, tu n’es pas mon petit. Reviens. Reprends-toi. Dis-moi ce qui s’est passé. Allons, reviens.

Laurent la regarde, puis regarde la mer, au loin. Il ne sait plus ce qu’il veut. Ses sourcils se froncent, son menton s’abaisse sur sa poitrine :

— J’en ai assez, soupire-t-il. J’ai mal à la tête.

Isabelle approche de lui, péniblement, entravée par sa jupe qui plaque sur ses jambes un ourlet de boue humide.

— T’en aller tête nue sous ce soleil, bien sûr ! C’est bon pour attraper une insolation. Tiens, tu es cramoisi. Attends, attends.

Elle déploie un mouchoir frais, qui sent l’iris — l’odeur de l’enfance — l’étend sur la nuque brûlante, endolorie, et passe son bras autour des épaules de Laurent, fait virer ce corps, l’arrache à l’appel de la ligne brillante qui miroite à l’horizon et reprend avec lui le chemin de la terre.

La migraine encercle les tempes de Laurent, des flèches de lumière le blessent au fond des yeux. Il chancelle contre l’épaule qui le soutient, content de se sentir soutenu, et, l’instant d’après, révolté :

— Quel salopiau je suis, quel salopiau ! Pas capable d’aller au bout… Les femmes, ce que ça sait vous entortiller, c’est dégoûtant… Mais pour la femelle à volants, là-haut, elle peut se fouiller, que je lui fasse des excuses. Une raclée, si elle n’est pas contente. Paraît qu’elles aiment ça…

— Tu délires ? dit Isabelle. Mon pauvre gros, quelle nature fiévreuse je t’ai passée ! Un coup de soleil et ton sang bout.

M. Durras trouvait excessif d’être obligé d’aller chercher le docteur en plein midi, pour une simple insolation. Est-ce qu’on était allé chercher le docteur le jour où lui, Amédée, était revenu de la pêche cuit comme un œuf à la coque ? Isabelle s’était contentée de lui poser des compresses et de lui faire avaler un cachet. Et tout le monde avait pris le thé bien tranquillement.

Mais Laurent jouait le grand jeu. Fièvre, vomissements, délire et il avait trouvé moyen d’affoler toute la maison. Anne-Marie éperdue, Lise en saule pleureur, Isabelle qui en oubliait le déjeuner… Ce goût du théâtre, qu’ils avaient tous ! Comme s’il faisait une température à jouer la tragédie…

En passant devant l’auberge, une bouffée fraîche, humide, qui sentait la lie et la sciure de bois, vint balayer le visage en sueur d’Amédée. « Entrons cinq minutes, se dit-il, le malade n’en mourra pas. »

La salle était basse, enterrée, une sorte de cave où luisait faiblement le mauvais tain d’une glace criblée d’ordures de mouche, au-dessous d’un rameau de buis. La fraîcheur et l’obscurité vous accueillaient comme un bain.

Quand M. Durras eut avalé un pichet de cidre, il s’aperçut qu’il mourait de faim. Le médecin devait être à table, il ne se dérangerait certainement pas tout de suite.

— Faites-moi sauter une omelette au lard, vite, je suis pressé. Et donnez-moi du saucisson en attendant.

Après l’omelette, la patronne lui proposa une friture qu’il ne sut refuser et du flan au pruneau et à la fleur d’oranger.

« Bon, se dit-il, puisque j’ai déjeuné, Isabelle pourra manger à son tour pendant que je m’occuperai de Laurent, si elle ne veut pas le laisser seul. »

Comme il était en train de régler l’addition, une silhouette passa devant la fenêtre borgne, ouverte presque au ras du sol et il reconnut sa petite nièce qui marchait vite, le front penché.

Il la rejoignit sur le sentier montant, passé le dépotoir où fleurissait le yucca.

— Où vas-tu ? Chercher le médecin ? Mais puisque j’y vais. Ta tante n’est pas folle ?

— Non, dit-elle posément, vous n’y alliez pas. Vous ne tenez pas du tout à ce que Laurent guérisse.

— Quoi ! s’écria-t-il, suffoqué. Songes-tu à ce que tu dis ? Moi, souhaiter du mal à Laurent ? Mais as-tu seulement songé à l’existence que j’aurais entre vos trois figures d’enterrement, si jamais il lui arrivait malheur ?

Elle le regarda, de ses grands yeux :

— C’est vrai, dit-elle lentement. Je n’y avais pas pensé. Je vous demande bien pardon, oncle Amédée.

Elle reprit sa marche à côté de lui, le front baissé sous son voile de cheveux noirs.

Comme tout était compliqué, difficile ! Isabelle et Laurent souffraient à cause d’Amédée, mais Amédée souffrait aussi à cause d’Isabelle et de Laurent. Le persécuteur devenait à son tour persécuté. Ne souffrait-il pas de lui-même autant que les autres en pouvaient souffrir ?

Ces pensées l’absorbaient tant qu’elle franchit sans y prendre garde le seuil de la maison normande. Lorsqu’elle s’en aperçut, le docteur Olivier était là, qui l’avait saluée d’un sourire et qui écoutait les explications d’Amédée. Et tout cela, qui aurait dû lui paraître miraculeux, l’intéressait à peine, parce qu’elle était allée si loin en elle-même à la poursuite du drame des Durras qu’elle ne pouvait plus porter attention à ce qui l’entourait.

Un regret l’assaillit alors qu’ils descendaient tous les trois vers la maison, M. Durras à côté du docteur, elle marchant derrière les deux hommes, dans le sentier étroit. Les Durras lui avaient volé son miracle. Son cœur se gonfla d’amertume. La laisseraient-ils vivre, enfin ?

« Mais que je suis mauvaise ! Est-ce de leur faute ? M’ont-ils jamais demandé de penser à eux ? Si je pense à eux, c’est parce que je les aime tant. Je ne vais tout de même pas leur en vouloir parce que je les aime ? »

Et sa rancune, qui cherche une victime, se tourne contre le docteur Olivier. C’est lui qui l’a rendue mauvaise. Elle ne l’aime plus, elle ne lui adressera jamais plus la parole.

Une demi-heure plus tard, elle se promenait dans la venelle, le long du mur du jardin, épiant passionnément la sortie du docteur.

Le voici enfin. M. Durras l’accompagne jusqu’à la barrière et le Corbiau détourne la tête et s’empourpre, parce qu’elle a vu son oncle mettre une pièce d’argent dans la main du docteur. Comment ose-t-il ?… Cela fait mal.

— Eh bien ! petite amie, que fait-on là ?

Prise au dépourvu, elle ne trouve à répondre que la simple vérité :

— Je vous attends.

— C’est gentil, cela. On veut savoir si ce grand garçon n’est pas trop malade, probablement ? Eh bien, il a une bonne insolation, mais c’est l’affaire de quelques jours. On va lui poser des sangsues.

— Des sangsues… Merci, docteur.

Elle devrait s’en aller, mais elle reste là, incertaine. N’a-t-il pas quelque chose à lui dire ? N’obtiendra-t-elle pas, enfin, son miracle ?

— Et vous, petite fille ? Je vous trouve un peu pâlotte, un peu maigriotte. On a grandi trop vite, hmm ? Montrez vos ongles… Oui. Il faut reminéraliser ce petit organisme. Vous direz à votre maman que le docteur Olivier vous a ordonné du glycérophosphate de chaux. Vous vous souviendrez ? Du glycérophosphate de chaux.

— Du glycérophosphate de chaux, répète une petite voix docile. Bien, docteur. Merci, docteur.

Cependant, il s’étonne, devant ce visage tendu vers lui, ces larges yeux dévorants, d’où monte un appel, une prière.

— Quoi donc, petite fille ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous avez quelque chose à me dire ? Vous ne vous sentez pas bien ?

— Mais si, docteur.

— Vous ne souffrez pas d’insomnies ? de vertiges ?

— Non, docteur.

— Pas de pesanteurs après les repas ? Vous digérez bien ?

— …Oui, docteur.

— Pas… de petits ennuis quotidiens ?

Le visage levé devient si pathétique, le regard prend une telle force d’imploration que, soudain, cet homme de cinquante ans passés se souvient de sa douzième année et comprend. Trop tard.

Elle s’est enfuie, légère comme une ombre et disparaît dans le jardin touffu. Saisi de nostalgie, le docteur Olivier regarde la place où se tenait tout à l’heure l’image de l’amour pur, tendant vers lui son visage puéril, d’un mouvement de biche qui demande du pain.

Assise sur le gravier, à l’ombre du grand magnolia qui marquait le tournant de l’allée, le Corbiau cachait entre ses mains son visage brûlant. C’était donc là les paroles immortelles qu’elle avait rêvé d’entendre ?

Elle tressaillit et prit un air indifférent, lorsque des petits pas pressés s’approchèrent de sa retraite.

Lise accourait, toute émoustillée, les cheveux en l’air, les yeux scintillants :

— Écoute, écoute… J’étais sur le mur, cachée par la touffe de lierre. Je m’étais mise là pour pas que le docteur me trouve, s’il avait voulu me « consulter », on ne sait jamais. Cette manie qu’ils ont tous… Tu as vu, toi, hein ? Je me disais, sur mon mur : « Mais qu’est-ce qu’elle attend pour se sauver ? » Tu y as mis le temps. Mais alors, ma chère, tu ne sais pas le plus beau ? Il est resté pétrifié, comme si tu t’étais changée en nuage. Et tout d’un coup il a murmuré, d’une voix toute chose : « Ô Psyché… » Qu’est-ce que tu dis de ça ?

« Psyché, entends-tu, il t’a appelée Psyché ! Ça n’a pas l’air de te faire plaisir ? C’est pourtant joli. Moi, si un monsieur m’appelait Psyché, eh bien, ma vieille… »

Incapable d’en exprimer davantage, elle secoua ses cheveux, en ouvrant dans l’espace des yeux éblouis.

Le Corbiau serrait ses coudes contre ses flancs. Le phénix allait-il une fois de plus renaître de ses cendres, la joie ressusciter ? Psyché…

Lise s’était assise à côté d’elle sur le gravier :

— Psyché… murmura-t-elle, roulant rêveusement sa tête blonde sur le tronc du magnolia. C’est égal, si c’est lui l’Amour, je ne me le figurais pas comme ça… Eh ! bien, qu’est-ce qui te prend ?

Le Corbiau avait bondi sur ses pieds. Un flot de sang colorait ses joues mates.

— Vas-tu me laisser tranquille, à la fin ? s’écria-t-elle, haletante. Allez-vous me laisser en paix, tous ? J’en ai assez, j’en ai assez, j’en ai assez ! Je voudrais… je voudrais qu’un raz de marée engloutisse la maison !

Brusquement, elle enfouit son visage dans ses deux bras, se jeta à plat ventre sur le gravier et se mit à sangloter farouchement.

— Eh bien ! vrai, souffla Lise. Quand les moutons deviennent enragés…

Ses yeux ébahis contemplèrent un moment le petit corps secoué de sanglots. Puis elle hocha la tête et se dirigea vers la maison.

Dans la chambre obscure, où régnait l’odeur camphrée de l’eau sédative, Laurent gémissait faiblement : « Oh ! ma tête, ma tête… »

Sa mère, à son chevet, renouvelait les compresses. Lise s’approcha d’elle sur la pointe des pieds.

— Dis donc, Z’amie, voilà que le Corbiau déménage à son tour. Sous prétexte que le docteur Olivier l’a appelée Psyché après lui avoir parlé de sa digestion, elle pleure et grince des dents et elle dit qu’elle voudrait qu’un raz de marée engloutisse la maison.

Isabelle arrêta sur sa fille son regard pensif et perspicace.

— Monstres d’enfants, soupira-t-elle, vous me ferez mourir. Et ce n’est qu’un commencement. Va, ma biche, va porter au Corbiau une tartine de gelée de groseilles. Cette enfant n’a rien mangé à déjeuner, comment veux-tu qu’elle soit dans son bon sens ?

IX


Que Laurent fût en passe de devenir un saint, cela ne faisait pour Lise aucun doute, durant cet aigre printemps, leur deuxième printemps parisien.

La piété de son frère l’emplissait d’admiration, elle, dont les résolutions d’ascétisme ne résistaient pas à l’aspect d’une boîte de caramels.

Elle trouvait d’ailleurs tout naturel que Dieu eût choisi Laurent pour habitacle. Le royaume du ciel n’a-t-il pas été promis aux violents ? On aurait pu seulement souhaiter qu’il y gagnât un peu de douceur franciscaine. Malheureusement, jamais son humeur n’avait été plus sauvage. Jamais notre sœur Lise n’avait reçu autant de coups de poing qu’au lendemain des jours de confession générale. Elle en prenait des colères folles, vouait son persécuteur aux flammes de l’enfer et, cinq minutes après, courait l’embrasser, tandis qu’il ruait d’impatience, présentait à ses baisers le rond de la tête et se frottait ensuite avec sa manche, pour effacer la souillure. « C’est la grâce qui le travaille ! » se disait Lise, pénétrée de respect.

Isabelle était plus sceptique, quant aux effets de la grâce. Elle devinait chez Laurent un nœud de tourments qu’il dérobait à sa sollicitude et dont la religion ne faisait, semblait-il, que développer la virulence. Mais, bien qu’elle se reprochât d’avoir laissé jeter de nouveaux ferments d’inquiétude dans une âme naturellement anxieuse, elle n’en laissait rien paraître et, fidèle à sa ligne de conduite, s’interdisait de contrarier, par une intervention personnelle inopportune, l’expérience fondamentale que les enfants étaient en train d’accomplir.

Cependant, elle n’avait pu se tenir de leur verser quelques antidotes avant de les laisser aborder une religion dont la doctrine l’avait imprégnée plus profondément qu’elle ne s’en rendait compte et continuait à inspirer sa conduite, mais dont elle détestait l’ambiance.

« Mes enfants, avait-elle déclaré aux petites filles en les envoyant au catéchisme, priez Dieu tant que vous voudrez, mais prenez bien garde à ne pas devenir dévotes. Toutes les dévotes ont des pieds d’homme et un gros nez luisant. »

Et à Laurent, elle avait déclaré : « Mon garçon, si je te vois jamais tendre la joue gauche après avoir reçu un soufflet sur la joue droite, je te renie. »

À quoi Laurent avait répliqué impétueusement : « Ne crains rien. Moi, d’abord, je ne sens que les coups que je ne peux pas rendre. »

Elle les regardait donc tous les trois s’acheminer vers une première communion qui serait pour Lise allègre et mondaine : « Toi, disait Isabelle à sa fille avec un soupçon de dédain, tu es une petite nature… » pour Laurent, douloureuse et passionnée et pour le Corbiau, semblait-il, un devoir de politesse scrupuleusement accompli.

Au premier matin de la retraite de trois jours qui précédait la communion, l’abbé Patrick monta en chaire après l’Évangile et un mouvement de plaisir se propagea parmi l’auditoire, car cet Irlandais au visage fin et doux avait la faveur des néophytes et particulièrement des petites filles.

Il accueillit d’un sourire ce mouvement auquel il était sensible, puis, se tournant vers les bas-côtés de l’autel où se tenaient ses confrères, il parut le transmettre, non sans malice peut-être, à un prêtre inconnu que les autres entouraient de manifestations de déférence.

C’était là le prédicateur extraordinaire que l’abbé Patrick était seulement chargé d’annoncer. Il le fit avec ce luxe d’éloges que les gens de lettres emploient entre eux, dans les discours publics mais la déception de Lise fut telle, lorsqu’elle vit son cher abbé descendre les degrés de la chaire et un gros homme sanguin prendre sa place, qu’elle décida in petto de ne pas écouter le sermon. Cependant, elle ne put se tenir de regarder.

Le prédicateur se signait d’un grand geste qui parut ensemencer les quatre points cardinaux. Les manches de son surplis étalèrent ensuite l’invisible moisson sur toutes ces têtes levées pour recevoir le bon grain :

— Mes frères, commença-t-il mes chers petits enfants…

Un assaut d’émotion le contraignit à se rejeter en arrière, paupières closes, agrippé des deux mains au rebord de la chaire. Puis il ouvrit ces mains, les éleva, les étendit, puis, de ses doigts tâtonnants, mima le geste de Polyphème aveugle comptant ses moutons. Puis, lorsqu’il eut dénombré ce troupeau spirituel, d’une large étreinte il le ramena contre sa poitrine, il l’enserra, les yeux toujours fermés. Ces yeux s’ouvrirent enfin sur une vision d’épouvante. Ses bras abandonnèrent ce qu’ils tenaient, ses mains saisirent à nouveau le rebord de la chaire et, se penchant sur l’auditoire haletant, de toute la force de sa voix, qu’il avait belle et puissante, il leur jeta ce cri à double détente :

— Vous mourrez un jour ! Tous !

Un petit murmure courut parmi les rangs, comme le frisson des blés, quand le vent se lève. Mais Lise, la tête inclinée vers l’épaule et le sourcil froncé, se disait : « Il exagère, vraiment. Pourquoi prononce-t-il : Thôss ? »

Plus l’accent du prédicateur se faisait menaçant, plus la menace lui paraissait inopérante. Et comme, évoquant après Bossuet « ce qui n’a de nom dans aucune langue, » il invitait son jeune auditoire à se pencher avec lui sur les affreux mystères du tombeau et demeurait saisi d’horreur, les mains ouvertes, les yeux écarquillés, Lise vit en lui la parfaite image d’un homme qui vient de laisser choir à ses pieds un panier d’œufs et le comique de ce sermon manqué s’imposa si vivement à son esprit qu’elle rougit de gaîté alors que tous les visages pâlissaient autour d’elle.

Mais elle n’aimait pas être seule à rire. Pressant du coude le Corbiau, elle lui souffla : « Crois-tu qu’il joue mal ? C’est grotesque. »

— Chut ! fit l’autre sans tourner le visage.

Elle ne paraissait pas du tout sensible au comique de la situation. La tête levée, l’air absent, elle regardait droit devant elle, de ses larges yeux.

Déçue, Lise se pencha de l’autre côté et chercha des yeux son frère, parmi les rangs des garçons. Elle découvrit un visage bouleversé, qui ruisselait de larmes — de ces larmes sincères qui coulent toutes seules, sans grimaces — tandis que le prédicateur, abandonnant la dépouille aux vers du tombeau, décrivait avec le même luxe d’épouvante les tourments de l’âme pécheresse à jamais privée de la présence de Dieu.

L’allégresse de Lise s’éteignit sous un souffle froid. Il n’y avait plus moyen de rire, puisque Laurent pleurait.

Elle mordilla l’ongle de son pouce, fixa sur le siège de son prie-Dieu un regard désolé, puis, se retourna vers le Corbiau pour chercher du secours.

— Corbiau, dit-elle tout bas, est-ce qu’il ne va pas se taire, là-haut ? Laurent pleure comme un veau, on croirait qu’il a perdu toute sa famille.

— Vas-tu te taire toi-même ? répliqua sa cousine avec brusquerie.

— Bon ! se dit Lise, voilà encore le mouton enragé.

Résignée, elle croisa ses mains entre ses genoux. Un sentiment de pénible solitude l’envahissait, bientôt transformé en une rêverie mélancolique qui n’allait pas sans quelque douceur. C’était comme un brouillard de l’âme du fond duquel elle percevait encore des bribes du sermon.

« Toujours… Jamais… Toujours… Jamais… »

Il était question de cette fameuse horloge, placée aux portes de l’Enfer et qui mesure l’Éternité au rythme de ces deux mots inexorables.

Lise se demanda machinalement si le coucou sortait à chaque fois. Sans doute, devait-il sortir sur le « Toujours » et rentrer sur le « Jamais », avec un petit déclic de la porte. Elle aurait bien voulu voir cette horloge-là, mais au même moment elle se dit :

— Quelle blague ! Est-ce qu’il nous prend pour des enfants, avec son coucou ?

Et elle considéra sans indulgence cet homme qui avait bouleversé Laurent, cependant que, faisant luire enfin au-dessus de son auditoire anéanti le mot de Rédemption et promettant pour le lendemain un sermon sur la Passion que l’on pouvait à bon droit espérer sanglant, le prédicateur bénissait l’assistance et descendait de la chaire en s’épongeant le cou.

À peine rentrée à la maison, Lise courut chercher du renfort auprès d’Isabelle :

— Z’Amie, si tu savais ce sermon qu’on nous a payé pour le premier jour de la retraite ! Un sermon sur la mort, tu as idée de ça ? Et avec des trémolos, encore : « Le verr qui vous rronge pendant les siécleus des siécleus… » Et l’enfer, et la pendule… Pathos, alors, c’est le cas de le dire ! Laurent a tout gobé, cette espèce de Père la Tremblotte, il en est malade. Le Corbiau, je ne sais pas, mais je la trouve nerveuse. On va leur faire boire de la fleur d’oranger.

Isabelle fronça le sourcil, marmotta entre ses dents une menace confuse où il était question de tonsure et de scalp et se mit en mesure de préparer le breuvage calmant.

L’explosion n’eut lieu qu’un moment après, et ce fut le Corbiau qui la recueillit. Ce n’était pas sans raison qu’Isabelle se laissait aller auprès de sa fille adoptive à l’emportement d’une indignation qu’elle épargnait à son fils. Laurent, pensait-elle, était capable d’éliminer de lui-même un germe morbide, après quelques convulsions. Mieux valait ne pas déranger son travail intérieur. La nature lente et secrète du Corbiau lui inspirait plus d’inquiétude.

— L’enfer, l’enfer, disait Isabelle en secouant son chignon… Je te demande un peu qui est allé y voir… Et la mort… Vraiment, ils ont découvert ça, que nous sommes tous mortels ! Et c’est une raison pour aller étouffer l’enfance en fleur sous les images les plus atroces ! Non, décidément, rien n’a changé depuis le temps où Mlle Sibylle — vieux monstre — nous conduisait en troupe dans la cuisine de la pension et nous montrait le fourneau chauffé au rouge en nous disant que c’était une goutte d’eau fraîche auprès du feu éternel. Sadisme et catholicisme ont toujours marché de compagnie. Tu m’entends, Corbiau ?

— J’entends, dit le Corbiau.

Elle était assise sur le canapé et berçait son genou entre ses mains, le regard vague. Isabelle lança un nouvel assaut :

— Est-ce qu’on pense à la mort à votre âge ? Est-ce qu’on doit y penser ? On doit penser à s’épanouir au soleil et à sentir bon, comme les fleurs. Est-ce que tu crois que Dieu n’aime pas mieux les fleurs que les cadavres ?

« Donc, l’on doit fleurir. Plus tard, on porte graine. La graine, à son tour, devient fleur. C’est cela, l’immortalité. Que veut-on de plus ? Ce n’est pas ton avis, Corbiau ?

— Peut-être, dit le Corbiau.

Isabelle la regarda d’un air de doute :

— Ce n’est pas une réponse. Donne ton opinion, parle. Tu as bien le droit de penser autrement que moi, mais dis-le.

Le Corbiau berçait toujours son genou à deux mains, avec un sourire attentif et un regard distrait.

— Je n’ai pas d’opinion, dit-elle enfin. Tout cela n’a aucune importance. Je suis fatiguée et je ne pense à rien.

Pour être véridique, elle aurait dû répondre :

— J’attends que tu aies cessé de penser toi-même aux choses auxquelles je pense pour savoir ce que je pense.

Mais cela, elle ne savait pas qu’elle le pensait.

C’est seulement le soir, quand elle fut couchée, toute la maison plongée dans le silence, qu’elle partit à la recherche de ses propres impressions.

Le sermon ne lui avait pas fait grand mal. Il la trouvait depuis longtemps prémunie. La pensée de la mort lui était familière. Elle ne faisait que changer de forme avec le temps.

Jadis, aux Bories, lorsqu’elle aidait la cuisinière à plumer des petits oiseaux, elle contemplait le cadavre nu et se disait : « Je vois un oiseau plumé sur une table de cuisine, mais la grive qui chantait tout à l’heure, où est-elle ? »

Un peu plus tard, comme elle pensait beaucoup à son corps et à tout ce qui concerne le corps qui paraît si étrange, si peu naturel lorsqu’on n’y est pas accoutumé, il était devenu nécessaire d’apprivoiser les aspects physiques de la mort par une familiarité attentive. Aussi connaissait-elle à fond la planche « Homme » du Petit Larousse, qui montre un squelette avec le nom de ses diverses pièces. Lorsqu’elle l’avait étudié, elle allait se placer devant la glace, et, regardant longuement son image, imaginait l’ossature sous la chair. Le squelette n’avait alors plus rien d’effrayant : il était une charpente, simplement. « Mais je sais bien que ce n’est pas moi, moi qui le regarde en ce moment. »

Alors était né le souci de ce moi, de ce qu’il devenait dans la mort. Restait-il capable de penser ? Capable d’aimer ?

La seule épouvante de la mort, c’était son pouvoir d’indifférence, et qu’elle anéantît à jamais l’un pour l’autre deux cœurs qui s’étaient aimés.

Mais s’il y avait un au-delà, comme la religion l’affirmait, l’effroi n’était pas moins grand de songer que les âmes pouvaient s’y trouver éternellement séparées.

Le prédicateur n’avait pas pensé à ce tourment-là, fort heureusement. Il avait parlé de géhenne et de feu et de la soif des âmes qui jamais ne verront Dieu. Mais il semblait ignorer qu’on peut s’aimer sur terre au point de souhaiter partager l’enfer avec ceux qu’on aime.

S’il l’avait su, sans doute aurait-il éclaté en menaces et en imprécations. Jésus n’a-t-il pas dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ? »

Et le Corbiau craint de s’avouer qu’elle n’aime pas Jésus. La Passion l’émeut de pitié, elle voudrait pouvoir remonter le temps pour mettre de l’huile sur les plaies de la victime et lui tendre un verre d’eau fraîche à la place de l’éponge imbibée de vinaigre. Mais ce n’est que de la pitié. Son amour ne peut aller à lui, qui n’a pas connu les liens de l’amour terrestre. Assis au milieu de ses disciples et prêchant, lorsqu’on vient lui dire que sa mère et ses frères l’attendent au dehors, il répond : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? »

Comment donc espérer qu’il comprendra ce qu’il n’a pas connu ?

Dieu n’est-il pas celui à qui l’amour humain porte ombrage ? Jésus ne l’a-t-il pas énoncé expressément : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ? » Dure, inflexible voix… Le Corbiau se retourne dans son lit et conclut, dure, inflexible, refusée tout entière : « Je ne suis pas digne. »

Mais les conclusions, chez elle, ne valent jamais que pour un temps. Ce temps écoulé, elle se retourne de l’autre côté, car une autre parole lui revient en mémoire, qui semble, celle-là, une promesse faite à l’amour humain : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel. »

Elle n’est pas sûre que le ciel existe, non, malgré tout ce qu’on a pu lui dire… Mais il doit exister, pour que ceux qui se sont aimés sur terre s’y retrouvent. Si un seul restait dehors, dans les ténèbres extérieures, ce ne serait plus le ciel.

Liés dans le ciel, tous les quatre. La promesse est formelle.

Mais alors… Amédée ? Faut-il condamner Amédée à la solitude éternelle ? N’est-il pas assez malheureux déjà ?

Si on lui donnait à choisir à lui-même, que choisirait-il ? Songe-t-il parfois à son âme ?

Et si c’était son rôle, à elle, d’inviter Amédée à songer à son âme ? C’est peut-être cela que Dieu attend d’elle, ce Dieu lointain, qui n’est pas Jésus et dont elle admet l’existence comme elle admet la réalité historique du règne de Louis XIV ?

Si c’est cela que Dieu attend d’elle, elle n’a perdu que trop de temps. Il lui faut aller tout de suite trouver son oncle Amédée, qui travaille ou lit dans son bureau, longtemps après le coucher des enfants.

Elle était si légère, dans sa chemise de nuit, que le vieux parquet fléchissant de la petite antichambre ne grinça même pas sous son poids.

Mais elle s’arrêta, dans l’ombre, avant de franchir le seuil du bureau, car la porte était entr’ouverte sur une colonne de lumière et la voix de Laurent parvenait à ses oreilles, un murmure bas, hésitant, qui laissait des silences entre les mots.

Après un silence plus long que les autres, la voix d’Amédée s’éleva, nasale, très nette, parlant sur le diapason ordinaire, avec calme :

— Nous réconcilier, mon garçon ? Mais nous n’avons jamais été fâchés. Évidemment, je n’ai pas pour toi l’indulgence folle de ta mère ni l’admiration bêlante de tes sœurs, mais quand je sévis contre toi, c’est pour ton bien, crois-le.

Le murmure bas reprit, coupé de : « Eûh… Eûh… » Ce que Laurent avait à dire devait être très difficile. Le Corbiau en l’écoutant, avait mal dans le dos.

Et soudain Amédée s’écria d’un ton stupéfait :

— Mais, mon garçon, qu’est-ce que tu me chantes là ? Moi, entraver ta vie spirituelle ? Mais c’est insensé. Est-ce que je t’empêche d’aller à l’église ? Si tu as le goût de faire ton salut, selon la formule, tu es bien libre. Je n’ai jamais voulu de mal à ton âme, mon garçon, si âme il y a. Et pas davantage à ton corps. C’est pour me raconter ces sornettes que tu viens me déranger à onze heures du soir ? Non ? Tu as autre chose à me dire ? Eh bien, vas-y, je t’écoute. Tu ne prétendras pas que je ne t’aie pas laissé parler.

— …

— Que dis-tu ? Te pardonner ? Qu’est-ce que tu as encore fait ? Rien ? Alors ?… Te pardonner quoi ?

Bien que le Corbiau tendît l’oreille et que son cœur battît à se rompre de l’effort qu’elle faisait, elle ne perçut, cette fois encore qu’un murmure et s’ingéniait à en deviner le sens, lorsque son oncle répéta lentement, avec des pauses et sur le ton de quelqu’un qui énonce les termes d’une énigme pour tâcher de la résoudre :

— Quand on a un ennemi… la personne de cet ennemi vous hante… Quand on est hanté… on voudrait se débarrasser par tous les moyens… Et on rêve à des choses… dont on aimerait mieux ne pas se souvenir…

Un grand silence s’étendit, et la voix de M. Durras conclut, sèche, définitive :

— Je ne comprends pas. Je n’ai jamais eu d’ennemi.

Et tout à coup le son déchirant de la colère, de la souffrance et de la peur qui explosent dans la poitrine d’un jeune garçon, balayant tous les remparts élevés par la volonté :

— Eh bien, moi, j’en ai un, tu entends ! Et plus d’une fois, j’ai eu envie, j’ai, j’ai, j’ai, j’ai eu envie… de… de… de…

Une ombre rapide est passée devant le Corbiau, talonnant le parquet de ses pieds nus. Et le mot que Laurent allait lancer reste dans sa gorge, lorsqu’il voit entrer sa mère, en robe de nuit, les cheveux défaits.

— Que se passe-t-il ? demanda Isabelle avec un calme affecté. Qu’est-ce que vous racontez donc, si tard ?

Comme la porte est maintenant grande ouverte, le Corbiau, de son coin d’ombre, voit le soulagement presque joyeux qui se peint sur le visage d’Amédée, tandis qu’il se tourne vers sa femme :

— Ma chère amie, votre fils déménage. Je l’ai toujours connu bizarre, mais je crois que la religion a fini de le détraquer.

Isabelle se tait, les paupières baissées. Son visage aux méplats sculptés n’est que douleur et silence. Puis elle relève les yeux et regarde Laurent, et sous son regard les prunelles du jeune garçon s’éclairent, ses mâchoires crispées se détendent, il retrouve la paix.

— Va, dit-elle, va te coucher, mon petit. S’il y a une responsabilité à prendre, devant n’importe quel tribunal, tu m’entends ? c’est moi qui la prends tout entière. Je la prends pour vous — se tournant vers son mari immobile et pâle — parce que vous ne savez pas ce que vous faites. Et je la prends pour toi, parce que tu n’as pas demandé à venir au monde et que rien de ce qui arrive n’est de ta faute. Va dormir.

Laurent tourne vers la porte un visage encore hésitant, mais qui dormira paisiblement dans cinq minutes. Le Corbiau s’est éclipsé, sans bruit, comme elle était venue.

Elle se glisse au creux du lit tiède et là, un grand tremblement la saisit.

Est-ce cela, la présence de Dieu ?

Le sentiment d’être à soi-même inconnu, un paysage englouti dans la nuit, et tout à coup un éclair jaillit de la nue sombre, illuminant prairies, chemins, fourrés touffus et jusqu’à la moindre branchette du moindre buisson. Mais avant qu’on n’ait pu prendre connaissance du paysage révélé, dénombrer ses détours, défini son aspect, l’éclair s’éteint et c’est de nouveau la nuit.

Est-ce cela, la présence de Dieu ?

Une petite fille avance en trébuchant sur un chemin obscur, à l’intérieur d’elle-même — ce désert qu’elle préfère à tout — et tout en marchant, elle répète :

— C’est moi qui la prends… C’est moi, c’est moi, c’est moi…

La première communion des enfants donna lieu, selon la coutume, à une « réception ».

M. Durras, qui détestait ce genre de fête, avait annoncé qu’il s’enfermerait dans son bureau jusqu’à sept heures, et qu’alors, si le brouhaha mondain n’avait pas pris fin, il parcourrait l’antichambre en agitant une sonnette jusqu’à ce que le dernier invité eût quitté la maison. Isabelle n’en était pas moins relativement tranquille, ayant retardé de trois quarts d’heure la pendule de son bureau.

La journée avait débuté pour elle par une victoire. Quelques semaines auparavant, considérant dans un catalogue les costumes Eton dont on a coutume d’habiller les communiants, elle avait déclaré :

« Fagotter Laurent en petit vieux ? Jamais ! » et elle lui avait acheté, d’autorité, un costume marin de laine blanche dans lequel il était beau comme un novice, avec son grand front tourmenté et ses yeux d’ombre et de lumière.

Lorsque le vicaire qui surveillait l’entrée des communiants à la porte de l’église vit arriver ce costume immaculé qui tranchait, de loin, dans la foule des habits noirs, il ouvrit des yeux stupéfaits et, lui barrant la route, s’écria : « Mais… mais… mais… mais ce n’est pas réglementaire ! »

Isabelle saisit la main de son fils, qui vacillait d’émotion, et, défiant le vicaire d’un coup de menton :

« Il est voué à Marie, monsieur l’abbé. Fallait-il donc l’habiller en bleu ciel ? » Là-dessus, profitant de son saisissement, elle lui avait passé sur le ventre avec le novice immaculé.

Après ce coup d’éclat, la cérémonie, les orgues, les chants, le défilé candide et recueilli lui avaient arraché des larmes. Elle ne s’était retrouvée elle-même qu’à la sortie, lorsque, serrant les enfants sur son cœur, elle faisait en même temps signe à une voiture, et, les y engouffrant comme s’ils avaient eu le diable aux trousses, s’était écriée avec une espèce d’indignation sacrée : « Et maintenant, vous allez manger ! »

Le chocolat surmonté d’un îlot de crème fouettée et la brioche mousseline avaient eu sur Laurent un effet surprenant. Appuyé à l’épaule de sa mère, il s’était déchargé de tout ce qui pesait sur lui, depuis des mois.

Il y avait eu des tas d’idées, des tas… quelques-unes si bizarres. Et puis, il y avait eu l’abbé Putz, son confesseur. Celui-là, Laurent ne l’aimait guère. « Ce cochon, déclara-t-il soudain, saisi d’un accès de violence, il a enterré mon enfance, tu sais ? Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit un jour ? Que le diable pouvait me tenter quand je t’embrasse et qu’il ne fallait pas entrer dans ta chambre quand tu étais au lit ! Alors, j’étais fou, moi, tu comprends…

« Et avec ça, par moment, hein, j’ai des colères contre toi — je ne sais pas pourquoi. Tantôt parce que tu m’obliges à travailler — tantôt parce que tu me gênes, pour faire ce que je veux — tantôt parce que je te trouve le genre femme, et que ça m’agace. Toi, tu comprends, tu n’as pas le droit d’être une femme. Tu es maman. Tu es au-dessus de toutes les femmes.

« Ce que c’est que le genre femme ? Eh bien, je ne sais pas, moi. C’est vouloir avoir toujours raison, c’est commencer une phrase par : « Moi, je dis… » et ne pas écouter la réponse. C’est descendre d’un tramway à contre-sens, pousser une porte où il y a écrit : « Tirez, » tirer une porte où il y a écrit : « Poussez » et se fâcher contre la porte, parce qu’elle ne s’ouvre pas. Ou encore, poser un objet sur le coin d’un meuble avec les trois quarts qui penchent du côté du vide et le regarder d’un air de reproche quand il est par terre. Je ne te dis pas que tu fasses exactement tout ça, mais enfin, c’est le genre femme. Et tu ne peux pas te figurer à quel point ce genre-là m’horripile.

« Et puis, quoi encore ? Eh bien, je crois que c’est tout. C’est drôle, quand j’essaie de me rappeler ce qui m’a mis dans de tels états, je ne trouve que des petites choses. Je crois que j’étais fou, mais ça va mieux. Ouf ! Ça ne fait rien, je m’en souviendrai de ma première communion. Ah ! les animaux ! »

Tandis qu’il parlait, Isabelle contemplait ce jeune visage d’où l’enfance avait fui. Le front bombé reflétait plus largement la lumière, les joues s’étaient creusées, un pli d’amertume marquait les coins de la bouche épaisse et sensible. Seul, le regard était le même, intense et réfléchi, sans âge comme si, de tout temps, ce regard eût précédé les transformations successives de la forme visible.

Elle le regardait avec une infinie tendresse, une pitié infinie pour tout ce qu’il allait souffrir encore. Mais qu’il pût souffrir à cause d’elle, dont toutes les forces étaient constamment tendues pour lui épargner la souffrance, voilà qui dépassait son entendement.

Elle touchait aux limites de la vie gouvernée par la volonté et la raison, pressentant, au delà de ces limites, un immense inconnu où la volonté ni la raison n’ont plus de prise, comme s’il émanait de chacun un champ magnétique ingouvernable et dont les autres subiraient l’influence d’une manière absolument imprévisible.

Elle voyait aussi que, dans ses rapports avec son fils, la phase mythique avait pris fin. Il cessait de la diviniser pour la considérer dans sa vérité humaine, avec tous ses travers. C’était bien la fin de l’enfance, la chute de l’ange.

Dans la douleur de la métamorphose, elle vit surgir du fond de sa mémoire la figure de l’abbé Putz, tel qu’elle l’avait souvent rencontré, en allant chercher les enfants au catéchisme, une figure grasse, pâle et bleue, filant sur des souliers muets. Un sursaut d’aversion la souleva :

— Ton abbé Putz, ce salisseur d’âmes ! Si jamais je le retrouve sur ma route, je le pends, entends-tu, avec une corde de chanvre filée de mes propres mains !

Ce qui fit rire Laurent et acheva de le rétablir dans son équilibre.

Mme  Durras songeait encore à cet entretien, l’après-midi, tandis qu’elle accueillait ses invités. Le premier choc passé, elle se réjouissait de sentir l’atmosphère libérée de tous les miasmes qui l’avaient épaissie depuis tant de mois, et, prenant son parti de la phase écoulée, jetait déjà en elle-même les fondations de la phase à venir.

À la rentrée prochaine, Laurent irait au lycée. Ainsi échapperait-il à l’ambiance mystique qui troublait sa nature orageuse et se trouverait en même temps au milieu d’un brassage d’individus plus large, plus fréquemment renouvelé.

Les petites suivraient le même chemin, les cours de la pension Rémusat, plus agréables que substantiels, ne leur suffisaient plus : il allait donc falloir livrer bataille une fois de plus, car M. Durras, entiché des idées de son temps sur l’éducation des filles, n’admettait pas qu’un esprit féminin s’élevât au-dessus du niveau du brevet simple. Mais d’ores et déjà, Isabelle considérait la cause comme entendue. Les petites filles ne demandaient qu’à étudier et l’atmosphère active et gaie d’un lycée, se disait-elle, était nécessaire à ce Corbiau qu’elle voyait là-bas, silencieuse, droite dans sa robe blanche, avec ses yeux trop larges et sa petite bouche ronde et scellée.

Ainsi songeant, Mme  Durras se leva pour aller au-devant de l’abbé Alapetite, qui se tenait debout sur le seuil du salon et promenait autour de lui son lent regard noir et pensif.

Tandis qu’ils échangeaient quelques remarques sur les incidents de la journée, Isabelle se dit qu’elle aurait quelque peine à sacrifier cet ami discret, à qui elle paraissait retirer sa confiance en lui retirant Laurent. Elle-même perdrait en le perdant l’appui d’une amitié silencieuse, forte et sûre. Dans sa vie si singulièrement privée d’un véritable élément masculin, il avait tenu, ces deux ans passés, un rôle de remplacement. Il fallait y renoncer. Une politique impérieuse l’exigeait, qui jamais ne lui avait permis de tenir compte de ses inclinations personnelles.

Lise vint saluer avec empressement le directeur de son frère. Elle le trouvait beau, et si distingué ! Il incarnait pour elle, en secret, le Templier noir d’Ivanhoé.

Lise aimait les prêtres, quand ils n’étaient pas gras et qu’ils parlaient comme tout le monde. Ce matin, l’abbé Patrick avait eu un si joli sourire irlandais quand il s’était penché vers elle, assise dans les rangs de mousseline blanche, pour lui demander d’offrir le pain bénit… Dieu ! que n’aurait-elle fait pour l’abbé Patrick, quand il souriait ainsi…

— Eh bien ! petite Lise, nous avons fait une bonne première communion ?

— Merveilleuse, monsieur le Directeur, répondit Lise en levant des yeux encore éblouis du sourire de l’abbé Patrick sur le visage haut et sombre et le regard immobile du Templier noir. « Tiens ! Maman ferait une fameuse Rébecca… Mais à quoi vais-je penser, en un jour pareil ! Jésus ! que je suis profane ! »

— Aujourd’hui, voyez-vous, monsieur, reprit-elle tout haut, c’est l’inauguration de ma vie de jeune fille. Mais si je ne grandis pas bien vite, l’effet sera raté.

— Ô nature ! s’écria M. Alapetite en riant de tout son cœur. Comme il s’en faut que mes garçons soient aussi simples !

— Croyez-vous, monsieur, demanda Lise à brûle-pourpoint, que mon frère devienne un saint ?

Laurent, qui s’approchait, lui jeta un regard furibond. Elle en fut si décontenancée qu’elle n’entendit pas la réponse et, s’éloignant vivement du groupe, se laissa envahir et submerger par le bruit des voix, les tintements d’argenterie, l’odeur des gâteaux, des boissons et des fleurs, et par les mille petits soleils que les rayons du couchant allumaient aux dorures des cadres, aux torsades opalines du lustre en verre de Venise et dans la profondeur indéfinie des miroirs parallèles.

Ainsi éparpillée, elle s’entendit commettre bévue sur bévue, demander avec empressement à une veuve des nouvelles de son mari, remercier du bel encrier la dame qui lui avait offert une médaille, affirmer à un monsieur poilu jusqu’aux yeux que les anges étaient bien plus beaux que le Seigneur parce qu’ils n’avaient pas de barbe, et, chaque fois, prenant conscience de sa maladresse au moment même où elle la commettait, elle rougissait de confusion et passait précipitamment à une autre.

Mais au-dessus du vacarme qu’elle menait, une part plus déliée d’elle-même s’informait en silence, attentive à ces manifestations subtiles de la vie qui se livrent volontiers à une certaine espèce d’étourdis.

Un rayon de soleil couleur d’ambre, cassé par l’angle du mur, éclairait, sur le piano, un bouquet de roses blanches. C’était de ces roses aux pétales lâches et odorantes qui s’écartent d’un mouvement presque sensible, autour d’un buisson d’étamines courtes et dorées. À l’instant de leur plus grande beauté, elles ne tiennent qu’à un souffle, aussi frêles qu’un chardon mûr.

Lise, regardant le bouquet baigné de soleil, sentait au centre de sa poitrine la tiédeur mortelle qui amollissait les pétales en exaltant leur suave parfum d’abricot. Une invisible main de lumière attirait doucement chaque pétale à soi et chacun résistait douloureusement à la mort, cependant qu’il se répandait dans la fleur ouverte, comme un baume essentiel, un mystérieux consentement. Et quand l’une des roses, tout à coup, se résolut en pluie de neige, parsemant l’étang noir de blancs esquifs, Lise se persuada qu’elle avait entendu l’imperceptible soupir, comme un murmure de plumes arrachées, qui s’était perdu dans la confusion des voix et des rires.

Un attendrissement singulier l’envahit. Elle rejoignit le Corbiau qui se tenait dans l’embrasure d’une fenêtre et l’embrassa de tout son cœur.

— Tu n’as pas l’air en train, chuchota-t-elle. Écoute, je sais ce que c’est. Tu attendais quelque chose d’extraordinaire, ce matin, et rien n’est venu. Eh bien, je vais te dire la vérité : moi non plus. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Ni pour, ni contre, si tu veux mon avis.

« Et maintenant, Corbiau, l’avenir est à nous. L’avenir, pense donc, l’avenir ! Tu ne trouves pas ça inouï ? Comment est-ce que tu te le figures, l’avenir ? »

Le Corbiau tourna ses larges yeux vers sa sœur adoptive, et, comme elle allait répondre, un furieux carillon éclata dans l’antichambre. On sentait à l’obstination du carillonneur qu’il se vengeait en une fois, par ce petit moyen, de toutes ses grandes défaites.

Et la consternation qui s’empara des Durras, au milieu de leurs invités abasourdis, emporta dans son cours les mots que le Corbiau n’avait pas prononcés.