Le Rapprochement russo-japonais et la question chinoise

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Le Rapprochement russo-japonais et la question chinoise
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 818-847).
LE RAPPROCHEMENT RUSSO-JAPONAIS
ET
LA QUESTION CHINOISE

Il y a quelques mois, des interviews retentissantes de personnages japonais considérables semblaient faire pressentir une prochaine venue des troupes du Mikado sur les champs de bataille de l’Europe, ainsi que le demandaient d’ailleurs au début de la guerre des hommes politiques de premier plan, tels que MM. Clemenceau et Pichon ; ensuite, on parla d’une alliance russo-japonaise, puis on annonça la mort de la jeune république chinoise, qui devait être enterrée des propres mains du chef de l’Etat ; enfin, on vient d’apprendre l’opposition faite par le Japon et ses alliés à ce projet du président.

Ces derniers faits surviennent plusieurs mois après une période de difficultés diplomatiques au sujet de la position prise par le Japon en Chine, après le retentissement que ces difficultés ont eu en Europe même. L’aspect politique de l’Extrême-Orient se modifie, la position respective des Puissances se trouve, du fait de la guerre, considérablement changée, des questions anciennes se posent de nouveau, et le tout apparaît dans un ciel quelque peu voilé de brouillard. Le nombre des Puissances intéressées, la complication de leurs intérêts respectifs, font de la situation un vrai labyrinthe.

Afin qu’on puisse plus facilement saisir le fil conducteur permettant de se retrouver dans les méandres de celui-ci, nous nous proposons d’exposer ici le développement des rapports, d’abord hostiles, puis cordiaux, du Japon et de ta Russie, la politique collective des Puissances et son résultat, ainsi que la situation réelle de la Chine et de son gouvernement.


L’histoire des relations du Japon, et de la Russie jusqu’en ces dernières années est celle d’un conflit tantôt latent, tantôt manifeste. Les tendances profondes de la politique extérieure devaient fatalement séparer les deux peuples et même les porter à agir l’un contre l’autre.

Forcé par la nature du sol, par le développement continu de sa population insulaire, de chercher un exutoire au dehors, le Japon jetait des regards d’envie sur le pays le plus proche : la Corée. La nature même lui indiquait que c’était par-là qu’il pourrait pénétrer sur le continent et ensuite s’y établir. Déjà en 1876, il avait réussi à y prendre pied et à faire signer un traité à son avantage par le roi de Corée. Celui-ci était vassal du faible empereur qui régnait à Pékin. S’emparer d’un pays gouverné par des souverains débiles, est une entreprise tentante ; toute la politique du Japon, depuis environ un demi-siècle, démontre que le gouvernement des mikados pensait continuellement à la réaliser.

De son côté, la Russie n’ayant point, en Europe, d’issue vers la mer libre, en cherchait une en Extrême-Orient, sur une côte du Pacifique. Il ne pouvait lui suffire, en effet, déposséder le port de Vladivostok, bloqué par les glaces chaque année de décembre à avril. Les hommes d’Etat russes portaient donc continuellement des regards d’envie bien plus au Sud, du côté des rivages coréens, de la Mandchourie méridionale qui borde le golfe du P’tchili, et vers la Chine elle-même. Ils attendaient le moment où la monarchie chinoise, incapable et décadente, laissant tomber en décomposition le pays où elle vivait en parasite, permettrait quelque partage de ses dépouilles.

La guerre de 1894-1895 entre la Chine et le Japon vint frustrer ces espoirs. Lors du traité de Shimonoseki, qui en fut la conclusion, le Japon victorieux sur terre et sur mer reçut, non seulement la liberté d’action en Corée, mais aussi la presqu’île du Liaotong, dans la Mandchourie du Sud, où se trouvait le port de Liukountchéou dont il s’était emparé au cours des opérations militaires.

Ce port, admirablement situé, protégé du côté même de la mer par des collines élevées et abruptes, véritables murs naturel, d’une forteresse, possédant une entrée étroite facile à défendre, et, du côté de la terre, entouré d’autres collines propres à recevoir des forts et des travaux d’approche, constituait un point d’appui magnifique d’une valeur militaire de premier ordre ; aussi le gouvernement chinois avait-il confié à des ingénieurs allemands le soin de le fortifier. Ces ingénieurs avaient déjà achevé la plus grande partie de leur travail concernant les défenses maritimes lorsque la guerre éclata.

La possession d’une telle base navale par le Japon commençant à faire preuve de sa valeur militaire devait nécessairement inquiéter la Russie. Ce concurrent de race jaune qui venait ainsi se mettre en travers des projets du puissant empire des Tsars, représentant éminent de la race blanche en Extrême-Orient, était trop audacieux.

On le lui fît bien voir, et, sous la pression des trois grandes Puissances : Allemagne, France et Russie, le victorieux dut renoncer au bénéfice de sa conquête, au nom du principe de l’intégrité de la Chine.

Le Japon abandonna donc Liukountchéou, avec son port admirable, et dut reporter toute son activité sur la Corée, et sur Formose. De ce jour, des sentimens d’animosité profonde grandirent dans les cœurs japonais contre les Russes ; mais les insulaires en renfermèrent l’expression derrière cette impassibilité du visage qu’on aurait grand tort de prendre pour de l’indifférence.

Un homme d’Etat éminent, le comte Inouyé, qui vient de mourir, essaya d’abord de tirer parti des avantages conquis, en établissant une sorte de protectorat intelligent et souple sur la Corée ; il commença à réorganiser administrativement ce pays arriéré ; mais ses efforts furent contrariés par toute la nuée des trafiquans, des hommes d’affaires, des agioteurs, des indésirables de son pays, qui s’abattirent sur les territoires nouvellement ouverts à l’activité japonaise. En 1895, le comte Inouyé dut laisser la place à un général inexpérimenté et brutal. Un mois après l’arrivée de celui-ci, la reine de Corée était assassinée, une révolution de palais tendait à mettre sans ménagement le Roi sous la main japonaise. Le souverain effrayé s’enfuyait a la légation russe à Séoul, y demandait asile et protection.

Une telle situation ne pouvait que tendre les rapports entre les deux, peuples, les Japonais considérant qu’une Puissance européenne n’avait pas le droit de venir, si loin de chez elle, entraver leur œuvre de japonisation du pays conquis.

Dans les années qui suivirent, l’animosité devait s’accroître de chaque avantage que les Russes, spéculant sur le prestige de leur force, obtenaient du gouvernement valétudinaire chinois. En 1896, celui-ci abandonnait à la Russie le droit d’exploiter et de garder la voie du chemin de fer transmandchourien, ce qui traçait autour de la nouvelle sphère d’influence japonaise une sorte de frontière russe ; en 1898, quelle ne fut pas l’amertume ressentie par tout le peuple du Nippon, lorsqu’il apprit que son ancienne conquête, la presqu’île du Liaotong, avec son fameux port, passaient, sous les apparences d’une cession à bail, dans les mains des Russes, qui lui appliquaient le nom de Port-Arthur ; plus tard encore, les Russes occupèrent une partie de la Mandchourie ; enfin, la nomination, le 31 juillet 1903, du général Alexéieff, comme vice-roi, sembla indiquer que la Russie allait s’opposer d’une façon définitive à l’action japonaise sur le continent et prendre pour elle-même l’hégémonie de l’Extrême-Orient.

Au pays du Soleil Levant, l’irritation arriva à son comble ; gouvernement et peuple furent unanimes à vouloir, si la chose était nécessaire, recourir à la force pour s’opposer à la marche en avant de leurs adversaires.

Déjà, des demandes de règlement des questions litigieuses étaient adressées à Saint-Pétersbourg par les ministres du Mikado.. On se rappelle les longs atermoiemens de la Russie, enfin, l’attaque soudaine par les torpilleurs japonais coulant les cuirassés russes dans Port-Arthur même.

Cet acte de guerre produisit dans le monde entier l’effet d’un véritable coup de tonnerre, qui frappa d’étonnement toute la race blanche et fit tressaillir de surprise tous les jaunes. Comment ! Il était donc possible que ceux que les blancs appelaient dédaigneusement les petits Japs osassent se mesurer avec le colosse russe ? Sûrement, celui-ci n’allait en faire qu’une bouchée ? C’était bien là l’opinion des Russes eux-mêmes. « On ne fait pas la guerre aux enfans, disaient les officiers, on leur donne le fouet. »

On sait comment le préjugé de la supériorité en toutes choses de la race blanche fut démenti par l’événement et comment les Japonais, après avoir détruit la flotte russe, vainquirent sur terre les armées du Tsar.

Le résultat de cette guerre révélait, non seulement le plus grand courage chez les Japonais, mais aussi, de leur part, un esprit de méthode, une prévoyance et une constance dans les desseins que beaucoup auraient pu leur envier.

En effet, ils ne s’étaient pas lancés au hasard dans la tourmente, et en 1902, ils avaient eu soin de conclure avec l’Angleterre une alliance défensive afin qu’aucune autre Puissance ne pût intervenir dans le conflit qu’ils prévoyaient, sans être exposée à voir se dresser contre elle la Grande-Bretagne elle-même. Rien n’avait été laissé à l’imprévu. Le fort et le faible de l’administration civile et militaire russe avaient été étudiés avec soin. Tandis que les Russes, négligens et dissipateurs, s’amusaient de la longueur des négociations qui précédèrent la guerre, les Japonais perfectionnaient sans relâche tous les détails de leur organisation militaire et navale. Aussi, la victoire couronna-t-elle la prévoyance, le travail et l’effort ; les Japonais reconquirent Port-Arthur et imposèrent dans les plaines de la Mandchourie la paix à leur puissant adversaire. Leur triomphe dépassait, par ses conséquences, le conflit entre les deux peuples ; il marquait l’éveil de la race jaune, il prouvait que cette race peut rivaliser avec la race blanche. Toute l’Asie extrême-orientale en frémit d’orgueil et sentit qu’une nouvelle ère s’ouvrait pour elle. La Russie, vaincue, se recueillit pour panser ses blessures, pour faire face à ses difficultés intérieures, et laissa ainsi le champ libre au Japon.

Celui-ci s’installa puissamment à Port-Arthur, reconstruisit ceux des forts qui lui parurent en valoir la peine, développa le grand port commercial voisin de Dalny et continua son action en Corée. Aujourd’hui, ce pays est devenu tout à fait terre japonaise.

La Russie paraissant avoir renoncé à ses anciens projets en Extrême-Orient, les rapports entre les deux peuples se détendirent. En Mandchourie, où Russes et Japonais sont très nombreux, des relations fréquentes d’affaires, des liens économiques se nouèrent entre les uns et les autres, et le temps, qui cicatrise les blessures les plus sanglantes, prépara le rapprochement futur des deux adversaires, qui s’étaient d’ailleurs combattus loyalement.


Pendant les années qui suivirent la guerre, Russes et Japonais eurent encore l’occasion de se contrarier plus d’une fois au sujet de la Mandchourie en raison même de leur contact continuel dans ce pays ; mais les deux gouvernemens veillaient toujours à ce que les conflits individuels restassent dans le domaine privé. Ils avaient, en effet, à faire face à des compétitions autrement importantes : à celles des autres grandes Puissances.

Malgré les résultats de la guerre, les intérêts politiques de la Russie et du Japon demeuraient les mêmes en Extrême-Orient : besoin d’expansion des deux côtés. Aussi peut-on supposer que l’un et l’autre n’avaient pas renoncé au fond à leurs projets d’avenir, et qu’ils attendaient seulement que les événemens vinssent favoriser leurs desseins en modifiant l’équilibre de leurs forces et la situation générale.

Comment, d’ailleurs, l’un ou l’autre auraient-ils pu réussir à étendre sur le centre du continent asiatique une main dominatrice en présence des forces imposantes dont les drapeaux étaient plantés sur le sol de l’immense Chine ?

Allemands, Anglais, Français, Américains et jusqu’aux Italiens et aux Portugais étaient eux aussi directement intéressés à cette grave question de l’hégémonie.

La France, grâce à ses missionnaires, tenait depuis plusieurs siècles une place de choix en Chine ; protectrice des chrétiens, elle y avait une grande figure morale ; de plus, la possession du Tonkin, limitrophe de l’empire chinois, lui donnait le droit de faire entendre sa voix dans la discussion des questions d’influence ; l’Angleterre, dont les sujets, commerçans nombreux, ont fondé des établissemens importans dans les ports ouverts ; Allemands, établis à Tsingtao et de là rayonnant sur tout le pays ; Américains, poursuivant leurs actives entreprises industrielles et commerciales et même morales par de nombreux missionnaires protestans répandus dans les provinces ; Italiens, Espagnols, Portugais, Belges, Suisses, tous considéraient la Chine comme une sorte de terre réservée dont les avantages devaient profiter à leur idéale communauté blanche.

A leurs yeux, ce pays immense, habité par une population de plus de quatre cents millions d’âmes, présentait des possibilités d’avenir inestimables, aux points de vue commercial et industriel.

Est-ce qu’une seule Puissance disposerait un jour de l’exploitation d’un aussi riche trésor ?

Tout le monde répondait par la négative. Le gouvernement de Pékin ayant fait preuve de sa faiblesse militaire, on songea d’abord à partager territoire et populations. La Chine fut sauvée du démembrement dans les dernières années de l’Empire, par les rivalités et les jalousies mêmes des compétiteurs. Ceux-ci, ne pouvant s’entendre sur l’attribution des parts et voulant éviter qu’aucun d’eux n’arrachât quelque lambeau de territoire à la faiblesse du gouvernement, adoptèrent le principe du respect de l’intégrité de la Chine ; aucune Puissance n’aurait le droit de s’attribuer un morceau du sol ; le pays conserverait sa personnalité nationale. Le partage impossible se trouvait remplacé par le système des sphères d’influences. On traça sur la carte des régions idéales plus particulièrement réservées à l’activité commerciale et industrielle de chacun ; les provinces voisines du Tonkin échurent à la France, celles qui bordent le Yangtsékiang, à l’Angleterre, l’Allemagne eut le Chantong et ses entours, la Russie, les possessions extérieures du Nord, Mandchourie, Mongolie septentrionale. Mais ce système était fort imparfait. Comment empêcher Américains, Belges, Suisses, peuples industriels, et même les nationaux des autres Puissances voisines de la Chine de s’introduire dans les grandes entreprises de chemins de fer, de mines et d’y entremêler leurs capitaux, de former ainsi des groupes, dont les intérêts auraient pu être ou concordans ou adverses, sans tenir compte des combinaisons générales de la diplomatie ?

La nature même des choses poussa donc les diplomates vers une forme de groupement qui, dans leur intention, devait permettre une exploitation en commun de la richesse chinoise, sans pour cela renoncer au système des sphères d’influences.

De là naquit le fameux consortium, qui a tant fait parler de lui dans les dernières années de l’Empire et depuis.

Les grandes Puissances les mieux pourvues de capitaux, représentées par leurs diplomates et par leurs banquiers, devaient se grouper et prendre en mains la réorganisation économique, administrative, de la Chine. En fait, ce système fut adopté par l’Angleterre, la France, l’Allemagne et les États-Unis. Une série d’emprunts de plusieurs milliards de francs fut envisagée, afin de réaliser l’entreprise.

Celle-ci consistait d’abord à faciliter les affaires aux grandes fabriques d’armement des quatre Puissances. Des conseillers européens étaient déjà placés auprès du débile gouvernement de Pékin et le persuadaient de réformer l’armée et la marine et de les mettre sur un pied moderne.

La Russie et le Japon, n’étant point des puissances financières, demeuraient en dehors du groupe. L’un et l’autre, en Asiatiques avertis, connaissant bien le terrain des affaires chinoises, riaient sous cape, car ils pensaient aux quatre cent cinquante millions de jaunes que le consortium considérait comme n’ayant pas voix au chapitre. De fait, la dynastie, en raison même de ses rapports avec les étrangers, devenait chaque jour plus impopulaire. De tous côtés, on l’accusait de vendre le pays et ses ressources ; l’irritation grandissait dans le peuple, la théorie des droits de l’homme et du citoyen, les livres de Rousseau, de Montesquieu, l’histoire de la Révolution française étaient d’ailleurs dans les mains de tous les lettrés ; enfin, en octobre 1911, la révolution éclatait ; en quelques mois, l’Empire était renversé ; pour sauver la face, il se retirait en abdiquant expressément et solennellement en faveur de la République.


Qu’allaient faire Russie et Japon en présence de cet événement nouveau ? Et le consortium des quatre Puissances, quelle attitude allait-il adopter ?

De part et d’autre, on attendit d’abord que l’orage fût calmé ; émeutes, luttes armées, batailles, bref, toute la partie guerrière de la révolution dura à peine trois mois ; l’Empire corrompu, comme un arbre mort, s’écroulait tout d’un coup.

Les révolutionnaires triomphans avaient, à la fin de 1911, constitué un gouvernement à Nankin, proclamé la République, et voté une Constitution démocratique s’inspirant de celles des grandes républiques occidentales. Le fameux docteur Sun Yatsen, l’un des principaux artisans du mouvement, était nommé chef de l’Etat.

Lorsque la victoire des républicains se fut affirmée, le consortium entama avec ceux-ci des négociations en vue de réaliser, sous le régime nouveau, le projet dont les bases avaient été jetées sous l’Empire.

On fit même des avances de fonds à récupérer sur un emprunt futur. Mais, tandis que les représentans du groupe discutaient à Changeai, à Pékin, Russes et Japonais agissaient. Ils entendaient n’être pas laissés ainsi de côté dans une affaire où il ne s’agissait de rien moins que de mettre la main sur la Chine tout entière.

Dans la capitale chinoise, à côté du lit d’agonie de la dynastie impériale, se trouvait un homme habile et plein de ressources. C’était Yuen Chekai, ancien vice-roi disgracié par la Cour comme traître au précédent Empereur et que celle-ci, dans sa détresse, avait fait venir auprès d’elle, ainsi qu’on appelle un médecin renommé dans les cas désespérés ; elle se passait ainsi elle-même au cou le lacet qui allait l’étrangler.

Cet ancien mandarin, auquel un devin avait jadis promis l’Empire, ambitionnait le pouvoir pour lui-même ; il orienta dans ce sens sa politique. Il poussa doucement la Cour dans les voies de l’abdication dont il fit un objet de marchandages avec l’Assemblée républicaine de Nankin pour se faire donner le pouvoir ; mais les hommes qui venaient de faire la révolution connaissaient trop bien le personnage pour lui remettre la direction des affaires qu’ils venaient de conquérir, sans y être forcés par une réunion de circonstances plus puissantes que leur volonté. Établir le nouveau régime, organiser l’administration de la République ne se pouvait faire sans argent, et les coffres étaient plus vides que jamais ; pour réaliser une telle entreprise, le concours des étrangers leur était absolument nécessaire.

Aussi, toute la politique de Yuen consista-t-elle à priver les républicains de ce concours, et à se le faire donner à lui-même, afin de s’en servir pour la réalisation de ses desseins. En cela, il fut admirablement secondé par la diplomatie russe, nécessairement hostile à tout établissement d’une république en Chine. Bientôt, le consortium fut obligé d’admettre dans son sein la Russie et le Japon, bien que ces Puissances ne fussent pas prêteuses ; le groupe devenait donc sextuple. Il prit, dès lors, le parti de ne mettre sa confiance qu’en Yuen Chekai, c’était à lui seul qu’on consentirait désormais les emprunts nécessaires à l’organisation du pays sur des bases modernes.

Les républicains de Nankin restaient abandonnés à leur sort, les vivres leur avaient été coupés ; Yuen était devenu président de la République, l’Assemblée s’était transportée à Pékin où l’ancien vice-roi la maintenait dans l’impuissance. Celui-ci, habilement soutenu dans le consortium lui-même par certains élémens du groupe, où la diplomatie dominait maintenant la finance, en amenait rapidement l’ensemble à soutenir une future dictature à son profit.

En présence des difficultés multiples qui surgissaient chaque jour, depuis l’entrée dans son sein de la Russie et du Japon, la résistance des financiers inquiets avait obligé le nouveau sextuple groupe à renoncer aux projets grandioses du début. Il ne s’agissait plus d’exposer des milliards en vue de mettre la Chine en valeur. Les ambitions étaient devenues plus modestes, elles se bornaient à empêcher le pays de sombrer dans la faillite en lui permettant de franchir sans encombre la passe difficile des échéances.

D’autre part, afin que le crédit de la Chine ne périclitât pas sur les Bourses d’Occident, il était indispensable qu’un semblant d’ordre fût maintenu, que les porteurs de fonds chinois ne fussent pas troublés dans leur quiétude par la nouvelle de mouvemens révolutionnaires, de troubles, de séditions de manifestations anarchiques. Or, l’attitude autoritaire du président permettait de tout craindre à cet égard, des meurtres juridiques avaient été commis sur la personne de certains républicains ses adversaires ; on sentait chez ceux-ci un frémissement précurseur d’un orage, d’un nouveau soulèvement.

Le rusé Yuen, pour décider le consortium à lui fournir le moyen de vivre et de payer les soldats mercenaires avec lesquels il préparait un coup d’État, agitait devant les diplomates la menace d’une anarchie qu’il ne pourrait réprimer sans argent. Il réussit ainsi à contracter en 1913 un emprunt de six cent trente millions de francs, sur lequel on lui en remit environ le tiers, de semaine en semaine.

Quand il devint évident que la politique du président allait aboutir en réalité à la destruction de la République par un coup d’État, M. Wilson ne voulut pas que les États-Unis s’associassent à une telle entreprise et il ordonna aux banquiers américains de se retirer du groupe. Le consortium ne comprit donc plus que cinq Puissances : Allemagne, Angleterre, France, Japon, Russie.

La Russie entraînant avec elle les trois Puissances occidentales marchait à fond pour la dictature et le disait bien haut dans les journaux à sa solde ; le Japon observait une autre attitude. Il ne pouvait oublier que Yuen avait été autrefois son adversaire, que le vice-roi avait jadis habilement contrecarré ses entreprises en Corée, et, tandis que les représentans officiels du Mikado discutaient à Pékin les opérations financières qui devaient aboutir à la destruction de la République, quantité de Japonais de tout rang favorisaient de toutes les manières la politique des républicains chinois, leur exprimaient une vive sympathie.

Cette situation faillit même devenir tragique, car, lorsque le soulèvement constitutionnaliste de 1913, que tout le monde prévoyait, éclata, des Japonais ayant prêté leur concours aux républicains soulevés contre la tyrannie du dictateur qui cherchait à les détruire, des sujets du Mikado ayant été tués par les soldats chinois, le gouvernement de Tokyo envoya des navires chargés de troupes dans le Fleuve Bleu, et l’on put croire un instant qu’un débarquement, pour soutenir les constitutionnalistes, allait avoir lieu.

L’attitude de la Russie et des autres Puissances fit reculer le Japon. Celui-ci n’intervint pas militairement ; il se contenta de recueillir chez lui les constitutionnalistes fugitifs vaincus, dont la tête était mise à prix dans les journaux, indigènes et même occidentaux, en Chine[1].

Le Japon suivait ainsi une politique dualiste ; il siégeait dans le consortium, afin que rien de ce qui se passait dans le groupe ne lui échappât et, d’autre part, il prenait sous sa protection les républicains pourchassés, donnait asile au docteur Sun Yatsen, à ses principaux lieutenans, au célèbre général Hoanghing, le premier acteur dans l’ordre militaire de la Révolution de 1911 ; des officiers japonais montaient même la garde auprès de la demeure de ces militans, afin qu’ils ne fussent pas assassinés par des émissaires venus de Chine.

Ainsi, dans cet Extrême-Orient, où tout semble naturellement interverti, on pouvait assister à la plus singulière des tragédies. D’un côté, le gouvernement de droit divin du Mikado, descendant du Soleil, prenait sous sa protection les démocrates, les républicains fugitifs ; de l’autre, les Puissances libérales d’Occident, dont ces républicains voulaient réaliser chez eux les principes, donnaient tout leur concours à celui qui les pourchassait.

En agissant de la sorte, le gouvernement japonais ménageait l’avenir et donnait satisfaction au sentiment populaire. Les républicains chinois étaient, en effet, considérés par les foules japonaises comme bien plus capables que Yuen Chekai de sauvegarder la dignité et l’indépendance de la race jaune contre les blancs.

On les connaissait ; par milliers, ils venaient, tous les ans, étudier dans le pays ; ils y entretenaient des relations avec les gens de toutes opinions, ils s’y créaient des sympathies ; ils y fondaient des sociétés politiques. C’est là que la Révolution avait été élaborée, c’est de là qu’étaient partis, pendant les dernières années de l’ancien régime, les circulaires, les tracts révolutionnaires, les mots d’ordre ; c’est là que des groupemens anti-russes avaient pris naissance dans le dessein de lutter sur le grand continent voisin contre les empiétemens moscovites, si odieux aux Japonais.

Tous ces derniers, connaissant mieux la situation réelle de la Chine que les Européens, savaient que Yuen Chekai, incapable qu’il était de gouverner et d’administrer autrement qu’avec les méthodes de l’ancien régime, se trouvait condamné à la même impuissance que celui-ci et ne pouvait être qu’un instrument plus ou moins docile dans la main des étrangers.

L’orgueil de race conspirait donc en faveur des républicains proscrits, et l’on reprochait aux ministres du Mikado de n’avoir pas une attitude assez nette à Pékin, de faire trop de concessions à la politique des Puissances soutenant la dictature. Par leurs complaisances, ils compromettaient, disait-on, l’avenir, ils retardaient l’heure où devaient se réaliser les vues de tous : « l’Asie aux Asiatiques. »

Le gouvernement de Tokyo manœuvrait avec habileté, conservant toujours sa double attitude ; la grande guerre allait lui fournir l’occasion de donner un coup de barre énergique.

Lorsque, en novembre 1914, la possession allemande du Chantong eut été conquise par les soldats du Mikado, tout de suite la question se posa devant l’opinion publique : « A la fin de la guerre devrons-nous rendre cette position admirable à la Chine et particulièrement au vieil adversaire du Japon qui seul aujourd’hui représente l’ancien Céleste-Empire ? Est-ce pour cela que nos guerriers auront versé leur sang ? »

Le ministre des Affaires étrangères, publiquement questionné à la tribune, tint à cet égard un langage qui laissait clairement entendre que les vœux du pays sur ce point seraient satisfaits. Les Puissances ne pouvaient être que d’un avis tout différent. Une conservation indéfinie de Tsingtao par le Japon, c’était la rupture de l’équilibre, c’était la fin de l’application du principe de l’intégrité de la Chine. Celui-ci n’avait-il pas pour but d’empêcher, non seulement les blancs de se faire entre eux une dangereuse concurrence, mais aussi d’écarter le redoutable voisin jaune ? Certes, la pureté du principe n’était plus intacte depuis que l’Allemagne avait donné le signal de sa violation ; mais, malgré les entorses, la doctrine de l’intégrité demeurait vaille que vaille respectée. La défaite des Allemands au Chantong fournissait une bonne occasion de rétablir le respect du principe dans sa rigueur première en faisant remettre par le Japon sa conquête à la Chine.

Cette question délicate ne pouvait être discutée en pleine bataille. On convint de part et d’autre de laisser au temps, qui mûrit les problèmes politiques, le soin de faire son œuvre, la maturité vient vite dans le vent brûlant de la tempête.

La restitution éventuelle de Tsingtao n’était pas le seul nuage noir dans le ciel international. Les hommes d’Etat du Nippon entendaient bien profiter des circonstances pour faire faire de grands pas à leurs projets d’expansion sur le continent, et particulièrement à la pénétration économique et politique de leur influence. Sur ce point encore, ils devaient également rencontrer, devant eux, les diverses Puissances, la Russie exceptée.

Cette situation nouvelle, survenant du fait de la guerre, allait donner à Yuen Chekai, enfermé dans le palais impérial, de crainte d’un assassinat, l’occasion de poursuivre son rêve d’empire, poussé d’ailleurs qu’il était dans cette voie par son fils aîné Yuen Koting, sorte de kronprinz ambitieux.

Pour réaliser un tel rêve, l’appui ou tout au moins la bienveillance de l’étranger est nécessaire, car le dictateur, ayant contre lui la partie active et éclairée de l’opinion publique, les militans qui ont arraché une première fois le pays des mains d’un pouvoir absolu incapable, serait exposé, s’il était livré à ses propres forces, à trébucher lamentablement sur les premières marches du trône impérial.

Le dictateur chinois, voyant les Européens absorbés dans le gigantesque et lointain conflit, tourna donc ses regards vers la puissance grandissante du Japon, et des négociations secrètes s’engagèrent. Jusqu’à quel point la diplomatie japonaise entre-t-elle dans les vues du président chinois ? C’est ce qu’il est impossible de savoir ; toujours est-il que la liste des exigences du gouvernement japonais, sûr de sa force, était telle que Yuen ne pouvait l’accepter dans son entier sans suicide. Aussi, une indiscrétion révéla-t-elle bientôt, en janvier 1915, la teneur complète des prétentions japonaises et, tout de suite, cette révélation produisit l’effet attendu sur tous les étrangers, particuliers et personnages officiels qui ont à défendre des intérêts en Chine.

Ce que voulait le Japon était, en effet, bien propre à jeter chez eux l’inquiétude. Il réclamait une telle place au banquet que les autres convives s’imaginèrent que la leur allait être réduite à rien ; même, on voyait déjà ce redoutable concurrent s’installer en maître. Il demandait des concessions de mines et de chemins de fer, au Nord, au Centre, au Sud, des droits divers sur différens points du pays qui pouvaient lui permettre de rivaliser victorieusement, au point de vue économique, avec les autres étrangers les mieux pourvus[2] ; en outre, il réclamait, dans le cinquième groupe de sa liste, l’octroi de conseillers à lui, à côté du gouvernement central, à la direction des provinces, à celle de la police générale et locale, conseillers qui eussent été de véritables agens administratifs. C’était une sorte de protectorat, sans le nom, qui eût été institué ainsi sur cette immense population ; c’était, en fait, la mainmise par le Japon sur la direction de cette énorme force en puissance qu’est la Chine d’aujourd’hui.

Les négociateurs japonais et le rusé Chinois n’avaient-ils pas introduit et discuté ce groupe dans le double dessein d’avoir un objet de marchandage afin de faire passer le reste et de permettre au dictateur d’avoir l’air, aux yeux des Puissances et du peuple, de sauver la situation en obtenant le retrait de ces demandes exorbitantes ? Ces hommes de même race et de même finesse asiatique ne s’entendaient-ils pas au fond sur le terrain du principe commun : « L’Asie aux Asiatiques ? »

Pour qui connaît la subtilité d’esprit des Extrême-Orientaux dans les négociations, rien n’est moins impossible, et il faudrait, pour être complètement édifié, avoir pu voir le dessous des cartes, tenues par les mains si souples qui savent les faire passer invisibles les unes sous les autres avec une dextérité incomparable.

Dans tous les cas, la révélation des demandes produisit, chez les Chinois et chez les étrangers, une profonde sensation ; les premiers craignirent pour leur indépendance nationale et commencèrent un boycottage patriotique ; les seconds, redoutant une décadence irrémédiable de leur influence politique, concentrèrent leurs efforts pour influer sur l’attitude du Japon. Sir Edward Grey devint leur porte-parole ; il engagea l’allié de la Grande-Bretagne à tenir compte des situations acquises en Chine par l’Angleterre, la France, les États-Unis et les autres Puissances, formant bloc derrière lui. Les discussions, habituelles en pareille circonstance, se poursuivirent ; on se fit de mutuelles concessions ; finalement, le Japon obtint tous les avantages considérables d’ordre économique qu’il avait demandés et retira, provisoirement d’ailleurs, son fameux cinquième groupe, c’est-à-dire, sa demande de protectorat déguisé.

Quant au dictateur chinois, cette nouvelle formation de deux groupemens adverses lui ramenait la possibilité de continuer encore la vieille politique de bascule traditionnelle à Pékin et ainsi de ne dépendre, jusqu’à nouvel ordre, ni des blancs ni des jaunes. Comme il arrive toujours en pareil cas, c’était ce tiers qui gagnait le plus dans l’aventure. Tout en donnant satisfaction au Japon en vue d’un soutien éventuel de ses projets, il gardait l’appui des blancs et pouvait encore espérer tirer quelques fonds du consortium dont les élémens se trouvaient toujours groupés à Pékin ; au début de septembre 1915, en effet, le groupe des cinq Puissances, tout comme s’il n’y avait pas eu la guerre en Europe, remettait encore à Yuen Chekai une douzaine de millions de francs, afin qu’il pût maintenir à flot le navire qui porte sa fortune.


Pendant les négociations entre les diplomates japonais et Yuen Chekai devenu, en l’espèce, une sorte d’intermédiaire entre son adversaire jaune et le consortium, la Russie observait une très grande réserve. Depuis le début de la guerre, en effet, ses relations avec le Japon s’étaient resserrées. La perspective de l’ouverture des Dardanelles vint encore contribuer au rapprochement en rendant inutile, dans l’avenir, toute expansion russe vers le lointain Pacifique. Les causes de friction, les compétitions qui avaient été si nombreuses dans le passé allaient devenir de l’histoire. Dès janvier, les journaux chinois apercevaient déjà cette conséquence de la guerre d’Europe, et ils prédisaient une alliance future de la Russie et du Japon, que ne séparait plus aucune rivalité d’intérêts fondamentaux. La presse japonaise faisait écho ; de-çà, de-là, on discutait la question, on préparait l’opinion.

D’autre part, le Japon apportait à la Russie un utile concours en lui envoyant des armes et des munitions ; ses usines travaillaient pour elle ; les trains chargés se succédaient sur le Transsibérien, et ainsi se trouvait compensée la faiblesse de la production russe, surtout en matière de projectiles.

Dans ces conditions, la Russie ne pouvait que désirer beaucoup ne pas intervenir dans les discussions au sujet des affaires chinoises, et cela, d’autant plus que les Russes, toujours bien informés, savaient que l’opinion publique et la presse japonaise se montraient très nerveuses. On trouvait mauvais dans les îles que les Puissances ne laissassent pas complètement les mains libres au Japon pour agir en Chine. Certaines feuilles s’exprimaient amèrement sur le compte de l’Angleterre alliée, le Mainichi surtout se signala par son langage. Dans certains cercles politiques influens de Tokyo, on préconisait une action militaire contre la Chine qui, profondément blessée par les demandes japonaises, semblait vouloir se mettre tout entière, afin de sauvegarder l’indépendance nationale, derrière le chef de l’Etat. Au Japon, les partisans d’une intervention armée faisaient valoir que jamais l’occasion n’avait été si propice de réaliser, d’un seul coup, les projets impérialistes les plus audacieux. La puissance militaire de la Chine n’était pas même un mythe. Ce pays se trouvait sans aucune organisation permettant d’improviser la moindre résistance ; il se concrétisait, en somme, dans une seule personne, n’ayant d’appui, d’une part, que dans la partie la plus arriérée de la nation et, d’autre part, que chez des chefs militaires placés à la tête des provinces, chefs commandant à des troupes mercenaires sans valeur et incapables de se mesurer avec les soldats japonais.

Le gouvernement du Mikado eut à faire preuve d’une grande souplesse, en la circonstance, pour calmer les uns et les autres, pour se prêter aux mesures conciliatrices ; mais ces complications eurent un effet funeste sur la grande guerre d’Europe. Plusieurs versions ont circulé à ce sujet. Voici, en tout cas, ce qu’en dit un journal du Nippon, le Japan Chronicle du 6 juillet dernier :

« L’arrêt soudain de la marche victorieuse vers l’Ouest, en apparence écrasante, des armées russes, en Prusse et à travers les Carpathes en Hongrie, ainsi que les durs revers que ces années ont subis depuis leur recul à Przemysl, sont attribués par quelques observateurs de Washington à la récente crise dans les relations entre la Chine et le Japon.

« Selon des rapports reçus dans les cercles diplomatiques de Washington, la Russie, au commencement de la guerre, s’adressa au Japon pour la fourniture de matériel de guerre. Le Japon se trouvait en position de vendre toute quantité de munitions, de petites armes et même de canons, après le siège de Kiaotcheou, alors qu’il n’avait plus besoin de conserver une grande armée mobilisée ; aussi toutes les réserves des munitions japonaises dont on put disposer furent-elles chargées sur des wagons de marchandises, sur des express, et même dans des voitures à voyageurs, et envoyées par le Transsibérien en Russie. En outre, les manufactures d’armes japonaises et les usines métallurgiques reçurent et commencèrent à exécuter rapidement d’importans contrats pour la fourniture à la Russie de toutes sortes d’équipemens militaires, depuis des canons de campagne jusqu’à des uniformes et des selles.

« Lorsque les négociations entre la Chine et le Japon au sujet de la Mandchourie, de la Mongolie et de Kiaotcheou arrivèrent soudain à la phase critique, on dit que le gouvernement japonais estima prudent de garder au Japon ces fournitures militaires par mesure de précaution, dans le cas où les Chinois feraient la guerre, et aussi eu raison de la possibilité de ce que quelqu’une des puissantes nations qui ont garanti l’intégrité de la Chine, même en tenant compte de la Russie, pût faire effort pour intervenir. L’effet de la conservation des ressources japonaises se manifesta presque instantanément au loin sur le front russe, car elle montra que les Russes avaient épuisé tout leur stock de munitions, et qu’avec leur production limitée, ils dépendaient du Japon pour la plus grande partie de la poudre, des cartouches, des obus dont l’armée avait besoin. En cette occurrence, des appels furent adressés au Japon, afin qu’il relâchât son embargo, et une pression fut faite sur ce pays par les Alliés, jusqu’à ce qu’enfin le courant des fournitures fût rétabli. »

Et le journal, dans une forme tout asiatique, termine ainsi : « Nous donnons, dit-il, cette histoire pour ce qu’elle vaut. Il peut y avoir là quelque vérité, mais nous doutons que ce soit la vérité tout entière. »

Toujours est-il que la période de tension eut une fin assez rapide ; l’habile attitude du gouvernement japonais, qui avait d’ailleurs obtenu sans coup férir d’immenses avantages en Chine, finit par être comprise du peuple, qui espère d’ailleurs toujours voir ses dirigeans compléter leurs succès, à la première occasion favorable. Les regards se portèrent de plus en plus du côté de la Russie, celle-ci ne devant plus être, dans l’avenir, une concurrente. Le travail des usines reprit, s’intensifia et, depuis plusieurs mois, l’aide précieuse que le Japon apporte à notre alliée lui permet enfin de faire face aux ennemis communs.

Mais l’attitude des Puissances, et particulièrement celle de la Grande-Bretagne, pendant les négociations, avait indisposé l’opinion publique japonaise ; on croyait dans les îles que la politique d’hégémonie allait pouvoir se réaliser d’un seul coup, et l’on en voulait à sir Edward Grey de son intervention. Pourquoi ne modifierait-on pas le système des alliances ? Si une alliance avec la Grande-Bretagne ne nous donne pas tous les profits que nous en attendons, si la présence d’un nombre important d’Anglais en Chine donne au Foreign Office le droit d’intervenir ainsi, pourquoi ne pas substituer au traité de 1902, renouvelé en 1911, une alliance avec la Russie ? La défaite fatale de l’Allemagne, les animosités contre elle qui vont résulter de la guerre lui fermeront, après celle-ci, le marché russe ; ne serait-il pas d’une bonne politique que nous nous fassions, au moyen d’un traité, une place privilégiée sur ce marché ? Au besoin, on pourrait aller jusqu’à un concours militaire.

Déjà, en mai, des journaux tels que le Yamato, l’Asashi parlaient de l’envoi possible de quatre corps d’armée sur le théâtre de la guerre européenne, à la condition, disaient ces feuilles impatientes, que la Triple-Entente signât un traité d’alliance offensive et défensive avec le Japon.

Plus tard, des interviews sensationnelles de personnages qualifiés, tels que l’ambassadeur du Mikado à Rome, mirent cette question grave au premier plan de l’actualité.

En Russie, M. Sazonoff laissait entendre un langage favorable ; le ministère des Affaires étrangères faisait connaître à l’opinion que la Russie serait toute disposée à voir le Japon, qui avait déjà obtenu tant d’avantages en Chine, en obtenir encore de plus étendus, et à conclure avec son ancien adversaire une alliance politique.

MM. Conrad, professeur à l’Université de Pétrograd, et Chimiloff, rédacteur aux Rousskoié Viedomosti de Moscou, se rendaient au Japon, pour y faire des conférences, afin de démontrer au public tous les avantages d’une coopération militaire japonaise avec l’armée russe.

Ainsi, les volontés des hommes d’État des deux nations convergeant vers un même point, une alliance devint de plus en plus probable.

Mais toute alliance est le résultat d’un contrat, dans lequel chacune des deux parties apporte et demande quelque chose. Quelle est donc la condition que le Japon mettait à son concours ?

C’était évidemment, d’une part, de pouvoir stabiliser les résultats déjà obtenus par lui en Chine, et, d’autre part, d’en poursuivre d’autres sans entraves, de marcher vers son but immédiat : la direction effective de ce pays, en écartant l’opposition de toute Puissance.

Or, il y a un peuple qui, bien que pacifique par principe et par tendance, serait susceptible de devenir un adversaire redoutable pour le Japon : c’est la grande République de l’Amérique du Nord. Certains hommes d’Etat japonais seraient bien aises de pouvoir éventuellement constituer, en vue d’une résistance aux vues américaines, un bloc imposant de plusieurs grandes Puissances.

Il convient d’ailleurs de remarquer que, sur ce point, le Japon n’est pas unanime dans ses sentimens. Chacun y envisage le but d’une alliance à sa manière. Le vieux Japon conservateur, qui a gardé l’esprit et les mœurs de la féodalité, semble comprendre une alliance avec la Russie comme un moyen de satisfaire ses aspirations impérialistes en acquérant des territoires, en renforçant le militarisme et en permettant de résister avec succès aux Etats-Unis. Le monde libéral, commerçant et industriel y voit l’ouverture d’un riche marché économique ; ce milieu n’est pas hostile à une politique agressive contre les Américains, et voit d’un bon œil les acquisitions territoriales en Chine. Enfin, les élémens démocratiques attendent d’une alliance une garantie de paix en Extrême-Orient et, par suite, une diminution du fardeau des dépenses militaires qui pèse si lourdement sur les épaules du peuple.

De ces trois courans, c’est, en ce moment, une combinaison des deux premiers qui l’emporte dans la direction des affaires publiques, avec prédominance de l’esprit féodal et militaire, et c’est là ce qui rend si délicate toute question d’alliance entre le Japon et une ou plusieurs des Puissances de l’Entente, celles-ci se trouvant liées d’amitié et d’intérêt avec les Etats-Unis.

Nul n’ignore le vieil antagonisme entre les deux riverains du Pacifique. On n’a oublié, ni en Amérique, ni au Japon, les frictions douloureuses, les complications graves qui sortirent de la question de l’émigration japonaise en Californie ; il a fallu, à ce moment, une grande habileté et une grande souplesse aux deux gouvernemens pour éviter une guerre. L’Américain du Nord, dans toutes les classes de la société est profondément imbu du préjugé de race ; la supériorité essentielle des blancs est pour lui un dogme, encore aujourd’hui. L’amour-propre des sujets du Mikado s’en trouve fort blessé. C’est ce préjugé qui a fortement contribué à envenimer les anciens conflits et laissé depuis subsister entre les deux peuples une grande froideur. Les oppositions sentimentales sont toujours un grand obstacle au rapprochement des peuples tout autant qu’à celui des individus. En outre, les Etats-Unis considèrent la Chine comme un marché qui doit rester les portes grandes ouvertes ; leurs nationaux qui y travaillent à l’œuvre de pénétration commerciale et industrielle n’entendent pas que ce vaste pays passe sous une domination féodale et militaire plus ou moins déguisée.

Lorsque les Japonais s’installèrent en Corée, ils trouvèrent sur leur chemin de nombreux missionnaires protestans américains avec lesquels ils eurent maille à partir ; car ces citoyens de la libre Amérique étaient fort choqués des procédés autoritaires de l’administration japonaise à l’égard des Coréens, leurs ouailles, dont ils prenaient la défense. Leurs confrères en Chine se rappellent les multiples conflits d’influence, et les commerçans et les gens d’affaires, la politique d’éviction lente, mais continue de tous les étrangers en Corée par les Japonais.

Qui dominera dans l’avenir le Pacifique ? Sera-ce la grande démocratie américaine, fière de son incroyable et puissant développement industriel ? Sera-ce l’empire du Mikado, installé sur le continent asiatique, et faisant marcher l’immense Chine tout entière à sa voix ? Grave question qui embrasse toutes les autres et révèle un antagonisme latent.

Aussi, ces temps derniers, lorsque l’attitude du Japon dans la question chinoise se précisa, des navires de guerre américains furent-ils envoyés pour montrer leurs pavillons du côté de Changhai, et on annonça un vaste programme de constructions navales militaires par les États-Unis.

Pour le présent, cette attitude de la grande République ne paraît pas beaucoup troubler le Japon dans le développement de sa politique en Chine. Visiblement, le pacifisme si marqué des États-Unis dans leurs discussions avec l’insolente Allemagne a fait une profonde impression sur les Japonais. Ces observateurs sagaces semblent croire maintenant que le jour où quelque opposition se manifesterait d’une façon aiguë entre eux et les citoyens des États-Unis, ceux-ci, attachés avant tout à la paix, ne sortiraient pas des discussions juridiques, et que dès lors, le Japon, ne redoutant pas de jeter dans la balance le poids de son épée, conclurait nécessairement la controverse à son avantage.

Peut-être se trompe-t-il en cela ? Dans tous les cas, l’opposition entre les deux peuples oblige la Grande-Bretagne et la France, alliées ou amies des deux antagonistes, à la plus grande circonspection, à la plus grande prudence, lorsqu’elles se trouvent en face de propositions, ayant pour but de stabiliser les avantages déjà obtenus en Chine par le Japon et de les compléter, en réalisant peut-être d’un seul coup son rêve d’hégémonie. Aussi, ne faut-il pas s’étonner de l’hésitation des hommes d’État chargés de solutionner un aussi délicat problème, et de la suspension, qui paraît maintenant devoir être durable, des projets d’un concours militaire japonais sur les champs de bataille de l’Europe.


L’hostilité des États-Unis à toute mainmise par le Japon, sur la direction des affaires chinoises, nous remet en face du nœud de la question d’Extrême-Orient qui est le problème chinois lui-même. C’est à celui-ci qu’on devra trouver une solution juste, si l’on ne veut être exposé à en faire, après la guerre, un nœud gordien devant être tranché par l’épée.

Aujourd’hui, les Puissances se trouvent dans la même position où elles étaient du temps de l’Empire, lorsque le consortium première manière s’établit. Ou il faut constituer un nouveau groupement dont seront nécessairement exclues l’Allemagne et l’Autriche, un autre consortium, ou bien, chacun devra reprendre sa liberté et traiter seul avec le gouvernement de Pékin, quel qu’il soit. Cette alternative se présente comme il y a cinq ans, mais les événemens survenus depuis lors ont apporté leurs enseignemens.

La première et la plus importante leçon, que nous fournit l’histoire de la période critique traversée par la nouvelle République, est la faillite d’une action commune des Puissances, faillite fatale, parce que le principe constitutif du groupement était purement négatif, chacun de ses participans ne cherchant pas, en effet, un bien commun à tous ; mais au contraire, ayant avant tout en vue d’empêcher les autres d’acquérir des avantages.

Ce système de neutralisation réciproque dominait même la première forme du groupement, lorsque ni la Russie, ni le Japon n’en faisaient encore partie ; on pense bien, en effet, que l’Allemagne ne s’en était point mise pour faciliter l’action de la France et de l’Angleterre.

Avant même que la guerre n’éclatât, l’expérience était donc faite ; non seulement l’action collective des Puissances n’avait pas permis un commencement de rénovation économique et administrative de la Chine, mais, au contraire, le consortium diplomatique avait été entraîné à favoriser une politique qui devait conduire à une sanglante guerre civile et à soutenir une dictature incapable et rétrograde paralysant toute espèce d’organisation sérieuse dans le pays. Il avait ainsi abouti à desservir les intérêts économiques et financiers que la plupart de ses participans comptaient défendre. À ce point de vue, l’échec était complet. Le groupement avait été surtout utile à ceux qui désiraient avant tout défendre le principe monarchique en empêchant une République de plus d’apparaître dans le monde. Le but atteint se trouvait être fort différent de celui visé par les financiers et les hommes d’affaires qui ne demandaient qu’une rénovation administrative assurant, avec la paix intérieure, la prospérité du pays, quelle que fût la forme du gouvernement. Aussi les banques n’accordaient-elles plus depuis trois ans à la politique du consortium qu’un minimum de concours.

La situation intérieure de ce vaste pays, qui contient pourtant tant de richesses en puissance, subit toujours les effets de l’avortement de la politique initiale du consortium ; aucune des espérances fondées sur la réorganisation administrative et politique de la Chine ne s’est réalisée, et les intérêts engagés dans ce pays sont encore en souffrance.

La question de défendre ces intérêts reste entière, et c’est là un des principaux facteurs du problème actuel à résoudre. L’Europe et l’Amérique ont prêté des sommes importantes à la Chine, peuvent-elles laisser ce pays se décomposer dans une corruption administrative et politique qui appellerait fatalement une domination étrangère et réveillerait ainsi la dangereuse question du partage et les rivalités ?

Que la situation actuelle de la Chine soit aujourd’hui la même qu’elle était avant la Révolution et, à certains égards, plus mauvaise, cela ne fait point de doute, des faits nombreux sont là pour le démontrer.

Lorsque Yuen Chekai eut réussi, après s’être efforcé de paralyser l’organisation d’une république viable, à détruire par un coup d’Etat les bases de l’édifice déjà posées, ce mandarin d’ancien régime revint immédiatement par une pente naturelle au système gouvernemental et administratif de toute sa vie : un pouvoir absolu qui, régnant avec des moyens de coercition insuffisans, est obligé pour se maintenir d’acheter continuellement, pour les attacher à la personne du chef, ses subordonnés en leur donnant licence de s’enrichir aux dépens de la chose publique ou en les pensionnant directement.

C’était là le système de gouvernement de l’Empire, système résultant à la fois de la situation géographique du pays immense et sans moyens rapides de communication, de son développement historique particulier et de son régime économique et social. Dans ce pays, grand comme l’Europe, et dont la société en est encore à une sorte de patriarcat familial et à l’industrie domestique ; dans cette Chine qui n’est pas, au sens où nous l’entendons en Occident, un Etat, une nation, mais une poussière de millions de petites républiques familiales, toute centralisation imposée d’en haut était, en effet, impossible. Or, sans centralisation, pas de pouvoir absolu effectif. C’est pour cela que l’empereur de Chine n’était guère qu’un pontife, un personnage religieux, dont l’autorité politique se trouvait être beaucoup plus théorique que pratique. Il gouvernait par des fonctionnaires se payant eux-mêmes et, en réalité, sans contrôle système qui aboutit infailliblement à la corruption et à la paralysie de tout le corps politique. Le mandarinat chinois, est une éclatante confirmation de cette loi historique.

Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, Yuen Chekai, maintenant l’ancien système qui seul pouvait lui permettre de conserver le pouvoir, l’administration chinoise devait continuer à croupir dans la corruption et dans l’impuissance. Dans son ignorance de toute méthode rationnelle d’administration, sans personnel au courant des principes occidentaux, les occidentalisés étant pourchassés, Yuen Chekai, pour combattre le mal chronique qui a maintenu la Chine dans une sorte de léthargie pendant si longtemps, emploie le remède dont la monarchie impériale avait déjà éprouvé l’inefficacité : un contrôle par quelques censeurs, inspecteurs envoyés dans les provinces, dont le premier soin est de s’entendre avec les prévaricateurs pour fermer les yeux.

D’autre part, le prestige religieux du chef de l’Etat ayant été balayé par la Révolution égalitaire, les quelques généraux qui dans les provinces peuvent maintenir fidèles autour d’eux leurs soldats, sont en fait des personnages indépendans, sans respect pour le pouvoir et n’agissant qu’au gré de leurs intérêts personnels.

Le résultat d’une telle situation politique ne peut être que ce que nous voyons aujourd’hui : une impuissance de tout fonctionnement d’une administration régulière et une anarchie latente dans les provinces.

Un fait récent marque bien le caractère du régime actuel. Lors de la conclusion de l’emprunt de 1913, une promesse de réforme de la gabelle avait été donnée comme garantie, puisque tout le reste était déjà hypothéqué ; un homme très compétent, sir Richard Dane, Anglais qui avait fait ses preuves aux Indes, fut chargé de diriger cette réorganisation fiscale : or, la presse d’Extrême-Orient nous apportait, en septembre, la nouvelle que ce directeur anglais de la gabelle chinoise offrait sa démission en déclarant qu’il se trouvait dans l’impossibilité de remplir sa tâche en présence du mauvais vouloir des fonctionnaires chinois.

Au surplus, voici le tableau que fait de la situation actuelle le correspondant du Times à Pékin, à la date du 25 août dernier : « Ce qui est évident, dit-il, c’est que l’administration de la Chine est aujourd’hui pourrie à l’excès. Les réformes ne sont manifestes que par leur absence, et la corruption a fait de grands progrès. Le capital (possédé par les Chinois du pays) s’accumule dans les banques européennes des ports à traité, à cause du manque de confiance dans le gouvernement, la situation financière est des plus précaires.

« En dépit de cette situation, on peut admettre que le gouvernement est plus fort qu’il ne le fut à aucun moment depuis la Révolution ; mais cette force est grandement due à l’appui à la fois moral et financier de l’étranger ; beaucoup d’étrangers seront désappointés, si Yuen Chekai se sert de ce concours pour satisfaire son ambition personnelle, alors que l’œuvre des réformes dans le pays a si manifestement avorté. »

En présence de ces faits et du départ nécessaire de l’Allemagne du consortium, les Puissances se verront nécessairement forcées d’abandonner le système impossible d’une action collective sur la politique financière et économique de la Chine et de chercher d’autres moyens. Il faut avouer que la tâche n’est pas facile à l’heure où toute leur attention et toutes leurs forces sont absorbées dans la lutte de géans qui se déroule en Europe.


Un événement nouveau : la perspective du retour à la forme impériale du gouvernement chinois, la proclamation de Yuen Chekai ou de son fils Yuen Koting, comme empereur, pouvait faire croire aux gens enclins à abuser de l’analogie que la situation devait s’améliorer par-là même. Jugeant, d’après ce qui s’est passé en France à la suite des bouleversemens de la Révolution, certains croient qu’un pouvoir fort et ordonnateur, un césarisme peut rétablir l’harmonie dans le chaos chinois.

C’est là une grande illusion. En effet, la France étant un peuple formé par son développement historique, par sa constitution administrative aux mœurs de la centralisation, et, de plus, vivant sur un territoire très peu étendu en comparaison de celui de la Chine, un pouvoir autoritaire communiquant une volonté ordonnatrice du centre aux extrémités, était, ainsi que l’histoire du Consulat et de l’Empire l’a démontré, éminemment capable de rebâtir sur des bases nouvelles l’édifice social écroulé. Comme nous l’avons vu, en Chine, il n’y a rien de semblable ; pas d’administration véritable capable de recevoir ou de communiquer l’impulsion partie du centre. De plus, il faut noter un esprit particulariste très marqué dans les provinces, chacune de celles-ci habituée depuis des siècles sous le débile gouvernement des empereurs mandchoux à une quasi indépendance ; aucune sympathie, ni dans les masses, ni dans l’élite de la nation pour la personne du lointain personnage enfermé dans le palais impérial de Pékin, à l’abri de la bombe et du revolver qui le guettent. Les élémens nécessaires, pour constituer une dictature effective et bienfaisante, manquent donc, dans ce pays, à peu près absolument. Aussi bien, la proclamation de l’Empire ne pourrait-elle rien changer à la situation ; elle ne pourrait constituer qu’une stabilisation, d’ailleurs illusoire, de ce qui existe actuellement. Ce n’est qu’un mot, et rien de plus, une étiquette nouvelle appliquée sur le régime paralytique qui tient la Chine immobile depuis deux ans, régime qui, à cet égard, a fait ses preuves et finalement laisse en souffrance les intérêts des étrangers dans le pays.

Mais ce mot a, pour les républicains qui ont fait la révolution, une extrême importance, car ils connaissent la valeur des formes. Depuis que le mouvement de restauration monarchique a été organisé par les agens de Yuen Chekai, des prodromes de révoltes sont apparus inquiétant vivement les Européens et les Américains résidant dans le pays. En ces dernières semaines, ceux-ci s’inquiétaient de la reprise du mouvement d’agitation terroriste qui secoua le pays dans les dernières années de l’Empire et contribua si puissamment à la révolution.

Toute liberté ayant été supprimée, toute revendication libre étant devenue impossible, les constitutionnalistes les plus militans, redevenus révolutionnaires depuis le coup d’Etat de 1913, ont repris, ça et là, la lutte sanglante. Déjà, l’an dernier, le président fut obligé de faire fusiller un de ses propres secrétaires, qui projetait de l’assassiner. Il y a peu de temps, le gouverneur de Canton, le général Long Tsikouang, était l’objet d’une tentative de meurtre politique qui ne réussit pas ; à Changhai, l’amiral Tseng échappa également à la mort par miracle[3] ; ces deux personnages sont des protagonistes de la reconstitution du régime impérial au profit de Yuen Chekai, régime qui leur laisse à eux-mêmes un pouvoir quasi absolu. Plusieurs autres personnes ont été aussi, depuis peu, assassinées pour les mêmes motifs. Enfin, un crime symbolique a été perpétré à Changhai ; le jour même où paraissait le premier numéro du journal pro-impérialiste, l’Asia Jeupao, une bombe éclatait à la porte de sa rédaction, tuant ou blessant dix personnes.

De son côté, la police des divers gouverneurs dont Yuen s’est assuré le concours redouble de rigueur. On rétablit les anciens supplices pour effrayer les ennemis du dictateur ; bien que la nouvelle législation pénale ait supprimé la torture, le révolutionnaire qui lança la bombe sur le gouverneur de Canton fut exécuté avec tous les raffinemens de cruauté du temps passé ; il subit la mort lente, c’est-à-dire qu’on commença par lui couper le nez, les oreilles, les extrémités des mains et des pieds ; on lui enleva les seins au couteau et toutes les parties protubérantes du corps ; on lui fit une incision sur le ventre, et on lui ôta une partie des intestins, ayant soin de ne pas le faire périr du coup ; puis on lui arracha les deux yeux ; enfin, on lui ouvrit le front et on lui enleva la cervelle avec une cuillère. Les supplices de ce genre n’ont pas arrêté les révolutionnaires sous l’Empire tartare-mandchou ; il est vraisemblable qu’ils n’arrêteront pas davantage leur mouvement sous le règne de l’ancien vice-roi, que celui-ci se proclame ou non empereur.

En outre, tous les membres des assemblées diverses, provinciales ou autres, qui ont été supprimées, continuent leurs conspirations sourdes, leurs machinations secrètes ; les vieilles sociétés, où l’on jurait, par le sang, haine a mort aux Mandchoux, ont repris leur activité, étendant leurs ramifications pour recommencer leur œuvre destructrice, et elles se servent aujourd’hui du même mot d’ordre : « Guerre à un gouvernement qui livre la direction de notre pays aux étrangers ! »

Telle est la situation bien réelle du moment présent, et il ne faut point, si l’on veut pouvoir porter un jugement sur les choses de ce pays, se laisser illusionner par les nouvelles tendancieuses émanées du cabinet du dictateur lui-même et qui annoncent qu’un plébiscite va le nommer empereur. Quelques agens s’en vont dans les provinces et envoient des adresses convenues selon un procédé bien connu. Il y eut à ce sujet une amusante polémique entre la Politique de Pékin, organe officieux du Cabinet et le Journal de Pékin, appartenant à des Européens, cette dernière feuille ayant renseigné ses lecteurs sur les sommes que recevaient les compères, chargés de simuler à l’usage du public occidental, la voix du peuple.

Car, chose digne de remarque, tout ce bruit n’est fait ni pour les Chinois, ni pour les étrangers résidant dans le pays où tout le monde rit à l’idée d’un plébiscite, d’un vote indépendant, puisque aucune liberté politique n’existe plus et que tout opposant réel devient suspect de rébellion et peut être exécuté comme tel.

On spécule visiblement sur la difficulté d’être renseigné exactement en Europe et on espère faire facilement prendre, à un public qui se trouve si loin et que l’on a besoin de ménager, des apparences pour des réalités. De là, tous ces procédés imités de l’agence Wolff pour tâcher d’influer sur nous ; de là, un simulacre de consultations nationales à notre usage ; de là, l’annonce de la deuxième abdication du petit empereur pour légitimer Yuen Chekai après avoir solennellement légitimé, une première fois, la République.

En vue de la réalisation de son projet, Yuen Chekai s’assura l’adhésion de l’Allemagne. L’Asashi nous apprend, en effet, que le jour où M. Lou, ministre des Affaires étrangères, alla consulter le représentant du Kaiser, le diplomate l’accueillit chaudement : « Rien ne peut, lui dit-il, être plus agréable à S. M. l’empereur d’Allemagne, qu’un pouvoir fort en Chine. » D’ailleurs, les Allemands n’ont qu’à se féliciter du concours habile qu’ils ont trouvé près du dictateur chinois ; c’est grâce à celui-ci, — la presse n’étant point libre, — qu’ils ont pu, depuis le début de la guerre, exercer une influence considérable sur les journaux chinois, créer de nouvelles feuilles et travailler l’esprit public de ce vaste pays selon leurs procédés habituels.

D’autre part, une restauration impérialiste posant la question de la reconnaissance du régime nouveau par les Puissances ainsi entraînées à consacrer de leur approbation la violation d’un serment de fidélité à une Constitution régulière, M. Wilson, toujours scrupuleux, s’informa de divers côtés et auprès de Yuen Chekai lui-même, de la valeur du soi-disant mouvement monarchiste dont on faisait tant de bruit. Après avoir constaté que tout cela était factice, il fit savoir au dictateur chinois que son projet ne devait compter ni sur la sympathie, ni sur l’assentiment des États-Unis.

De son côté, le comte Okuma avait fait précédemment un discours, dont la bienveillance même inquiétait sérieusement les partisans de la restauration ; mais, bientôt, ceux-ci reçurent soudain comme un véritable coup de massue. Le représentant du Mikado à Pékin, appuyé par les ministres de Grande-Bretagne et de Russie, faisait savoir que les trois Puissances étaient décidément hostiles à l’ascension de Yuen au trône impérial. La diplomatie française ne pouvait rester seule aux côtés du Kaiser pour continuer la politique désormais caduque du consortium, aussi, quelques jours plus tard, apprit-on enfin que la République française renonçait à son tour à approuver la restauration monarchique, en Chine, du moins pour le présent ; puis l’Italie se joignit aussi au groupe des Alliés.

Ces faits, de si haute importance, donnent à la question chinoise un aspect nouveau ; néanmoins, celle-ci reste entière car la situation intérieure de ce pays demeure toujours aussi mauvaise, aussi délicate pour les intérêts étrangers.


Cette question est depuis plusieurs années comme une pomme de discorde entre les nations, parce que l’immense peuple chinois, vivant isolé du monde, a trop bien suivi l’enseignement de ses philosophes antiques qui lui prêchaient la paix, et l’ont ainsi conduit au mépris du métier des armes. Nul peuple n’est plus pacifique, ni plus pacifiste que celui des sectateurs de Confucius et, à cause de cela même, le voilà, malgré le chiffre énorme de sa population, sans force de résistance contre les convoitises du dehors.

Croyant sans doute faire une politique d’habile prévision, les étrangers ont voulu le maintenir dans sa faiblesse de peur que, quelque jour, cette immense masse humaine étant devenue un tout organique ne fût un danger pour les autres peuples et ne pût rivaliser avec eux dans la guerre. En fait, on a abouti à faire de la faiblesse même de la Chine un péril d’un autre ordre : une excitation constante au déchaînement d’appétits adverses susceptibles de produire des conflits.

Déjà, on a dû renoncer à partager cet immense territoire devant les difficultés d’ordre extérieur, devant l’impossibilité de faire une juste part aux convoitises ; on a ainsi laissé passer l’heure où la chose eût été possible, et l’on peut d’autant moins reprendre maintenant ce projet que le sentiment du respect des nationalités a fait, chez les nations vraiment civilisées, les progrès considérables que la guerre actuelle met en lumière. Pourquoi les diverses Puissances de l’Entente n’adopteraient-elles pas, à l’égard de la Chine, une politique fondée sur les mêmes principes que celle pour laquelle tant de héros versent actuellement leur sang en Europe ?

Si aucun appui extérieur n’est donné au régime actuel, il est infiniment vraisemblable que celui-ci s’écroulera comme le régime mandchou et pour les mêmes causes, puisqu’il est de la même essence et qu’il possède les mêmes défauts. Alors, mais seulement alors, ce grand pays pourra reprendre l’œuvre commencée un moment dans les premiers jours de la République, c’est-à-dire chercher à s’organiser dans la liberté en conformité avec sa nature et son développement historique antérieur, créer des États provinciaux et une fédération nationale, en un mot édifier une démocratie analogue à celle des États-Unis d’Amérique, puisque aussi bien nulle forme de gouvernement n’est mieux en harmonie avec les principes philosophiques, et les mœurs sociales qui prévalent dans la civilisation chinoise.

Comme toute démocratie est naturellement éloignée de la politique de conquêtes, le peuple chinois ne pourra ainsi devenir le danger militaire futur qui effrayait certains ; au contraire, il sera porté, pour mettre en valeur les richesses de son sol, à entrer dans le concert, des activités économiques mondiales où la politique ne le placera plus dans une condition inférieure et humiliée.

Cette hypothèse n’a rien de chimérique ; elle constitue, depuis plusieurs années, le programme de toute la partie éclairée du peuple chinois ; elle formait celui des assemblées élues : Chambre, Sénat, Assemblées provinciales, qui furent dissoutes par le coup d’État. Si la réalisation d’un tel programme, ne rencontrant plus aucun obstacle du dehors, était enfin rendue possible, la politique internationale se trouverait enfin débarrassée de l’épineuse question chinoise, susceptible de devenir aussi dangereuse que la question balkanique.


FERNAND FARJENEL.

  1. Ces appels, par voie d’annonces, à l’assassinat des défenseurs de la légalité contre l’arbitraire présidentiel, dans des journaux publiés par des blancs, fit un tel scandale que le corps consulaire de ? Changhai dut intervenir pour les faire cesser.
  2. Cf. Revue des Deux Mondes du 1er juin 1915 et Revue politique et parlementaire du 10 août suivant, où nous avons donné le détail de ces revendications et de leur résultat.
  3. Depuis que nous avons écrit ces lignes, l’amiral Tseng a été tué à Changhai par un républicain. Le directeur, à Tokyo, des étudians chinois, qui avait fondé un groupe monarchiste a été également assassiné.