Le Rayon vert/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 55-65).


VIII

un nuage à l’horizon.


Une explication était devenue nécessaire ; mais, comme Aristobulus Ursiclos n’avait rien à voir en cette explication, miss Campbell le salua froidement et retourna vers Caledonian Hotel.

Aristobulus Ursiclos avait rendu non moins froidement son salut à la jeune fille. Évidemment froissé d’avoir été mis en balance avec un rayon, de quelque couleur qu’il fût, il reprit le chemin de la grève, tout en se parlant à lui-même dans les termes les plus convenables.

Le frère Sam et le frère Sib ne se sentaient point dans leur assiette. Aussi, lorsqu’ils furent dans le salon réservé, ils attendirent, l’oreille basse, que miss Campbell leur adressât la parole.

L’explication fut courte, mais nette. On était venu à Oban pour voir un horizon de mer, et on n’en voyait rien, ou si peu, qu’il ne valait pas la peine d’en parler.

Les deux oncles ne purent arguer que de leur bonne foi. Ils ne connaissaient point Oban ! Qui se serait imaginé que la mer, la vraie mer, ne fût pas là, puisque les baigneurs y affluaient ! C’était peut-être le seul point de la côte où, grâce à ces malencontreuses Hébrides, la ligne d’eau circulaire ne se découpât pas sur le ciel !

« Eh bien, dit miss Campbell, d’un ton qu’elle voulut rendre aussi sévère
Oban. (Page 49.)

que possible, il fallait choisir tout autre point qu’Oban, quand bien même on eût dû sacrifier l’avantage de s’y rencontrer avec monsieur Aristobulus Ursiclos ! »

Les frères Melvill, baissant instinctivement la tête, ne répondirent point à ce coup droit.

« Nous allons faire nos préparatifs, dit miss Campbell, et partir aujourd’hui même.

— Partons ! » répondirent les deux oncles, qui ne pouvaient racheter leur étourderie que par un acte d’obéissance passive.
« Et vous êtes venus, messieurs ?… (Page 51.)

Et aussitôt ces noms de retentir, suivant l’habitude :

« Bet !

— Beth !

— Bess !

— Betsey !

— Betty. »

Dame Bess arriva, suivie de Partridge. Tous deux furent aussitôt prévenus, et sachant que leur jeune maîtresse devait toujours avoir raison, ils ne demandèrent même pas le motif de ce départ précipité.

Mais on avait compté sans maître Mac-Fyne, le propriétaire de Caledonian Hotel.

Ce serait mal connaître ces estimables industriels, même dans l’hospitalière Écosse, si on les croyait capables de laisser partir une famille comprenant trois maîtres et deux domestiques, sans avoir tout fait pour la retenir. C’est ce qui arriva en cette circonstance.

Lorsqu’il eut été mis au courant de cette grave affaire, maître Mac-Fyne déclara que cela pouvait s’arranger à la satisfaction générale, sans parler de la satisfaction particulière qu’il éprouverait à garder le plus longtemps possible d’aussi nobles voyageurs.

Que voulait miss Campbell, et par conséquent que réclamaient messieurs Sib et Sam Melvill ? Une vue de mer découverte sur un large horizon ? Rien de plus aisé, puisqu’il ne s’agissait d’observer cet horizon qu’au coucher du soleil. On ne pouvait le voir du littoral d’Oban ? Soit ! Suffirait-il d’aller se poster sur l’île Kerrera ? Non. La grande île de Mull ne laisserait apercevoir qu’une petite portion de l’Atlantique dans le sud-ouest. Mais, en redescendant la côte, il y avait l’île Seil, qu’un pont rattache à sa pointe nord au littoral écossais. Là, rien qui pût gêner la vue, dans l’ouest, sur les deux cinquièmes du compas.

Or, se rendre à cette île, c’était une simple promenade de quatre à cinq milles, pas davantage, et, lorsque le temps serait propice, une excellente voiture, attelée de bons chevaux, pourrait y conduire en une heure et demie miss Campbell et sa suite.

À l’appui de son dire, l’éloquent hôtelier montrait la carte à grands points, suspendue dans le vestibule de l’hôtel. Miss Campbell put donc constater que maître Mac-Fyne ne cherchait point à en imposer. En effet, au large de l’île Seil se développait un large secteur, comprenant un tiers de cet horizon, sur lequel se traînait le soleil pendant les semaines qui précèdent et suivent l’équinoxe.

L’affaire s’arrangea donc à l’extrême contentement de maître Mac-Fyne et pour le plus grand accommodement des frères Melvill. Miss Campbell leur accorda généreusement son pardon, et ne fit plus aucune allusion désagréable à la présence d’Aristobulus Ursiclos.

« Mais, disait le frère Sam, il est au moins singulier qu’un horizon de mer manque précisément à Oban !

— La nature est si bizarre ! » répondit le frère Sib.

Aristobulus Ursiclos fut très heureux, sans doute, en apprenant que miss Campbell n’irait pas chercher ailleurs un lieu plus propice à ses observations météorologiques ; mais il était si absorbé dans ses hauts problèmes qu’il oublia d’en exprimer toute sa satisfaction.

La fantasque jeune fille lui sut probablement gré de cette réserve, car, tout en demeurant indifférente, elle l’accueillit moins froidement à leur première rencontre.

Cependant l’état atmosphérique s’était légèrement modifié. Si le temps restait toujours au beau fixe, quelques nuages, que dissipaient les ardeurs du midi, embrumaient l’horizon au lever et au coucher du soleil. Il était donc inutile d’aller chercher un poste d’observation à l’île Seil. C’eût été peine perdue, et il fallait prendre patience.

Durant ces longues journées, miss Campbell, laissant ses oncles aux prises avec le fiancé de leur choix, allait quelquefois accompagnée de dame Bess, mais le plus souvent seule, errer sur les grèves de la baie. Elle fuyait volontiers tout ce monde d’oisifs, qui constitue la population flottante des villes de bains, à peu près la même partout : des familles, dont l’unique occupation est de voir monter et descendre la mer, pendant que fillettes et garçons se roulent sur le sable humide avec une liberté d’attitudes très britanniques ; des gentlemen, graves et flegmatiques, sous leur costume de baigneurs, souvent trop rudimentaire, et dont la grande affaire est de se plonger pendant six minutes dans l’eau salée ; des hommes et des dames de grande « respectability », immobiles et raides sur des bancs verts à coussins rouges, feuilletant quelques pages de ces livres cartonnés et peinturlurés au texte compact, dont on abuse quelque peu dans les éditions anglaises ; quelques touristes de passage, la lorgnette en bandoulière, le chapeau-casque sur le front, les longues guêtres aux jambes, l’ombrelle sous le bras, qui sont arrivés hier et repartiront demain ; puis, au milieu de cette foule, des industriels dont l’industrie est essentiellement ambulante et portative, électriciens qui, pour deux pence, vendent du fluide à qui veut s’en payer la fantaisie ; artistes dont le piano mécanique, monté sur roues, mêle aux airs du pays les motifs défigurés des airs de France ; photographes en plein vent, qui livrent par douzaines des épreuves instantanées aux familles groupées pour la circonstance ; marchands en redingote noire, marchandes en chapeau à fleurs, poussant leurs petites charrettes, où s’étalent les plus beaux fruits du monde ; « minstrels », enfin, dont la face grimaçante se décompose sous le cirage qui la couvre, jouant des scènes populaires avec travestissements variés, et chantant de ces complaintes du cru, à couplets innombrables, au milieu d’un cercle d’enfants, qui reprennent gravement les refrains en chœur.

Pour miss Campbell, cette existence des villes de bains n’avait plus ni secret ni charme. Elle préférait s’éloigner de ce va-et-vient de passants, qui semblent aussi étrangers les uns aux autres que s’ils venaient des quatre coins de l’Europe.

Aussi, lorsque ses oncles, inquiets de son absence, voulaient la rejoindre, c’était à la lisière de la grève, sur quelque pointe avancée de la baie, qu’ils devaient aller la chercher.

Là, miss Campbell était assise, comme la pensive Minna du Pirate, le coude à la saillie d’une roche, la tête appuyée sur sa main, et de l’autre égrenant des baies de cette sorte de fenouil qui croît entre les pierres. Son regard distrait allait d’un « stack », dont la cime rocheuse se dressait à pic, à quelque obscure caverne, un de ces « helyers », comme on dit en Écosse, toute mugissante du flux de la mer.

Au loin, les cormorans étaient rangés en lignes, avec une immobilité de bêtes hiératiques, et elle les suivait au loin des yeux, lorsque, troublés dans leur quiétude, ils s’envolaient en rasant de l’aile la crête des petites lames du ressac.

À quoi songeait la jeune fille ? Aristobulus Ursiclos, sans doute, aurait eu l’impertinence, et les oncles cette naïveté de croire qu’elle pensait à lui : ils se seraient trompés.

En son souvenir, miss Campbell revenait aux scènes du Corryvrekan. Elle revoyait la chaloupe en perdition, les manœuvres du Glengarry, s’aventurant au milieu de la passe. Elle retrouvait dans le fond de son cœur cette émotion, qui l’avait si étroitement serré, lorsque les imprudents disparurent dans le creux du remous !… Puis, c’était le sauvetage, la corde lancée à propos, l’élégant jeune homme apparaissant sur le pont, calme, souriant, moins ému qu’elle, et saluant du geste les passagers du steamer.

Pour une tête romanesque, il y avait là le début d’un roman ; mais il semblait que le roman dût s’en tenir à ce premier chapitre. Le livre commencé s’était refermé brusquement entre les mains de miss Campbell. À quelle page pourrait-elle jamais la rouvrir, puisque « son héros », semblable à quelque Wodan des épopées gaéliques, n’avait pas reparu ?

Mais l’avait-elle au moins cherché au milieu de cette foule d’indifférents, qui hantaient les plages d’Oban ? Peut-être. L’avait-elle rencontré ? Non. Lui, sans doute, n’aurait pu la reconnaître. Pourquoi l’eût-il remarquée à bord du Glengarry ? Pourquoi serait-il venu à elle ? Comment aurait-il deviné qu’il lui devait en partie son salut ? Et cependant, c’était elle, avant tous autres, qui avait aperçu l’embarcation en détresse ; elle qui, la première, avait supplié le capitaine d’aller à son secours ! Et, en réalité, cela lui avait peut-être coûté, ce soir-là, le Rayon-Vert !

On pouvait le craindre, en effet.

Pendant les trois jours qui suivirent l’arrivée de la famille Melvill à Oban, le ciel aurait fait le désespoir d’un astronome des observatoires d’Édimbourg ou de Greenwich. Il était comme ouaté d’une sorte de vapeur, plus décevante que ne l’eussent été des nuages. Lunettes ou télescopes des plus puissants modèles, le réflecteur de Cambridge tout comme celui de Parsontown, ne seraient pas parvenus à la percer. Seul, le soleil eût possédé assez de puissance pour la traverser de ses rayons ; mais, à son coucher, la ligne de mer s’estompait de légères brumes, qui empourpraient l’occident des couleurs les plus splendides. Il n’eût donc pas été possible à la flèche verte d’arriver aux yeux d’un observateur.

Miss Campbell, dans son rêve, emportée par une imagination un peu fantasque, confondait alors le naufragé du gouffre de Corryvrekan et le Rayon-Vert dans la même pensée. Ce qui est certain, c’est que l’un n’apparaissait pas plus que l’autre. Si les vapeurs obscurcissaient celui-ci, l’incognito cachait celui-là.

Les frères Melvill, lorsqu’ils s’avisaient d’exhorter leur nièce à prendre patience, étaient assez mal venus. Miss Campbell ne se gênait pas pour les rendre responsables de ces troubles atmosphériques. Eux, alors, s’en prenaient à l’excellent baromètre anéroïde qu’ils avaient eu le soin d’apporter d’Helensburgh, et dont l’aiguille persistait à ne pas remonter. En vérité, ils auraient donné leur tabatière pour obtenir, au coucher de l’astre radieux, un ciel dégagé de nuages !

Quant au savant Ursiclos, un jour, à propos de ces vapeurs dont se chargeait l’horizon, il eut la parfaite maladresse de trouver leur formation toute naturelle. De là à ouvrir un petit cours de physique, il n’y avait qu’un pas, et il le fit en présence de miss Campbell. Il parla des nuages en général, de leur mouvement descendant qui les ramène à l’horizon avec l’abaissement de la température, des vapeurs réduites à l’état vésiculaire, de leur classement scientifique en nimbus, stratus, cumulus, cyrrus ! Inutile de dire qu’il en fut pour ses frais d’érudition.

Et ce fut si marqué que les frères Melvill ne savaient quelle attitude prendre pendant cette inopportune conférence !

Oui ! miss Campbell « coupa » net le jeune savant, pour employer l’expression du dandysme moderne : d’abord, elle affecta de regarder d’un tout autre côté pour ne point l’entendre ; puis, elle leva obstinément les yeux vers le château de Dunolly, afin de ne pas paraître l’apercevoir ; enfin elle regarda l’extrémité de ses fins souliers de baigneuse, — ce qui est la marque de l’indifférence la moins dissimulée, la preuve du dédain la plus complète que puisse montrer une Écossaise, aussi bien pour ce que dit son interlocuteur que pour sa propre personne.

Aristobulus Ursiclos, qui ne voyait et n’entendait jamais que lui, qui ne parlait jamais que pour lui seul, ne s’en aperçut pas ou n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

Ainsi se passèrent les 3, 4, 5 et 6 août ; mais, pendant cette dernière journée, à la grande joie des frères Melvill, le baromètre remonta de quelques lignes au-dessus de variable.

Le lendemain s’annonça donc sous les plus heureux auspices. À dix heures du matin, le soleil brillait d’un vif éclat, et le ciel étendait au-dessus de la mer son azur d’une limpidité parfaite.

Miss Campbell ne pouvait laisser échapper cette occasion. Une calèche de promenade était toujours tenue à sa disposition dans les écuries de Caledonian Hotel. C’était où jamais le moment de s’en servir.

Donc, à cinq heures du soir, miss Campbell et les frères Melvill prenaient place dans la calèche, conduite par un cocher, habile aux manœuvres du « four in hand », Partridge montait sur le siège de derrière, et les quatre chevaux, caressés par la mèche du long fouet, s’élancèrent sur la route d’Oban à Clachan.

Aristobulus Ursiclos, à son grand regret, — si ce n’est pas à celui de miss Campbell, — occupé de quelque important mémoire scientifique, n’avait pu être de la partie.

L’excursion fut charmante de tous points. La voiture suivait la route du littoral, le long du détroit qui sépare l’île Kerrera de la côte d’Écosse. Cette île, d’origine volcanique, était fort pittoresque, mais elle avait un tort aux yeux de miss Campbell : c’était de lui cacher l’horizon de mer. Cependant, comme il n’y avait que quatre milles et demi à faire dans ces conditions, elle consentit à en admirer l’harmonieux profil, dont le découpage se dessinait sur un fond de lumière, avec les ruines du château danois, qui en couronne la pointe méridionale.

« Ce fut autrefois la résidence des Mac-Douglas de Lorn, fit observer le frère Sam.

— Et pour notre famille, ajouta le frère Sib, ce château a un intérêt historique, puisqu’il fut détruit par les Campbell, qui l’incendièrent, après en avoir massacré sans pitié tous les habitants ! »

Ce haut fait parut obtenir plus particulièrement l’approbation de Partridge, qui battit doucement des mains en l’honneur du clan.

Lorsque l’île Kerrera fut dépassée, la voiture s’engagea sur une route étroite, légèrement accidentée, conduisant au village de Clachan. Là, elle prit cet isthme factice, qui, sous la forme d’un pont, enjambe la petite passe et unit l’île Seil au continent. Une demi-heure plus tard, après avoir laissé la voiture dans le fond d’un ravin, les excursionnistes gravissaient la pente assez raide d’une colline et venaient s’asseoir sur l’extrême bordure des roches, à la lisière du littoral.

Cette fois, rien ne pouvait gêner la vue d’observateurs, tournés vers l’ouest : ni l’îlot d’Easdale, ni celui d’Inish, échoués auprès de Seil. Entre la pointe Ardanalish de l’île Mull, l’une des plus grandes des Hébrides, au nord-est, et l’île Colonsay, au sud-ouest, se découpait un large morceau de mer, sur lequel le disque solaire allait bientôt noyer ses feux.

Miss Campbell, tout à sa pensée, se tenait un peu en avant. Quelques oiseaux de proie, aigles ou faucons, animant seuls cette solitude, planaient au-dessus des « dens », sortes de vallons creusés comme des entonnoirs à parois rocheuses.

Astronomiquement, le soleil, à cette époque de l’année et pour cette latitude, devait se coucher à sept heures cinquante-quatre minutes, précisément dans la direction de la pointe Ardanalish.

Mais, quelques semaines plus tard, il eût été impossible de le voir disparaître derrière la ligne de mer, car la masse de l’île Colonsay l’eût dérobé aux regards.

Ce soir là, le temps et l’endroit étaient donc bien choisis pour l’observation du phénomène.

Pendant que fillettes et garçons se roulent sur le sable… (Page 59.)

En ce moment, le soleil se dirigeait par une trajectoire oblique sur l’horizon nettement dégagé.

Les yeux éprouvaient quelque peine à soutenir l’éclat de son disque passé au rouge ardent, que les eaux reflétaient en une longue traînée de lumière.

Et cependant, ni miss Campbell, ni ses oncles n’eussent consenti à fermer les paupières, non ! pas même un instant.

Mais, avant que l’astre n’eût mordu l’horizon de son bord inférieur, miss Campbell poussa un cri de déception !

Miss Campbell regardait le superbe lointain… (Page 67.)

Un petit nuage venait d’apparaître, délié comme un trait, long comme la flamme d’un vaisseau de guerre. Il coupait le disque en deux parties inégales, et semblait s’abaisser avec lui jusqu’au niveau de la mer.

Il semblait qu’un souffle, si léger qu’il fût, eût suffi à le chasser, à le dissiper !… Le souffle ne se produisit pas !

Et, lorsque le soleil fut réduit à un arc minuscule, ce fut cette fine vapeur qui circonscrivit à sa place la ligne du ciel et de l’eau.

Le Rayon-Vert, perdu dans ce petit nuage, n’avait pu arriver à l’œil des observateurs.