Le Refus du Service militaire

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Le Refus du Service militaire

Le nom du docteur autrichien Skarvan est déjà connu. On sait qu’il refusa, il y a quelques années, de servir dans l’armée comme médecin. Sa comparution devant le conseil de guerre, son internement dans une maison d’aliénés, la polémique qui s’engagea à son sujet entre les journaux, ont troublé alors l’opinion publique. On expliquait cette conduite de différentes façons : c’est un mystique religieux, disaient les uns ; un anarchiste, déclaraient les autres ; et beaucoup de journalistes le considéraient comme une victime du comte Léon Tolstoï.

Le Journal détaillé du docteur Skarvan vient de paraître. Il y a décrit très scrupuleusement toutes les hésitations de sa conscience et de son esprit qui ont précédé son acte héroïque, toutes les raisons qui l’y ont amené.

Le Dr  Skarvan a écrit son Journal en langue russe, selon le désir de ses nombreux amis de Russie et en particulier de Léon Tolstoï. Ce Journal a été édité en Angleterre par M. Tchertkoff dans sa collection d’ouvrages sur les doukhobors et contre la guerre. On en lira ci-après les parties les plus saillantes. — W. B.

À mon entrée au régiment, je partageais déjà l’opinion du comte Tolstoï sur le service militaire. Je savais qu’il est tout à fait opposé aux préceptes du christianisme et à son esprit, en antagonisme absolu avec tout sentiment d’humanité, et que c’est chose impie que prêter serment et servir. Mais, bien qu’intimement convaincu de tout cela, j’entrai au service, ne me sentant pas assez de force spirituelle pour agir selon ma foi. J’ai éprouvé alors l’angoisse morale que doit ressentir tout homme dont les sympathies vont vers le bien, mais qui à trop conscience de sa faiblesse pour oser entreprendre un acte qui, il le sent à l’avance, sera au-dessus de ses forces. Car je ne savais pas encore que, pour engager une lutte chrétienne contre le monde, l’homme n’a besoin ni d’audace, ni en général d’aucun des attributs de l’héroïsme païen, qu’il lui faut tout autre chose : une certaine maturité spirituelle, un état d’esprit tel qu’il lui soit impossible de vivre d’une vie contraire à sa conscience… Mais, quand toutes les portes du salut sont fermées, il en reste une, et la plus étroite, que Dieu ouvre lui-même au moment le plus critique.

Au régiment, je me sentis tout de suite mal à l’aise. Les casernes me faisaient l’effet de maisons de fous : tout y était stupide et sauvage, et que de forces perdues !

[En 1894. Skarvan achevait ses études à la Faculté de Médecine d’Insprück ; il prit ses grades et entra alors, comme médecin militaire, dans le régiment qui était en garnison à Kaschau. La société des officiers, la vie de caserne, ses lectures, surtout les œuvres de Thomas A’Kampis, ne firent que fortifier ses idées contre le service militaire.]

Si nous sommes sur une certaine pente, nous allons en avant, presque toujours sans savoir où : c’est ce qui arrive aux hommes qui s’abandonnent à l’entraînement de leurs désirs personnels, c’est aussi ce qui arrive à ceux qui s’abandonnent à l’entraînement du génie divin qui est en chacun de nous. En me laissant entraîner par cette force, je ne pouvais plus ne pas refuser immédiatement de servir dans l’armée.

J’écrivis alors la lettre suivante :

Monsieur le Médecin en chef,

Je devrais vous dire oralement ce que je vais écrire. Pourtant j’use de la plume : car j’ai peur de ne pouvoir vous parler en face aussi clairement et avec autant de calme.

Je suis décidé à quitter l’armée ; je veux cesser d’être soldat ; je ne veux plus revêtir l’uniforme. Je ne prendrai pas mon service à l’hôpital, car c’est aussi du service militaire. Or, le service militaire est contraire à mes opinions, contraire à ma science, contraire à mes sentiments religieux.

Je suis chrétien, et, comme tel, je ne puis aider au militarisme ni par la parole, ni par les actes. Si j’ai servi jusqu’à présent, c’est que je n’avais pas assez de courage pour lutter seul contre la force puissante qu’est l’organisation militaire. Maintenant, ma conscience est plus forte, non pas à la suite de quelque événement pathétique, mais par un résultat logique de mes pensées, de mes réflexions, de mes désirs depuis déjà plusieurs années. Je sais très bien que ma résolution semblera au conseil de guerre ridicule, stupide et coupable. Je sais aussi que, par ce refus, j’encours une peine grave, que l’autorité me tiendra en prison aussi longtemps qu’elle le voudra ; mais je me donne à une autorité plus haute, plus forte que toute la grande Europe ; je veux mettre ma vie en harmonie avec une seule vérité, c’est-à-dire la Vérité unique, éternelle et divine. Cette Vérité m’ordonne de ne plus courber la tête sous l’esclavage général, sous le joug du militarisme, que chaque gouvernement impose maintenant à l’humanité.

On dit et on écrit que le médecin militaire a un rôle humain et noble. Je crois que c’est faux ; car, ainsi que tous les autres militaires, il n’est qu’une arme sans volontés docile instrument de ses chefs. Son rôle est tel : veiller à ce que l’armée puisse accomplir, dans les meilleures conditions, sa besogne rude et inhumaine.

C’est tout ce que j’ai à vous dire. Je vous prie de conserver cette lettre, pour qu’elle puisse être produite devant mes juges : car sans doute n’aurai-je pas autre chose à dire.

J’attendrai vos ordres dans mon appartement, à Kronen-caserne.

[Le gouvernement militaire de Kaschau voulut d’abord étouffer cette affaire ; mais persuasion et promesses échouèrent sur le Dr  Skarvan : il refusa de retirer sa lettre. On se décida donc à agir. Skarvan, arrêté, enfermé à l’hôpital de Kaschau, fut soumis à un régime d’abord peu sévère : il pouvait voir ses parents, ses amis, écrire et recevoir des lettres. Parmi celles qui lui furent envoyées alors, il fait mention de deux lettres écrites par deux pasteurs.]

Et comme toujours, le clergé montra sa rudesse et son ignorance de la doctrine du Christ. En effet, ces deux pasteurs essayaient de me prouver que le service militaire n’est pas en contradiction avec le christianisme, que mon acte était illogique et cruel, et ils me conseillaient de me repentir, de rentrer dans l’obéissance, de reprendre mon service.

Beaucoup de personnes comprennent que le soldat refuse de rester à l’armée, car il est évident que le rôle du soldat au régiment est d’apprendre l’assassinat, en vue d’assassiner quand les chefs le demanderont ; mais, dit-on, le médecin militaire accomplit une œuvre chrétienne et quiconque refuse ce service mérite, au point de vue moral, le blâme et non l’approbation. Il y a là une grande erreur. Le service du médecin militaire est criminel comme tout service militaire, parce qu’il existe un lien très étroit entre son rôle et l’assassinat, seul but des armées. Cette relation est dissimulée par hypocrisie sous des apparences d’humanité, c’est pourquoi elle échappe à la plupart des hommes. Néanmoins, elle existe et qui veut bien la voir la verra, car il est très facile de soulever le voile trompeur qui la cache.

Le médecin militaire inspecte les soldats, c’est-à-dire qu’il décide quels hommes sont bons pour la chair à canon et quels ne le sont pas ; il visite les soldats punis par leurs chefs, c’est-à-dire qu’il décide lesquels parmi eux peuvent être enfermés en prison, lesquels peuvent supporter les fers, lesquels peuvent être privés de nourriture, etc. ; il aide donc à l’inhumaine et brutale violation des hommes. Le médecin militaire est, en tous cas, un mercenaire loué par la bande organisée des assassins, pour veiller à la santé d’hommes qui doivent être des victimes ou des meurtriers.

Pourquoi, dans ce cas particulier, vouloir méconnaître ce qui est connu de tous, à savoir que servir dans un établissement ignominieux et criminel, c’est une déchéance morale, une honte. Certainement, aucune honnête femme, quelle que soit la somme qu’on lui propose, ne consentirait à être la cuisinière d’une bande de meurtriers, bien que la préparation de la nourriture non seulement ne soit pas un péché, mais soit une des nécessités de l’existence des hommes. Et quelle différence y a-t-il entre une bande de meurtriers et une armée ? une différence de nombre.

Il est temps de comprendre quel abaissement, quelle humiliation il y a à vendre son savoir à ceux auxquels ce savoir est nécessaire pour atteindre plus sûrement leur but criminel.

[Le Dr Skarvan resta peu de temps à Kaschau après son arrestation ; il fut envoyé à Vienne, avec ce diagnostic du médecin militaire de Kaschau : « Folie religieuse mêlée aux idées de Tolstoï. » Skarvan, accompagné de deux gendarmes et d’un médecin, fut conduit, dès son arrivée à Vienne, à l’hôpital militaire et placé dans la section des aliénés.

Un de ses compagnons l’intéressa vivement.

C’était un nommé Bradavska, homme très remuant, très irritable, méprisant le monde, et qui était enfermé depuis plusieurs années déjà, pour indiscipline militaire et insultes à ses chefs. Philosophe, pessimiste, il était intimement convaincu que la vie est une stupidité, que toute la société actuelle est un éternel mensonge et que l’État est une organisation dont le but est le pillage.

Mais il méprisait surtout l’armée et ses représentants et disait franchement et très haut ce qu’il en pensait. Il avait traité les officiers, les juges militaires, les médecins de l’armée, de misérables, qui essayent de se donner des dehors de justice et de loyauté. Il raconta au Dr  Skarvan que, pendant les différents interrogatoires qu’il avait subis devant les juges, les chefs, pour que les autres soldats ne pussent pas entendre ses réponses, avaient ordonné de couvrir sa voix par des roulements de tambour. Bradavska avait été mis en prison. Quand on fut las de lui, on l’envoya dans la maison des aliénés, d’où, après trois ou quatre mois, il fut renvoyé pour être de nouveau enfermé en prison.

Témoin de maints faits scandaleux, tant à la prison qu’à l’hôpital, il les raconta à Skarvan.]

Mais ces brutalités ou d’autres du même genre sont fréquentes dans chaque caserne, et il n’est pas étonnant qu’elles existent dans les hôpitaux. Et puisque les armées sont basées sur la violence et la cupidité, peut-on attendre d’elles quelque moralité, quelque bonne foi ? Non. Elles ne peuvent qu’augmenter chez les hommes ce qu’il y a de brutal et de mauvais dans leur nature. On moissonne ce que l’on sème.

[Les médecins de Vienne, n’ayant pu, malgré tous leurs efforts, constater le moindre symptôme de folie chez le Dr  Skarvan, firent un rapport dans ce sens, et il fut décidé que Skarvan passerait devant le conseil de guerre. Après quelques temps de prison préventive, il fut conduit devant ses juges.]

Devant une table verte encombrée de nombreux papiers était assis le rapporteur, un lieutenant-colonel ; à sa droite, siégeait le président du conseil, également lieutenant-colonel ; tous les deux avaient revêtu l’uniforme de gala, et leurs visages étaient très graves ; je fus frappé par le regard sans expression du président et par son nez rouge et luisant. Sept juges étaient là, eux aussi en tenue de parade. L’officier qui m’avait accompagné me plaça devant le banc réservé aux accusés, puis s’éloigna. Le silence était profond. Tous se levèrent et on commença la lecture de l’acte d’accusation. Il y était dit que, le 7 février 1889, je ne m’étais pas rendu à l’hôpital où j’étais de service, et que le Dr  Weese avait reçu une lettre dans laquelle je l’informais que je ne voulais plus faire mon service et, en général, aucun service militaire.

Or cela, constitue un grand crime contre la discipline militaire, concluait l’acte.

On me demanda si j’avouais ce dont j’étais accusé : je répondis oui, et signai l’acte d’accusation. Le président me dit alors : « Vous avez le droit de dire quelque chose pour votre défense. Parlez. — Je n’ai rien à ajouter », répondis-je. Me montrant les juges, le président me demanda ensuite, si je n’avais aucune objection à faire contre leur choix, aucun grief personnel contre l’un d’eux ; je répondis négativement.

Je n’aurais eu que de l’indifférence et du mépris pour un tribunal quel qu’il fût, même composé des plus savants juristes, car tout jugement des hommes sur un autre homme est une impudence ; c’est la violation de la voix de la conscience et des lois chrétiennes. Or le tribunal qui siégeait pour me juger était encore plus inepte et impudent, parce qu’il était composé d’hommes serviles n’osant avoir une opinion devant leurs chefs. De tels hommes pourraient-ils, en effet, dire ce qu’ils pensent, s’ils pensaient quelque chose ? Comment les premiers venus, caporaux de caserne ou officiers, tout à fait incompétents dans une telle affaire, pouvaient-ils juger mon acte, même au simple point de vue de la justice professée par les juristes ? et que dire, au point de vue de l’appréciation des motifs moraux de mon acte !

Ils n’ont pas vu, ils n’ont pas cherché à voir son sens profond, ils n’ont vu que la manifestation extérieure d’une protestation contre l’État ; ils n’ont pas compris : car, ayant compris, ils eussent été de mon avis. On leur avait dit tout simplement que mon acte était un crime contre l’Etat, crime prévu dans tel article de tel statut du code militaire, et, d’après cela, ils ont prononcé leur arrêt, peut-être en diminuant de quelques semaines la durée possible de la détention.

Mes juges n’ont pas songé, même un instant, que j’aie pu agir ainsi pour satisfaire aux brûlantes et éternelles demandes de mon âme. C’est pourquoi je n’ai eu aucun désir de me justifier ; je n’en ai pas vu la nécessité ; j’ai senti que nous faisions deux espèces de services tout à fait différents, et je suis resté très passif, et j’ai préféré me taire. Je sais que mon seul juge, Dieu, me comprend et voit mon cœur, et cette conscience m’a suffi, m’a récompensé largement pour toutes les privations matérielles que j’ai endurées, et je n’ai pas senti les souffrances.

[Skarvan fut condamné à quatre mois de sévère réclusion ; et l’Université d’Insprück, accédant à une demande du conseil de guerre, annula ses diplômes. Enfermé dans une cellule étroite, sombre et malpropre, n’ayant qu’une nourriture grossière et mauvaise, Skarvan fut privé en outre du droit d’écrire ou de recevoir des lettres, sauf deux fois par mois.

Mais il reçut de toutes parts, des marques de bienveillance et de compassion.

Les scribes et les gardiens de la prison firent tout pour qu’il pût écrire et recevoir des lettres à n’importe quel moment. Chacun d’eux avait offert ses services en secret, et chacun était persuadé qu’il était seul à risquer quelque chose pour Skarvan.

Deux fois par semaine, le prisonnier pouvait voir ses amis. Un vieil ami de sa famille qui vint une fois lui rendre visite dans sa prison lui reprocha son action, tant pour la stupidité que pour l’ingratitude dont il avait fait preuve en l’accomplissant, et Expliquez-moi, lui dit-il, comment il est possible que vous puissiez trouver raisonnable une décision qui a de telles suites ? Ne pouviez-vous rien faire de mieux, que d’être là à souffrir et à faire souffrir ceux qui vous aiment ? » ]

Chose étonnante, pourquoi les hommes souffrent-ils, quand ils voient accomplir ce qui est sage et logique ? Tous, en effet, comprennent et admettent que le militarisme, c’est l’esclavage ; tous savent quel grand malheur pour les hommes est la guerre, combien elle est sauvage et absurde ; tous tiennent pour désirable la plus grande liberté possible et la conservation de la dignité humaine ; et qu’y a-t-il de plus simple, quand on pense ainsi, de cesser d’être les esclaves et les auxiliaires de ce mal qui nous subjugue tous en général, et chacun de nous en particulier ? De sérieuses et franches tentatives pour briser ses fers ne s’imposent-elles pas ? Mais si quelqu’un est arrivé, dans l’intimité de sa conscience, à cette conclusion si simple, et veut chercher à la réaliser, c’est-à-dire à agir selon sa religion ou tout simplement selon une sage logique, s’il refuse tout service militaire ou tout service d’État, vite on se jette sur lui, on le raille, on le juge, on le punit ; et, quand les gouvernements persécutent de tels hommes, comme c’est arrivé pour les doukhobors en Russie, ou pour les nazaréens en Autriche, cela n’excite dans la masse humaine ni honte ni colère. On dit, au contraire : « C’est bien. Pourquoi ces imbéciles luttent-ils contre le gouvernement ? »

Et c’est ainsi que parlent, non seulement les hommes qui ont passé leur vie dans les casernes, ou devant des tables dans les bureaux, et ont été payés pour cela, mais des hommes qui se disent d’esprit libre et déclarent qu’ils placent la liberté au-dessus de tout.

[Un hasard fit tomber les lettres écrites en cachette par Skarvan, entre les mains de Ses chefs, et, à cause de ce délit, il fut mené à la cellule correctionnelle.]

Quand un soldat est condamné à la cellule correctionnelle, on lui attache, par des fers, la main droite ou le pied gauche, c’est le régime ordinaire. Mais, pour des punitions encore plus sévères, il y a la torture : les bras du patient sont croisés derrière le dos et on les attache par des fers à l’endroit où ils se croisent ; les pieds aussi sont attachés ensemble par des fers ; puis une grosse corde est passée dans un anneau qui se trouve aux fers qui lient les bras, l’autre bout de la corde passe dans une bague de fer fixée au mur à deux mètres environ au-dessus du sol ; tout étant ainsi préparé, on tire la corde jusqu’à ce que le prisonnier touche le sol seulement du bout des pieds, et que les mains ne soient plus appuyées au dos. Les plus forts ne peuvent supporter cette torture, et perdent vite connaissance ; le bourreau attend que la victime ait repris ses sens, et la torture recommence.

[Skarvan resta 14 jours dans la cellule correctionnelle.]

En y entrant, j’ai d’abord été frappé de stupeur, mais j’étais dans un de ces moments où les hommes peuvent supporter beaucoup plus qu’ils ne le croient eux-mêmes, et bientôt je n’ai pas senti les maux que voulaient me faire endurer mes juges et mes chefs ; mon âme était tranquille et forte. Je savais que ma situation matérielle était, à ce moment-là, bien plus pénible que celle des mendiants ou des vagabonds qui errent par le monde, sans asile, et, quand même, je me sentais riche, car je possédais le bien le plus précieux : une foi ferme en Dieu.

Le secret de tout supporter, c’est de rompre franchement, de toutes ses forces, tous les liens personnels qui nous lient au monde, et de ne nous attacher qu’aux intérêts spirituels, les seuls qui donnent la vie réelle.

Avant d’être enfermé dans la prison correctionnelle, j’avais été un privilégié en comparaison de la plupart des détenus. J’avais une chambre à part, je pouvais fumer, m’acheter quelque nourriture, mes amis venaient me voir souvent, etc., en un mot, j’étais presque un maître, et le gardien avait raison quand il me disait : « Le maître restera le maître, même dans l’enfer. » Quand j’eus été mis en cellule, j’étais plus semblable à ces gens privés de tout droit et sur lesquels pèse, depuis déjà longtemps, la cruauté des hommes qui dominent sur la terre.

[L’expérience a montré depuis longtemps déjà l’influence de la cellule correctionnelle sur la santé. C’est pourquoi, dans l’armée autrichienne, le détenu est visité chaque jour par le médecin militaire ; le Dr  Skarvan fut, lui aussi, soumis à l’inspection médicale. Elle consistait en ceci : le médecin d’un air désintéressé et ennuyé posait ces questions. « Comment allez-vous ? » — « Vous n’avez aucun mal ? » — « Tout va bien ? » — Après réponses affirmatives du prisonnier, le docteur écrivait dans le rapport : « Santé bonne », et signait.]

Le huitième jour, soit parce que j’avais l’air très souffrant, soit par pitié pour le sort d’un collègue, le médecin donna l’ordre de ne plus me faire dormir sur le sol.

Les hommes n’imaginent pas combien ils seraient effrayés de leur cruauté si, par quelque hasard, ils pouvaient voir toute l’hypocrisie qui est cachée sous leur philanthropie et leur humanitarisme. — Le cabaret est plein de fumée et exhale une odeur nauséabonde, les ivrognes rient, crient et se battent d’une façon scandaleuse, et cependant, parmi tous ceux qui causent ce scandale, aucun ne s’aperçoit de ce que cette vie a de mauvais et d’inepte ; au contraire, ils bafouent et insultent ceux qui ne sont pas ivres et ne vont pas au cabaret. Pour percevoir une différence entre la vie réelle et la vie fausse, il faut quitter le cabaret, sortir à l’air frais, car, en restant au cabaret et en continuant à boire, on ne peut se rendre compte de la réalité de cette situation abjecte et misérable… Il faut en sortir ; il est l’heure, déjà le soleil se lève, et honte à ceux qu’il trouvera encore ivres et pas encore prêts pour le travail du matin.

Le matin, à 4 heures et demie, une cloche sonnait le réveil, ma toilette du matin était vite faite, car je dormais tout habillé et n’avais qu’à prendre mes bottes, passer de l’eau dans ma bouche, et me laver le visage au-dessus d’un récipient fétide.

Puis deux gardiens accompagnés d’un chef faisaient l’inspection du matin pour voir si tout était en ordre, c’est-à-dire si personne n’avait fui, s’il n’y avait ni mort ni cas de maladie. À 6 heures du matin, le cuisinier apportait du pain noir et une écuelle de soupe, c’était la nourriture de toute la journée. De 10 heures à 10 heures et demie, je faisais une promenade dans la cour de la prison, puis on me ramenait dans ma cellule et cela jusqu’au lendemain.

Pendant mon dernier jour de cellule correctionnelle, ma mère vint me voir ; elle avait pu obtenir cette permission. Avec ces mots : « Ah ! mon cher fils », elle se jeta dans mes bras. Je fus heureux de voir que son âme n’était pas trop accablée, bien qu’il lui fallût beaucoup de force pour retenir ses larmes. Mais sa douleur était, ce jour-là, modérée par la joie de me voir. Elle voulait visiter la cellule dans laquelle j’étais enfermé, mais l’officier qui assistait à notre entretien déclara que c’était impossible. Alors, elle voulut me la faire décrire. Je lui décrivis ma cellule, mais non pas le local que j’occupais auparavant, et je la tranquillisai en lui disant que je n’avais aucun besoin matériel et que moralement j’étais toujours aussi brave qu’elle me voyait. Bien qu’elle eût beaucoup souffert et souvent pleuré à cause de moi, elle ne me fit aucun reproche et, du plus profond de son âme, elle me pardonnait ses souffrances. Elle insista près de l’officier pour avoir la permission de me donner quelques gâteaux qu’elle avait apportés pour moi, mais il ne le lui permit pas. Elle me glissa en cachette quelques lettres, parmi lesquelles une du comte Léon Tolstoï.

Quatre mois après ma condamnation, je fus appelé devant une commission spéciale qui me déclara inapte au service militaire et, d’après son rapport, je fus chassé de l’armée. Le gouvernement autrichien voulait, par ce moyen, conserver pour lui l’apparence du droit.

[Le Journal du Dr  Skarvan se termine là.

Quand le Dr  Skarvan eut quitté la prison, les meilleurs jurisconsultes lui dirent que son diplôme de docteur en médecine lui serait certainement rendu. Ayant fait une demande dans ce sens à la faculté de Médecine d’Insprück, il reçut du secrétaire de la Faculté la lettre suivante :

« Je considère votre lettre au doyen de la Faculté de Médecine d’Insprück comme tout à fait particulière, c’est pourquoi je réponds à votre lettre comme homme privé, et tout à fait confidentiellement. La Faculté et l’Université ne peuvent pas être responsables de l’arrêt du conseil de guerre et de ses suites ; votre diplôme vous a été enlevé, et vous devez considérer cela comme un fait irrévocable. »

À la fin de sa lettre, le secrétaire conseillait à Skarvan d’adresser une demande à l’empereur.

Skarvan ne put se résoudre à cette démarche, et jusqu’ici son diplôme gît dans les archives de la Faculté de Médecine d’Insprück comme témoignage de la soumission de l’Université à l’Armée.

Dans un chapitre qui complète son Journal, Skervan formule encore quelques réflexions sur le militarisme et le service militaire.]

En pensant à notre vie et à la nécessité où sont les hommes de secouer leur servilité envers de l’État qui base sur elle toutes les violences, je me suis souvenu de ce qui m’est arrivé lorsque pour la première fois j’ai voulu fendre du bois. J’avais une bonne hache et le désir très grand de travailler. Néanmoins les résultats que j’obtenais étaient très médiocres au prix du travail que je faisais. Je multipliais mes efforts, j’avais des durillons aux doigts, et, malgré tout, il y avait certains troncs que je ne pouvais diviser. Le bois était très noueux, et j’évitais d’abattre ma hache sur un nœud, pensant que si j’éprouvais une grande difficulté pour fendre la bûche là où elle est tout à fait lisse et tendre, j’en éprouverais beaucoup plus si j’essayais de la fendre au nœud, dur comme une pierre. Mais il m’arriva un jour, par hasard, de mettre la hache au milieu d’un énorme nœud, et à mon grand étonnement, le tronc, comme sous l’influence d’une puissante force de feu, se trouva fendu. J’ai compris alors, que le secret de couper le bois, c’est de frapper au nœud même.

C’est la même chose pour l’État. Les hommes qui comprennent le mal dont souffre l’État essayent de détruire ce mal. Les uns pensent atteindre ce but par les bombes ; les autres rêvent à la création de nouvelles formes d’États ; les troisièmes font des ligues : ligue de la paix, ligue des patriotes, etc. Mais rien de tout cela n’aboutit, parce que toutes ces tentatives frappent leurs coups dans l’entre-nœud. On évite de couper le nœud en quoi réside la puissance du gouvernement et qui est le militarisme. De même que, pour couper la bûche, il faut abattre la hache directement sur le nœud, de même, pour détruire l’État, il faut détruire le militarisme sur lequel il est basé. Et le militarisme ne sera détruit que par ce moyen, qui pourtant paraît à première vue d’une puissance bien restreinte : le refus, par tel ou tel, du service militaire. Peu importe que ce moyen soit imposant ou humble : c’est le seul efficace.

Ce refus satisfait non pas à cette idée qu’il faut modifier l’État, ni en général à des vues extérieures : il satisfait au désir de régler sa propre vie selon la voix de sa conscience, selon la voix de Dieu ; mais, d’ailleurs, en agissant ainsi, en refusant d’être complice du mal et de la violence, on aura aidé à la destruction du mal essentiel.

Par cet acte, seront détruits les obstacles extérieurs et intérieurs qui empêchent les hommes de vivre d’une vie meilleure et plus heureuse, d’une vie que nous tous depuis longtemps attendons et désirons passionnément, celle de la paix et de l’amour.

Pour y arriver, il est nécessaire que les hommes apprécient la dignité humaine à sa valeur, qu’ils sachent qu’ils sont des fils de Dieu, qu’ils comprennent qu’il y a honte et danger pour eux à être les armes aveugles d’autres hommes, caporaux, généraux ou rois.

Dr  Skarvan