Le Reichstag, l’Empereur et l’Empire allemand

La bibliothèque libre.
Le Reichstag, l’Empereur et l’Empire allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 883-905).
LE REICHSTAG
L’EMPEREUR ET l’EMPIRE ALLEMAND

Le samedi 6 mai dernier, après une discussion orageuse, le Reichstag allemand rejetait successivement l’article premier du projet de loi militaire présenté par le chancelier et l’article premier du compromis introduit par M. de Huene. Cinq minutes après, M. de Caprivi, au nom de l’empereur, déclarait l’assemblée dissoute. Le président levait aussitôt la séance sur ces quelques paroles d’adieu : « Maintenant, messieurs, que l’empereur qui nous a appelés, qui nous renvoie et que nous devons servir avec notre corps et notre âme, à la vie, à la mort, que l’empereur vive ! » Avec les habitudes de discipline, l’instinct militaire hérité, l’obéissance passée dans le sang qui sont le propre du Prussien, même socialiste, et que l’Allemagne, depuis vingt ans, a peu à peu empruntées à la Prusse, les députés ont applaudi d’un seul mouvement ce petit discours du saint homme Job et se sont écriés d’une seule voix : « Qu’il vive ! — Le Seigneur nous a tout donné, le Seigneur nous a tout ôté. Que le nom du Seigneur soit béni ! »

À la vérité, le Seigneur, l’empereur Guillaume II n’a jamais montré pour le parlement grande tendresse ; ni pour le parlement en général, ni pour celui-là en particulier : « Il n’y a, dans le pays, qu’un seul maître, avait-il dit, à Dusseldorf ; je n’en souffrirai pas d’autre à côté de moi. » Le Reichstag qui vient de disparaître était à peine en fonctions que Guillaume II le jugeait sévèrement, s’il faut en croire les Nouvelles de Hambourg, journal officieux de M. de Bismarck : « Ce sera un mauvais parlement, mais un mauvais parlement ne saurait arrêter la marche de l’histoire du monde. » Car le monde est, comme une meule, ébranlé par l’effort d’un hardi et puissant ouvrier, il tourne en écrasant l’obstacle : des pierres du chemin, il fait des grains de poussière, et des parlemens qui résistent, l’empereur, tournant la formidable meule, fait des éclats de fausse souveraineté.


I.

Voilà donc, encore une fois, le Reichstag allemand mis en morceaux. Peut-être commence-t-il un peu à s’y accoutumer. Il ne faut pas être un bien vieux député pour se souvenir au moins d’une aventure semblable. Le 12 janvier 1887, — il n’y a que six ans, — à la suite du rejet par le parlement d’un autre projet de loi militaire, le projet dit du septennat, M. de Bismarck fit justement ce que M. de Caprivi vient de faire. Il en appela du Reichstag au pays. M. de Bismarck, on peut le croire, n’avait pas, avant de prendre cette résolution énergique, tant négocié que M. de Caprivi, ni recouvert d’un gant de velours sa poigne de fer. Point de compromis : il avait voulu tout ou rien. Il ne demandait pas, il exigeait ; ce n’était pas lui qui avait tenté une conciliation, mais ses adversaires. Et quels adversaires ? Doux, traitables, s’offrant au sacrifice, jusqu’à un certain point. Mais passé ce point, ils s’entêtaient, de toute l’obstination dont sont capables plusieurs têtes allemandes réunies dans le même bonnet. M. de Bismarck y mit, de son côté, toute son opiniâtreté habituelle. Le Reichstag ne contestait pas sur le principe ; il ne se refusait pas à augmenter les effectifs ; il voterait le budget militaire, tel quel, accru si on le désirait, mais il voulait le voter annuellement, comme les autres dépenses. L’empereur y tenait-il absolument, l’opposition ferait une concession encore : on accorderait pour trois ans les cinquante mille hommes que le chancelier estimait nécessaires ; mais pour sept ans, non pas, c’était s’imposer un trop long silence, se condamner soi-même à une trop longue inutilité.

Et c’est ici le joint ; c’est ici que la question devenait une question politique. Il ne s’agissait plus de savoir si l’Allemagne aurait ou non cinquante mille hommes de plus sous les drapeaux, mais bien s’il y avait un Reichstag allemand ou si, dans l’empire, il n’y avait que l’empereur avec son chancelier. Et puis, quand il aurait ajouté ces cinquante mille hommes aux quatre cent cinquante mille qu’il avait déjà, quand M. de Moltke les aurait façonnés et se les sentirait en main, qu’est-ce que M. de Bismarck en ferait ? Hanovriens, Bavarois et Saxons, à quoi emploierait-il tous ces Allemands pour le roi de Prusse ? Le prince Bismarck, il est vrai, n’épargnait pas les déclarations pacifiques. Mais que de sous-entendus dans ses discours et comme cette paix, dont il se disait gros, paraissait fragile et peu viable !


La paix, je la veux plus que jamais ; c’est précisément pour la conserver que nous devons accroître nos forces, nous rendre plus redoutables à tous. Nous nous sommes unis à l’Autriche et nous lui restons fidèles ; mais, à côté de nos intérêts communs avec cette puissance, l’Autriche en a de particuliers ; la question d’Orient laisse l’Allemagne indifférente. Avec la Russie, nous n’avons point de traité, mais nos relations sont bonnes… Le danger pour nous, c’est la France, qui ne se console point d’avoir perdu deux provinces et dont l’esprit guerrier se réveillera dès qu’elle trouvera de force à s’attaquer à nous. Nous ne voulons point de conquêtes nouvelles, mais nous voulons garder celles que nous possédons et, pour ne les point exposer aux hasards des batailles, il faut qu’à tout prix nous continuions à entretenir chez les Français la conscience de notre supériorité militaire ; c’est le seul frein qu’il soit possible de mettre à leurs ambitions.


Une si rude manière de rassurer le Reichstag l’effraya : il eut peur pour la paix de l’Europe et peur pour son autorité. Par peur, il fit comme les jeunes chevaux : il se cabra, croyant désarçonner le lourd cavalier qui lui ensanglantait les flancs ; ce fut le cavalier qui, d’une secousse brusque, l’abattit. Les élections furent fixées au 21 février et, pendant six semaines, personne ne respira plus. Ce ne furent qu’alertes sur alertes, incidens et coups de pistolet. M. de Bismarck ouvrit tous les registres de son grand orgue, surtout ceux qui imitaient l’orage : il fit hurler le vent, gronder le tonnerre, mugir la mer et souffler la tempête, dans les journaux à sa dévotion. Un beau matin, le Daily News annonçait que le gouvernement allemand allait sommer la France d’expliquer pourquoi elle construisait des baraquemens, vers sa frontière de l’est. Un autre jour, c’étaient les réservistes allemands qui étaient convoqués pour le 7 février (renseignemens pris, on n’appelait que 72,000 hommes et tout se réduisait à une mobilisation électorale). Mais soudain, la Post jetait la note aigüe, son fameux article : Sous le tranchant du couteau, tandis que la Gazette de Cologne, chargée de répéter le refrain, chantait en basson les péchés de la France et en petite flûte ou en harpe éolienne les vertus politiques de la Prusse. « La France crée une menace de guerre perpétuelle, elle donne l’exemple des armemens à outrance ; la paix n’est garantie que par le génie de M. de Bismarck et la ferme volonté qu’a la nation allemande de donner jusqu’au dernier homme pour repousser une agression. »

Heureusement, la France n’en fut pas émue ; elle entendit, mais elle comprit et elle sourit presque, tout en suivant de l’œil les fils au bout desquels dansait l’épouvantail. Cependant, la Russie se hâtait davantage et massait des troupes en Pologne ; l’Autriche appelait d’avance le contingent, et l’on parlait de réunir les délégations pour obtenir d’elles un supplément de crédits militaires ; la Belgique poussait fiévreusement les fortifications de la Meuse. Tout cela, pour que le prochain Reichstag allemand fût plus docile que l’ancien aux desseins de M. de Bismarck. L’urne électorale était l’antre d’où se déchaînait ce furieux ouragan. En Allemagne même, il fit beaucoup de ravages ou du moins beaucoup de bruit. Le prince saisit d’une main les conservateurs, de l’autre les nationaux-libéraux, les contraignit à s’embrasser, flattant ceux-ci, gourmandant ceux-là, déracinant les vieux partis, les transplantant, comme on change de terre un arbuste qui a épuisé tous les sucs du petit coin où il vivait.

S’il le fallait, il se faisait câlin et pastoral : à ses pipeaux, MM. de Bennigsen et Miquel étaient accourus. Il essayait aussi sur le centre catholique le charme des inflexions caressantes. Les deux lettres du cardinal Jacobini, alors secrétaire d’État de Léon XIII, à Mgr Aloïsi Masella, nonce apostolique à Munich, semblaient n’avoir pas triomphé des hésitations du centre. Le chancelier ne rougissait pas d’être allé à Canossa, encore qu’il eût juré de n’en jamais connaître le chemin, mais il entendait n’y pas être allé vainement. Il s’indignait de voir si rétifs aux invitations venues de Rome, M. Windthorst et ses amis. Eh quoi ! c’était ainsi que ces fils soi-disant pieux écoutaient les conseils du saint-père ! M. de Bismarck était maintenant plus catholique que le centre. Le souvenir tout frais du Kulturkampf ne l’embarrassait nullement. Pour les besoins de sa cause d’aujourd’hui, il tenait, prompt aux volte-face, un langage contraire à celui qu’il avait tenu pour les besoins de sa cause d’hier.

La presse était peuplée de théologiens, dûment stylés à la Minerve de la Wilhemstrasse, qui enseignaient au centre ses devoirs. Quelques pointes de feu, au moment opportun, et quelques traits de corde enfonçaient dans les chairs ces exhortations. Tantôt le charbon ardent, tantôt l’huile ; tantôt suaviter, tantôt fortiter in modo, mais toujours fortiter in re ; six semaines durant, M. de Bismarck pétrit et tritura sa pâte. Les élections eurent lieu à la date choisie. Le premier tour donna 193 partisans du septennat, contre 139 adversaires ; il y avait soixante ballottages : au second tour, les progressistes et les socialistes purent regagner quelques sièges, mais, en somme, l’opposition était battue, et, dès lors, une majorité imposante était acquise au septennat. Le nouveau Reichstag se composait pour les deux tiers de nationaux-libéraux et de conservateurs, hommes-liges du chancelier, qui l’auraient suivi dans le gouffre ; le centre gardait, ou à peu près, ses positions ; les progressistes et les socialistes, Reichsfeinde, les « ennemis de l’empire, » revenaient affaiblis de moitié. Le 3 mars, M. de Bœtticher ouvrait solennellement la session, par la lecture du discours du trône : variation d’usage sur le thème ancien : Si tu veux la paix, prépare la guerre. « La politique extérieure de l’empereur tend continuellement à maintenir la paix avec les autres puissances et en particulier avec les États voisins. Le parlement pourra appuyer de la façon la plus efficace cette politique pacifique en adoptant avec promptitude, empressement et unanimité, les projets de loi ayant pour but d’augmenter immédiatement et d’une manière durable les forces défensives de l’empire[1]. »

La promptitude, l’empressement qu’on réclamait de lui, le Reichstag ne les marchanda pas ; et quant à l’unanimité, elle y fut presque : le 11 mars 1887, la loi dite du septennat fut adoptée par 227 voix contre 31 ; le centre catholique s’abstint. Il en résultait pour l’Allemagne un surcroît de charges de 373 millions de marks, dont 176 millions à trouver sans retard. Tant de millions de marks, où les prendre ? De quel rocher faire jaillir la source ? Le gouvernement proposait une surtaxe sur l’alcool ; les progressistes préféraient un impôt d’empire sur le revenu ; le mois d’avril s’écoula sans que rien fût fait. Mais quand on se sépara, en juin, M. de Bismarck avait à sa disposition plus de 200 millions de ressources. L’effectif de présence sous les drapeaux était porté à 468,409 hommes pour une période de sept ans, à partir du 1er avril 1887. Le chancelier, néanmoins, n’était qu’à demi satisfait ; le Reichstag s’était permis de laisser entendre que le sacrifice était assez grand et qu’il n’en consentirait pas d’autres, au cours de la même législature. Le prince Bismarck, tout irrité, menaçait de recourir, dans ce cas, à telles mesures fiscales qu’il jugerait utiles.

Il n’avait pas, du reste, caché ses intentions. Si le nouveau Reichstag faisait le difficile, comme l’ancien, il se passerait de son avis. Ce que le parlement fédéral ne lui accorderait pas, il l’obtiendrait, sans parlement, des princes confédérés. Et la preuve qu’il était homme à le faire ainsi qu’il le disait, c’est qu’il l’avait déjà fait une fois, en Prusse, sous le même Guillaume Ier, de 1862 à 1866. On se rappelait encore les caricatures du Kladderadatsch, du Punsch de Munich, du Figaro de Vienne, M. de Bismarck, vêtu de noir, le col étranglé par la haute cravate, la pointe du casque vissée au crâne, déchirant la constitution, à la page qui porte ces mots : Die Kammer hat das Recht… « La chambre a le droit ;,. » M. de Bismarck, en uniforme brodé, culotté de peau de daim et chaussé de bottes fortes, debout derrière le roi qui, la couronne en tête, le globe dans une main et le sceptre dans l’autre, s’apprête à entendre lecture d’une adresse du Landtag prussien, lui bouchant les oreilles de ses larges paumes et coupant la parole à l’orateur : « Il existe une limite aux choses que peut écouter un roi de Prusse. » Ou bien c’était, sur une place publique, le chapeau de Bismarck au bout d’un bâton, gardé par de solides fusiliers : les députés passaient et saluaient tout bas. Ou bien encore, c’était le Landtag, figuré par un gros poisson recroquevillé dans un baquet étroit, et le premier ministre s’appliquant à le persuader : « N’est-ce pas, c’est ce qui s’appelle tourmenter les animaux ? Il faut ou que je te tue ou que je te tire de ton élément naturel. Ne vaut-il pas mieux te résoudre de bonne grâce à la mort ? » Ou bien enfin, c’était M. de Bismarck, en Mignon, exécutant la danse des œufs. Les œufs s’appelaient constitution droit, élections, réformes, libertés, lois sur la presse, et M. de Bismarck tournait et virait et montrait ses grâces, les effleurant tous, n’en cassant aucun. N’en cassant aucun serait trop dire : il faisait bien un peu craquer la coque. Mais le succès justifie tout, et Sadowa, en 1866, avait été pour M. de Bismarck une absolution générale. La Prusse, au résumé, ne s’était pas mal trouvée de ce qu’il avait donné quelques chiquenaudes à la constitution.

Aussi menaçait-il de recommencer. Il en menaçait le Reichstag allemand comme le Landtag prussien et le Reichstag de 1890 comme celui de 1887. Les députés avaient eu beau, depuis 1887, se retrancher derrière le septennat, protester qu’ils ne feraient point un pas de plus ; qu’un pfennig de plus, ils ne le voteraient pas, le chancelier n’en tenait nul compte et tranquillement, le poing sur la hanche, déposait ses demandes de supplément de crédits : il lui fallait, pour l’artillerie, 3,000 hommes et li,000 chevaux ; il lui fallait aussi de l’argent pour la marine, peu de chose au total, 27 millions. Huit mois après, c’était six millions de marks qu’il fallait pour l’armée et 2,500,000 marks pour la marine, sans préjudice de 34 millions de marks une fois payés pour la marine et, pour l’armée, de 140 millions une fois payés[2]. Dans tous les camps on se lamentait : les plaintes de M. Windthorst faisaient écho à celles de MM. Bebel et Richter. M. Richter poussait des cris désespérés : « c’est le système de la vis sans fin, que l’on serre toujours. » À quoi le ministre de la guerre, le général Bronsart de Schellendorff, répondait sans en être touché : « On a parlé d’une vis à pression continue ; mais, en Allemagne, cette vis est plus facile à tourner qu’ailleurs. » De concession en concession, le Reichstag de 1887 arriva au terme de ses jours. Le Reichstag de 1890, — celui qui vient d’être dissous, — était à peine né que l’empereur, en lui souhaitant la bienvenue, ajoutait :

« On ne saurait tarder plus longtemps à augmenter l’effectif de présence en temps de paix, ainsi que l’effectif des corps de troupe et, en particulier, de l’artillerie de campagne. Vous serez saisis d’un projet de loi portant que l’augmentation nécessaire de l’armée sera réalisée le 1er octobre de cette année. »

L’augmentation projetée devait être de 18,574 hommes, soit, au budget des dépenses, de 18 millions de marks. L’armée allemande atteindrait de la sorte un effectif réel de 486,983 hommes. Un grand changement s’était produit dans la vie de l’empire ; M. de Bismarck était allé, sous les sapins de Friedrichsruhe, se reposer des fatigues de l’Allemagne et de l’Europe. M. de Caprivi l’avait remplacé à la chancellerie. Mais, si ce n’était plus le même ton, c’était pourtant le même discours. Ces 18 millions, il les fallait tout de suite et le gouvernement ne s’engageait à rien pour 1894, quand expirerait le septennat. Les protestations redoublèrent. M. Windthorst se résignait à voter « le cœur saignant » et platoniquement recommandait, pour la paix, l’arbitrage plutôt que les armemens à outrance. M. Richter et M. Bebel ne se lassaient pas d’opposer l’antistrophe à la strophe guerrière de M. de Caprivi. Mais le chef du chœur, le chorège et le stratège, était M. de Moltke. Il descendait, enveloppé de sa gloire, de la haute cime où ses victoires l’avaient placé ; il sortait du silence pour dire le bonheur des peuples qui ont un gouvernement fort.

Déjà, dans le Reichstag, s’ébauchait le groupement nouveau des partis ; on voyait poindre le germe des dissensions futures. M. Rickert, M. Haenel, parmi les progressistes, préparaient ou laissaient prévoir leur prochaine évolution. M. Bebel n’était pas seul à reprocher à M. de Huene, membre très influent du centre, de se conduire beaucoup plus « en ancien major » qu’en député soucieux de son mandat. Et l’on pouvait soutenir déjà que M. de Caprivi imitait à l’excès M. de Bismarck.


Ne croyez pas que cela fasse plaisir au gouvernement, disait-il, le 24 juin 1890, de demander des hommes et de l’argent, mais c’est son devoir. Si nous vous disons que ces sacrifices sont nécessaires, vous auriez tort de ne pas nous aider. Je ne veux pas dire où nous en arriverions dans le cas contraire. Je veux vous dire qu’au point de vue extérieur, il serait déplorable que nous ayons entre nous un conflit pour une question d’armement national. Il faut qu’on sache au dehors que, lorsqu’il s’agit de guerre, toute la nation marche ensemble.

Non, M. de Caprivi ne voulait pas dire où le gouvernement impérial en viendrait et personne ne pouvait croire, le prince de Bismarck n’étant plus là, que ce serait où il en est venu. Ce n’est qu’à son dernier jour que le Reichstag a vu clairement tout ce qu’il y avait en M. de Caprivi de « bismarckien » ou mieux de prussien, tout ce qu’il y aurait inévitablement de prussien dans le chancelier de l’empire, quel qu’il fût. M. de Caprivi, comme l’avait fait à deux reprises M. de Bismarck, comme l’eût fait tout autre que lui, a brisé le Reichstag dès qu’il l’a trouvé en travers du chemin : « Un mauvais parlement n’arrête pas la marche de l’histoire du monde. » La dissolution du Reichstag, l’appel de l’empereur à l’Allemagne, n’est pas un acte de politique personnelle ; la crise présente n’est pas un accident, si, dans le calme profond où tout se passe, on peut dire que ce soit une crise ; sa véritable cause, celle qu’il faut aller chercher plus loin que ne va l’observateur hâtif, mais qui seule est vraie et seule agissante, en fin d’analyse, c’est la fatalité du développement national de l’Allemagne, sous la direction et sur le modèle de la Prusse.


II.

Ce « mauvais parlement » renvoyé, le Reichstag qui lui succédera sera-t-il meilleur ou plus souple ? Que va-t-il sortir des élections ? On ne tardera pas à le savoir, mais Dieu nous garde d’émettre un pronostic. Vaticiner est toujours ridicule et c’est quelquefois dangereux lorsque l’événement peut, le soir, démentir la prédiction du matin. D’autre part, pourquoi s’en mêler ? M. de Bismarck, par ses provocations et ses machinations, faisait du renouvellement du Reichstag une affaire européenne ; M. de Caprivi, plus sagement, n’en fait qu’une affaire allemande. Laissons l’Allemagne régler comme elle l’entend cette affaire allemande.

Du point de vue même de l’art pour l’art, de la pure curiosité, il serait imprudent de prendre et d’indiquer des favoris. Les élémens d’appréciation manquent trop. Il y a trop peu de courant pour qu’on puisse suivre le fil de l’eau. Tout au plus serait-il permis de risquer quelques conjectures d’après les expériences précédentes. On sait comment se répartissaient les 397 sièges dans le Reichstag de 1890. Les conservateurs purs en avaient 68 ; les conservateurs libres, 24 ; les nationaux-libéraux, 40 ; le centre, 106 ; les progressistes, 70 ; les socialistes, 36 ; les démocrates, 10 ; les Polonais, 16 ; les Guelfes, 10 ; les Alsaciens-Lorrains, 14 ; les Danois, 1 ; les anti-sémites, 4, et les indépendans, 2.

Par ordre d’importance numérique, venait d’abord le centre ; puis les conservateurs, puis les progressistes, puis les nationaux-libéraux, puis les socialistes. Le gouvernement disposait de 132 voix termes et fidèles ; l’opposition, de 265 voix. Le centre était l’arbitre de la situation ; selon qu’il se déplaçait à droite ou à gauche, il déplaçait du même coup la majorité. La mort de M. Windthorst, son orateur, son tacticien, le créateur et l’éducateur du parlementarisme en Allemagne, avait été pour lui une rude épreuve ; mais, le chef disparu, il restait ses lieutenans. Ce sont, aujourd’hui, les lieutenans d’Alexandre. Le baron Huene, M. de Ballestrem, tirent d’un côté, du côté des conservateurs, avec lesquels ils ont, d’ailleurs, plus d’une affinité de nature ; M. Lieber, M. Porsch, le comte Preysing, deviennent, dans la fraction de beaucoup la plus nombreuse, des personnages consulaires. Au demeurant, la scission, la cassure n’est pas aussi nette ; bien des fascines peuvent encore être jetées sur le fossé. Il est probable que, malgré tout, le centre reviendra, aux élections du 15 juin, à peu près intact et compact. Parmi les progressistes aussi, une scission s’est opérée ; M. Rickert, M. Hinze, ont dit adieu ou au revoir à M. Richter. Il en résultera une nuance de plus dans l’arc-en-ciel, déjà chargé de couleurs, des partis, un petit groupe intermédiaire entre les progressistes intransigeans et les nationaux-libéraux, qui défendront probablement avec succès leurs positions, ainsi que les conservateurs.

Épuisons la série des probabilités : il est probable que les socialistes n’auront pas perdu de terrain ; peut-être même en gagneront-ils, pas autant toutefois qu’ils s’en flattent. — Dans les huit élections auxquelles il a été procédé depuis vingt-deux ans, les conservateurs libres sont partis de 54 sièges en 1871 pour s’établir finalement aux environs de 70 ; les conservateurs libres ont été ramenés de 38 à 27 ; plus entamés encore, les nationaux-libéraux se sont vu graduellement réduire de 119 à 40 ; rien ne pouvait les retenir sur la pente. Pendant ce temps, le centre était en ascension droite, de 58 à 106 ; de même, les progressistes passaient de 45 à 70. Les socialistes montaient d’un mouvement lent, mais régulier ; de 1, en 1871, à 36, en 1890.

Maintenant si, au lieu de prendre pour base le nombre des sièges, on s’arrête au nombre des voix obtenues, comment ne pas remarquer que, tandis que les conservateurs purs se maintiennent, avec des alternatives de hausse et de baisse, aux environs de 900,000 voix, les conservateurs libres aux environs de 450,000, les nationaux libéraux presque constamment aux environs de 1,100,000, le centre a doublé ses voix en vingt-deux ans (1,420,000 en 1890 contre 718,000 en 1871) ; que les progressistes les ont quadruplées(l,150,000 contre 348,000) ; que les socialistes les ont plus que décuplées (l,340,000 en 1890 contre 100,000 en 1871) ? Le hasard des circonscriptions peut bien faire que les opinions ne soient pas très exactement représentées et qu’il n’y ait pas un rapport mathématique entre le nombre des voix et celui des sièges, mais l’écart ne saurait jamais être énorme.

On voit en quel sens vont, suivant toutes les probabilités, et saut l’imprévu auquel il faut toujours laisser sa part, se faire les élections pour le nouveau Reichstag. Est-ce à dire que le conflit actuel, qui a provoqué ces élections, s’aigrira et se perpétuera ? Le plus probable, quel que soit le Reichstag élu, si forte que revienne l’opposition, c’est que l’on s’entendra sur un compromis dont la rédaction est à trouver, mais dont le fond reproduira le compromis de Huene. La paix sera signée, pour cette fois, ou du moins une trêve, jusqu’au prochain conflit, qui est plus ou moins éloigné, mais certain. Ce conflit, la situation le contient en germe, soit parce que le centre, les progressistes, les socialistes, les partis d’opposition, avancent, avancent sans cesse, soit, pour y regarder de plus près, parce que l’empire allemand est un État d’une espèce particulière.

Le conflit est latent sous la constitution ; le droit public et l’histoire le rendent en quelque sorte inévitable ; il découle, comme une conséquence logique, de tout un état d’esprit et de tout un état de choses. — C’est là un fait qui n’enlève rien de sa vérité au mot de M. de Caprivi : « Il faut que l’on sache au dehors que, lorsqu’il s’agit de guerre, toute la nation marche ensemble. » Assurément, lorsqu’il s’agira de guerre, si, par malheur, il s’agit de guerre un jour, l’Allemagne entière marchera du même pas, du pas sonore et cadencé de la Prusse. Mais que l’empire porte en ses flancs un continuel conflit, qu’il n’y puisse pas échapper de par l’histoire, de par son droit public, de par la composition de son parlement, de par sa constitution, de par sa configuration même, ce fait, qui n’est pas contestable, vaut la peine d’être étudié.


III.

La crise, dont nous attendons le dénoûment, n’offre d’intérêt que par rapport à ce trouble caché, si invétéré, si enraciné au plus vif du corps allemand, qu’il est comme une condition de son existence : les peuples et les hommes sont bien forces de vivre avec leurs maux. Ici, le mal est congénital : l’empire l’apportait en naissant. On peut bien, quand on est César, jeter les nations dans le creuset, mais elles ne s’y mêlent et ne s’y fondent qu’avec le temps, un temps qui se compte par générations et par siècles. Autant il serait puéril de nier que l’unité politique de l’Allemagne est accomplie, autant il serait vain de prétendre que l’empire est si parfaitement unifié qu’il ne s’y rencontre même pas une espèce de particularisme moral, de dualisme psychologique.

Issu, dans des circonstances tragiques, du mariage du nord et du sud, l’empire allemand est comme Hamlet : il y a deux âmes en lui. Il y a l’âme féodale et militaire de la Prusse ; l’âme rêveuse, poétique, artistique, des pays au-delà du Mein ; une âme impérieuse et rude, une âme molle et chantante. De là, deux tendances distinctes et, ce n’est rien exagérer, deux conceptions de l’être. Être fort, être craint, être le maître, premier cri de l’âme prussienne ; avoir ses aises, sich bequem machen, dernier soupir de l’âme allemande. Le voilà, le particularisme, le dualisme irréductible ; la voilà, la cause permanente et toujours active du conflit.

Ce n’est point par l’effet du hasard, par une inspiration subite que les théoriciens politiques d’outre-Rhin ont inventé la Völkerpsychologie, la « psychologie des peuples ; » elle devait éclore et se développer, comme en un milieu exceptionnellement propice, dans l’Allemagne contemporaine : le professeur y avait le sujet sous la main. Au surplus, les théoriciens jouissent d’un assez grand crédit en Allemagne, ils ont eu une assez grande part à la fondation de l’empire, à force d’en répandre l’idée, d’en dessiner l’image, d’en construire le système, pour qu’il soit instructif et curieux de les consulter. Or les savans, les philosophes, les juristes, que disent-ils ? Comment jugent-ils l’œuvre de la Prusse ?

« l’État prussien, écrit Bluntschli (un Suisse devenu Allemand), a noblement rempli sa mission historique, et le nouvel empire a remplacé l’ancienne confusion. L’esprit allemand essaie enfin, pour la première fois, de réaliser ses plans politiques dans une forme nationale et moderne[3]. » — Cette forme ne pouvait être servilement copiée d’aucune autre, importée de nulle part, car «le peuple allemand a réellement sa mission et son idéal politique à lui. » Elle était, du fond de l’histoire, déterminée par l’ensemble des circonstances : « Les élémens dynastiques, les traditions, l’esprit, les mœurs, la culture, les besoins de l’Allemagne demandaient à la fois la monarchie et les libertés publiques. » Bluntschli ne se fait pas scrupule de l’avouer : « Il n’est guère de peuple plus tourmenté de contradictions que le peuple allemand. »

La première de toutes, la plus grave est celle-ci : l’Allemagne veut être une, et l’esprit allemand est essentiellement particulariste. « L’esprit particulariste a toujours paru l’emporter dans la race germanique sur le sentiment de l’unité de l’Etat. » Le Germain était particulariste, l’Allemand l’était au moyen âge, — les libertés publiques sont nées dans les forêts de la Germanie. « La variété et l’indépendance des territoires, des districts, des villes, des communes, sont pour les Allemands d’invincibles besoins.» Ce n’est pas tout. Diverses confessions religieuses se partagent l’empire. Deuxième contradiction : le nord est luthérien, le sud est catholique. De nombreux Israélites, disséminés partout, engendrent l’antisémitisme. L’État allemand doit, par suite, être neutre. Troisième contradiction : il y a, dans l’empire, des peuples alliés et des peuples soumis ; ceux qu’en Allemagne même on appelle « les étrangers,» Polonais, Danois et « Français » (Alsaciens-Lorrains) sont des « soumis, » c’est-à-dire des mécontens. L’empire a, de leur part, peu de chose à redouter, puisqu’ils sont noyés, perdus dans la masse allemande. « On ne saurait avoir avec eux de véritable communion. » La quatrième contradiction réside dans l’opposition, très accentuée en Allemagne, entre l’élément aristocratique et l’élément démocratique ; opposition qui se fait jour, qui est marquée, non-seulement dans chaque État, mais entre les deux parties de l’empire, le nord aristocrate, le sud démocrate ; qui n’est, à cet égard, qu’une face, un aspect de l’opposition radicale, primordiale, entre l’Allemagne du Nord et l’Allemagne du Sud.

Certes, entre le nord et le sud, « les angles les plus vifs se sont fondus au feu des batailles de 1870, puis ont été vigoureusement battus par les hommes d’État de 1871. » Mais, pour s’être émoussés sous l’épée et le marteau, les angles n’en subsistent pas moins. « L’État prussien est trop nord allemand pour donner pleine satisfaction aux Allemands du Sud. Ceux-ci, plus favorisés par le sol et par le climat, sont peut-être disposés à se faire la vie douce (c’est ce qu’enseigne leur dicton : Sich bequem machen) ; ils ont besoin de la dure école prussienne pour accomplir pleinement leurs devoirs publics. Mais il faut aussi que le nord se complète et s’ennoblisse par les aimables qualités de l’Allemagne du Sud. L’union intime, la fusion de ces deux Allemagnes morales fera l’Allemagne. Tant que l’opposition, tant que la contradiction n’est pas mieux effacée, « le droit constitutionnel allemand ne saurait la méconnaître. » L’empire a devant lui un problème difficile : respecter les besoins et les habitudes « sans porter atteinte à l’unité nationale et à la puissance publique. » Ce problème difficile, la Prusse l’a-t-elle résolu ? Oui, pour les Allemands du Nord. Pour le peuple entier (für die ganze Nation), pour l’Allemagne entière, elle a seulement « préparé la solution. »

Soit donc : la Prusse « a grandement rempli » sa mission allemande ; en quoi consiste cette mission, comment se la représente-t-elle ? quel en est le principal objet, quels sont ses moyens principaux ? À la question ainsi posée, un autre théoricien, Holtzendorff[4], nous aide à répondre. Le premier devoir de tout État, la première mission de l’État, c’est « d’assurer la puissance nationale (der nationale Machtzweck) ; il doit garantir l’existence indépendante de la nation vis-à-vis et à l’encontre des autres nations. » Mais ce devoir devient plus pressant, plus prédominant, en raison de certaines circonstances, notamment de la situation géographique de l’État, entouré d’États ennemis. Il en ira tout autrement de l’Allemagne, par exemple, et des États-Unis d’Amérique ; l’une, serrée entre les deux branches d’un étau, entre la Russie et la France ; les autres, librement épanouis sur tout un continent où ils sont presque seuls. Et c’est pourquoi leurs constitutions diffèrent, d’abord dans la manière de définir le rôle de l’État américain ou de l’État allemand. L’État américain se propose pour but « d’amener une union plus parfaite, d’organiser la justice, d’assurer la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune contre les ennemis du dehors… » La guerre vient, aux États-Unis, incidemment, en troisième lieu ; l’État allemand, lui, pense tout de suite à la guerre : en premier lieu, « la protection du territoire national, » puis « la protection du droit en vigueur sur le territoire de l’empire, » puis, si faire se peut, « le développement de la prospérité publique en Allemagne. »

Et il faut bien que « la défense du territoire national » soit le gros souci de l’Allemagne : « Ses frontières, vers les quatre points cardinaux, sont discutées ou menacées par les Scandinaves, les Latins ou les Slaves. Champ de bataille de toutes les armées de l’Europe, englobée entre trois grandes puissances militaires, l’Allemagne, si elle n’étalait pas sa force, serait, — l’histoire du passé le démontre, — hors d’état de jouir de la paix. Dans la situation qui lui est faite, l’Allemagne n’a qu’une alternative : ou se laisser mépriser, ou convaincre tous ses voisins que, sur le champ de bataille, elle serait au moins, mais sûrement, leur égale. » Le baron Franz de Holtzendorff soutenait ex professo, dans sa chaire d’Université, ce que M. de Bismarck et M. de Caprivi, en praticiens de la politique, M. de Moltke, en praticien de la guerre, ne se lassaient pas d’affirmer à la tribune du Reichstag. Mais M. de Holtzendorff, Prussien de naissance, était Bavarois d’adoption, et voici que s’éveille en lui l’autre esprit allemand.

« On se tromperait beaucoup si l’on voulait rigoureusement mesurer la puissance de l’État au chiffre de l’armée permanente ou au calibre des canons de marine. Tout excès de militarisme est pour l’État une cause d’affaiblissement à l’intérieur. Il arrive, dans ce cas, ce qui arriverait à un jeune homme dont on entraverait la croissance et le développement par des exercices corporels exagérés ; au lieu de former un athlète, on n’aurait élevé qu’un malheureux atteint de consomption. « 

Le voici, qui fait ses réserves, l’esprit plus doux de la Haute-Allemagne, plus amie de ses aises : l’esprit prussien le pénètre, mais il réagit contre lui : « À l’ancien adage : Sivis pacem para bellum, on pourrait opposer aujourd’hui, à bien meilleur droit, la formule inverse. Si vous voulez pouvoir faire la guerre, ménagez avec soin les forces de la paix ; ou, en d’autres termes, le succès d’une guerre nécessaire ou prévue dépend beaucoup des ressources dont on a su faire provision pendant la paix. » Si vis bellum, para pacem, voilà ce que souffle à l’esprit prussien l’esprit de l’Allemagne du Sud.


IV.

C’est la Prusse qui a fait l’Allemagne, et l’Allemagne est faite à l’image de la Prusse. Or, l’armée prussienne a été le plus efficace instrument de la grandeur prussienne, et elle est devenue l’armée allemande, instrument efficace de la grandeur allemande. Toute l’Allemagne, du Nord et du Sud, en est légitimement fière, l’aime d’un orgueilleux amour, et s’admire en elle. Mais comme il y a, par-deçà et par-delà le Mein, deux esprits, deux conceptions de l’être, ne peut-on pas démêler aussi deux façons de penser, quant à l’organisation de la puissance militaire de l’empire, quant à cette « défense du territoire national » qui est l’objet essentiel de la constitution ?

Pour le Nord, l’armée est « le bras, au service de la tête, l’outil de la politique ; » par elle, la royauté prussienne « prend une figure énergique. » L’armée allemande est « une véritable école publique ; en même temps que la stricte obéissance, l’homme du peuple y apprend les lois, l’ordre, le devoir envers le prince et la patrie, le sentiment de sa dignité. » D’après la conception prussienne, l’armée est bien plutôt royale que nationale. Il faut que l’armée soit tout entière dans la main de l’empereur-roi ; que, « mue par le chef de l’État, elle reçoive de lui l’impulsion et la direction suprême. »

Au sud du Mein, on ne nie pas que le chef de l’État doive être le chef de toute l’armée, mais on la concevrait plutôt nationale qu’impériale ou royale. On y pose franchement « les principes d’une nouvelle politique militaire ; » on demande : 1° le service militaire obligatoire pour tous ; 2° la réduction au minimum des effectifs en temps de paix, jointe à l’organisation de réserves aussi nombreuses que possible et à une rapide mobilisation en cas de guerre ; 3° une instruction intellectuelle et technique des corps de troupe, aussi complète que possible dans le moins de temps et avec le moins de dépenses possible.

Ainsi, peu de soldats en temps de paix, un service léger et court, de très nombreuses réserves, formant le noyau de l’armée, tel serait le régime militaire préféré. Telle est, par excellence, la conception allemande de l’armée : non pas seulement sud-allemande, mais allemande.

La nation armée, le Nord la veut comme le Sud, et la Prusse comme la Haute-Allemagne, avec cette différence toutefois que la Prusse voit l’armée d’abord, la nation ensuite, et que le reste de l’Allemagne songe d’abord à la nation et ensuite à l’armée. Le Nord entend par là tous les hommes valides au régiment, et le Sud tous les citoyens exercés comme une sorte de garde nationale. Peu importe à la Prusse ce que coûtera la force, tant qu’elle trouvera de la force à développer ; il importe beaucoup à l’Allemagne. Elle conserve la tradition d’un temps où, à bien moins de frais, on pouvait vivre heureux et respecté. Alors l’Allemagne, elle le sait, n’était pas l’empire des Hohenzollern, mais elle était quand même l’empire. C’était le temps où l’on pouvait dire de l’empereur Maximilien Ier : « En trois choses où les autres princes sont obligés de dépenser, lui ne dépense pas un sou, parce qu’il n’entretient pas de gens d’armes, ne paie pas de gardes de forteresses, ni d’officiers dans les terres : les gentilshommes s’entretiennent armés à sa place ; les forteresses, le pays les garde, et les terres ont leurs bourgmestres qui les administrent[5]. » Et malgré elle, bien que les siècles et les destinées aient marché, l’Allemagne, sous l’hégémonie de la Prusse, continue, dans le fond de son âme, à concevoir la nation armée, à la concevoir comme autrefois.

Toute cette tradition revit, avec d’autres souvenirs, dans un mot échappé naguère à M. Windthorst : « Je ne crois pas bon, en face de l’étranger, de discuter sur des relations internationales. Mais jadis un tel armement, ce militarisme n’était pas nécessaire. » M. Windthorst, « le cœur saignant, » finissait par voter le crédit. Mais vainement le chancelier adresserait des remontrances au Reichstag : « Il serait déplorable que nous eussions entre nous un conflit pour une question d’armement national. » Ni lui, ni personne n’empêchera rien. Le conflit est fatal, et sur cette question même, entre l’esprit allemand du Nord et l’esprit allemand du Sud.

D’ici à très longtemps, encore on traitera, on transigera ; on voudra montrer au dehors que, « lorsqu’il s’agit de guerre, toute la nation marche ensemble. » Où le conflit deviendrait sérieux, c’est si, l’un et l’autre des adversaires étant arrivés au bout de leurs concessions, l’esprit prussien, après avoir froissé l’esprit allemand, le heurtait violemment, si la Prusse ne pouvait plus obtenir de l’Allemagne un soldat, ni l’Allemagne un peu de répit de la Prusse ; en ce cas, le conflit latent éclaterait sous deux formes : dans le parlement et dans l’empire ; dans la constitution et dans la confédération allemande.


V.

Conflit parlementaire grave et, pour tout dire, conflit constitutionnel, plus semblable à celui qui, de 1862 à 1866, brouilla M. de Bismarck et le Landtag prussien qu’à celui de 1887, tranché par une dissolution et un renouvellement de la chambre : particulièrement grave pour le Reichstag, s’il se produit sur une question de crédits militaires. — Aux termes de la constitution, en effet, l’empereur, chef de l’État allemand, est le chef de l’armée allemande. Son pouvoir, qui n’a pas de limites en temps de guerre, n’en a que d’assez vagues en temps de paix. Le roi de Bavière et, à un degré moindre, les rois de Saxe et de Wurtemberg restent nominalement les chefs des armées bavaroise, saxonne et wurtembergeoise. Mais l’empereur dispose et commande.

À côté de lui, un peu au-dessous, le Bundesrath, le Conseil fédéral, et au-dessous, le Reichstag, qui représentent, l’un les princes, l’autre, les peuples confédérés.

Le Reichstag tient-il l’empereur, constitutionnellement, par le vote du budget ? Il ne le tient que si l’empereur le veut bien, puisque les recettes et dépenses publiques sont réparties en deux catégories : les unes, que le Reichstag peut refuser de laisser engager par le gouvernement ; les autres, considérées comme permanentes, qui sont ressort et rouage de l’État, dont l’empereur est le mécanicien. Cette catégorie commode est élastique, et le gouvernement l’élargit par l’usage. De sorte que, un conflit s’élevant, le Reichstag aurait toujours tort. L’empereur continuerait à percevoir légalement les impôts établis par des lois permanentes, qu’il regarde comme obligatoires. Conclusion : « La volonté des représentans de la nation reste subordonnée à celle du souverain ; elle est annihilée[6]. »

Est-ce, au moins, une garantie qu’il faille à l’empereur, pour briser le Reichstag, l’assentiment du conseil fédéral ? Cet assentiment ne paraît pas devoir lui être de longtemps refusé. Le conflit constitutionnel, tant qu’il demeurera parlementaire, tant qu’il sera ouvert entre les peuples et leurs représentans, d’une part les gouvernemens et l’empire de l’autre, se résoudra, en conséquence, par la défaite du Reichstag, qui est, de toutes façons, condamné à perdre de son autorité, soit de lui-même, parce que les partis s’y désagrègent, soit par la résistance de l’empereur, si l’opposition y devenait trop gênante.

Mais le conflit restera-t-il purement parlementaire ? Et l’opposition n’est-elle pas régionale autant que politique ? Ne peut-on pas la localiser, en dresser la carte par provinces ? Est-ce comme Bavarois ou comme catholiques que les députés du centre ont en majorité repoussé la loi militaire ? On a noté que c’est dans la Prusse royale que le projet a eu le plus de voix, et que le nombre des voix diminue à mesure qu’on va vers l’ouest ou le sud-ouest. Au cours de la campagne électorale, M. Lieber s’écrie déjà : «Il ne s’agit pas du militarisme et de ses constans progrès. Il s’agit de savoir si l’idée prussienne ou l’idée nationale allemande l’emportera dans l’empire» et il ose ajouter : « C’est une lutte entre le particularisme prussien et le nationalisme germanique. » Remarquez que les termes sont renversés et que c’est, à présent, la Prusse qui est accusée de particularisme en Allemagne. Nous ne croyons pas, quant à nous, que les choses en soient là, mais le jour où elles en seront à ce point, si jamais elles y viennent, le conflit changera de terrain et de nature. Et ce ne serait plus un conflit, une crise, ce serait la crise.

L’empire allemand est, comme monarchie constitutionnelle, d’une espèce à part. Lors des derniers incidens d’Allemagne, on a été, chez nous, frappé de ce fait que l’échange d’explications entre le chancelier et les groupes parlementaires, que toute la discussion affectait les allures d’une négociation diplomatique. C’est que l’empire allemand n’est pas un État ordinaire. C’est un « État fédératif » (Bundesstaat), un système, un règne d’États (Staatenreich). Il est sorti d’une « confédération d’États », Staatenbynd, de la confédération de l’Allemagne du Nord, sortie elle-même, non sans des vicissitudes diverses, de la confédération germanique de 1815.

La confédération de 1815 avait été fondée neuf ans après l’abdication du dernier empereur germanique de la maison de Habsbourg, après l’abdication de François II, en 1806, « pour rendre un corps aux nations germaniques et satisfaire leurs aspirations. » L’objet de la confédération était, suivant l’acte fédéral, de a maintenir la sûreté extérieure et intérieure de l’Allemagne, l’indépendance et l’inviolabilité des États confédérés. » Elle était investie, comme confédération, du pouvoir général ou central. Comme confédération, elle déclarait la guerre, elle défendait contre les agressions chaque État et l’Allemagne entière ; aucun de ses membres ne pouvait, en dehors d’elle, traiter de la paix et, pour les traités d’alliance, aucun de ses membres n’en pouvait conclure qui fût préjudiciable soit à la confédération, soit à l’un des États qui en faisaient partie. Mais les États ne perdaient pas, dans son sein, leur personnalité propre. Elle n’était que leur enveloppe, pour ainsi dire, leur forme de droit international, l’intermédiaire entre chacun d’eux et les puissances étrangères. Elle arrangeait leurs différends entre eux et avec le dehors. Une diète fédérale siégeait à Francfort. Chacun des confédérés y était représenté par un plénipotentiaire. Ce n’était plus l’ancienne diète du saint-empire, composée de trois collèges, dont chacun était indépendant des deux autres et dont les décrets avaient, pour être valables, besoin de l’assentiment de l’empereur. « La diète fédérale était une assemblée souveraine collective un souverain collectif, qui exerçait ses fonctions dans une indépendance absolue de toute autorité politique supérieure[7]. » Chaque plénipotentiaire votait selon ses instructions qui le liaient. L’Autriche présidait de droit. La diète votait en deux formes : en assemblée permanente ou conseil secret, et en assemblée plénière, plenum. Le conseil secret discutait et ne décidait pas, le plenum ne discutait pas et décidait. La confédération était limitée et fermée. Nul n’en pouvait sortir, nul n’y pouvait entrer sans le consentement de tous les États confédérés ; nul ne pouvait, sans ce consentement, aliéner une parcelle quelconque du territoire national au bénéfice d’un État qui ne fit point partie de la confédération.

La confédération germanique de 1815 était une sorte de « compromis entre les États secondaires et les deux grandes puissances de l’Allemagne. » Elle a duré plus de cinquante ans, malgré la rivalité de ces deux grandes puissances. L’article 4 du traité de Prague, par lequel s’est terminée la guerre de 1866, a rejeté l’Autriche hors de la confédération et du même coup hors de l’Allemagne. Il a incorporé à la Prusse le Hanovre, la Hesse-Cassel, le duché de Nassau et la ville libre de Francfort. La Prusse avait déjà enlevé le Holstein au Danemark, rejeté de ce fait, lui aussi, hors de la confédération germanique. Il était institué deux confédérations, au lieu d’une : la confédération de l’Allemagne du Nord que présidait la Prusse ; une confédération de l’Allemagne du Sud dont le lien avec l’autre était à chercher et fut bientôt trouvé après les communes victoires de 1870-1871. La constitution de la confédération de l’Allemagne du Nord avait été promulguée le 14 juin 1867. C’est, en réalité, l’acte préparatoire d’une union plus complète des États allemands à une confédération plus étroite. Ont été également admis les États germaniques situés au sud de la ligne du Mein. Cette union étroite et perpétuelle porte le nom d’empire allemand.

La présidence en appartient au roi de Prusse, sous le titre d’empereur. L’empereur représente l’empire au point de vue international, il déclare la guerre, conclut la paix, contracte des alliances, signe tous autres traités, reçoit et envoie des ambassadeurs. (La Bavière seule a su garder une demi-autonomie diplomatique.) La personne de l’empereur s’est substituée à l’ancienne personne morale de la confédération germanique. Il est la confédération vivante. Sa présidence n’est pas honoraire ni lointaine comme était celle de l’Autriche. Elle est effective, présente, de tous les jours et de toutes les affaires.

Sans doute, il y a le Bundesrath. Le Conseil fédéral ressemble sous certains rapports au plenum de l’ancienne confédération de 1815. Il se compose des représentans des membres de la Fédération impériale, et les votes y sont partagés de telle façon que la Prusse, avec les royaumes, duchés ou villes libres annexés de Hanovre, Hesse électorale, Holstein, Nassau et Francfort, a 17 voix sur 58. Le Bundesrath élit sept comités, sept commissions permanentes pour les divers départemens des affaires intérieures et, de plus, un comité des affaires étrangères où figurent de droit les représentans de la Bavière, de la Saxe, du Wurtemberg et, pour le groupe des autres États, deux représentans, renouvelables chaque année. Ce comité, la Bavière le préside de droit. Chaque membre du Conseil fédéral a, dans le Reichstag, droit de séance et droit de parole, même si les vues de son gouvernement n’ont pas été adoptées par la majorité du Conseil.

Mais ne saisit-on pas pourquoi les théoriciens allemands font de l’empire un être politique ou juridique à part, le distinguent d’une confédération d’États, opposent au Staatenbund, à la ligue d’États, le Staatenreich, ou plus volontiers encore le Bundesstaat, l’État uni ? « Dans la Confédération d’États, observent-ils, le pouvoir et même l’action politiques appartiennent principalement aux États particuliers. L’ensemble forme plutôt une association d’États qu’un État organisé ; il ne renferme pas une nation, mais des nations. » Dans la Confédération, point d’unité réelle de la volonté ni de l’action. La Confédération ne peut marcher qu’avec le concours des gouvernemens particuliers ; leur refus la rend impuissante. À l’intérieur, elle n’a ni organe central de législation, ni lois fédérales proprement dites. Pour parer aux besoins communs, elle n’a d’autres ressources que des traités ou des concordats. « Pas de gouvernement fédéral, qui élabore et exécute la volonté de l’ensemble. » Au temps de la confédération de 1815, l’Autriche, par sa présidence, la Prusse, par sa force militaire, jouaient le rôle de puissances dirigeantes (Vormächte) ; la Bavière venait ensuite, dans une position intermédiaire. Mais ce n’était pas le droit fédéral, c’est le fait qui avait créé cette situation : les gouvernemens de Vienne, de Berlin, de Munich étaient plus puissans à eux trois que la diète de Francfort. » De cette absence d’unité résultaient la faiblesse dans l’armée, la gêne dans les finances, et l’inégalité dans la justice. Les intérêts particularistes menaçaient et entravaient à chaque instant la politique de la confédération.

Il n’en est pas de même dans l’État fédératif. À l’État général, la politique générale ; à chaque État sa propre administration intérieure. La confédération n’existait que pour ses membres ; dans l’État fédératif, ce sont les divers États qui existent surtout pour l’État général. Le principe est que le pouvoir fédéral a qualité pour agir toutes les fois que la vie ou la sécurité de l’ensemble est en péril. « C’est ce que l’empire allemand a le mieux compris, et l’on a vu souvent déjà le Reichstag et le conseil fédéral édicter des lois et des décrets qu’aucun texte précis ne plaçait dans leur compétence, mais que légitimait l’intérêt général[8]. » Et l’empire allemand est le type de l’État fédératif. Ses pouvoirs sont plus « étendus, » plus « énergiques » que ceux des autres États de ce genre. « Mais la différence la plus remarquable est dans la méthode. En vue de prévenir tout conflit, les Américains se sont efforcés de définir les droits du pouvoir central avec autant de précision que possible. La constitution allemande, au contraire, évite de limiter exactement la compétence de l’empire. Elle laisse un certain vague entre les deux domaines du tout et des parties. » L’empire peut légiférer sur toutes matières ; ses lois dérogent toujours à celles des États particuliers. « Aussi l’autorité de l’empire va-t-elle croissant et s’étend elle, à chaque loi nouvelle qu’il édicte. »

On vient de mettre le doigt au point faible, au défaut de la cuirasse de l’État fédératif. La plaie de cet État, c’est le conflit, sans cesse imminent. Tout l’art consiste, pour ceux qui gouvernent cet État, à s’efforcer de maintenir la bonne entente des deux souverainetés. C’est dire que la politique y est plus compliquée que dans un État unitaire. « Il faut souvent transiger, là où l’on aimerait à appliquer les conséquences rigoureuses d’un principe. » Encore « la prévoyance la plus grande ne saurait-elle empêcher tous les conflits. » Alors, comment faire pour les résoudre ? Dans l’empire allemand, « le conseil fédéral essaie d’abord de résoudre le conflit diplomatiquement, en s’entendant avec l’État intéressé. S’il échoue, la législation impériale, émanée des deux conseils, prononce et l’on sait que l’empire peut faire exécuter lui-même ses décisions. »


VI.

Deux faits sont à retenir : 1° le vice organique de l’État fédératif, c’est le conflit toujours imminent ; 2° l’empire allemand, l’État fédératif allemand est issu d’une confédération qui était comme « un compromis entre les États secondaires et les deux grandes puissances de l’Allemagne. » Si le conflit éclatait avec violence, devenait aigu et ne pouvait être résolu diplomatiquement, il y aurait trois solutions possibles. Ou les États particuliers reprendraient chacun sa liberté, ou l’on retournerait à la confédération pure et simple, ou l’État fédératif actuel s’achèverait, se transformerait en État parfait.

Croire sincèrement à la première solution suppose un peu de naïveté et l’ignorance totale de ce que sont les Allemands et de ce qu’à leurs yeux est l’Allemagne. Pour si forts qu’on tienne les sentimens particularistes, — et l’on est trop porté à les dire très forts, — quel que puisse être l’antagonisme entre l’esprit allemand du Nord et l’esprit allemand du Sud, il y a pourtant un esprit allemand et quelque chose de plus fort que les sentimens particularistes : le sentiment de la grande Allemagne. Une Allemagne moins surmenée, financièrement et militairement, beaucoup peut-être la désirent ; une Allemagne en miettes, personne n’en voudrait et n’en veut.

Quant à revenir à la confédération de 1815, ce serait aller au rebours de l’histoire. Le système des confédérations est vieilli et abandonné. « La confédération est une forme ancienne et désormais impraticable. Au moyen âge, elle se dissolvait parfois en États pleinement indépendans, comme celle des villes hanséatiques. Aujourd’hui, elle resserre ses liens et devient un État fédératif. »

Mais écoutez encore les théoriciens. L’État fédératif lui-même n’est qu’un « compromis, » qu’une forme transitoire. « La logique des choses est naturellement si puissante qu’elle pousse l’État confédéré vers l’unité pleine et entière du pouvoir et de la souveraineté. » La destinée de l’État fédératif, « c’est de passer à l’unitarisme par la réduction des États particuliers en provinces d’un seul État. » L’empire allemand n’échappe pas à cette loi. « Plusieurs considèrent l’opposition de l’Empire national et des États particuliers comme une transition entre l’ancienne confédération particulariste et l’absorption future dans l’État unitaire allemand-prussien. »

Dans cette hypothèse, où l’empire actuel ne serait encore qu’un compromis, qu’un acheminement vers l’État parfait, combien de temps durerait la période de transition ? « Elle peut durer longtemps, la vie d’une couple de générations peut-être, si les princes particuliers se pénètrent de leurs devoirs envers leurs États et savent être fidèles à l’empire. Sinon, leur chute ne tarderait guère. » Bluntschli ne se met pas en peine de chercher une périphrase : « La fidélité des dynasties princières à l’empire est la condition de leur sécurité. En se soulevant contre lui par une fausse gloire ou un faux point d’honneur, elles iraient à leur perte. L’empire n’est possible que par la paix et l’amitié des États qu’il rassemble. La révolte de l’un d’eux ou même de tous, sauf la Prusse, aboutirait certainement au triomphe de l’empire, et les dynasties imprudentes subiraient irrévocablement le sort des princes de Hanovre, de la Hesse électorale et de Nassau, en 1866[9]. »


Par la politique, la psychologie, le droit constitutionnel, le droit public, l’histoire, par la théorie, l’Allemagne contemporaine s’éclaire d’une lumière plus vive. La politique nous montre un parlement dissous deux fois à six ans d’intervalle pour avoir repoussé des crédits militaires, le Reichstag de 1887 accordant ce que le précédent Reichstag avait refusé, les partis se désagrégeant et l’opposition grandissante, le conflit toujours à l’état latent, souvent ouvert, presque chronique. La psychologie nous révèle deux esprits, deux âmes en Allemagne, esprits divers, opposés même, dans leurs façons de penser en toute matière et d’abord sur cette question militaire où se condense et se résume la vie allemande. Le droit constitutionnel nous apprend qu’il y a dans l’empire un parlement, un Reichstag, mais que, s’il est récalcitrant, l’empereur peut quasi-légalement se passer de lui et a les moyens de le taire. Le droit public nous prouve que l’empire allemand est un État d’une espèce particulière, l’État fédératif, où le pouvoir central ne cesse pas de s’accroître, même par le conflit, toujours imminent, là aussi. L’histoire ajoute que l’empire est issu de l’association de plusieurs États, issus auparavant d’une multitude de principautés, de duchés, de communautés libres, et la théorie insinue que l’État fédératif actuel n’est peut-être à son tour qu’une forme transitoire, qu’un jour ou l’autre les alliés s’absorberont dans l’alliance, et les petits États dans un grand État, dont ils ne seront plus que les provinces.

Une Allemagne marchant de la variété à l’unité ; il n’y a pas, en ce siècle, d’autre Allemagne ; les autres sont de fantaisie. L’empire allemand est fondé si solidement, qu’une révolution même ne le disjoindrait pas ; l’unité allemande est si avancée, l’Allemagne y tend si bien de toutes ses forces qu’une crise intérieure pourrait la consommer, loin de la détruire. Pour tous les Allemands, l’Allemagne impériale est « une création de l’âge moderne, munie d’organes modernes, animée du souffle moderne. » Elle satisfait tout ensemble et leur patriotisme et leur philosophie. Gardons-nous de voir en surface une nation qui est en profondeur. Ceux qui parlent d’empire défait, d’Allemagne défaite, ceux qui rêvent d’une Allemagne ramenée à une confédération, ne savent ni ce qu’est l’Allemagne, ni ce qu’est la Prusse, ni ce qu’est l’empereur dans l’empire, ni ce que sont en Prusse les Hohenzollern.

L’Allemagne est l’œuvre de la Prusse ; la Prusse est l’œuvre de son armée ; son armée est l’œuvre de ses rois. Hohenzollern est le sommet qui, de la plaine à la mer, domine toute l’Allemagne. Qu’il y ait deux âmes dans l’empire, cela est sûr, et c’est pourquoi l’unification absolue, l’assimilation est lente, c’est en quoi elle n’est pas achevée. Mais les Hohenzollern eux-mêmes n’auraient-ils pas deux âmes, et ne peuvent-ils pas trouver en eux quelque chose qui corresponde à ce dédoublement moral, à ce dualisme psychologique ? N’y a-t-il pas en eux le margrave de Brandebourg et l’antique comte de Zollern, beaucoup de Poméranie et un peu de Franconie, l’âme du nord et l’âme du sud ? Si Frédéric-Guillaume Ier a dit que « la souveraineté du prince est un rocher de bronze, » le grand électeur n’avait-il pas dit avant lui : « Je dois gouverner mes États comme une propriété du peuple, et non comme une terre à moi : Sic gesturus sum principatus ut sciam rem esse populi, non privatam ? »

Guillaume à veut, et c’est, de sa part, une noble et pieuse ambition, être pleinement un Hohenzollern. Mais le devoir des rois varie avec la fortune des royaumes. Il se peut que la tâche des Hohenzollern ait été, dans le passé, de taire la Prusse, puis l’Allemagne, par la guerre. Celui-là sera, de nos jours, le Hohenzollern le plus accompli, le meilleur serviteur que puisse avoir l’empire, qui rassemblera dans sa main et fermera sur sa couronne les deux moitiés du globe impérial ; il fera, par la paix, pour l’unité allemande, plus qu’il ne pourrait faire par la guerre, s’il réunit et marie en son âme les deux âmes de l’Allemagne.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez André Daniel, l’Année politique, 1887.
  2. Archives diplomatiques, années 1888, 1889, 1890.
  3. La Politique, le Droit public général, traduction française de M. de Riedmatten, passim.
  4. Principes de politique, traduits par M. Lehr, p. 135 et suiv.
  5. Machiavel, Ritratti delle cose della Magna.
  6. L. Sentupéry, l’Europe politique en 1892. Fascicule Ier, l’Allemagne, p. 38. L’expression est un peu forcée peut-être, mais la pensée est juste.
  7. Voyez, sur tout ce sujet, sir Travers Twiss, le Droit des gens ou des nations en temps de paix, p. 75 et suiv.
  8. Bluntschli, la Politique, p, 260.
  9. Bluntschli, la Politique, p. 240 et suiv.