Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Le Rendez-vous

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LE RENDEZ-VOUS

À mon ami Alfred de M… (MUSSET).


Séduite à mes serments, si la vierge innocente,
Après bien des combats, et de sa mère absente
Oubliant les leçons pour la première fois ;
Si la veuve, à la fin de son deuil de six mois,
Qui le matin encor, se mirant sous la moire,
A cru voir à vingt ans jaunir son front d’ivoire ;
Ou si la jeune épouse, aux bras du vieil époux,
M’a du doigt pour minuit marqué le rendez-vous ;
Si j’y cours avant l’heure et que déjà j’y voie
La persienne entr’ouverte et l’échelle de soie,
Et du haut du balcon tapissé de jasmin
Une main qui descend au-devant de ma main ;
Lorsqu’en mes bras ardents j’ai pris ma bien-aimée ;
Que, l’emportant au lit, blanche et demi-pâmée,
Après bien des fureurs, de longs efforts perdus,
Des baisers gémissants de moi seul entendus,
J’ai senti dans mon sein se cacher son visage,
Et que nos yeux mourants, pleins d’un vague présage,
Se confondent longtemps en un regard de miel,
Ou vont se rencontrer sur un même astre au ciel ;
Non, je ne me dis pas ; Demain ce regard tendre,
Ce son de voix si frais qu’on tressaille à l’entendre,

Ce long col arrondi, ce visage penché
Et comme sous une aile entre deux bras caché,
Et dans ces blonds cheveux ces blanches mains errantes
(Tels deux cygnes voguant sous des eaux transparentes),
Et ces gouttes de pleurs que j’aime à voir courir,
Et ce sein nu…, demain, tout cela doit mourir !
Non… je me dis : Demain, en ces yeux moins timides,
Nageront au réveil des éclairs plus humides ;
Plus de désirs vermeils embraseront ce teint :
Plus de langueur jouera dans ce sourire éteint ;
Elle sera plus belle et plus touchante encore ;
Sa voix en me nommant frémira plus sonore,
Et ce bras, aujourd’hui si rebelle à saisir,
Tombera de lui-même aux abords du plaisir.
Mais moi, demain, lassé d’un bonheur trop facile,
Retrouvant le dégoût en mon âme indocile,
Moi qui toujours poursuis en de vaines amours
Un même être rêvé qui m’échappe toujours,
Demain, le cœur saignant d’une plaie éternelle,
Malgré les doux serments relus dans sa prunelle,
Les baisers, les grands bras prêts à me retenir,
Demain, je sortirai pour ne plus revenir ;
Car je foule la fleur sitôt qu’elle est ravie,
Et mon bonheur, à moi, n’est pas de cette vie.

Et, dès qu’il est éclos, ce penser odieux,
Comme un oiseau de nuit, vingt fois passe à mes yeux,
Obscurcissant mon ciel de son aile jalouse ;
Et que ce soit la vierge, ou la veuve, ou l’épouse,
Une ombre entre elle et moi, muette, vient s’asseoir,
Et sur ce lit corrompt le plaisir dès ce soir.