Le Renouveau, — 1871, poésie
L’air soupire encor, tout sonore
Du dernier canon qui s’est tu,
Le sol est tout tremblant encore
Des escadrons qui l’ont battu ;
Il plane encore des fumées
Sur les monceaux de noirs débris,
Du piétinement des armées
Les champs sont encore meurtris ;
Et déjà, comme les étoiles
Perçant l’infini ténébreux,
Les amours écartent les voiles
Qu’un deuil immense a mis sur eux.
Les amours purs, les amours graves
Des fiancés et des époux
Accompagnaient au feu les braves,
Menacés par les mêmes coups ;
Ils s’enfonçaient dans les mêlées,
Invisibles, silencieux,
Les lèvres par pudeur scellées,
Et par respect baissant les yeux ;
Car, dans la commune détresse,
Les jeunes gens, prêts à périr,
Refoulant toute leur tendresse,
Ne brûlaient que de s’aguerrir ;
Pour la seule amante permise,
La patrie, ils s’étaient levés,
Laissant la femme, la promise,
Ou les aveux inachevés ;
Il semblait que le mot « je t’aime, »
Sous la douleur enseveli,
Fût, devant le péril suprême,
A jamais tombé dans l’oubli.
Mais voici qu’à l’espoir renaissent
Les amours en secret constans,
Avec la sève ils reparaissent
Aux ordres divins du printemps :
Levant leurs paupières humides,
Encore effrayés et hagards,
Ils cherchent, revenans timides,
A croiser leurs anciens regards ;
Et puisque les prés reverdissent,
Que l’air s’embaume de lilas,
Que l’oiseau chante, ils s’enhardissent,
Ils s’appellent entr’eux tout bas.
Plus d’un n’aura pas de réponse :
De quelque fosse inculte sort
L’écho seul du nom qu’il prononce,
Son compagnon sous l’herbe dort ;
Sous l’herbe en hâte remuée
Il dort, perdu, ne recevant
Que les pleurs froids de la nuée,
Les soupirs sans âme du vent.
Ton œuvre, ô guerre, la plus triste ; ,
C’est d’ôter la main de la main,
C’est d’étouffer à l’improviste
Dans son aube un cher lendemain,
De violer les destinées,
D’abattre les hommes sans choix,
Et d’atteindre en les races nées
Les races à naître à la fois.
Les couples d’amours qui demeurent
Font cependant de nouveaux nids,
Parmi tant d’isolés qui pleurent
Ils se sentent mieux réunis ;
Ils se blottissent mieux ensemble
Après tant de jours alarmans ;
Le retour du baiser leur semble
Plus doux que ses commencemens ;
Ainsi, comme ils surent s’attendre
Un long hiver, la neige aux pieds,
Ils se sont rejoints dans la cendre
Des anciens lits incendiés ;
Fils de la nature éternelle
Par qui les champs ont refleuri,
Les amours, invaincus comme elle„
Vont réparer le sang tari.
O peuple futur qui tressailles
Aux flancs des femmes d’aujourd’hui,
Ce printemps sort des funérailles,
Souviens-toi que tu sors de lui !
SULLY PRUDHOMME