Le Retour de Don Quichotte/Chapitre 07

La bibliothèque libre.
Bloud & Gay (p. 69-82).

CHAPITRE VII

Blondel le Troubadour

— Oh ! fit Murrel vaguement, oh oui… Tout à votre service !

Olive Ashley s’était élancée dans la bibliothèque, sans attendre l’aide du bibliothécaire qui continuait à regarder les lointains avec des yeux distraits. Elle tira un lourd volume d’un des rayons inférieurs et l’ouvrit à une page richement décorée, sur laquelle les lettres semblaient avoir pris vie et ramper de tous côtés comme des dragons dorés. Dans un angle était l’image du monstre à plusieurs têtes de l’Apocalypse ; et même aux yeux insouciants de Murrel, son coloris émergeait du fond des âges avec la pureté de la flamme.

— Prétendez-vous que je pourchasse cet animal à travers les rues de Londres ? demanda-t-il.

— Je prétends que vous pourchassiez cette couleur exacte, dit-elle ; puisque vous assurez qu’on peut trouver tout ce qu’on veut dans les rues de Londres, vous n’aurez pas à chercher bien loin. Quand j’étais enfant, il y avait un certain Hendry, dans Haymarket, qui en vendait ; mais aucun marchand de couleurs n’a plus ce beau rouge du XIVe siècle.

— En ce qui me concerne, j’ai promené du rouge par toute la ville ces dernières heures, dit modestement Murrel, mais je suppose que ce n’était pas un beau rouge du XIVe, tout au plus un rouge du XXe, pareil à la cravate de Braintree. Je lui ai dit sur le moment que sa cravate pourrait bien mettre le feu à la ville.

— Braintree ! dit Olive assez sèchement, M. Braintree était-il avec vous quand… quand vous promeniez du rouge ?

— Je ne peux pas dire qu’il fût ce qu’on appelle un joyeux compagnon, dit Murrel en s’excusant. Ces révolutionnaires rouges semblent avoir bien peu d’expérience pour affronter le vin rouge. À propos, est-ce que je ne pourrais pas partir en chasse sur cette piste, dites-moi ? Supposez que je vous rapporte un assortiment de Portos, quelques douzaines de Bourgognes, autant de Bordeaux, des flacons de Chianti, quelques fûts de précieux vins d’Espagne, et d’autres encore ? Mélanger les vins comme les couleurs aboutirait peut-être…

— Que faisait là M. Braintree ? demanda Olive avec quelque sévérité.

— Il faisait son éducation. Il suivait une classe, exécutant ce programme que votre propre enthousiasme pédagogique a élaboré pour lui. Vous avez dit qu’il fallait l’introduire dans un monde plus étendu et lui faire écouter des discussions sur des sujets tout nouveaux pour lui. La discussion que nous avons entendue au Cochon qui siffle était certainement toute nouvelle pour lui.

— Vous savez parfaitement bien que je n’ai jamais désiré qu’il allât dans ces horribles endroits. Je parlais de vraies discussions avec des gens intelligents, sur des questions importantes.

— Ma chère enfant, répondit tranquillement Murrel, ne voyez-vous pas encore à quoi cela aboutira ? Dans ce genre de discussion, Braintree vous damera toujours le pion à tous. Les idées qu’il a, il sait pourquoi il les a, dix fois mieux que la plupart de ceux que vous appelez des gens cultivés. Il a lu autant qu’eux et se rappelle beaucoup mieux qu’eux ses lectures. Et il possède quelques pierres de touche pour distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas, qu’il peut appliquer instantanément. Elles sont peut-être fausses, mais il peut en faire l’essai et produire le résultat sur-le-champ. N’avez-vous jamais senti combien nous sommes tous imprécis ?

— Oui, répondit-elle d’un accent moins mordant, il sait ce qu’il veut.

— Il est vrai qu’il ignore peut-être trop la mentalité de certaines personnes, continua Murrel, mais il connaît notre milieu mieux que d’autres. Vous attendiez-vous vraiment à le voir se prosterner devant le génie du vieux Wister ? Non, non, ma chère Olive, si vous voulez vraiment le voir baisser la tête, il faut venir ce soir avec moi au Cochon qui siffle.

— Je ne désire voir personne la crête basse, répondit-elle, et je pense que vous avez eu grand tort de l’emmener dans ce genre d’endroit.

— Et moi, demanda le jeune homme plaintivement, que faites-vous de ma moralité ? Ma formation morale n’a-t-elle aucune importance ? Mon âme immortelle n’a-t-elle aucun prix ? Pourquoi cette légèreté, cette indifférence à mon progrès spirituel ?

— Oh ! répondit-elle avec une indifférence étudiée, tout le monde sait que cela vous est bien égal.

Il est nécessaire de mettre le lecteur au courant des péripéties principales de Blondel le Troubadour, pour lui rendre un peu plus vraisemblable le récit intitulé : « Le retour de Don Quichotte ». Dans le drame, Blondel abandonne bien inutilement la Dame de ses pensées à la perplexité et à la jalousie, lui laissant croire qu’il fait une excursion sur le continent pour chanter des sérénades à des beautés de tout genre et de toute nationalité, tandis qu’en réalité il chante ses sérénades dans un but exclusivement politique à un Seigneur très grand et fortement musclé. Le grand et musculeux Seigneur, qui est Richard Cœur de Lion, devait être incarné dans la pièce par un gentilhomme moderne répondant, au moins extérieurement, à ce signalement, un certain Major Trelawney, cousin éloigné de Miss Ashley. C’était un de ces hommes comme on en trouve quelquefois dans le monde, qui, pour une raison mystérieuse, sont capables de jouer alors qu’ils sont à peine capables de lire et, semble-t-il, tout à fait incapables de penser. Mais bien qu’il fût très brave garçon et excellent acteur mondain, il était aussi un homme très fantasque et avait été fort inexact aux répétitions.

Les raisons politiques qui étaient supposées pousser Blondel à chercher partout ce grand et musculeux Seigneur étaient naturellement de l’espèce la plus sublime. Tout au long de la pièce, ses mobiles étaient d’un désintéressement presque irritant, d’une pureté d’intention telle qu’elle confinait à la perversité. Murrel ne pouvait dissimuler sa joie à entendre ces sentiments d’abnégation, allant jusqu’au dépouillement absolu, exprimés par les lèvres de M. Archer. Blondel débordait de loyauté envers son Roi, de dévouement envers son pays, et du désir de ramener celui-là à celui-ci. Il désirait restaurer le Roi pour rétablir l’ordre dans le royaume et déjouer les intrigues de Jean, ce criminel universel et nécessaire dont on a tant abusé dans les récits sur les Croisades.

Le dénouement n’était pas un mauvais morceau pour un drame d’amateur. Quand Blondel le Troubadour a enfin découvert le château qui contient son maître, et a réuni (non sans invraisemblance) toute une troupe de courtisans, de dames, de hérauts, dans les profondeurs d’une forêt d’Autriche, aux portes d’un donjon, pour accueillir le royal captif de leurs loyales acclamations, alors le Roi Richard sort au son des trompettes, occupe le centre de la scène, et là, devant toute cette cour itinérante, avec une attitude des plus royales, abdique son trône royal.

Il déclare que désormais il ne veut plus être un Roi, mais seulement un Chevalier errant. Il avait déjà, semble-t-il, suffisamment erré, en plus d’un sens, avant ses malheurs, mais il n’était pas encore guéri de sa conviction qu’errer est le propre de l’homme. Il errait dans les forêts de l’Europe centrale, rencontrant sur sa route diverses aventures, quand il tomba dans la mésaventure finale de la captivité autrichienne. Il proclame maintenant que, malgré leur conclusion, ces détours insensés ont été les heures les plus heureuses de sa vie. Il dénonce, il flétrit la perversité des autres souverains de son temps et la conduite répugnante des affaires politiques en général.

Miss Ashley possédait un vrai talent pour pasticher les vers les plus ronflants de l’époque d’Élisabeth. Richard exprime donc sa préférence pour la société des reptiles plutôt que pour celle de Philippe-Auguste, roi de France ; il compare favorablement le sanglier furieux des forêts avec les hommes d’État chargés à ce moment des affaires publiques, et dans une allocution cordiale adressée principalement aux loups et aux vents d’hiver, il les prie de ne pas le ménager, pourvu qu’on lui épargne la rencontre de ses parents ou de ses conseillers politiques. Dans une péroraison terminée par un couplet rimé à la manière de Shakespeare, il renonce à sa couronne, tire son épée et sort majestueusement, au grand ennui de Blondel, qui a sacrifié son Roman Privé à son Devoir Public pour aboutir à voir son Devoir Public s’échapper de la scène à la poursuite de son Roman Privé. La très opportune et encore plus invraisemblable arrivée de Bérengère de Navarre dans les profondeurs de ces mêmes forêts détermine enfin Richard à revenir à ses devoirs envers lui-même. Et il faudrait un lecteur bien peu familiarisé avec les lois du drame romantique pour qu’il soit nécessaire de lui dire que l’apparition de la Reine et sa réconciliation avec le Roi sont le signal d’une réconciliation extrêmement rapide, mais également satisfaisante, entre Blondel et sa propre Dame. Une atmosphère sympathique, créée par une douce musique et une lumière nocturne, pénètre la forêt autrichienne ; les personnages se groupent près de la rampe, et le parterre se hâte de rassembler les chapeaux et les parapluies.

Telle était la pièce de Blondel le Troubadour, un assez bon spécimen du genre sentimental et vieux jeu, populaire avant la guerre, et dont on ne se souvient maintenant qu’à cause des conséquences romantiques qu’il entraîna dans la vie réelle. Pendant que la plupart s’occupaient des décors ou des répétitions, deux autres personnages de ce drame humain demeuraient fidèles à d’autres enthousiasmes, non sans influence sur leur avenir. Olive Ashley persistait à manier ses pinceaux et les missels enluminés de la bibliothèque, et Michaël Herne continuait à dévorer, volume par volume, l’histoire, la philosophie, la théologie, la morale et l’économie des quatre siècles du Moyen-Âge, dans l’espoir de se rendre apte à prononcer les quinze lignes de vers blancs alloués par Miss Ashley au Second Troubadour.

Il n’est que juste d’ajouter qu’Archer était aussi laborieux à sa façon que Herne à la sienne. Comme ils étaient les deux troubadours, il leur arrivait souvent d’étudier côte à côte.

— Il me semble, dit un jour Julian Archer, en rejetant le manuscrit avec lequel il venait de se rafraîchir la mémoire, que pour un amoureux ce gaillard de Blondel est un peu transi. Si c’était moi, j’y mettrais un peu plus de passion.

— Il y avait certainement quelque chose d’abstrait et d’artificiel dans toute cette étiquette provençale, approuva le Second Troubadour. Les cours d’amour semblent avoir été pédantesques, presque chicanières. Quelquefois il était même indifférent que l’amoureux eût vu ou non sa Dame, comme dans le cas de Rudel et de la Princesse de Tripoli. D’autres fois il suffisait d’un salut de cour à la femme de votre Seigneur-lige, pour déclarer une adoration ouverte et admise. Mais je suppose qu’il y avait souvent aussi de vraies passions.

— Il y en a diablement peu dans Miss Ashley et son Troubadour, dit l’amateur désappointé. Rien que de l’amour platonique et autres sornettes. Je crois qu’il n’avait aucun désir de se marier.

— Vous le croyez atteint par les doctrines albigeoises ? demanda le bibliothécaire sérieusement, presque anxieusement. Il est exact que le siège de l’hérésie était dans le midi et que beaucoup de troubadours semblent avoir été entraînés dans ce mouvement philosophique ou dans d’autres similaires.

— Ses mouvements ne sont que trop philosophiques, dit Archer. Je préfère que les miens le soient un peu moins quand je fais la cour à une jeune fille sur la scène. On dirait qu’elle souhaite réellement qu’il batte les buissons au lieu de lâcher sa déclaration.

— L’éloignement du mariage semble avoir été essentiel chez les hérétiques, dit Herne. Dans les documents qui rapportent des retours à l’orthodoxie, après la croisade de Simon de Montfort et de Saint Dominique, je remarque fréquemment la mention : iit in matrimonium. Il serait certainement intéressant de jouer ce rôle avec un pessimisme semi-oriental et idéaliste, en homme qui sent que la chair, même sous sa forme la plus aimable et la plus légale, est le déshonneur de l’esprit. Rien de tout cela ne ressort très clairement du rôle que Miss Ashley m’a confié, mais peut-être que le vôtre éclaircit un peu ce point.

— Je pense qu’il est bien long à en venir au fait, répliqua Archer. Il ne laisse aucun champ libre à un acteur romantique.

— Je ne connais rien aux diverses écoles de théâtre, dit le bibliothécaire avec tristesse. Il est heureux que vous m’ayez donné quelques lignes seulement dans la pièce.

Il s’arrêta un moment, et Julian Archer le regarda avec une pitié distraite, tout en murmurant que tout irait bien le soir de la représentation. Car Archer, malgré son savoir-faire pratique, n’était pas homme à discerner des changements subtils dans l’atmosphère sociale, et il considérait toujours plus ou moins le bibliothécaire comme un valet de pied de supplément, ou comme un garçon d’écurie introduit uniquement pour dire : la voiture de Monsieur est avancée. Toujours préoccupé de ses intérêts personnels, il ne faisait pas attention aux rabâchages de Herne sur ses vieux bouquins, et s’apercevait à peine qu’il parlait encore.

— Mais je ne puis m’empêcher de penser, continuait le bibliothécaire de sa voix basse et méditative, que cela pourrait ouvrir une voie très intéressante à un acteur romantique de jouer exactement cette sorte de roman à la fois creux et sublime. Il existe une danse qui exprime le mépris du corps. Vous pouvez en relever la trace sous un grand nombre de réseaux et d’arabesques asiatiques. C’était la danse des Troubadours Albigeois, et c’était une danse de mort. Car cet esprit peut mépriser le corps de deux manières : en le mutilant comme un fakir ou en le choyant comme un sultan, mais sans le respecter jamais. Sûrement, il serait très intéressant pour vous d’incarner un hédonisme amer, les cris aigus et sauvages, les clameurs et les huées des antiques orgies païennes, et d’en exprimer en même temps le pessimisme sous-jacent.

— Je ne sens que trop le pessimisme sous-jacent, répondit Archer, quand Trelawney ne vient pas aux répétitions et qu’Olive Ashley ne fait que s’agiter autour de ses petits pots de peinture.

Il baissa brusquement la voix à ce dernier mot, car il s’aperçut pour la première fois que la personne en question était assise à l’autre bout de la bibliothèque, lui tournant le dos, penchée sur des livres. Elle ne l’avait apparemment pas entendu ; en tous cas elle ne se retourna pas et Julian Archer continua, du même ton de grommellement encourageant :

— Je ne pense pas que vous ayez beaucoup l’expérience de ce qui empoigne réellement un public. Naturellement, personne ne doute que cela n’aille très bien en un certain sens. Il est peu probable que nous fassions un four.

— Quel four ? demanda M. Herne avec un doux intérêt.

— Il est certain que personne ne criera, ne sifflera et ne nous jettera d’œufs pourris dans le salon de Lord Seawood, continua Archer ; mais on peut sentir si le public est empoigné ou non. Si Miss Ashley ne met pas un peu plus de sel dans le dialogue, je ne suis pas sûr d’emballer mon public.

Herne essayait d’écouter poliment, car à ses yeux le jardin était en train de prendre le vague aspect d’un spectacle de rêve. Bien loin, à l’extrémité d’un tapis de gazon, parmi des arbres légers, il aperçut la silhouette de la Princesse de la pièce : Rosamund était vêtue de sa magnifique tunique bleue et portait sa coiffure fantastique. Quand elle déboucha au tournant du sentier, elle fit un grand geste, à la fois de liberté et de lassitude, étendant les bras comme si elle se détirait. Les longues manches pointues qu’elle portait lui prêtèrent l’apparence d’un oiseau battant des ailes (un oiseau de paradis, comme avait dit l’acteur mondain). Une pensée vague s’ébaucha dans l’esprit du bibliothécaire : c’était sans doute l’oiseau rare que nul ne mettrait en cage. Mais, tandis que la Princesse bleue approchait par les allées verdoyantes, le bibliothécaire commença de penser que le geste de Rosamund devait avoir un autre motif ; c’était probablement un geste d’impatience, et même de dépit.

— Voilà du propre ! dit-elle avec indignation, en déployant un télégramme et en jetant autour d’elle des regards de colère. Hugh Trelawney dit qu’il ne peut se décider à jouer le Roi.

Sur certains sujets, l’esprit de Julian Archer travaillait très rapidement. Il était aussi contrarié que Rosamund, mais avant qu’elle eût repris la parole, il avait envisagé la possibilité de se charger d’un nouveau rôle et de trouver le temps d’apprendre les vers attribués au Roi. Il n’avait jamais boudé le travail : la plus grande difficulté qu’il prévît était de se faire remplacer dans son rôle de Troubadour.

Les autres ne voyaient pas comment dénouer la situation, et Rosamund chancelait encore sous le coup de la trahison de Trelawney.

— Je pense qu’il faut tout lâcher, dit-elle.

— Voyons, voyons, dit Archer ; ne jetez pas le manche après la cognée. Ce serait empoisonnant, après que nous nous sommes donné tant de mal.

Ses yeux s’égarèrent vers l’autre extrémité de la pièce, où la tête sombre et le dos rigide de Miss Ashley restaient obstinément concentrés sur l’enluminure. Il y avait longtemps qu’elle n’avait paru s’intéresser à rien d’autre ; pourtant de longues disparitions, qu’on attribuait à des promenades à travers champs, étaient restées quelque peu mystérieuses.

— Il m’est arrivé de me lever trois jours d’affilée à six heures, dit Archer, pour bien prouver l’ardeur au travail de la troupe.

— Mais comment faire pour continuer ? dit Rosamund exaspérée. Qui pourrait prendre le rôle du Roi ? Nous avons eu déjà assez de mal à trouver un assistant Troubadour, jusqu’à ce que M. Herne ait eu l’amabilité de nous aider.

— Le malheur est, dit Archer, que si je prenais le Roi, vous n’auriez personne pour jouer Blondel.

— Alors, nous n’avons plus qu’à tout laisser tomber.

Il y eut un silence, et ils restèrent debout à se regarder. Puis, simultanément, tous tournèrent la tête et regardèrent vers le fond de la longue salle, où une voix nouvelle venait de s’élever.

Olive Ashley s’était soudain dressée et tournée vers eux. Ils furent un peu saisis, car ils n’avaient pas même conscience qu’elle les eût écoutés.

— Il faut tout laisser tomber, dit Olive, à moins que vous n’obteniez de M. Herne qu’il joue lui-même le Roi. Il est le seul qui sache de quoi il s’agit et que cela intéresse.

— Dieu me bénisse ! fut le commentaire secourable de M. Herne.

— Je ne sais pas ce que vous pensez tous de ma pièce, continua Olive avec amertume. Vous en avez fait une espèce d’opéra, un opéra-comique ! Évidemment, je n’y entends rien, du moins en comparaison de M. Herne, mais pourtant j’y avais mis quelque chose. Oh ! je ne sais comment me faire comprendre… Je ne sais pas quel est le Roi qui devrait revenir, le roi Arthur, le roi Richard ou le roi Charles, mais M. Herne sait au moins ce que ces gens entendaient par un Roi. Je voudrais presque que M. Herne fût réellement Roi d’Angleterre.

Julian Archer rejeta la tête en arrière et s’esclaffa d’un air ravi. Ce rire était semblable aux moqueries acérées par lesquelles les hommes ont de tout temps accueilli les prophéties.

— Mais voyons, protesta Rosamund, même en supposant que M. Herne puisse jouer le Roi, qui donc alors prendra son rôle ? Il nous a déjà donné tant de soucis.

Olive Ashley tourna le dos une fois de plus et fit semblant de ranger ses couleurs.

— Oh ! dit-elle à brûle-pourpoint, je puis arranger cela. Un de mes amis s’en chargera, si vous voulez.

Les autres se regardèrent avec surprise, puis Rosamund dit :

— Ne ferions-nous pas mieux de consulter le Singe sur tout cela ? Il connaît tant de monde.

— Je suis désolée, dit Olive toujours occupée à ses rangements, je l’ai expédié en courses pour moi. Il m’a très aimablement offert de me procurer une de mes couleurs.

En effet, pendant que la petite société, à la stupeur de M. Archer, se résignait tacitement à accepter l’idée du couronnement de M. Herne, leur ami Douglas Murrel se mettait en route pour une expédition qui devait avoir un effet curieux sur toutes leurs aventures. Il avait la passion joyeuse, exagérée, du célibataire pour les aventures, et plus encore pour la préparation des aventures. De même qu’il s’était lancé dans sa tournée nocturne avec M. Braintree en se figurant que cette nuit n’aurait pas de fin, de même il entreprit la petite course de Miss Ashley avec la conviction qu’elle l’entraînerait au bout du monde. Il retira de sa banque une somme considérable ; il bourra ses poches de tabac, de gourdes et de couteaux, comme s’il partait pour le pôle Nord. Beaucoup d’hommes intelligents se jouent cette comédie sous une forme ou sous une autre ; mais lui la poussait très loin : on eût dit qu’il s’attendait à rencontrer des ogres et des dragons tout le long des rues.

Il n’eut pas plus tôt franchi le vieux portail gothique de Seawood qu’il se trouva face à face avec un prodige — avec un monstre, eût-il pu dire… Au moment où il quittait le château, quelqu’un y entrait, une silhouette familière et étrangement nouvelle à la fois. Murrel lutta contre l’absurde et l’incroyable, comme on fait dans un cauchemar ; puis il sombra dans une certitude stupéfaite ; cette silhouette était celle de John Braintree — d’un Braintree qui s’était coupé la barbe.