Le Rhin/Conclusion/III

La bibliothèque libre.
Conclusion
III
◄   II IV   ►


Ces deux empires inspiraient à l’Europe, l’un une profonde terreur, l’autre une profonde défiance.

Par la Turquie, c’était l’esprit de l’Asie qui se répandait sur l’Europe ; par l’Espagne, c’était l’esprit de l’Afrique.

L’islamisme, sous Mahomet II, avait enjambé formidablement l’antique passage du bœuf, Bos-Poros, et avait insolemment planté sa queue de cheval attachée à une pique dans la ville qui a sept collines comme Rome, et qui avait eu des églises quand Rome n’avait encore que des temples.

Depuis cette fatale année 1453, la Turquie, comme nous l’avons dit plus haut, avait représenté en Europe la barbarie. En effet, tout ce qu’elle touchait perdait en peu d’années la forme de la civilisation. Avec les turcs, et en même temps qu’eux, l’incendie inextinguible et la peste perpétuelle s’étaient installés à Constantinople. Sur cette ville, qu’avait dominée si longtemps la croix lumineuse de Constantin, il y avait toujours maintenant un tourbillon de flamme ou un drapeau noir.

Un de ces hasards mystérieux où l’esprit croit voir lisiblement écrits les enseignements directs de la providence avait donné, comme proie à ce redoutable peuple, la métropole même de la sociabilité humaine, la patrie de la pensée, la terre de la poésie, de la philosophie et de l’art, la Grèce. À l’instant même, au seul contact des turcs, la Grèce, fille de l’Égypte et mère de l’Italie, la Grèce était devenue barbare. Je ne sais quelle lèpre avait défiguré son peuple, son sol, ses monuments, jusqu’à son admirable idiome. Une foule de consonnes farouches et de syllabes hérissées avaient crû, comme la végétation d’épines et de broussailles qui obstrue les ruines, sur ses mots les plus doux, les plus sonores, les plus harmonieux, les mieux prononcés par les poètes. Le grec, en passant par la bouche des turcs, en était retombé patois. Les vocables turcs, bourbe de tous les idiomes d’Asie, avaient troublé à jamais, en s’y précipitant pêle-mêle, cette langue si transparente, si pure et si splendide, langue de cristal d’où était sortie une poésie de diamant. Les noms des villes grecques s’étaient déformés et étaient devenus hideux. Les contrées voisines, sur lesquelles Hellé rayonnait jadis, avaient subi la même souillure ; Argos s’était changée en Filoquia ; Delos en Dili, Didymo-Tychos en Dimotuc, Tzorolus en Tchourli, Zephirium en Zafra, Sagalessus en Sadjaklu, Nyssa en Nous-Shehr, Moryssus en Moucious, Cybistra en Bustereh, le fleuve Acheloüs en Aspro-Potamos, et le fleuve Poretus en Pruth. N’est-ce pas avec le sentiment douloureux qu’inspirent la dégradation et la parodie qu’on reconnaît dans Stan-Ko, Cos, patrie d’Apelles et d’Hippocrate ; dans Fionda, Phasélis, où Alexandre fut obligé de mettre un pied dans la mer, tant le passage Climax était étroit ; dans Hesen-Now, Novus, où était le trésor de Mithridate ; dans Skipsilar, Scapta-Hyla, où Thucydide avait des mines d’or et écrivait son histoire ; dans Temeswar, Tomi, où fut exilé Ovide ; dans Kokso, Coutousos, où fut exilé saint Chrysostome ; dans Giustendil, Justiniana, berceau de Justinien ; dans Salenti, Trajanopolis, tombeau de Trajan ! L’Olympe, l’Ossa, le Pélion et le Pinde s’appelaient le beylick de Janina ; un pacha accroupi sur une peau de tigre fronçait le sourcil dans la même montagne que Jupiter. La dérision amère qui semblait sortir des mots sortait aussi des choses : l’Etolie, cette ancienne république si puissante et si fière, formait le Despotat. Quant à la vallée de Tempé, frigida tempe, devenue sauvage et inaccessible sous le nom de Lycostomo, pleine désormais de haine, de ronces et d’obscurité, elle s’était métamorphosée en vallée des loups.

L’idée terrible qu’éveille la barbarie faite nation, ayant des flottes et des armées, s’incarnait vivante et complète dans le sultan des turcs. C’est à peine si l’Europe osait regarder de loin ce prince effrayant. Les richesses du sultan, du turc, comme on l’appelait, étaient fabuleuses ; son revenu dépassait quinze millions d’or. La sultane, sœur de Sélim, avait deux mille cinq cents sequins d’or de rente par jour. Le turc était le plus grand prince en cavalerie. Sans compter sa garde immédiate, les quatorze mille janissaires, qui étaient une infanterie, il entretenait constamment autour de lui, sur le pied de guerre, cinquante mille spahis et cent cinquante mille timariots, ce qui faisait deux cent mille chevaux. Ses galères étaient innombrables. L’année d’après Lépante, la flotte ottomane tenait encore tête à toutes les marines réunies de la chrétienté. Il avait de si grosse artillerie, que, s’il fallait en croire les bruits populaires, le vent de ses canons ébranlait les murailles. On se souvenait avec frayeur qu’au siège de Constantinople, Mahomet II avait fait construire, en maçonnerie liée de cercles de fer, un mortier monstrueux qu’on manœuvrait sur rouleaux, que deux mille jougs de bœufs pouvaient à peine traîner, et qui, inclinant sa gueule sur la ville, y vomissait nuit et jour des torrents de bitume et des blocs de rochers. Les autres princes, avec leurs engins et leurs bombardes, semblaient peu de chose auprès de ces sauvages sultans qui versaient ainsi des volcans sur les villes. La puissance du turc était tellement démesurée, et il savait si bien faire front de toutes parts, que, tout en guerroyant contre l’Europe, Soliman avait pris à la Perse le Diarbékir et Amurat la Médie ; Sélim avait conquis sur les mameluks l’Égypte et la Syrie, et Amurat III avait exterminé les géorgiens ligués avec le sophi. Le sultan ne mettait en communication avec les rois de la chrétienté que la porte de son palais. Il datait de son étrier impérial les lettres qu’il leur écrivait, ou plutôt les ordres qu’il leur donnait. Quand il avait un accès de colère, il faisait casser les dents à leurs ambassadeurs à coups de poing par le bourreau. Pour les turcs mêmes, l’apparition du sultan, c’était l’épouvante. Les noms qu’ils lui donnaient exprimaient surtout l’effroi ; ils l’appelaient le fils de l’esclave, et ils nommaient son palais d’été la maison du meurtrier. Ils l’annonçaient aux autres nations par des glorifications sinistres. où son cheval passe, disaient-ils, l’herbe ne croît plus.

Le roi des Espagnes et des Indes, espèce de sultan catholique, était plus riche à lui seul que tous les princes de la chrétienté ensemble. À ne compter que son revenu ordinaire, il tirait chaque année d’Italie et de Sicile quatre millions d’or, deux millions d’or du Portugal, quatorze millions d’or de l’Espagne, trente millions d’or de l’Amérique. Les dix-sept provinces de l’état des Pays-Bas, qui comprenait alors l’Artois, le Cambrésis et les Ardennes, payaient annuellement au roi catholique un ordinaire de trois millions d’or. Milan était une riche proie, convoitée de toutes parts, et par conséquent malaisée à garder. Il fallait surveiller Venise, voisine jalouse ; couvrir de troupes la frontière de Savoie pour arrêter le duc, se ruant à l’impourvu, comme disait Sully ; bien armer le fort de Fuentes, pour tenir en respect les suisses et les grisons ; entretenir et réparer les bonnes citadelles du pays, surtout Novare, Pavie, Crémone, qui a, comme écrivait Montluc, une tour forte tout ce qui se peut, qu’on met entre les merveilles de l’Europe. Comme la ville était remuante, il fallait y nourrir une garnison espagnole de six cents hommes d’armes, de mille chevau-légers et de trois mille fantassins, et bien tenir en état le château de Milan, auquel on travaillait sans cesse. Milan, on le voit, coûtait fort cher ; pourtant, tous frais faits, le milanais rapportait tous les ans à l’Espagne huit cent mille ducats. Les plus petites fractions de cette énorme monarchie donnaient leur denier ; les îles Baléares versaient par an cinquante mille écus. Tout ceci, nous le répétons, n’était que le revenu ordinaire. L’extraordinaire était incalculable. Le seul produit de la Cruzade valait le revenu d’un royaume ; rien qu’avec les subsides de l’église le roi entretenait continuellement cent bonnes galères. Ajoutez à cela la vente des commanderies, les caducités des états et des biens, les alcavales, les tiers, les confiscations, les dons gratuits des peuples et des feudataires. Tous les trois ans le royaume de Naples donnait douze cent mille écus d’or, et, en 1615, la Castille offrait au roi, qui daignait accepter, quatre millions d’or payables en quatre ans.

Cette richesse se résolvait en puissance. Ce que le sultan était par la cavalerie, le roi d’Espagne l’était par l’infanterie. On disait en Europe : cavalerie turque, infanterie espagnole. être grave comme un gentilhomme, diligent comme un miquelet, solide aux chocs d’escadrons, imperturbable à la mousquetade, connaître son avantage à la guerre, conduire silencieusement sa furie, suivre le capitaine, rester dans le rang, ne point s’égarer, ne rien oublier, ne pas disputer, se servir de toute chose, endurer le froid, le chaud, la faim, la soif, le malaise, la peine et la fatigue, marcher comme les autres combattent, combattre comme les autres marchent, faire de la patience le fond de tout et du courage la saillie de la patience ; voilà quelles étaient les qualités du fantassin espagnol. C’était le fantassin castillan qui avait chassé les maures, abordé l’Afrique, dompté la côte, soumis l’Éthiopie et la Cafrerie, pris Malacca et les îles Moluques, conquis les vieilles Indes et le nouveau monde. Admirable infanterie qui ne se brisa que le jour où elle se heurta au grand Condé ! Après l’infanterie espagnole venait, par ordre d’excellence, l’infanterie wallonne, et l’infanterie wallonne était aussi au roi d’Espagne. Sa cavalerie, qui ne le cédait qu’à la turque, était la mieux montée qui fût en Europe ; elle avait les genets d’Espagne, les coursiers de Règne, les chevaux de Bourgogne et de Flandre. Les arsenaux du roi catholique regorgeaient de munitions de guerre. Rien que dans les trois salles d’armes de Lisbonne, il y avait des corselets pour quinze mille hommes de pied, et des cuirasses pour dix mille cavaliers. Ses forteresses étaient sans nombre et partout, et dix d’entre elles, Collioure, Perpignan et Salses au midi, au nord Gravelines, Dunkerque, Hesdin, Arras, Valenciennes, Philippeville et Marienbourg, faisaient brèche à la France d’aujourd’hui.

La plus grande puissance de l’Espagne, si puissante par ses forteresses, sa cavalerie et son infanterie, ce n’était ni son infanterie, ni sa cavalerie, ni ses forteresses ; c’était sa flotte. Le roi catholique, qui avait les meilleurs hommes de guerre de l’Europe, avait aussi les meilleurs hommes de mer. Aucun peuple navigateur n’égalait à cette époque les catalans, les biscayens, les portugais et les génois. Séville, qui comptait alors parmi les principales villes maritimes de l’Europe, bien que située assez avant dans les terres, et où abordaient toutes les flottes du Mexique et du Pérou, était une pépinière de matelots.

Pour nous faire une idée complète du poids qu’avait l’Espagne autrefois comme puissance maritime, nous avons voulu savoir au juste ce que c’était que la grande armada de Philippe II, si fameuse et si peu connue, comme tant de choses fameuses. L’histoire en parle et s’en extasie ; mais l’histoire, qui hait le détail, et qui, selon nous, a tort de le haïr, ne dit pas les chiffres. Ces chiffres, nous les avons cherchés dans l’ombre où l’histoire les avait laissés tomber ; nous les avons retrouvés à grand’peine ; les voici. Rien, à notre sens, n’est plus instructif et plus curieux.

C’était en 1588. Le roi d’Espagne voulut en finir d’une seule fois avec les anglais, qui déjà le harcelaient et taquinaient le colosse. Il arma une flotte. Il y avait dans cette flotte vingt-cinq gros vaisseaux de Séville, vingt-cinq de Biscaye, cinquante petits vaisseaux de Catalogne et de Valence, cinquante barques de la côte d’Espagne, vingt chaloupes des quatre villages de la côte de Guipuscoa, cent gabares de Portugal, quatorze galères et quatre galéaces de Naples, douze galères de Sicile, vingt galères d’Espagne, et trente ourques d’Allemagne ; en tout trois cent cinquante voiles manœuvrées par neuf mille marins.

On n’apprécierait pas exactement cette escadre si l’on ne se rappelait ce que c’était alors qu’une galère. Une galère représentait une somme considérable. Toute la côte septentrionale d’Afrique, Alger et Tripoli exceptées, ne produisait pas au sultan de quoi faire et maintenir deux galères.

L’approvisionnement de bouche de l’armada était immense. En voici le chiffre très singulier et très exact : cent soixante-sept mille cinq cents quintaux de biscuit, fournis par Murcie, Burgos, Campos, la Sicile, Naples et les îles ; onze mille quintaux de chair salée, fournis par l’Estramadure, la Galice et les Asturies ; onze mille quintaux de lard, fournis par Séville, Ronda et la Biscaye ; vingt-trois mille barils de poisson salé, fournis par Cadix et l’Algarve ; vingt-huit mille quintaux de fromage, fournis par Mayorque, Senegallo et le Portugal ; quatorze mille quintaux de riz, fournis par Gênes et Valence ; vingt-trois mille poids d’huile et de vinaigre, fournis par l’Andalousie, le poids valait vingt-cinq livres ; vingt-six mille fanègues de fèves, fournies par Carthagène et la Sicile ; vingt-six mille poinçons de vin, fournis par Malaga, Maxovella, Ceresa et Séville. Les provisions en blé, fer et toiles venaient d’Andalousie, de Naples et de Biscaye. Le total s’en est perdu.

Cette flotte portait une armée : vingt-cinq mille espagnols, cinq mille tirés des régiments d’Italie, six mille des Canaries, des Indes et des garnisons de Portugal, le reste de recrues ; douze mille italiens, commandés par dix mestres de camp ; vingt-cinq mille allemands ; douze cents chevau-légers de Castille, deux cents de la côte et deux cents de la frontière, c’est-à-dire seize cents cavaliers ; trois mille huit cents canonniers et quatre cents gastadours ; ce qui, en y comprenant les neuf mille marins, faisait en tout soixante-seize mille huit cents hommes.

Ce monstrueux armement eût anéanti l’Angleterre. Un coup de vent l’emporta.

Ce coup de vent, qui souffla dans la nuit du 2 septembre 1588, a changé la forme du monde.

Outre ses forces visibles, l’Espagne avait ses forces occultes. Certes, sa surface était grande, mais sa profondeur était immense. Elle avait partout sous terre des galeries, des sapes, des mines et des contre-mines, des fils cachés, des ramifications inconnues, des racines inattendues. Plus tard, quand Richelieu commença à donner des coups de bêche dans le vieux sol européen, il était surpris à chaque instant de sentir rebrousser l’outil et de rencontrer l’Espagne. Ce qu’on voyait d’elle au grand jour allait loin ; ce qu’on ne voyait pas pénétrait plus avant encore. On pourrait dire que, dans les affaires de l’univers à cette époque, il y avait encore plus d’Espagne en dessous qu’en dessus.

Elle tenait aux princes d’Italie par les mariages, Austria, nube ; aux républiques marchandes, par le commerce ; au pape, par la religion, par je ne sais quoi de plus catholique que Rome même ; au monde entier, par l’or dont elle avait la clef. L’Amérique était le coffre-fort, l’Espagne était le caissier. Comme maison d’Autriche, elle dominait pompeusement l’Allemagne et la menait sourdement. L’Allemagne, dans les mille ans de son histoire moderne, a été possédée une fois par le génie de la France, sous Charlemagne, et une fois par le génie de l’Espagne, sous Charles-Quint. Seulement, Charles-Quint mort, l’Espagne n’avait pas lâché l’Allemagne.

Comme on voit, l’Espagne avait quelque chose de plus puissant encore que sa puissance, c’était sa politique. La puissance est le bras, la politique est la main.

L’Europe, on le conçoit, était mal à l’aise entre ces deux empires gigantesques, qui pesaient sur elle du poids de deux mondes. Comprimée par l’Espagne à l’occident et par la Turquie à l’orient, chaque jour elle semblait se rétrécir ; et la frontière européenne, lentement repoussée, reculait vers le centre. La moitié de la Pologne et la moitié de la Hongrie étaient déjà envahies, et c’est à peine si Varsovie et Bude étaient en deçà de la Barbarie. L’ordre méditerranéen de Saint-Jean-de-Jérusalem avait été refoulé sous Charles-Quint de Rhodes à Malte. Gênes, dont la domination atteignait jadis le Tanaïs, Gênes, qui autrefois possédait Chypre, Lesbos, Chio, Péra et un morceau de la Thrace, et à laquelle l’empereur d’Orient avait donné Mitylène, avait successivement lâché pied devant les turcs de position en position, et se voyait maintenant acculée à la Corse.

L’Europe résistait pourtant aux deux états envahisseurs. Elle bandait contre eux toutes ses forces, pour employer l’énergique langue de Sully et de Mathieu. La France, l’Angleterre et la Hollande se roidissaient contre l’Espagne ; le Saint-Empire, aidé par la Pologne, la Hongrie, Venise, Rome et Malte, luttait contre les turcs.

Le roi de Pologne était pauvre, quoiqu’il fût plus riche que s’il eût été roi d’un des trois royaumes d’écosse, de Sardaigne ou de Navarre, lesquels ne rapportaient pas cent mille écus de rente ; il avait six cent mille écus par an, et la Lithuanie le défrayait. Excepté quelques régiments suisses ou allemands, il n’entretenait pas d’infanterie ; mais sa cavalerie, composée de cent mille combattants polonais et de soixante-dix mille lithuaniens, était excellente. Cette cavalerie, protégeant une vaste frontière, avait cela d’efficace pour défendre contre les hordes du sultan l’immense et tremblant troupeau des nations civilisées, qu’elle était organisée à la turque, et que, sauvage, farouche et violente dans son allure, elle ressemblait à la cavalerie ottomane comme le chien-loup ressemble au loup. L’empereur couvrait le reste de la frontière, de Knin, sur l’Adriatique, à Szolnock, près du Danube, avec vingt mille lansquenets, dépense insuffisante en temps de guerre, qui fatiguait l’empire en temps de paix. Venise et Malte couvraient la mer.

Nous ne mentionnons plus Gênes qu’en passant. Gênes, trop de fois humiliée, surveillait sa rivière avec quatre galères, en laissait pourrir vingt-cinq dans son arsenal, se risquait peu au dehors et s’abritait sous le roi d’Espagne.

Malte avait trois cuirasses, ses forteresses, ses navires et la valeur de ses chevaliers. Ces braves gentilshommes, soumis dans Malte à des règles somptuaires tellement sévères, que le plus qualifié d’entre eux ne pouvait se faire faire un habit neuf sans la permission du bailli drapier, se vengeaient de ces contraintes claustrales par un déchaînement de bravoure inouï, et, brebis dans l’île, devenaient lions sur mer. Une galère de Malte, qui ne portait jamais plus de seize canons et de cinq cents combattants, attaquait sans hésiter trois galions turcs.

Venise, opulente et hardie, appuyée sur sept villes fortes qui étaient à elles en Lombardie et dans la Marche, maîtresse du Frioul et de l’Istrie, maîtresse de l’Adriatique, dont la garde lui coûtait cinq mille ducats par an, bloquant les uscoques avec cinq fustes toujours armées, fièrement installée à Corfou, à Zante, à Céphalonie, dans toutes les îles de la côte depuis Zara jusqu’à Cérigo, entretenant perpétuellement sur le pied de guerre vingt-cinq mille cernides, trente-cinq mille lansquenets, suisses et grisons, quinze cents lances, mille chevau-légers lombards et trois mille stradiots dalmates, Venise faisait résolûment obstacle au sultan. Même lorsqu’elle eut perdu Andro et Paros, qu’elle avait dans l’Archipel, elle garda Candie ; et là, debout sur ce magnifique barrage naturel qui clôt la mer Égée, fermant aux turcs la sortie de l’Archipel et l’entrée de la Méditerranée, elle tint en échec la barbarie.

Le service de mer de Venise impliquait noblesse. Tous les capitaines et les surcomites des navires étaient nobles vénitiens. La république avait toujours en mer quarante galères, dont vingt grosses. Elle avait dans son admirable arsenal, unique au monde, deux cents galères, des ouvriers capables de mettre hors du port trente vaisseaux en dix jours, et un armement suffisant pour toutes les marines de la terre.

Le Saint-Siège était d’un grand secours. Rien n’est plus curieux que de rechercher aujourd’hui quel prince temporel, quelle puissance politique et militaire il y avait alors dans le pape, si haut situé comme prince spirituel. Rome, qui avait eu jadis cinquante milles d’enceinte, n’en avait plus que seize ; ses portes, divisées autrefois en quatorze régions, étaient réduites à treize ; elle avait subi sept grands pillages historiques ; mais, quoique violée, elle était restée sainte ; quoique démantelée, elle était restée forte. Rome, s’il nous est permis de rappeler ce que nous avons dit ailleurs, sera toujours Rome. Le pape tenait une des marches d’Italie, Ancône, et l’un des quatre duchés lombards, Spolette ; il avait Ancône, Comachio et les bouches du Pô sur le golfe de Venise, Civita Vecchia sur la mer Tyrrhène. L’état de l’église comprenait la campagne de Rome et le patrimoine de saint Pierre, la Sabine, l’Ombrie, c’est-à-dire toute l’ombre de l’Apennin, la marche d’Ancône, la Romagne, le duché de Ferrare, le pays de Pérouse, le Bolonais et un peu de Toscane ; une ville du premier ordre, Rome ; une du second, Bologne ; huit du troisième, Ferrare, Pérouse, Ascoli, Ancône, Forli, Ravenne, Fermo et Viterbe ; quarante-cinq places de tout rang, parmi lesquelles Rimini, Cesena, Faënza et Spolette ; cinquante évêchés et un million et demi d’habitants. En outre, le saint-père possédait en France le comtat Venaissin, qui avait pour cœur le redoutable palais-forteresse d’Avignon. L’état romain, vu sur une carte, présentait la forme, qu’il a encore, d’une figure assise dans la grave posture des dieux d’égypte, avec l’Abbruzze pour chaise, Modène et la Lombardie sur sa tête, la Toscane sur sa poitrine, la terre de Labour sous ses pieds, adossée à l’Adriatique et ayant la Méditerranée jusqu’aux genoux. Le souverain pontife était riche. Il semait des indulgences et moissonnait des ducats. Il lui suffisait de donner une signature pour faire contribuer le monde. tant que j’aurai une plume, disait Sixte-Quint, j’aurai de l’argent. Propos de pape ou de grand écrivain. En effet, Sixte-Quint, qui était un pape lettré, artiste et intelligent, n’hésitant devant aucune dépense royale, mit en cinq ans quatre millions d’or en réserve au château saint-ange. Avec les contributions de tous les fidèles de l’univers, le saint-père se donnait une bonne armée, vingt-cinq mille hommes dans la Marche et la Romagne, vingt-cinq mille hommes dans la Campagne et le Patrimoine ; la moitié aux frontières, la moitié sous Rome. Au besoin il grossissait cet armement. Grégoire VII et Alexandre III tinrent tête à des princes qui disposaient des forces de l’empire, à son apogée dans leur temps, jointes aux troupes des deux Siciles. Un jour, le duc de Ferrare se permit d’aller faire du sel à Comachio. « Le saint-père, nous citons ici deux lignes d’une lettre de Mazarin, avec ses raisons et une armée qu’il leva, amena le duc au repentir, et lui prit son état. » Voilà ce que c’était que les soldats du pape. Cette milice faisait admirablement respecter l’état romain. Ajoutez à cela l’Ombrie, grande forteresse naturelle où Annibal s’est rebroussé, et pour côtes, au nord comme au midi, les rivages les plus battus des vents de toute l’Italie. Aucune descente possible. Le pape, sur les deux mers, était gardé et défendu par la tempête.

Posé et assuré de cette façon, il coopérait au grand et perpétuel combat contre le turc. Aujourd’hui le saint-père envoie des camées au pacha d’égypte, et se promène sur le bateau à vapeur Mahmoudièh. ― Fait inouï et qui montre brusquement, quand on y réfléchit, le prodigieux changement des choses, le pape assis paisiblement dans cette invention des huguenots baptisée d’un nom turc ! ― Dans ce temps-là il remplissait vaillamment son office de pape, et envoyait ses galères mitrées d’une tiare à Lépante. Dès que les croissants et les turbans surgissaient, il n’avait plus rien à lui, ni un soldat, ni un écu ; il contribuait à son tour. Ainsi, dans l’occasion, ce que les chrétiens avaient donné au pape, le pape le rendait à la chrétienté. Dans la ligue de 1542 contre les ottomans, Paul III envoya à Charles-Quint douze mille fantassins et cinq cents chevaux.

A la fin du seizième siècle, en 1588, un orage avait sauvé l’Angleterre de l’Espagne ; à la fin du dix-septième, en 1683, Sobieski sauva l’Allemagne de la Turquie. Sauver l’Angleterre, c’était sauver l’Angleterre ; sauver l’Allemagne, c’était sauver l’Europe. On pourrait dire qu’en cette mémorable conjoncture, la Pologne fit l’office de la France. Jusqu’alors c’était toujours la France que la barbarie avait rencontrée, c’était toujours devant la France qu’elle s’était dissoute. En 496, venant du nord, elle s’était brisée à Clovis ; en 732, venant du midi, elle s’était brisée à Charles-Martel.

Cependant, ni l’invincible armada vaincue par Dieu, ni Kara-Mustapha battu par Sobieski, ne rassuraient pleinement l’Europe. L’Espagne et la Turquie étaient toujours debout, et le dix-septième siècle croyait les voir grandir indéfiniment, de plus en plus redoutables et de plus en plus menaçantes, dans un terrible et prochain avenir. La politique, cette science conjecturale comme la médecine, n’avait alors pas d’autre prévision. À peine se tranquillisait-on un peu par moments en songeant que les deux colosses se rencontraient sur la mer Rouge et se heurtaient en Asie.

Ce choc dans l’Arabie heureuse, si lointain et si indistinct, ne diminuait pas aux yeux des penseurs les fatales chances qui s’amoncelaient sur la civilisation. À l’époque dont nous venons d’esquisser le tableau, l’anxiété était au comble. Un écrit intitulé Les forces du roy d’Espagne, imprimé à Paris en 1627, avec privilège du roi et gravure d’Isac Jaspar, dit : « L’ambition de ce roy seroit de posséder toute chose. Ses flottes, qui vont et viennent, brident l’Angleterre et empeschent les nauires des austres estats de courir à leur fantaisie. » Dans un autre écrit, publié vers la même époque et qui a pour titre : Discours sommaire de l’estat du turc, nous lisons : « Il (le turc) donne avec beaucoup de sujet l’alarme à la chrestienté, vu qu’il a tant de moyens de faire une grosse armée en la levant sur les pays qu’il possède. Il faudroit manquer du tout de jugement pour estre sans appréhension d’un tel déluge. »

◄   II IV   ►