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Le Rhin/XXI.11

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Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
XI
À quoi l’on s’expose en montant un cheval qu’on ne connaît pas
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Au bruit de ce cor, la forêt s’éclaira dans ses profondeurs de mille lueurs extraordinaires, des ombres passèrent dans les futaies, des voix lointaines crièrent : En châsse ! La meute aboya, les chevaux reniflèrent et les arbres frissonnèrent comme par un grand vent.

En ce moment-là une cloche fêlée, qui semblait bêler dans les ténèbres, sonna minuit.

Au douzième coup le vieux seigneur emboucha son cor d’ivoire une seconde fois, les valets délièrent la meute, les chiens lâchés partirent comme la poignée de pierres que lance la baliste, les cris et les hurlements redoublèrent, et tous les chasseurs, et tous les piqueurs, et tous les veneurs, et le vieillard, et Pécopin s’élancèrent au galop.

Galop rude, violent, rapide, étincelant, vertigineux, surnaturel, qui saisit Pécopin, qui l’entraîna, qui l’emporta, qui faisait résonner dans son cerveau tous les pas du cheval comme si son crâne eût été le pavé du chemin, qui l’éblouissait comme un éclair, qui l’enivrait comme une orgie, qui l’exaspérait comme une bataille ; galop qui par moments devenait tourbillon,, tourbillon qui parfois devenait ouragan.

La forêt était immense, les chasseurs étaient innombrables, les clairières succédaient aux clairières, le vent se lamentait, les broussailles sifflaient, les chiens aboyaient, la colossale silhouette noire d’un énorme cerf à seize andouillers apparaissait par instants à travers les branchages et fuyait dans les pénombres et dans les clartés, le cheval de Pécopin soufflait d’une façon terrible, les arbres se penchaient pour voir passer cette chasse et se renversaient en arrière après l’avoir vue, des fanfares épouvantables éclataient par intervalles, puis elles se taisaient tout à coup, et Ton entendait au loin le cor du vieux chasseur.

Pécopin ne savait où il était. En galopant près d’une ruine ombragée de sapins, parmi lesquels une cascade se précipitait du haut d’un grand mur de porphyre, il crut retrouver le château de Nideck. Puis il vit courir rapidement à sa gauche des montagnes qui lui parurent être les Basses-Vosges ; il reconnut successivement à la forme de leurs quatre sommets le Ban-de-la-Roche, le Champ-du-Feu, le Climont et l’Ungersberg. Un moment après il était dans les Hautes-Vosges. En moins d’un quart d’heure son cheval eut traversé le Giromagny, le Rotabac, le Sultz, le Barenkopf, le Graisson> le Bressoir, le Haut-de-Honce, le mont de Lure, la Tête-de-l’Ours, le grand Donon et le grand Ventron. Ces vastes cimes lui apparaissaient pêle-mêle dans les ténèbres, sans ordre et sans lien ; on eût dit qu’un géant avait bouleversé la grande chaîne d’Alsace. Il lui semblait par moments distinguer au-dessous de lui les lacs que les Vosges portent sur leurs sommets, comme si ces montagnes eussent passé sous le ventre de son cheval. C’est ainsi qu’il vit son ombre se réfléchir dans le bain-des-païens et dans le saut-des-cuves, dans le lac Blanc et dans le lac Noir. Mais il la vit comme les hirondelles voient la leur en rasant le miroir des étangs, aussitôt disparue qu’apparue. Cependant, si étrange et si effrénée que fût cette course, il se rassurait en portant la main à son talisman et en songeant qu’après tout il ne s’éloignait pas du Rhin.

Tout à coup une brume épaisse l’enveloppa, les arbres s’y effacèrent, puis s’y perdirent, le bruit de la chasse redoubla dans cette ombre et son genêt d’Espagne se mit à galoper avec une nouvelle furie. Le brouillard était si épais que Pécopin y distinguait à peine les oreilles de son cheval dressées devant lui. Dans des moments si terribles, ce doit être un grand effort et c’est à coup sûr un grand mérite que de jeter son âme jusqu’à Dieu et son cœur jusqu’à sa maîtresse. C’est ce que faisait dévotement le brave chevalier. Il songeait donc au bon Dieu et à Bauldour, plus encore peut-être à Bauldour qu’au bon Dieu, quand il lui sembla que la lamentation du vent devenait comme une voix et prononçait distinctement ce mot : Heimburg ; en ce moment une grosse torche portée par quelque piqueur traversa le brouillard, et, à la clarté de cette torche, Pécopin vit passer au-dessus de sa tête un milan qui était percé d’une flèche et qui volait pourtant. Il voulut regarder cet oiseau, mais son cheval fit un bond, le milan donna un coup d’aile, la torche s’enfonça dans le bois et Pécopin retomba dans la nuit. Quelques instants après le vent parla encore et dit : Vaugtsberg, une nouvelle lueur illumina le brouillard, et Pécopin aperçut dans l’ombre un vautour dont l’aile était traversée par un javelot et qui volait pourtant. Il ouvrit les yeux pour voir, il ouvrit la bouche pour crier ; mais avant qu’il eût lancé son regard, avant qu’il eût jeté son cri, la lueur, le vautour et le javelot avaient disparu. Son cheval ne s’était pas ralenti une minute et donnait tête baissée dans tous ces fantômes, comme s’il eût été le cheval aveugle du démon Paphos ou le cheval sourd du roi Sisymordachus. Le vent cria une troisième fois et Pécopin entendit cette voix lugubre de l’air qui disait : Rheinstein ; un troisième éclair empourpra les arbres dans la brume, et un troisième oiseau passa. C’était un aigle qui avait une sagette dans le ventre et qui volait pourtant. Alors Pécopin se souvint de la chasse du pfalzgraf où il s’était laissé entraîner, et il frissonna. Mais le galop du genêt était si éperdu, les arbres et les objets vagues du paysage nocturne fuyaient si promptement, la vitesse de tout était si prodigieuse autour de Pécopin que, même en lui, rien ne pouvait s’arrêter. Les apparences et les visions se succédaient si confusément qu’il ne pouvait même fixer sa pensée à ses tristes souvenirs. Les idées passaient dans sa tête comme le vent. On entendait toujours au loin le bruit de la chasse, et par instants le monstrueux cerf de la nuit bramait dans les halliers.

Peu à peu le brouillard s’était levé. Soudain l’air devint tiède, les arbres changèrent de forme, des chênes-liéges, des pistachiers et des pins d’Alep apparurent dans les rochers ; une large lune blanche entourée d’un immense halo éclairait lugubrement les bruyères. Pourtant ce n’était pas jour de lune.

En courant au fond d’un chemin creux, Pécopin se pencha et arracha à la berge une poignée d’herbes. A la lueur de la lune il examina ces plantes et reconnut avec angoisse l’anthylle vulnéraire des Cévennes, la véronique filiforme et la férule commune dont les feuilles hideuses se terminent par des griffes. Une demi-heure après le vent était encore plus chaud, je ne sais quels mirages de la mer remplissaient à de certains moments les intervalles des futaies, il se courba encore une fois sur la berge du chemin et arracha de nouveau les premières plantes que sa main rencontra. Cette fois c’était le cytise argenté de Cette, L’anémone étoilée de Nice, la lavatère maritime de Toulon, le géranium sanguineum des Basses-Pyrénées si reconnaissable à sa feuille cinq fois palmée, et l’astrantia major dont la fleur est un soleil qui rayonne à travers un anneau comme la planète Saturne. Pécopin vit qu’il s’éloignait du Rhin avec une effroyable rapidité ; il avait fait plus de cent lieues entre les deux poignées d’herbes. Il avait traversé les Vosges, il avait traversé les Cévennes, il traversait en ce moment les Pyrénées. — Plutôt la mort, pensa-t-il, et il voulut se jeter en bas de son cheval. Au mouvement qu’il fit pour se désarçonner, il se sentit étreindre les pieds comme par deux mains de fer. Il regarda. Ses étriers l’avaient saisi et le tenaient. C’étaient des étriers vivants.

Les cris lointains, les hennissements et les aboiements faisaient rage ; le cor du vieux chasseur, précédant la chasse à une distance effrayante, sonnait des mélodies sinistres ; et à travers de grands branchages bleuâtres que le vent secouait, Pécopin voyait les chiens traverser à la nage des étangs pleins de reflets magiques.

Le pauvre chevalier se résigna, ferma les yeux et se laissa emporter.

Une fois il les rouvrit ; la chaleur de fournaise d’une nuit tropicale lui frappait le visage ; de vagues rugissements de tigres et de chacals arrivaient jusqu’à lui ; il entrevit des ruines de pagodes sur le faîte desquelles se tenaient gravement debout, rangés par longues files, des vautours, des philosophes et des cigognes ; des arbres d’une forme bizarre prenaient dans les vallées mille attitudes étranges ; il reconnut le banyan et le baobab ; l’ouë-nonbouyh sifflait, Foyra-rameum fredonnait, le petit gonambuch chantait. Pécopin était dans une forêt de l’Inde.

Il ferma les yeux.

Puis il les rouvrit encore. En un quart d’heure aux souffles de l’équateur avait succédé un vent de glace. Le froid était terrible. Le sabot du cheval faisait crier le givre. Les rangifères, les aises et les satyres couraient comme des ombres à travers la brume. L’âpreté des bois et des montagnes était affreuse. Il n’y avait à l’horizon que deux ou trois rochers d’une hauteur immense autour desquels volaient les mouettes et les stercoraires, et à travers d’horribles verdures noires on entrevoyait de grandes vagues blanches auxquelles le ciel jetait des flocons de neige et qui jetaient au ciel des flocons d’écume. Pécopin traversait les mélèzes de la Biarmie qui sont au cap Nord.

Un moment après la nuit s’épaissit, Pécopin ne vit plus rien, mais il entendit un bruit épouvantable et il reconnut qu’il passait près du gouffre Maelstron qui est le Tartare des anciens et le nombril de la mer.

Qu’était-ce donc que cette effroyable forêt qui faisait le tour de la terre ?

Le cerf à seize andouillers reparaissait par intervalles, toujours fuyant et toujours poursuivi. Les ombres et les rumeurs se précipitaient pêle-mêle sur sa trace, et le cor du vieux chasseur dominait tout, même le bruit du gouffre Maelstron.

Tout à coup le genêt s’arrêta court. Les aboiements cessèrent, tout se tut autour de Pécopin. Le pauvre chevalier, qui depuis plus d’une heure avait refermé les yeux, les rouvrit. Il était devant la façade d’un sombre et colossal édifice dont les fenêtres éclairées semblaient jeter des regards. Cette façade était noire comme un masque et vivante comme un visage.

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