Le Rhin/XXI.14

La bibliothèque libre.
Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
XIV
Nouvelle manière de tomber de cheval
◄   XIII XV   ►


Les aboiements et le cor se rapprochèrent ; une grande porte, faisant face à celle par ou Pécopin était entré, s’ouvrit à deux battants, et le chevalier vit venir dans une longue galerie obscure les deux cents valets porte-flambeaux soutenant sur leurs épaules un immense plat d’or vert dans lequel gisait, au milieu d’une vaste sauce, le cerf aux seize andouillers rôti, noirâtre et fumant.

En avant des valets, dont les deux cents torches étaient rouges comme braise, marchait le vieux chasseur, son cor de buffle à la main, à cheval sur le coureur tartare inondé d’écume. Il ne soufflait plus dans sa trompe ; mais il souriait courtoisement au milieu des hurlements inouïs de la meute qui escortait le cerf, toujours conduite par le piqueur masqué.

Au moment où ce cortège déboucha de la galerie et entra dans la salle, les torches des valets devinrent bleues et les chiens se turent subitement. Ces effroyables dogues aux gueules de lions et aux rugissements de tigres s’avancèrent à la suite de leur maître, à pas lents, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, les reins frissonnants d’une profonde terreur, les yeux suppliants, vers la table où siégeaient les mystérieux convives toujours blêmes, impassibles et mornes comme des faces de marbre.

Arrivé près de la table, le vieux regarda en face les lugubres soupeurs et éclata de rire :

— Hombres y mugeres, or çà, vosotros. belle signore, domini et dominée, âmigos mios, comment va la besogne ?

— Tu viens bien tard, dit l’homme d’airain.

— C’est que j’avais un ami à qui je voulais faire voir la chasse, répondit le vieillard.

— Oui, répliqua Nemrod, mais regarde.

En même temps, étendant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule de bronze, il désignait derrière lui le fond de la salle. L’œil de Pécopin suivit machinalement l’indication du géant, et il vit au loin se dessiner sur les murailles noires des ogives blanchâtres : comme s’il y eût eu là des fenêtres vaguement frappées par les premières lueurs de l’aube.

— Eh bien ! reprit le chasseur, il faut dépêcher.

Et, sur un signe qu’il leur fit, les deux cents porte-flambeaux, aidés par les nègres, se disposèrent à placer le cerf rôti sur la table au pied du chandelier à sept branches.

Alors Pécopin enfonça les éperons dans les flancs du genêt qui lui obéit, chose étrange, peut-être à cause de l’approche du jour qui affaiblit les sortilèges ; il poussa son cheval entre les valets et la table, se dressa debout sur les étriers, mit l’épée à la main, regarda fixement tour à tour les sinistres visages de la grande table et le vieux chasseur et s’écria d’une voix tonnante : — Pardieu ! qui que vous soyez, spectres, larves, apparences et visions, empereurs ou démons, je vous défends de faire un pas, ou, par la mort et que Dieu m’aide f je vous apprendrai à tous, même à toi, l’homme de bronze, ce que pèse sur la tête d’un fantôme le soulier de fer d’un chevalier vivant ! Je suis dans la caverne des ombres, mais je prétends y faire à ma fantaisie et à ma guise des choses réelles et terribles ! ne vous en mêlez pas, mes maîtres ! Et toi qui m’as menti, vieux misérable, tu peux bien dégainer en jeune homme puisque tu souffles dans ta trompe avec plus de rage qu’un taureau. Mets-toi donc en garde, ou, par la messe ! je te coupe les reins à travers le ventre, fusses-tu le roi Pluto en personne !

— Ah ! vous voilà, mon cher ! dit le vieux. Eh bien ! vous allez souper avec nous.

Le sourire qui accompagnait cette gracieuse invitation exaspéra Pécopin. — En garde, vieux drôle ! Ah ! tu m’avais fait une promesse et tu m’as trompé !

— Hijo ! attends la fin ! qu’en sais-tu ?

— En garde, te dis-je !

— Ouais ! mon bon ami, vous, prenez mal les choses.

— Rends-moi Bauldour, tu me l’as promis !

— Qui vous dit que je ne vous la rendrai pas ? Mais qu’en ferez-vous quand vous la reverrez ?

— Elle est ma fiancée, tu le sais bien, misérable, et je l’épouserai, dit Pécopin.

— Et ce sera probablement avant peu un triste et malheureux couple de plus, répondit le vieux chasseur en hochant la tête. Après tout, bah ! qu’est-ce que cela me fait ? Il faut que les choses soient ainsi. Le mauvais exemple est donné aux mâles et aux femelles d’ici-bas par le mâle et la femelle de là-haut, le soleil et la lune, qui font un détestable ménage et ne sont jamais ensemble.

— Holà ! trêve à la raillerie, cria le chevalier, ou je t’extermine, et j’extermine ces démons et leurs déesses, et j’en purge cette caverne.

Le vieux répondit avec un rire de bateleur : — Purge, mon ami ! voici la formule : séné, rhubarbe, sel d’Epsom. Le séné balaye l’estomac, la rhubarbe nettoie le duodénum, le sel d’Epsom ramone les intestins.

Pécopin furieux s’élança sur lui l’épée haute ; mais à peine son cheval avait-il fait un pas qu’il le sentit trembler et s’affaisser. Il regarda. Un froid et blanc rayon de jour pénétrait dans l’antre et glissait sur les dalles bleuies. Excepté le vieux chasseur toujours souriant et immobile, tous les assistants commençaient à s’effacer. Le chandelier et les torches se mouraient ; la prunelle des spectres, que la brusque incartade de Pécopin avait un moment ranimée, n’avait plus de regard ; et à travers l’énorme torse d’airain du géant Nemrod, comme à travers une jarre de verre, Pécopin distinguait nettement les piliers du fond de la salle.

Son cheval devenait impalpable et fondait lentement sous lui. Les pieds de Pécopin étaient près de toucher la terre.

Tout à coup un coq chanta. Il y avait je ne sais quoi de terrible dans ce chant clair, métallique et vibrant, qui traversa l’oreille de Pécopin comme une lame d’acier. Au même instant un vent frais passa, son cheval s’évanouit sous lui, il chancela et faillit tomber. Quand il se redressa, tout avait disparu.

Il se trouvait seul, debout sur le sol, l’épée à la main, dans un ravin obstrué de bruyères, à quelques pas d’une eau qui écumait dans des rochers, à la porte d’un vieux château. Le jour naissait. Il leva les yeux et poussa un cri de joie. Ce château, c’était le Falkenburg.

◄   XIII XV   ►