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Le Rhin/XXI.16

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Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
XVI
Où est traitée la question de savoir si l’on peut reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît pas
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Il se retourna. Deux hommes étaient debout dans la bruyère. L’un était le piqueur masqué, et Pécopin frissonna en l’apercevant. Il portait sous son bras un grand portefeuille rouge. L’autre était un vieux petit homme bossu, boiteux et fort laid. C’était lui qui avait parlé à Pécopin, et Pécopin cherchait à se rappeler où il avait vu ce visage.

— Mon gentilhomme, reprit le bossu, tu ne me reconnais donc pas ?

— Si fait, dit Pécopin.

— À la bonne heure !

— Vous êtes l’esclave des bords de la mer Rouge.

— Je suis le chasseur du bois des pas-perdus, répondit le petit homme.

C’était le diable.

— Sur ma foi, repartit Pécopin, soyez ce qu’il vous plaît d’être ; mais, puisque en somme vous m’avez tenu parole, puisque me voilà à Falkenburg, puisque je vais revoir Bauldour, je suis vôtre, messire, et en toute loyauté je vous remercie.

— Cette nuit tu m’accusais. Que t’ai-je dit ?

— Vous m’avez dit : Attends la fin !

— Eh bien, maintenant tu me remercies ; et je te dis encore : Attends la fin ! Tu te pressais peut-être trop de m’accuser, tu te hâtes peut-être trop de me remercier.

En parlant ainsi, le petit bossu avait un air inexprimable. L’ironie, c’est le visage même du diable. Pécopin tressaillit.

— Que voulez-vous dire ?

Le diable lui montra le piqueur masqué : — Reconnais-tu cet homme ?

— Oui.

— Le connais-tu ?

— Non.

Le piqueur se démasqua : c’était Erilangus. Pécopin se sentit trembler. Le diable continua :

— Pécopin, tu étais mon créancier. Je te devais deux choses : cette bosse et ce pied-bot. Or je suis bon débiteur. Je suis allé trouver ton ancien valet Erilangus pour m’informer de tes goûts. Il m’a conté que tu aimais la chasse. Alors j’ai dit : Ce serait dommage de ne pas faire chasser la chasse noire à ce beau chasseur. Comme le soleil baissait je t’ai rencontré dans une clairière. Tu étais dans le bois des pas-perdus. J’arrivais à temps ; le nain Roulon t’allait prendre pour lui, je t’ai pris pour moi. Voilà.

Pécopin frémissait involontairement. Le diable ajouta :

— Si tu n’avais eu ton talisman, je t’aurais gardé. Mais j’aime autant que les choses soient comme elles sont. La vengeance se doit assaisonner à diverses sauces.

— Mais enfin que veux-tu dire, démon ? reprit Pécopin avec effort.

Le diable poursuivit. — Pour récompenser Érilangus de ses renseignements, je l’ai fait mon porte-feuille. Il a de bons bénéfices.

— Mauvais drôle, me diras-tu enfin ce que cela signifie ? répéta Pécopin.

— Que t’avais-je promis ?

— Qu’après cette nuit passée en chasse avec toi, au soleil levant, tu me ramènerais au Falkenburg.

— T’y voici.

— Dis-moi, démon, est-que Bauldour est morte ?

— Non.

— Est-ce qu’elle est mariée ?

— Non.

Est-ce qu’elle a pris le voile ?

— Non.

— Est-ce qu’elle n’est plus au Falkenburg ?

— Si.

— Est-ce qu’elle ne m’aime plus ?

— Toujours.

— En ce cas et si tu dis vrai, s’écria Pécopin respirant comme s’il eût été délivré du poids d’une montagne, qui que tu sois et quoi qu’il arrive, je te remercie.

— Va donc ! dit le diable, tu es content et moi aussi.

Cela dit, il saisit Érilangus dans ses bras, quoiqu’il fût petit et qu’Érilangus fût grand, puis, tordant sa jambe difforme autour de l’autre et se dressant sur la pointe du pied, il fit une pirouette et Pécopin le vit s’enfoncer en terre comme une vrille. Une seconde après il avait disparu.

La terre en se refermant sur le diable laissa échapper une jolie petite lueur violette semée d’étincelles vertes, qui s’en alla gaiement, avec force gambades et cabrioles, jusqu’à la forêt où elle resta quelque temps arrêtée et comme accrochée dans les arbres, les colorant de mille nuances lumineuses, ainsi que fait l’arc-en-ciel lorsqu’il se mêle à des feuillages.

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