Le Rhin/XXI.18

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Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
XVIII
Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores
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À la rigueur, ce pouvait bien ne pas être le rouet de Bauldour ; ce n’était peut-être que le rouet d’une de ses femmes : car auprès de sa chambre Bauldour avait son oratoire, où souvent elle passait ses journées. Si elle filait beaucoup, elle priait plus encore. Pecopin se dit bien un peu tout cela ; mais il n’en écouta pas moins le rouet avec ravissement. Ce sont-là de ces bêtises d’homme qui aime, qu’on fait surtout quand on a un grand esprit et un grand cœur.

Les moments comme celui où se trouvait Pecopin se composent d’extase qui veut attendre et d’impatience qui veut entrer ; l’équilibre dure quelques minutes, puis il vient un instant où l’impatience l’emporte. Pécopin tremblant posa enfin la main sur la clef, elle tourna dans la serrure, le pêne céda, la porte s’ouvrit ; il entra.

— Ah ! pensa-t-il, je me suis trompé, ce n’était pas le rouet de Bauldour.

En effet, il y avait bien dans la chambre quelqu’un qui filait, mais c’était une vieille femme. Une vieille femme, c’est trop peu dire, c’était une vieille fée, car les fées seules atteignent à ces âges fabuleux et à ces décrépitudes séculaires. Or cette duègne paraissait avoir et avait nécessairement plus de cent ans. Figurez-vous, si vous pouvez, une pauvre petite créature humaine ou surhumaine courbée, pliée, cassée, tannée, rouillée, éraillée, écaillée, renfrognée, ratatinée et rechignée ; blanche de sourcils et de cheveux, noire de dents et de lèvres, jaune du reste ; maigre, chauve, glabre, terreuse, branlante et hideuse. Et si vous voulez avoir quelque idée de ce visage, où mille rides venaient aboutir à la bouche comme les raies d’une roue au moyeu, imaginez que vous voyez vivre l’insolente métaphore des latins, anus. Cet être vénérable et horrible était assis ou accroupi près de la fenêtre, les yeux baissés sur son rouet et le fuseau à la main comme une parque.

La bonne dame était probablement fort sourde ; car, au bruit que firent la porte en s’ouvrant et Pécopin en entrant, elle ne bougea pas.

Cependant le chevalier ôta son infuie et son bicoquet, comme il sied devant des personnes d’un si grand âge, et dit en faisant un pas : — Madame la duègne, où est Bauldour ?

La dame centenaire leva les yeux, laissa tomber son fil, trembla de tous ses petits membres, poussa un petit cri, se souleva à demi sur la chaise, étendit vers Pecopin ses longues mains de squelette, fixa sur lui son œil de larve, et dit avec une voix faible et osseuse qui semblait sortir d’un sépulcre : — O ciel ! chevalier Pecopin ! que voulez-vous ? vous faut-il des messes ? O mon Dieu Seigneur ! Chevalier Pecopin, vous êtes donc mort, que voilà votre ombre qui revient ?

— Pardieu ! ma bonne dame, — répondît Pécopin éclatant de rire et parlant très haut pour que Bauldour l’entendît si elle était dans son oratoire, un peu surpris pourtant que cette duègne sût son nom, — je ne suis pas mort. Ce n’est pas mon ombre qui apparaît ; c’est moi qui reviens, s’il vous plaît, moi Pécopin, un bon revenant de chair et d’os. Et je ne veux pas de messes, je veux un baiser de ma fiancée, de Bauldour, que j’aime plus que jamais. Entendez-vous, ma bonne dame ?

Comme il achevait ces mots, la vieille se jeta à son cou.

C’était Bauldour.

Hélas ! la nuit de chasse du diable avait duré cent ans.

Bauldour n’était pas morte, grâce à Dieu ou au démon ; mais au moment où Pécopin, aussi jeune et plus beau peut-être qu’autrefois, la retrouvait et la revoyait, la pauvre fille avait cent vingt ans et un jour.

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