Le Rhin libre

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Le Rhin libre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 775-810).
LE RHIN LIBRE

Au moment où le traité de Versailles vient enfin d’entrer en vigueur, il n’est pas de problème qui intéresse davantage la France, l’Europe et la paix universelle que l’avenir des pays rhénans. Depuis l’armistice, un courant d’opinion autonomiste et fédéraliste très puissant s’est prononcé sur les deux rives du Rhin ; il s’étend aujourd’hui à toute l’Allemagne du Sud et de l’Ouest. Comment est né et s’est développé ce mouvement, quelle en est la portée et quel en est l’esprit, quelle a été envers lui et quelle devrait être à l’avenir l’attitude des Alliés, et spécialement celle de la France, c’est ce que nous voudrions examiner ici.


I

Au Landtag de Prusse, durant le débat fameux de février-mars 1910 sur la réforme électorale, un orateur conservateur, M. de Richthofen, ayant affirmé que « la Prusse est devenue la puissance dirigeante de l’Allemagne, » on entendit sur les bancs social-démocrates une voix qui criait : « Hélas ! » Ce fut un beau tapage !

L’interruption blasphématoire du député Hirsch résume tout le conflit intérieur qui divisait l’Allemagne d’avant la guerre et qui n’était lui-même que l’aboutissement d’une longue histoire ; car l’Empire n’a pas été fondé par la fédération libre et spontanée de plusieurs États égaux en droits, mais par l’adhésion forcée de plusieurs États moins forts à la volonté armée d’un État dominant, la Prusse. Frédéric-Guillaume IV, en 1849, a refusé la couronne impériale que lui offrait, au nom du peuple allemand, le Parlement de Francfort ; c’est Bismarck qui a forgé l’unité et l’Empire par le fer et le feu, sur l’enclume autrichienne et française, au profit du roi de Prusse. Pour les régions de l’Ouest et du Sud, l’unité s’est accomplie par voie de conquête prussienne. Ce souvenir n’est que l’un des éléments de l’opposition si caractérisée qui met aux prises l’Allemagne de l’Ouest, l’Allemagne nouvelle, l’Allemagne des usines, du commerce, de la navigation, de la petite propriété rurale, des riches « capitaines d’industrie » et du nombreux prolétariat urbain, et l’Allemagne de l’Est, prussienne ou prussianisée, l’Allemagne des hobereaux, des grands domaines, des majorats, des agrariens, du suffrage de classe archaïque et féodal. Cette antithèse, dans les années qui ont précédé la guerre, s’est manifestée par des crises aiguës que nous ne pouvons que rappeler [1] : elles ont été certainement l’une des raisons qui ont déterminé Guillaume II à opter pour la guerre, comme exutoire à une situation sans issue.

Le conflit n’a pas disparu avec l’Empire, car le contraste n’est pas seulement politique, il est historique et social ; ses racines plongent dans le plus lointain passé germanique. Si la Prusse a trouvé des complicités dans les région de l’Ouest et du Sud, elle n’a pas recueilli l’adhésion spontanée et cordiale de la masse des populations. La gloire militaire, la puissance politique et surtout l’enrichissement de l’Allemagne sous les Hohenzollern ont rallié les suffrages de tous les Allemands ; mais ceux de l’Ouest, fidèles aux traditions de 1813 et de 1848, n’ont jamais supporté qu’en maugréant le caporalisme politique des Prussiens. Les élections de 1912, les dernières d’avant la guerre, ont donné aux social-démocrates plus de quatre millions de voix, qui n’étaient pas toutes, tant s’en faut, des suffrages socialistes, mais qui exprimaient le mécontentement des ouvriers et de la classe moyenne à l’égard d’un régime politique incompatible avec l’état social et économique de l’Allemagne démocratique. Le Centre catholique, puissant surtout dans l’Ouest et en Bavière, et les partie libéraux inscrivaient eux aussi dans leur programme une réforme profonde de la Constitution et des mœurs politiques.

Après la défaite désarmées allemandes entraînant la débâcle de l’Empire, des Hohenzollern et de tous les trônes, l’Allemagne, nivelée par la révolution, allégée de ses multiples dynasties, allait-elle évoluer vers une constitution unitaire et centralisée qui ne connaîtrait plus ni Prusse, ni Bavière, ni Hanovre, ni Hesse, ni Autriche même, ni aucun des anciens États, et où il n’y aurait plus que des citoyens allemands égaux en droits et en devoirs ? Ou bien, au contraire, les différentes fractions historiques des populations de langue allemande allaient-elles, suivant la pente de leurs traditions et de leurs affinités, se constituer en Etats autonomes, unis seulement entre eux par un lien fédéral ? La question est encore pendante ; elle est capitale non seulement pour les destinées de l’Allemagne elle-même, mais pour l’avenir de nos relations avec elle. De toutes les incertitudes que le traité de Versailles n’a pas tranchées, celle-là est la plus grave pour la sécurité de la France. Articuler une Allemagne pacifique à une Europe pacifiée, n’est-ce pas là tout le problème d’une paix durable ?

Parmi les régions naturelles et historiques de l’Allemagne, celle du Rhin a tenu dans l’histoire une place particulièrement brillante et développé une civilisation originale ; elle a sa personnalité très caractérisée, son unité dont le grand fleuve est l’artère centrale. Les populations indigènes, surtout sur la rive gauche, sont plutôt superficiellement germanisées que germaniques ; leurs ancêtres étaient des Celtes, et les tribus germaniques qui vinrent s’installer parmi eux s’assimilèrent la civilisation supérieure des Gallo-Romains. C’est un fait capital de l’histoire de l’Europe que la rive gauche du Rhin et, sur la rive droite, les « Champs décumates » jusqu’au fameux « limes » d’Hadrien, ont été latinisés ; la puissante civilisation de Rome, héritière de la Grèce et de l’Orient, complétée et rénovée par le christianisme, a laissé, partout où elle s’est établie à demeure, la marque indestructible de sa grandeur et de sa conception du gouvernement et du droit. De tous les événements de l’histoire européenne, il n’en est peut-être pas de plus déplorable que le désastre de Varus dans les forêts westphaliennes, car, sans cet accident, le Rhin ne serait pas devenu la borne du monde romain ; les légions auraient poussé leurs conquêtes jusqu’à l’Elbe et même jusqu’à cet isthme qui, de la mer Baltique à la mer Noire, forme la vraie séparation de l’Europe et de l’Asie ; les Germains et les Slaves de l’Ouest auraient été romanisés ; le cours de l’histoire eût été changé, La domination romaine s’arrêta au Rhin ; au delà commençait le domaine des « Barbares. »

M. Babelon a retracé, dans ses beaux ouvrages [2], toutes les phases de la pénétration française dans les régions rhénanes, depuis l’époque où le fleuve était la frontière des Gaulois et de Clovis, où Charlemagne le franchissait pour reporter jusqu’à l’Elbe les bornes de la civilisation chrétienne, jusqu’aux temps où la brillante culture française des XVIIe et XVIIIe siècles pénétrait jusqu’au Rhin et le dépassait, plus victorieuse encore que les armées de Louis XIV et de Louis XV, et où la Révolution et Napoléon y installaient la domination française. Toute une région riveraine du Rhin et de langue germanique, l’Alsace, fut complètement francisée de cœur et d’esprit ; les autres reçurent toutes, à des degrés divers, l’empreinte de notre génie national et il n’a sans doute tenu qu’aux hasards de l’histoire qu’elles ne soient restées incorporées de fait et de consentement à la France comme elles le furent sous le premier Empire. M. Julien Rovère a fortement montré, dans un livre plein de faits et d’idées [3], que l’influence française sur les bords du Rhin, préparée par toute l’histoire de la monarchie et solidement implantée par la Révolution et Napoléon, a survécu à la chute de l’Empire, malgré les déceptions qui lui vinrent des fautes de notre politique, et s’est perpétuée jusqu’à nous, malgré même 1870 et la fondation de l’Empire allemand. On ne saurait contester, en dépit des mensonges des historiens allemands, que la rive gauche du Rhin ait accueilli les Français en 1793 comme des libérateurs, qu’elle ait été assimilée, qu’elle soit restée fidèle à Napoléon Ier dont le souvenir vénéré y est devenu, après 1815, un symbole de liberté et d’égalité, que les Rhénans, devenus par force sujets du Roi de Prusse « Musspreussen) en vertu des traités de 1815, haïssaient les Prussiens, qu’ils les haïssaient encore en 1848 et souhaitaient l’apparition libératrice des armées françaises, qu’enfin en 1870 une victoire française eût été accueillie avec joie par les vaincus de 1866 et tous ceux qui supportaient malaisément le carcan prussien. Il est établi aussi, notamment par les beaux travaux de M. Goyau [4], que Bismarck a livré la bataille du Culturkampf surtout pour atteindre, par delà les catholiques allemands, l’influence française ou autrichienne qui aurait pu, avec l’appui du Saint-Siège, remettre en question l’œuvre accomplie à Versailles le 18 janvier 1871. Les pays du Rhin, et particulièrement la rive gauche, ont été, à travers les siècles, tour à tour un champ de bataille entre Français et Germains et un champ d’expérience où les deux civilisations sont venues se mesurer et, jusqu’à un certain point, se pénétrer et se fondre. Dans quelle mesure les Rhénans ont-ils gardé conscience de leurs traditions et de leur individualité historique, quel a été sur eux l’effet du désastre des armées et de l’Empire allemand suivi de l’occupation de leur pays par les Français, les Anglais, les Américains et les Belges ? C’est ce que les faits vont nous apprendre.

Les Français, dans cette guerre qu’ils n’ont pas cherchée, sont devenus, avec leurs alliés, les champions de la liberté des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ; si important qu’ail pu être l’intérêt politique et militaire de la France à établir sa domination jusqu’au Rhin, de quelques précédents historiques que cette solution se recommandât, elle n’a pas succombé à la tentation, bien que l’agression allemande légitimât par avance toutes les rigueurs pour le passé et toutes les précautions pour l’avenir ; elle est restée immuablement attachée aux principes de justice et de droit qui ont inspiré et guidé de haut sa politique avant, pendant et après les hostilités. Mais, au nom des mêmes principes, si, parmi les populations rhénanes, ou parmi celles de toute autre région du Reich, une volonté se manifestait, libre et spontanée, de constituer une ou plusieurs autonomies régionales, les Alliés seraient tenus de ne pas entraver, de faciliter même l’expression d’un tel vœu et d’en assurer la réalisation. L’histoire du mouvement rhénan nous éclairera peut-être sur les véritables aspirations des populations.


II

Les traités de 1815, retouchés par la conquête prussienne en 1866, répartissent les régions du Rhin moyen entre plusieurs Etats. Ce sont d’abord, sur la rive gauche, l’ancien Palatinat devenu, depuis 1815, une dépendance de la Bavière dont il est séparé par la partie Nord du grand-duché de Bade et du Wurtemberg et par la Hesse. Vient ensuite, à cheval sur le Rhin, la Hesse, avec sa capitale Darmstadt et sa grande ville rhénane, Mayence ; un autre morceau de Hesse, dont le centre est Giessen, se trouve complètement séparé du noyau principal : . ainsi le voulut la Prusse, qui s’est annexé l’ancienne ville impériale de Francfort et le Nassau. A partir du confluent du Main pour la rive droite et de Bingen pour la rive gauche, le Rhin coule à travers la province rhénane, qui s’étend jusqu’aux frontières de la Lorraine, du Luxembourg, de la Belgique et de la Hollande, et qui, sur la rive droite, confine à la Westphalie. Cette belle contrée rhénane et mosellane est partie intégrante de la Prusse par décision des plénipotentiaires de 1815, peu soucieux du droit des peuples et de leurs préférences. Une seule petite enclave s’y rencontre, la principauté de Birkenfeld, dont le hasard des héritages a fait une dépendance du lointain Oldenbourg. Mais ces populations n’ont pas oublié que leurs ancêtres vivaient tranquilles sous l’autorité patriarcale de dynasties nationales, telles que la maison de Nassau, ou sous la houlette pastorale des Electeurs archevêques de Cologne et de Trêves, et qu’ils n’ont pas accepté sans regrets de devenir sujets des Hohenzollern.

La grande majorité des populations rhénanes est catholique : les protestants sont à peu près à égalité dans le Palatinat, qui dépend de la catholique Bavière. Mais, sous quelque régime que le hasard des traités les ait placés, et à quelque religion qu’ils appartiennent, les Rhénans ont entre eux des affinités plus fortes que les fantaisies des diplomates ou les convenances des souverains. Pendant la guerre, ils ont été, en proie à l’extraordinaire vertige qui a fait perdre à tout le peuple allemand le sens des réalités et la possibilité même d’un jugement objectif : l’évangile d’impérialisme pangermanique que prêchaient les professeurs, les militaires, les hommes politiques allemands et qui entraînait le Centre catholique lui-même, avait pénétré jusque parmi ces populations paisibles de petits propriétaires, de vignerons, d’ouvriers ; ils se crurent, eux aussi, appelés par le Vieux-Dieu à donner de nouvelles lois à la terre et à y faire régner par la force l’ordre germanique ; la grande fièvre de la guerre avait obnubilé toute autre idée.

Mais la catastrophe est venue. La révélation brusque de la défaite, la fuite éperdue des souverains et des princes, les fureurs révolutionnaires de Berlin, déchaînèrent chez les Rhénans et les Allemands du Sud, qui ont conscience d’être plus civilisés que « les demi-Slaves de la Prusse et de Berlin [5], » une tempête d’indignation et réveillèrent les vieux sentiments particularistes. Ils osèrent regarder jusqu’au fond du gouffre où les entraînait la folie des Hohenzollern. La seule excuse de l’hégémonie prussienne, n’était-ce pas le succès ? Le besoin d’ordre se traduisit par le progrès du séparatisme : « Los von Berlin ! Séparons-nous de Berlin ! » L’ordre sans violence qu’établissaient les troupes victorieuses qui occupèrent la rive gauche du Rhin et les têtes de pont, faisait ressortir par contraste toute l’horreur de l’anarchie spartakiste qui étreignait l’Empire. Si la révolution bavaroise, dirigée par Kurt Eisner, eut un caractère nettement autonomiste, les social-démocrates des pays rhénans, en majorité, au contraire, sous l’inspiration du gouvernement de Berlin, se posèrent en adversaires du mouvement séparatiste ; ils accusaient les « patrons » et les « capitalistes » de pactiser avec les Français et de trahir la République allemande avec la complicité du cardinal Hartmann et du Centre [6].

La première manifestation autonomiste fut la réunion populaire tenue à Cologne le 4 décembre 1918. Cinq mille citoyens y acclamèrent, à l’unanimité moins deux voix, un ordre du jour qui invitait « les représentants officiels du peuple rhénan et westphalien à proclamer le plus tôt possible la fondation d’une république rhénano-westphalienne dans le cadre de l’Allemagne, « et qui se terminait par : « Vive la liberté rhénane ! » La réunion fut-suivie de la fondation d’une « Ligue pour la liberté rhénane. » Dès le 26 novembre, avaient paru en Hesse-Nassau dans la Rheinische Volkszeitung, cinq articles du professeur Claus Kraemer, revendiquant pour les peuples allemands le droit de disposer d’eux-mêmes. Dans le Palatinat se dessinait un mouvement en faveur de la constitution d’une république autonome séparée de la Bavière.

Chez les Rhénans, dans les semaines qui suivirent l’armistice, régnait la conviction générale que les Français étaient résolus à annexer la rive gauche du Rhin, ou tout au moins à imposer la création d’un État indépendant. Le Centre catholique rhénan voyait dans la fondation d’une république autonome le meilleur moyen de prévenir les desseins qu’il nous prêtait et, en même temps, d’écarter la tyrannie socialiste et le nouveau Culturkampf inauguré par les projets d’Adolf Hoffmann pour le régime des cultes. La Gazette populaire de Cologne « Kölnische Volkszeitung), le grand organe populaire catholique, menait la campagne : « Berlin, imprimait-elle le 23 décembre, n’est pas le cœur de l’Allemagne, mais seulement un centre intellectuel ; » c’est « la capitale des provinces barbares de l’Est de l’Elbe » « 28 décembre). Faisant allusion au rôle historique de la région rhénane entre la France et l’Allemagne, elle l’appelait, d’un mot éloquent qui fait image, « le pont rhénan des peuples » dont la mission est d’organiser le germanisme barbare selon les principes de la civilisation romaine (22 décembre). Elle proposait la division de l’Allemagne en quatre républiques ayant chacune son autonomie économique et politique : Allemagne du Rhin, Allemagne du Danube qui engloberait, avec la Bavière, l’Autriche de langue allemande, Allemagne du Nord, Allemagne centrale. Tous ces projets qui s’ébauchaient, toutes ces aspirations qui cherchaient à se préciser, se rencontraient en plein accord au moins sur deux points : le premier, c’est que les régions rhénanes forment une unité distincte et politiquement réalisable ; quant au second, la Gazette de Francfort le définissait sans ambages en ces termes le 12 décembre : « c*est la fin de l’hégémonie prussienne. »

« Fin de l’hégémonie prussienne, » dans l’esprit des Rhénans, comme aussi des gens du Sud et des Hanovriens, n’est pas le synonyme de fin de la grandeur allemande, il en est l’antithèse. Le hobereau prussien Bismarck, par la force de l’armée prussienne, a dévié le grand courant démocratique de 1848 et l’a confisqué au profit de la Prusse et des Hohenzollern. L’expérience, qui avait d’abord paru avantageuse, s’est révélée désastreuse ; elle a ameuté, contre l’Allemagne prussianisée, tous les peuples libres qui ne lui pardonnent pas d’être avide de conquêtes, sans scrupules dans le choix des moyens, et de remplacer le respect du droit par le culte de la force. Ainsi raisonnaient les Allemand durant l’hiver 1918-1919, et ils concluaient que les Allemands de l’Ouest et du Sud, authentiques héritiers de l’esprit allemand, devaient se débarrasser de l’esprit prussien et devenir eux-mêmes les créateurs, les inspirateurs d’une Allemagne nouvelle, fédérative, libérale et démocratique. Si ces tendances l’emportaient, le premier bienfait qui en pourrait résulter serait sans doute, pensaient-ils, un adoucissement des conditions de paix, car c’est contre le « militarisme prussien, » contre la menace d’une restauration des Hohenzollern et d’un retour offensif du pangermanisme que les Alliés se croyaient obligés de prendre des précautions. En France notamment, la certitude de n’avoir plus de frontière commune avec la Prusse apaiserait les esprits. Une république rhénane était donc nécessaire à la paix de l’Europe et à la reconstitution d’une Allemagne prospère, mais pacifique ; l’esprit rhénan est assez fort et a d’assez belles traditions pour faire contrepoids à l’esprit prussien ; c’est la mission historique des Rhénans de servir au rapprochement des deux plus grandes nations historiques de l’Europe continentale ; en s’organisant en un État autonome, non seulement ils sauveraient l’Allemagne et la civilisation germanique, — qui n’est pas la Kultur prussienne, — mais ils apporteraient à l’Europe le gage d’une longue paix et peut-être les prémices d’une sincère réconciliation.

Le courant d’idées autonomistes, fédéralistes, anti-prussiennes, n’est pas localisé à la province rhénane, naguère sujette du roi de Prusse ; il s’étend à la Hesse, au Palatinat, à l’enclave oldenbourgeoise de Birkenfeld. Les Palatins se plaignent d’être tenus à l’écart des fonctions publiques et de voir leur pays traité par la Bavière comme une colonie d’exploitation. Les gens de Birkenfeld s’insurgent contre l’étrange destin qui les associe au Oldenbourg, ils demandent à s’en séparer et à se joindre aux Rhénans leurs voisins. Les Hessois déplorent les traités qui les ont séparés en plusieurs tronçons et aspirent à vivre groupés tous ensemble en une même unité administrative et politique ; les uns préconisent une république de Grande Hesse, les autres préféreraient l’union avec l’ensemble des pays rhénans. Dans les États du Sud, Bavière, Wurtemberg, Bade, la poussée démocratique est foncièrement anti-prussienne. La Westphalie, où sont très nombreux les ouvriers venus de toute l’Allemagne et dont les intérêts économiques sont pangermaniques, est plus réfractaire au mouvement qui trouve au contraire un terrain tout préparé dans les anciens Etats de la maison de Hanovre. Là se maintient, toujours vivante, la protestation guelfe ; là, malgré pression et menaces des fonctionnaires prussiens, les Hanovriens, aux élections de 1912, ont encore donné 90 000 voix aux candidats guelfes dont cinq sont allés siéger au Reichstag. L’Assemblée nationale de Weimar a entendu deux députés guelfes, MM. Alpers et Cothorn, lire, au nom de leurs commettants, un manifeste que la Gazette de Voss du 28 février 1919 résume en ces termes :

« Les députés hanovriens à l’Assemblée nationale ont exposé le vœu de la population de se séparer de la Prusse. Ils signalent que le projet de constitution impériale n’ouvre nullement la voie au régime réclamé par les habitants du Hanovre qui sont unanimes à se prononcer pour la séparation. Il s’agit là, disent-ils, non d’un nouveau particularisme, mais de la reconnaissance d’aspirations qui ont été comprimées par la force ; le Hanovre a été rattaché à la Prusse et ne s’est pas uni à elle volontairement ; il demande à recouvrer sa liberté. Des manifestations populaires viennent corroborer ces déclarations ; une pétition couverte de 350 000 signatures a été transmise de Hanovre au gouvernement d’Empire pour demander l’institution d’un plébiscite en faveur de la sécession et de la sauvegarde des intérêts particuliers contre le mouvement unitaire. »

Sous le titre « la fêlure guelfe, » les Hambürger Nachrichten du 7 mars (matin), commentant ces manifestations en un article plein de fiel, écrivent : « Ce que veulent les Guelfes, le ministre de la justice prussien Heine l’a dit à l’Assemblée nationale lors du débat sur la constitution, c’est l’émiettement de la Prusse. Un Hanovre indépendant signifie la disparition de la Prusse, car il est situé au point de contact entre les deux portions de la Prusse, l’Ouest industriel et catholique, l’Est agricole et protestant. Si cette fêlure s’agrandit, toute la région occidentale de l’Allemagne se morcelle... Déjà, à Cologne, sous l’œil bienveillant des autorités d’occupation, a eu lieu le 4 décembre une grande réunion du parti du Centre et l’on y proclama la république rhéno-westphalienne ; bientôt après on pense à englober dans cette république la Hesse-Nassau et des territoires voisins. C’est la mise en application des théories de l’Etat-tampon. Que l’on songe à l’initiative prise par le Centre et que l’on se souvienne de l’éminente figure de Louis Windthorst, à la fois chef du Centre et leader des Guelfes ! Si on laisse ces tendances éclore et se développer, on peut être assuré que des régions unies sous une même administration, vivant la même vie, vont se dissocier, s’effriter, devenir étrangères les unes aux autres. Le particularisme se renforce quand interviennent les facteurs économiques et confessionnels. Il est temps de s’opposer à l’œuvre néfaste des agents de la France [7], des rêveurs particularistes : la fissure guelfe existe ; elle sera la cause de l’effondrement national, si on n’y prend garde. Il faut la boucher au plus vite. »


III

A boucher cette fissure, à aveugler toutes les lézardes que l’expérience du malheur a commencé d’ouvrir aux flancs de l’édifice que Bismarck avait cru fonder pour l’éternité sur la puissance des baïonnettes et la métaphysique hégélienne de la force, le gouvernement issu de la révolution allemande s’est employé énergiquement. L’Europe, que rien ne saurait plus étonner, a vu les socialistes allemands, les Ebert, les Scheidemann, les Noske, devenir les soutiens les plus fermes de l’unification à la prussienne. Jadis les murs du Reichstag avaient entendu de véhémentes protestations, parties des bancs social-démocrates, flétrir les abus de la force ; mais, déjà avant la guerre, une évolution significative avait fait des socialistes majoritaires un parti de gouvernement. M. Charles Andler, dès 1912, en avertissait, vainement d’ailleurs, les socialistes français : « Un contingent notable de socialistes allemands, leur disait-il, vient de se convertir au colonialisme, au militarisme, au capitalisme peut-être... Il faut en prendre notre parti, le socialisme allemand sera impérialiste [8]. »

La prophétie, que la guerre a réalisée, continue de se trouver vraie. Les socialistes, à Weimar et à Berlin, ont chaussé les bottes de Bismarck et coiffé son casque ; ils ont entrepris en Allemagne un travail de nivellement qui, sous couleur de maintenir l’unité du Reich qui n’est pas menacée, aboutirait en réalité à faire entrer tous les pays allemands, sous l’armure prussienne, dans une vaste unité socialiste où disparaîtraient toutes traces des anciens États et où l’Autriche allemande viendrait s’agréger. Le Dr Otto Bauer, à la Ballplatz de Vienne, assisté du fils du socialiste allemand bien connu Kautsky, correspondait à ces desseins et travaillait, de concert avec Berlin, à des fins communes. L’Europe centrale deviendrait ainsi une vaste social-démocratie qui engloberait les provinces baltiques et s’appuierait, dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique, sur les éléments socialistes internationalistes. L’œuvre d’unité allemande que Bismarck n’avait pu achever selon son rêve, la social-démocratie la réaliserait. Unification signifierait en réalité prussianisation de l’Allemagne. N’est-ce pas le même député Hirsch qui, en 1910, proférait le scandaleux : « Hélas ! » que nous avons rappelé, et qui, devenu ministre président de Prusse, disait dernièrement, faisant allusion aux vœux autonomistes des Rhénans : « La dissolution de la Prusse serait le premier pas vers la dissolution de l’Empire ? [9] »

Pour mener à bien leur œuvre, les socialistes, maîtres du pouvoir, avaient besoin de l’appui de la fraction du Centre qui suit les directions de Mathias Erzberger, dont on sait le rôle dans la tragédie de la révolution allemande. Avec l’appui des partis démocrates, le gouvernement Ebert, Scheidemann, Erzberger entreprit énergiquement la lutte contre le spartakisme et, fort de son succès, se présenta à l’Allemagne de l’Ouest comme le défenseur à la fois de l’ordre et de l’unité. Il comptait sur l’appui des socialistes rhénans ; mais les chefs seuls obéirent au mot d’ordre de Berlin ; les masses ouvrières socialistes restèrent indifférentes ; une partie se réclamèrent des socialistes indépendants ; d’autres, notamment en Hesse, se rallièrent au mouvement d’autonomie rhénane. Erzberger réussit encore moins, nous le verrons, à entraîner le Centre rhénan et les masses ouvrières et paysannes qui suivent ses directions.

La plus redoutable des armes dont disposât le gouvernement de Berlin, c’était la solide hiérarchie des fonctionnaires prussiens, des instituteurs, des gendarmes ; le gouvernement Scheidemann-Erzberger s’en servit pour intimider les populations. La plupart des fonctionnaires, en Prusse rhénane, surtout sur la rive gauche du Rhin, ne sont pas des indigènes, ils viennent de la rive droite et souvent des provinces les plus lointaines ; au milieu de cette population catholique, tranquille, douce et gaie, de petits propriétaires, de vignerons, de bourgeois, habitués à souffrir depuis longtemps une domination étrangère, ces prussiens sont haïs, mais craints et écoutés. Ils s’acquittent avec zèle du rôle qui leur est assigné par Berlin, et quand ils se distinguent par leur ardeur et leur brutalité, ils reçoivent de l’avancement, surtout si, lassant la patience des autorités d’occupation, ils ont mérité l’expulsion. Ces cadres bureaucratiques, administratifs, judiciaires, policiers, organisés et stylés à la « prussienne, constituent l’armature par laquelle Berlin se flatte d’empêcher les populations rhénanes de revendiquer leurs droits et d’exprimer leurs vœux, dont le plus ardent serait d’être débarrassés de cette engeance prussienne.

Les socialistes de Berlin essayèrent aussi d’utiliser les revendications ouvrières pour refréner les tendances séparatistes et jeter le discrédit sur les autorités militaires alliées. Les grèves de la Sarre, en avril 1919, en fournirent la preuve : commencées pour soutenir des revendications professionnelles, elles ne tardèrent pas à prendre un caractère politique et anti-français ; des ouvriers mineurs révolutionnaires venus de la rive droite du Rhin servaient d’agents propagandistes ; les ingénieurs prussiens, loin d’employer leur influence à calmer l’effervescence, cherchaient visiblement à provoquer un conflit sanglant. Au moment où la Conférence de Paris discutait la question de la Sarre, il s’agissait de rendre odieuses les autorités et les troupes d’occupation. Quelques expulsions de meneurs, en tout 220, dont celle du président de la Chambre de commerce de Sarrebrück, quelques condamnations, en tout 30, de trois mois à cinq ans d’emprisonnement, rétablirent promptement et pacifiquement l’ordre. On comprit à Berlin que le jeu était dangereux et pouvait tourner à la confusion des provocateurs.

On chercha à terroriser les populations par d’autres moyens. La presse asservie à la Prusse se répandit en calomnies et en menaces. La vieille Gazette de Cologne, dont Bismarck disait qu’elle valait à la Prusse un corps d’armée sur le Rhin, donna le la à cet orchestre des journaux petits ou grands inspirés par les fonctionnaires, dociles eux-mêmes aux ordres de Berlin. Mais la coulée autonomiste, venue des profondeurs de l’histoire allemande, alimentée par l’humiliation de la défaite, encouragée par la présence des troupes alliées, était trop puissante et trop vivante pour que des menaces à lointaine échéance eussent le pouvoir de l’arrêter.


IV

Les populations rhénanes avaient vu, en novembre, les troupes allemandes en déroute s’écouler comme un torrent par les ponts du Rhin, puis elles avaient assisté à la marche triomphale et ordonnée des Alliés, partout bien reçus, parfois même discrètement fêtés par les descendants de ceux qui avaient acclamé les soldats de la première République et combattu sous les drapeaux de l’Empereur ; les délégués des villes venaient hâter la marche des avant-gardes qui les protégeraient contre les excès révolutionnaires d’une soldatesque démoralisée. Les Rhénans eurent l’impression que l’ancien état de choses qui venait de s’écrouler dans le sang et la honte ne serait jamais restauré, et que les Français, qui s’établissaient sur le Rhin, étaient résolus à y rester. Ils jugeaient, avec leur mentalité allemande, du respect de leurs vainqueurs pour la volonté des peuples ; d’ailleurs, leur volonté, passive et accoutumée à l’obéissance, se pliait par avance sans révolte aux arrêts du plus fort ; ils indiquaient cependant leurs préférences et revendiquaient, dès le 4 décembre, — nous l’avons vu, — leur droit à l’autonomie dans le cadre du Reich. Ces premières manifestations servirent à dessiner les positions opposées, à grouper les partisans d’une Allemagne fédérale et à provoquer les ripostes du gouvernement à Berlin. Depuis lors, l’évolution du mouvement autonomiste n’a pas cessé de se développer avec des phases diverses dont nous retracerons brièvement les aspects. Ni la défaite du spartakisme, qui fut acquise à Berlin à la fin de janvier et à Munich en mai, ni la signification à l’Allemagne des conditions de paix le 7 mai, ni la signature du traité le 28 juin, ni le vote de la nouvelle constitution allemande le 19 août, n’arrêtèrent le mouvement ; il fut dès lors évident que ses sources étaient plus profondes que la crainte de l’anarchie ou la résignation aux volontés d’un ennemi victorieux. La révélation des conditions de paix, si elle déçut ceux des Rhénans qui avaient cru que leur destin serait fixé par le vainqueur et leur autonomie garantie par le traité, donna aux plus résolus une base solide pour développer librement leur programme de liberté, sans pression de la part des autorités occupantes comme aussi à l’abri des vengeances prussiennes et des abus de pouvoir des fonctionnaires.

Il est certain que si, au moment de la déclaration enthousiaste du 4 décembre, une république rhénane autonome avait été proclamée à Cologne, le fait accompli serait depuis longtemps accepté et de graves difficultés auraient été épargnées aux Rhénans ; mais ceux qui, en Europe ou en Amérique, n’avaient pas été témoins de la spontanéité du mouvement auraient pu en méconnaître le caractère et en contester la valeur. La nouvelle Allemagne, dont la République rhénane pourrait devenir l’une des cellules-mères, doit naître, pour être viable, de la volonté spontanée du peuple allemand, si les leçons de l’histoire et de la défaite ne sont pas pour lui lettre morte.

Après la manifestation du 4 décembre, des comités furent nommés qui devaient travailler à la traduire en actes. Le bourgmestre de Cologne, le Dr Adenauer, prenait naturellement la direction du mouvement. Tous les partis furent conviés à y prendre part ; plusieurs chefs des partis démocrate et socialiste, Falk, Meerfeld, Sollmann se déclarèrent pour l’autonomie. Une réunion fut convoquée le 1er février à Cologne où vinrent les députés récemment élus à l’Assemblée nationale par les pays rhénans, et les bourgmestres des principales villes. La plupart croyaient qu’une république rhénane autonome allait être proclamée ce jour-là. Mais il parut à quelques-uns que la défaite du spartakisme à Berlin et la convocation de l’Assemblée nationale à Weimar modifiaient la situation ; on ne tarda pas à s’apercevoir que le bourgmestre Adenauer et le comité de Cologne cherchaient à faire échouer les projets autonomistes. La conférence n’aboutit qu’à la nomination d’un Comité qui ne se réunit jamais. Les agents de l’unitarisme prussien avaient atteint leur but et réussi à éviter tout vote, tout plébiscite qui aurait manifesté clairement la volonté des populations. Les violences de la presse prussienne déchainée contre le mouvement rhénan, les habiletés temporisatrices du bourgmestre de Cologne, l’hostilité déclarée des chefs social-démocrates, tout révélait un mot d’ordre venu de Berlin et de Weimar et radicalement hostile à toutes tendances fédéralistes.

Le mouvement, dévié à Cologne, allait trouver de nouveaux foyers dans le Palatinat et la Hesse. En février, une assemblée de notables se réunissait à Landau et concluait à la proclamation d’une république autonome du Palatinat ; une adresse portant ces vœux était remise le 19 au général Gérard, commandant la 8e armée et transmise au gouvernement français. A Mayence et à Wiesbaden s’était formé en janvier un « Comité Nassau Hesse-Rhénane » qui déléguait à la conférence de Cologne le Dr Dorten. Lorsqu’à la fin de février il fut manifeste que le Comité de Cologne ne travaillait qu’à l’avortement du projet de république autonome et ne se réunissait même pas, ce Comité prit la direction du mouvement ; il estimait important de prouver aux Alliés, avant l’ouverture des négociations de paix, qu’une Allemagne existait sur le Rhin et qui était résolue à rompre avec l’esprit prussien, à se séparer de Berlin et à former un Etat qui se donnerait pour mission de travailler à une paix définitive fondée sur la confiance et la sincérité. Le Comité hessois-nassovien rédigea donc une déclaration, datée du 7 mars, dont voici le texte :


1. Nous demandons que notre sort soit réglé par nous-mêmes.

2. Nous sommes Allemands et voulons, par conséquent, rester dans le cadre de l’Allemagne.

3. Nous protestons contre toute cession de territoire rhénan à l’Ouest et contre toute forme de gouvernement qui peut nous être imposée. La Province rhénane, Nassau et la Hesse rhénane sont un seul territoire. Le rattachement du Palatinat, de la Westphalie et d’Oldenbourg est vivement désiré.

4. Nous sommes fermement persuadés que la réalisation de notre désir assure la paix des peuples. L’Etat autonome constitué par la décision des territoires rhénans ci-dessus désignés, sera une république pacifique. Elle offre la garantie nécessaire pour la Paix européenne, oppose une digue au flot bolchéviste et assure les rapports paisibles de l’Est et de l’Ouest.

5. Nous voulons donc la fondation immédiate d’une république occidentale allemande et espérons que les autorités compétentes autoriseront sans retard un plébiscite.

6. Le Comité, formé à Cologne le 1er février 1919, s’étant abstenu de toute activité, est considéré comme dissous.


Le Dr Dorten était, en même temps, nommé premier délégué et chargé de communiquer la déclaration non seulement au gouvernement du Reich et à celui de la Prusse, mais aux généraux commandants à Cologne, Coblenlz et Mayence. Le Comité estimait en effet que la création d’une république rhénane n’était pas, en l’occurrence, un fait intéressant seulement l’Allemagne et les Allemands, mais aussi les Etats alliés au moment où ils se préoccupaient de rétablir la paix et de reconstituer l’Europe ; il appartenait d’ailleurs aux autorités d’occupation d’accorder ou de refuser l’autorisation de procéder à un plébiscite. En attendant, des pétitions furent organisées dont le succès fut général. A Aix-la-Chapelle, par exemple, 52 000 électeurs réclamèrent le plébiscite immédiat. La résistance fut vive surtout à Cologne sous l’influence du bourgmestre Adenauer et la haute inspiration de Berlin ainsi qu’à München-Gladbach, où le Centre a le siège de ses organisations sociales et politiques.

Il est très difficile de se rendre un compte exact des remous d’opinion soulevés chez les Rhénans par la grave question de leur avenir ; les actions et réactions, à la suite du manifeste du 7 mars, comme plus tard, en juin, après la proclamation de la république rhénane, ne furent pas semblables partout. Parmi les habitants des districts de la province rhénane de la rive droite, qui redoutent avant tout une séparation d’avec la rive gauche, on estime qu’un plébiscite aurait rallié les deux tiers des voix en faveur d’une république rhénane. Au mois d’avril, un notable négociant évaluait ainsi le résultat d’un plébiscite dans toute la Prusse rhénane : pour l’autonomie, 50 pour 100, pour le rattachement à la France, 20 pour 100, pour le rattachement à l’Allemagne, 20 pour 100, indifférents 10 pour 100. Dans la région de Trêves, parmi les paysans des plateaux où le type germanique est rare, les sentiments particularistes, étouffés par l’oppression prussienne et la prospérité matérielle, se réveillent. Dans le Hunsrück, un nouveau parti rural se forme vers la fin d’avril et mène la campagne dans l’enclave de Birkenfeld. Un fait presque général, c’est la disparition de tout sentiment d’attachement à la famille impériale déchue ; au contraire, reparaissent les souvenirs du temps où Napoléon apportait aux Rhénans la gloire avec la liberté et l’égalité. Les cérémonies, présidées par des généraux français, dans plusieurs localités de la Prusse rhénane, de la Hesse et du Palatinat, à la mémoire des vieux braves du pays ayant servi sous les drapeaux de la première République et de l’Empereur, ont toujours attiré une assistance sympathique ; les familles ne manquaient jamais d’exhiber fièrement des médailles de Sainte-Hélène, des croix de la Légion d’honneur pieusement conservées. En avril, à Worstadt, à une de ces solennités commémoratives, on entendit un fonctionnaire allemand, représentant les familles des anciens soldats, s’écrier : « C’est de ce jour que la liberté nous est donnée ! » La résistance se groupe tantôt autour d’un instituteur, d’un industriel, d’un pasteur, plus rarement d’un curé. A Worms, c’est un magnat de l’industrie, un pangermaniste, qui mène la lutte. Mais d’une façon générale, tous les Rhénans indigènes sont autonomistes. C’est antérieurement à la remise du traité de paix que le général Mangin entendit de la bouche d’un bourgmestre d’une ville rhénane un courageux langage qui résume parfaitement ces aspirations. En voici la substance :

« Nous ne sommes pas Prussiens ; les habitants de la rive gauche, Gaulois d’origine, n’ont jamais été absorbés par la Prusse. Celle-ci n’a déversé dans le pays que des fonctionnaires, des professeurs, quelques rentiers, mais les paysans, les petits bourgeois sont restés à l’abri de tout mélange. Le Rhénan a connu une ère de liberté et de prospérité sous la première République et le premier Empire. Les traités de Vienne nous ont rattachés à la Prusse, mais celle-ci s’est contentée de nous exploiter, sans nous apporter les mêmes avantages ; elle nous a traités en serfs plutôt qu’en citoyens libres... La Prusse ne sait pas s’attacher les populations ; c’est au contraire le propre de la France. Nous l’avons attendue de 1815 à 1870 ; nous avions espéré que nous tiendrions d’elle la liberté à laquelle nous aspirions et à laquelle elle nous avait habitués. Mais après 71 nous avons désespéré et les esprits se sont tournés ailleurs... Le moment est venu de formuler nos aspirations et de revendiquer nos droits. C’est le moment d’agir, faute de quoi nous sommes perdus à jamais... Nous avions escompté un régime analogue à celui de la Sarre, qui nous aurait permis de nous organiser sous l’égide de la France... Nous paierons notre quote-quart de la dette... Craignant le retour des Prussiens en 1929, personne d’ici-là n’osera parler, ni se laisser ostensiblement gagner par l’influence française... La Prusse socialiste est plus dangereuse que la Prusse monarchiste... »

Pour qu’un bourgmestre important, un personnage officiel, ose tenir un pareil langage, il faut que le courant soit bien fort et bien vives les espérances.

En mai, le mouvement se précipite. Puisque le traité n’apporte pas aux Rhénans le moyen de se libérer, il faut qu’ils s’organisent pour se libérer eux-mêmes. La Kölnische Volkszeitung, le grand organe démocratique du Centre, accentue la campagne. « Nos efforts seront couronnés de succès, » écrit-elle le 25. Au commencement du mois, le docteur Dorten est admis à exposer au général Mangin, commandant la Xe armée à Mayence, les avantages de la formation d’une République rhénane autonome, mais fédérée avec les autres Etats allemands. Le 17 mai, le général reçoit une délégation des Comités d’Aix-la-Chapelle et de Nassau-Hesse Rhénane, ayant à sa tête deux députés du Centre, MM. Kastert et Kuckhof. Ils avaient pris soin d’aviser le gouvernement du Reich de leur démarche et ils s’y rendirent aussitôt après à Berlin pour exposer au ministre Scheidemann la situation et l’avertir qu’avec ou sans l’autorisation du gouvernement, la République rhénane se ferait. Le ministère publia les communications confidentielles des deux délégués dans les journaux socialistes, en les écourtant et les falsifiant, en même temps qu’il faisait annoncer par l’agence Wolff qu’il ignorait complètement l’affaire ; enfin il rédigea un acte, signé par tous les ministres, qui déclarait que les fauteurs du mouvement rhénan étaient coupables du crime de haute-trahison et pouvaient être poursuivis comme tels en vertu de l’article 81 du code pénal et condamnés aux travaux forcés à perpétuité.

La menace ne resta pas sans effet. Une partie des députés du Centre, sous l’influence d’Erzberger, désavouèrent leurs deux collègues qui durent donner leur démission et quitter l’Assemblée nationale. Mais dans la province rhénane, l’attitude du gouvernement eut pour résultat de décider les partisans de l’autonomie à couper les ponts et à proclamer la République rhénane. Ils ne s’engageaient qu’à regret dans cette voie révolutionnaire, mais l’hostilité de Berlin et la mauvaise volonté de Cologne les y poussaient. Un projet définitif fut mis sur pied le 17 mai. Il s’agissait de former, dans le cadre du Reich, un État englobant la Province rhénane, la Hesse, Birkenfeld, le Palatinat et une grande partie du Nassau, soit environ douze millions d’habitants ; cet Etal invoquerait la protection de la Société des Nations et réclamerait, dans le gouvernement du Reich, le droit d’opposer son veto à toute mesure susceptible d’entraîner une guerre dont son territoire serait nécessairement le champ de bataille. On comptait que le mouvement trouverait un écho en Bavière et en Hanovre.

Mais, au dernier moment, la proclamation rencontra des difficultés d’où les comités rhénans ne s’attendaient pas à en voir venir. Le Comité, réuni le 22 mai, à Coblenlz, se heurta au refus de l’autorité américaine occupante, d’autoriser la proclamation. A Aix-la-Chapelle, les autorités belges opposèrent le même refus. Les puissances alliées qui auraient eu tout avantage à concerter entre elles une commune attitude en face du mouvement rhénan, semblaient surprises par l’événement. C’est alors que le Dr Dorten résolut d’agir seul. Le comité rhénan « comités d’Aix-la-Chapelle, Bonn, Clèves, Crefeld, Gladbach, Neuss, Trêves) et les comités Hessois-Nassovien et Palatin firent afficher, le 1er juin, à Aix-la-Chapelle, Mayence, Wiesbaden et Spire, une proclamation ainsi conçue :


AU PEUPLE RHÉNAN

Le moment est venu de contribuer nous aussi à l’établissement de la paix des peuples.

Le peuple rhénan demande à être entendu en cette heure d’angoisse dans laquelle son sort se décide.

Toute influence extérieure doit céder devant cette décision inébranlable, née du principe universellement reconnu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le peuple rhénan veut sincèrement une paix qui suit la base de la réconciliation de tous les peuples.

C’est pour cette raison qu’il se détache spontanément des institutions qui sont la cause de tant de guerres : féodalité dégénérée et militarisme. Il élimine ainsi à jamais l’obstacle qui s’oppose à toute véritable paix.

Le projet de traité de paix est nécessité d’une part par les exigences du droit et de la justice, reconnues aussi par le gouvernement allemand : réparer les énormes dommages et dévastations subis par la France et la Belgique et donner des garanties suffisantes contre le retour de nouvelles guerres. D’autre part, il représente un fardeau terrible pour le peuple allemand.

Le plus haut devoir du peuple rhénan est d’aider de tout son cœur à la réconciliation générale et définitive des peuples.

Nous déclarons donc ce qui suit :

Une République Rhénane autonome est fondée dans le cadre de l’Allemagne ; elle comprend la Province Rhénane, le Vieux Nassau, la Hesse Rhénane et le Palatinat.

Cette fondation a lieu sur les bases suivantes :

1. Les frontières restent comme par le passé (Birkenfeld inclus).

2. Des changements de frontières ne peuvent avoir lieu qu’avec l’approbation des populations intéressées ; cette approbation sera établie par un plébiscite.

Le gouvernement provisoire est formé de délégués des Comités soussignés. Il demandera immédiatement l’autorisation de procéder sans retard aux élections de l’Assemblée Rhénane d’après le mode électoral en vigueur pour l’Assemblée Nationale, et de réunir de suite cette assemblée.

Coblence sera le siège du. Gouvernement et de l’Assemblée Rhénane. Provisoirement le gouvernement siège à Wiesbaden.

Les administrations provinciales et communales continuent leur activité jusqu’à nouvel ordre. Le gouvernement provisoire prend lu place des gouvernements centraux Prussien, Hessois et Bavarois.

Vive la République Rhénane !

Aix-la-Chapelle, Mayence, Spire et Wiesbaden, le 1er juin 1919.

Le Comité Rhénan.
Le Comité Nassau-Hesse Rhénane.
Le Comité Palatin.


En même temps, notification était faite de la proclamation de la République rhénane, par son président, le docteur Dorten, aux puissances occupantes, à la Conférence de la Paix, au gouvernement du Reich allemand à Berlin. Dans tous ces documents, le gouvernement provisoire de la République, établi à Wiesbaden, en Hesse, invoquait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et se réclamait de la Société des Nations.


V

L’initiative du docteur Dorten et de ses amis, bien qu’elle ait été préparée et annoncée par une série d’actes antérieurs, éclata comme une surprise ; la timidité des Rhénans fut abasourdie de tant d’audace, déconcertée par l’absence d’estampille officielle et de signature au bas des proclamations ; habituée à obéir au mot d’ordre du pouvoir, quel qu’il soit, elle attendit que les autorités alliées, ou le gouvernement, ou les chefs des grands partis locaux, lui dictassent son attitude. Vaine espérance ! Les autorités alliées, résolues à ne pas intervenir dans les affaires intérieures allemandes, gardèrent un silence dont les raisons élevées restaient impénétrables à des cerveaux germaniques. Les chefs du Centre, parti prépondérant dans la province rhénane, attendirent plusieurs jours avant de séparer leur cause de celle du docteur Dorten. La Kölnische Volkszeitung, qui avait mené la campagne préparatoire, en se dégageant d’’une tentative au succès de laquelle elle ne croyait pas, attaquait plus violemment que jamais la politique centraliste de Berlin et prenait la défense des députés Kastert et Kuckhof et de leur attitude. La Gazette de Cologne enregistrait la décision du parti du Centre à l’Assemblée nationale et remarquait qu’en désapprouvant l’initiative du Comité de Wiesbaden, le Centre ne condamnait pas l’aspiration à une république rhénane, constituée par les voies légales dans le cadre du Reich. La Germania, organe berlinois du Centre, n’osait pas non plus désapprouver sans réserves le mouvement : « La population des pays rhénans, disait-elle, a le devoir de montrer une grande retenue ; si elle nourrit des sentiments séparatistes et les considère comme justifiés, elle pourra les faire valoir plus tard. » (3 juin.) En résumé, dans les masses, surprise ; chez les dirigeants, hésitation, puis recul : tel fut l’effet régional immédiat de l’acte du 1er juin.

Berlin, au contraire, agit avec vigueur. Les chefs social-démocrates prirent partout une attitude hostile à la république rhénane, mais leurs troupes ne les suivirent pas toujours. Sur un mot d’ordre du gouvernement socialiste, un essai de grève générale fut tenté et très vite arrêté par les autorités militaires d’occupation. Le ministère décida aussitôt de donner aux vœux des Rhénans une apparence de satisfaction en créant une ombre de représentation parlementaire locale. A cet effet fut institué un « Commissaire général pour les territoires rhénans occupés, » assisté de sept conseillers. Le choix de Berlin se porta sur un Prussien authentique, M. von Stark, ancien président du gouvernement de Cologne et naguère chargé de veiller à Potsdam sur la sécurité de l’Empereur. De ses sept collaborateurs, deux seulement furent choisis parmi les membres du Centre, qui compte cependant à lui seul trente-quatre députés, c’est-à-dire plus de la moitié de la représentation parlementaire des pays rhénans, et des deux, un seul était un partisan modéré d’une république rhénane, en sorte que, des sept conseillers qui étaient censés représenter l’opinion rhénane, un seul partageait les sentiments de la majorité des habitants. Le choix de M. von Stark, qui décelait les appréhensions du gouvernement central, apprit aux Rhénans ce qu’ils pouvaient encore craindre de l’oppression berlinoise et fortifia chez eux la résolution de se débarrasser des fonctionnaires prussiens et de régler eux-mêmes leurs affaires.

Il semble avéré que le projet de « République du Rhin moyen » mis en avant, au commencement de juillet, par M. Ulrich, président du Conseil des ministres de Hesse, reçut les encouragements secrets du ministère d’Empire, qui espérait y trouver un moyen de dériver le courant autonomiste ; la république de M. Ulrich engloberait le Palatinat, le saillant Nord-Ouest de la Bavière, la Hesse, le Nassau jusqu’à la Lahn, en laissant de côté Francfort, et la province rhénane à l’Est do la Moselle, en excluant Trêves et Coblentz. L’intention de M. Ulrich, qui est un social-démocrate modéré et un protestant, saute aux yeux : il s’agit d’enlever à l’élément catholique, très prépondérant dans la province rhénane, l’influence directrice dans le futur Etat rhénan. M. Ulrich se déclare résolu à ne réclamer, conformément à l’article 167 de la Constitution, le droit de consulter le peuple par voie de plébiscite qu’après un délai de deux ans. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, la propagande des partisans du projet de M. Ulrich contribua à acclimater l’idée d’une république autonome et, par là, à fortifier le mouvement antiprussien.

Une indication intéressante est donnée, au milieu de juin, par l’élection du nouveau Conseil provincial (Landesausschuss) de Birkenfeld ; les représentants du parti paysan y dominent. A sa première réunion le Conseil déclare, à l’unanimité de ses vingt-cinq membres, vouloir la séparation d’avec le Oldenbourg, et, à la question : « Accepteriez-vous d’être réunis à une république rhénane, si elle existait ? » vingt-trois voix répondent : « Oui. »

L’acte du docteur Dorten avait eu le mérite de poser la question et de mettre une population trop moutonnière en face de ses responsabilités. Les chefs des différents partis s’étaient abstenus en général d’adhérer au mouvement ; mais on s’aperçut, dans les semaines qui suivirent le coup de théâtre du 1er juin, que les cadres des anciens partis se disloquaient pour ne plus laisser face à face que deux tendances : autonomistes et unitaristes, et que, si les chefs se récusaient, les masses se ralliaient d’instinct au parti de l’autonomie. Une pétition pour demander un plébiscite immédiat se couvrit rapidement de 1 200 000 signatures. La Kölnische Volkszeitung reprit sa campagne séparatiste. Le mouvement, parti du Rhin, se répandait dans les Etats du Sud et dans les provinces prussiennes de l’Ouest. Le temps est désormais passé où les réunions où l’on parlait d’autonomie, de république rhénane, prenaient des airs de complot ; la presse en discute ouvertement ; les organes du gouvernement négocient à ce sujet avec les partis et les grandes associations. Ainsi l’initiative du docteur Dorten a rendu un double service : elle a porté la question sur la place publique et elle a mis en relief l’impartialité des chefs militaires français et alliés. Le sentiment dominant apparaît de. plus en plus : maintien d’une unité allemande fédérative composée d’Etats autonomes, dislocation de la Prusse et fin de sa suprématie.

De toutes leurs forces encore considérables, le gouvernement du Reich et le gouvernement prussien résistent à ce puissant courant : à l’idée d’une fédération des grandes régions naturelles et historiques de l’Allemagne, il oppose l’octroi d’une certaine autonomie administrative aux provinces [10], palliatif insuffisant qui n’eut aucun succès. Le ministre-président de Prusse, M. Hirsch, se rend à Düsseldorf à la fin de juillet, réunit une conférence de 150 personnes triées sur le volet et fait des déclarations hostiles à une république autonome ; il expose ses projets de réformes administratives qui sont très froidement accueillis. A ce propos le Vorwärts (24 juillet, soir) publie un article significatif où s’atténue singulièrement son hostilité à tout projet de république autonome et où la Prusse est assez cavalièrement jetée par-dessus bord :

« Il est incompréhensible, et même tout à fait dangereux, dit-il, que le gouvernement prussien ait adopté, par la voix du Président du Conseil, une attitude de protestation vis-à-vis du problème de la rive gauche du Rhin. Cela est très commode, mais aussi gros de conséquences pour l’Empire ; car la pierre est entraînée sur la pente. Le peuple rhénan demande de nouvelles frontières politiques d’après ses besoins économiques. Le gouvernement hessois, aussi bien que les gouvernements prussien et bavarois, sont également intéressés à la question. Le remède ne consiste pas à exprimer sa confiance dans la fidélité à l’Etat, à élever des protestations ; car le danger d’un État particulier qui embrasserait toute la rive gauche du Rhin et rien que celle-ci (république rhénane de Dorten) croit de jour en jour [11]. » Puis, faisant allusion à un discours du ministre-président Hirsch qui avait parlé de sa « confiance dans les sentiments allemands de toute la population rhénane et dans son attachement à l’Empire, » le grand organe socialiste continue : « Le gouvernement prussien ne devrait pas s’insurger contre les désirs des populations rhénanes, si cette « confiance » est réelle. Le président Hirsch lui-même n’a pas osé ajouter que cette confiance pourrait s’étendre jusqu’à des sentiments « prussiens » et un « attachement » à la Prusse... L’esprit prussien vit encore et il est aussi incompréhensible pour les Allemands du Sud-Ouest qu’à l’époque de Guillaume. Cela ne peut pas changer si vite et cela ne changera pas. Même si la Prusse déclare qu’elle veut se fondre dans l’Empire, on ne verra encore là qu’une Prusse agrandie... La Prusse est toujours la Prusse, malgré une étiquette social-démocratique... »

Si intéressantes que soient les variations du grand journal du socialisme de gouvernement, les décisions du parti du Centre, dans son Congrès annuel, ont une tout autre portée. Le Congrès de 1919 devait se réunir au commencement d’août ; Erzberger, inquiet du progrès des tendances autonomistes, le fit ajourner. Mais le 4 août, les partisans des idées du docteur Dorten se réunirent à Cologne, prirent des résolutions nettement séparatistes et réclamèrent une consultation populaire immédiate. Du 15 au 17 septembre se tint à Cologne le Congrès officiel du parti, patronné par Erzberger et la fraction berlinoise ; trois ministres prussiens y assistèrent ; l’un d’eux, M. Stegewald, prononça une diatribe violente où il célébrait le prochain réveil de la Prusse et annonçait que le traité ne serait pas exécuté. Malgré cette pression officielle, il apparut que les opinions défendues par le docteur Dorten et ses amis avaient gagne beaucoup d’adeptes, mais que la grande majorité des délégués étaient d’accord, en vue d’événements futurs, pour ne pas provoquer une scission définitive dans le parti. Les vœux adoptés portent cette double marque.

Le député Trimborn, de Cologne, depuis longtemps l’un des principaux chefs du Centre au Reichstag de Berlin, s’exprime ainsi dans son rapport général :

« Les catholiques rhénans, tout en continuant à demander la formation d’un pays rhénan indépendant de la Prusse, se rallient à un point de vue « constitutionnel, » c’est-à-dire, au fond, et sous quelques réserves d’autonomie administrative, à un point de vue plus unitaire que particulariste...

« L’idée unitaire a fait, dans nos rangs comme ailleurs, de grands progrès. La disparition des dynasties rendait cette attitude légitime. Le Centre veut l’Etal unitaire : mais non point l’Etat centralisé. Il veut la décentralisation. Il n’abandonne pas ses aspirations fédéralistes : il les accommode simplement à l’évolution des temps... On ne doit pas briser l’étau de l’ancienne Prusse avant qu’un pouvoir fort, définitivement constitué, ait pourvu au remplacement... Si l’idée de la République rhénane ne reste pas vivante pendant deux années encore, c’est qu’elle n’est pas viable. D’ailleurs, il faut permettre la discussion et les travaux préparatoires. »

Voici maintenant le texte complet des vœux adoptés à la presque unanimité :

1° « La réalisation des aspirations rhénanes à l’autonomie dans le cadre de l’empire allemand, ne doit s’accomplir qu’en solidarité étroite avec la transformation territoriale de l’Empire, en s’inspirant principalement de l’intérêt général de l’Allemagne et par la voie prescrite par la Constitution ;

2° Le but dernier du regroupement territorial de notre patrie doit être la création d’un État unitaire allemand organique avec des pays autonomes. Les pays doivent avoir des droits égaux et être autant que possible de valeur égale : ils doivent être constitués autant que possible sur la base de la communauté de nationalité et de la solidarité économique et morale et pourvus de la plus large autonomie administrative ;

3° Au cas où l’État unitaire décrit aux paragraphes 1 et 2 apparaîtrait irréalisable, on cherchera à former un nouvel État confédéré suivant l’article 18 de la Constitution ;

4° Nous reconnaissons sans réserves la Constitution allemande et ses dispositions au sujet du regroupement territorial de l’Allemagne. Nous espérons que le Gouvernement et les représentants du peuple ne maintiendront pas le délai de deux ans prévu par l’article 167, au cas où la nécessité nationale des intérêts vitaux de la région rhénane demanderait la suppression immédiate de ce délai ;

5" Pour la période intermédiaire, nous demandons la plus large autonomie pour les provinces prussiennes. Le semblant d’autonomie qu’on laisse prévoir en Prusse ne saurait être accepté par la population rhénane ;

6° Quiconque s’associe à des tendances qui recherchent, sans l’avouer, une séparation d’avec l’Empire nuit aux intérêts nationaux, moraux et économiques de la population rhénane et se met en dehors du parti allemand du Centre ;

7° Le Congrès invite le gouvernement de l’Empire à réaliser le plus tôt possible la réorganisation intérieure de l’Empire dans le sens qui a été dit .»


On a l’impression très nette, en lisant le rapport opportuniste où le vieux routier parlementaire qu’est M. Trimborn cherche à donner satisfaction à toutes les opinions, et le texte des vœux adoptés, que ces derniers sont le résultat d’un compromis. Les divergences, qui furent vives, ont été voilées. Les amis du Dr Dorten firent acclamer par la grande majorité de l’Assemblée l’idée d’un parlement rhénan ; ce furent les chefs du Centre qui empêchèrent de formuler une résolution en ce sens. Eclairés par ces dissentiments, les séparatistes comprirent qu’à une situation nouvelle il faut des hommes nouveaux ; il leur sembla que les chefs du Centre, trop compromis dans l’ancienne politique, n’étaient pas qualifiés pour conduire l’Allemagne républicaine vers ses futures destinées ; ils résolurent de chercher leur appui dans le pays même et fondèrent l’Union populaire rhénane où entrèrent, sans distinction de parti ou de religion, tous les partisans d’une politique séparatiste. Des groupes sont fondés dans chaque village ; un comité directeur, dont le président n’est pas encore désigné, est à la tête de l’association. Le programme, daté du 10 novembre 1919, a été publié à cette date dans tous les grands journaux et affiché dans les zones anglaise et américaine. L’Union englobe « les pays rhénans, » c’est-à-dire : Province rhénane, Nassau, Hesse rhénane, Starkenbourg, Palatinat ; deux secrétariats se trouvent l’un à Cologne, l’autre à Wiesbaden. Pour la première fois apparaissent, dans un document d’allure quasi officielle, des expressions telles que « la nation rhénane ; » un article du programme demande « la diffusion de la civilisation rhénane, de l’amour du pays et de ses traditions. » L’Union veut une confédération allemande, mais, pour les Rhénans, « l’union de toute la race rhénane en un seul Etat confédéré, dont l’établissement prochain doit être réalisé par tons les moyens. » Dans les territoires occupés sera créée immédiatement « une représentation populaire auprès de la Haute-commission à Coblentz. » La démocratie rhénane s’appuiera « sur des bases foncièrement religieuses, » mais elle a un programme social très développé. Les questions économiques doivent passer au premier plan ; elles seront traitées en plein « accord entre tous les Etats de la nation rhénane. »


VI

Avec la fondation et les progrès de l’Union populaire rhénane, la question des pays rhénans entre dans une phase nouvelle. D’une part, les séparatistes, brisant les cadres des anciens partis, constituent eux-mêmes un grand parti avec un programme général de réformes politiques et sociales. Ils reviennent ainsi à cette politique sociale, qui fit autrefois la force et la popularité du Centre, la gloire d’un Windthorst ou d’un Mallinckrodt, et que le parti, depuis la mort de Bismarck, a désertée pour sacrifier aux idoles pangermanistes. D’autre part, la question rhénane apparaît de plus en plus en corrélation avec la future constitution tie certaines autres parties de l’ancien Empire allemand, on le mouvement autonomiste, en ces derniers mois, a pris un développement caractérisé.

Au Congrès du Centre, à Cologne, nous avons vu que l’unité du Reich allemand n’était pas discutée. Ce. qu’il s’agit de savoir, ce n’est donc pas s’il existera une unité allemande, mais quels en seront la forme, la constitution et l’esprit, quels seront les droits respectifs des Etats ou des pays qui la composeront, et de l’organe fédéral. Le projet du ministre Preuss, qui supprimait tous les anciens Etats historiques pour tracer de nouvelles circonscriptions administratives, est abandonné. Parlant au président du Reich, venu à Stuttgard en août dernier, le ministre de l’Intérieur du Wurtemberg s’élevait contre tout essai de « centralisation à l’exemple de la Révolution française de 1789, » et déclarait que « l’Allemagne ne pouvait pas être gouvernée ni administrée par un seul centre. » Mais quels seront les « centres » et quels seront les droits de chacun d’eux ? C’est le même problème qu’a traité, devant l’Assemblée nationale, le 16, octobre, le ministre de l’Intérieur Koch. « La question essentielle sera de savoir, disait le lendemain la Gazette de Francfort, si chaque pays, chaque Etat particulier pourra prendre lui-même les décisions à venir suivant ses désirs ou ses intérêts particuliers, ou si l’Empire seul aura le droit de prendre ces décisions conformément aux besoins de l’ensemble de la nation et de la patrie allemande. » Que la nouvelle constitution ait « prescrit cette seconde voie, » la Gazette de Francfort s’en félicite et demande qu’on y persévère, mais c’est vers d’autres solutions que, dans les parties occidentale et méridionale du Reich, incline l’opinion publique. La politique d’Empire a entraîné l’Allemagne aux abîmes, elle a soulevé contre elle la réprobation universelle ; c’est un risque que sont résolus à ne plus courir les anciens pays historiques que la Prusse a conquis ou forcés par les armes à entrer dans l’Empire ; ils ne veulent plus qu’une étroite dépendance les oblige à recevoir de Berlin, tantôt la guerre par la volonté des Hohenzollern, tantôt la révolution par la volonté de la démagogie.

Ainsi se pose aujourd’hui le problème, et c’est le mérite des pays rhénans d’en avoir formulé les termes. Mais le mouvement est loin de se limiter aux pays rhénans. Sans parler d’une « Grande Thuringe » qui se cherche, et d’une Saxe qui ne veut pas être absorbée, un profond travail politique s’accomplit actuellement dans les États du Sud. En Bavière, le parti populaire Bayerische Volkspartei, dont le chef est le Dr Heim, mène une campagne très active et très fructueuse contre la fraction du Centre allemand inspirée par Erzberger et s’est définitivement séparé d’elle. Les associations paysannes, très puissantes en Bavière, combattent à la fois la trop grande influence des organisations ouvrières qui prennent leur mot d’ordre à Berlin et la nouvelle constitution d’Empire trop centralisée à leur gré ; elles sont nettement particularistes, royalistes et antisocialistes. Le Dr Heim, qui est à la tête de toutes ces associations rurales, n’hésite pas à qualifier de « traîtres au pays » les députés bavarois qui ont voté cette constitution. « Je suis fédéraliste, s’écriait le Dr Heim au récent congrès de Munich, parce que je vois dans le fédéralisme le salut de l’Allemagne. » Et le ministre des Finances de Bavière, M. von Speck, déclarait dans un meeting : « L’Allemagne ne peut vivre qu’avec le système fédéraliste. Prochainement le peuple bavarois se prononcera par voie de plébiscite sur cette question vitale. » Le parti populaire, sous la direction du comte von Bothmer et du Dr Heim, a créé l’Union allemande, Deutscher Bund, qui se propose d’entrer en contact avec les partis fédéralistes qui, dans les autres pays allemands, se donnent pour programme de lutter contre la centralisation « suivant le modèle français, » et d’empêcher l’Allemagne de devenir une Grande Prusse. Le parti se prépare à mener énergiquement la lutte au moment des élections qui auront lieu en avril ; il peut compter sur l’appui des conservateurs et de beaucoup de libéraux revenus des expériences socialistes. S’il l’emporte, le comte von Bothmer et le Dr Heim tendront la main au parti autonomiste et fédéraliste rhénan dirigé par le Dr Dorten, dont les intérêts et les tendances concordent sur les points essentiels avec les leurs.

L’activité politique de la Bavière et des pays rhénans trouve un écho très sympathique en Hanovre où le parti guelfe, dirigé par M. von Thannenberg, compte des partisans de plus en plus nombreux et dont l’activité s’étend jusque dans le Brunswick et le Oldenbourg, et même jusqu’aux anciennes villes libres de Brème et de Hambourg, Entre les chefs de ces différents mouvements s’établit tout naturellement un programme commun dont les deux points fondamentaux sont : plus de suprématie prussienne, plus de directions néfastes venues de Berlin ; formation d’un certain nombre d’Etats allemands égaux entre eux, jouissant d’une autonomie très complète et constituant une fédération.

Ainsi se précise et mûrit la question du Rhin ; elle est liée aujourd’hui à tout le problème de la constitution nouvelle de l’Allemagne. Partout des partis autonomistes et fédéralistes puissants s’organisent ; ils ne sont pas toujours entièrement d’accord sur le but final à atteindre : il y a plus que des nuances entre la conception de M. Trimborn qui ne dépasse guère l’autonomie administrative, et celle du groupe du docteur Dorten qui veut une fédération d’Etats jouissant d’une très large autonomie, ou encore celle du parti populaire bavarois, ou enfin la conception socialiste hessoise de M. Ulrich qui admettrait une fédération plus centralisée sans qu’aucun des Etats puisse exercer une prépondérance sur les autres. Mais les représentants de ces différentes conceptions sont tous d’accord que le premier stade doit être : plus d’hégémonie prussienne. Par une étrange ironie de l’histoire, c’est le parti social-démocrate qui reprend à son compte la politique unitaire et centraliste, la politique de conquête en Allemagne et hors d’Allemagne que conduisit autrefois son grand adversaire Bismarck.


VII

Que de fois, avant la guerre, n’avons-nous pas entendu dire par des gens qui avaient séjourné en Alsace-Lorraine et qui se croyaient bien renseignés : « la germanisation fait de grands progrès ; il reste bien peu de choses du sentiment français.... » Or, il restait tout ; la germanisation, depuis dix ans, n’avait fait que reculer. Quand on se représente tout ce que la Prusse a fait, depuis 1815, pour prussianiser les pays du Rhin, aux fonctionnaires qu’elle y a envoyés, aux écoles, aux universités, aux casernes qu’elle y a multipliées et où le cerveau malléable des indigènes devait recevoir l’empreinte indélébile, au prestige que donnent la victoire et la prospérité matérielle, à cet étau prussien qui comprimait les âmes dans une doctrine d’État comme il sanglait les corps dans un uniforme, on est stupéfait de retrouver si vivant le caractère original des populations indigènes et de le voir se manifester par des aspirations de plus en plus précises vers l’indépendance et la liberté.

Ce peuple, qui se réclame du principe des nationalités, a le droit d’être entendu au moment où s’édifie une Europe nouvelle fondée sur le respect de ce principe même ; il ne prétend pas se dissocier d’avec les autres rameaux du grand arbre germanique, mais il réclame le droit de se gouverner lui-même, de n’être plus entraîné dans une guerre, pour des intérêts ou des querelles qui lui sont étrangers, contre un peuple qui a eu sur son développement national et sur sa civilisation une influence séculaire et bienfaisante. Gardons-nous, avec notre esprit latin toujours porté à généraliser et à simplifier, de juger les autres pays d’après le nôtre. La nationalité française, adéquatement réalisée dans la nation française, est la plus ancienne, la plus unifiée, la plus cohérente de l’Europe. Nous portons en nous, comme un héritage de la Rome des Césars et de la Rome des Papes, la notion, le culte de l’unité. Il n’en va pas de même des autres nations. Le. peuple anglais, dont la conscience nationale est, avec la nôtre, la plus ancienne, n’a-t-il pas une Irlande qui le hait, voire un Pays de Galles et une Ecosse qui ne veulent pas être confondus avec l’Angleterre ? Le ciment de l’unité italienne est encore tout frais. L’Espagne est travaillée par le particularisme provincial. La guerre et la révolution ont disloqué la Russie. L’histoire de la France est celle de son unité ; depuis ses origines, elle est en marche vers l’unification et la centralisation ; ses traditions sont toutes de concentration, de fusion. Tout opposée est la loi du développement des pays allemands ; elle est faite de particularisme, d’autonomies municipales, régionales, de fédéralisme. L’Allemagne a acclamé Luther parce qu’il défendait l’indépendance des princes et des villes contre le Pape et l’Empereur. L’unité allemande a été imposée par le canon et les baïonnettes ; elle est l’œuvre des Prussiens dont le sang n’est guère allemand ; c’est la conquête prussienne qui a brisé les particularismes historiques, foulé aux pieds le droit des peuples et prétendu ramener l’esprit allemand au niveau peu élevé de la mentalité prussienne en obligeant l’Allemagne à entrer dans l’armature étroite et rigide du caporalisme et du fonctionnarisme prussiens. Mais, sous la chape de plomb, l’âme historique de l’Allemagne a survécu ; elle réapparaît aujourd’hui dans sa pluralité, dans sa variété ; elle tend à revenir à la loi de son évolution traditionnelle. Dans la détresse, les Français, comme un troupeau menacé par les fauves, se serrent les uns contre les autres, font bloc autour du gouvernement et de la capitale ; les Allemands, au contraire, se disjoignent ; chacun tourne les yeux vers son groupe naturel, vers sa capitale historique, et il apparaît à chacun que le meilleur moyen d’être un bon Allemand, est d’abord d’être un bon Rhénan, un Bavarois, un Hanovrien, un Saxon. Voilà d’abord ce qu’il faut bien voir quand on veut comprendre les mouvements qui agitent l’Allemagne depuis sa défaite et la chute des trônes.

Le mouvement autonomiste, dont nous avons relaté les différentes phases, n’est nullement artificiel, nullement provoqué par les alliés vainqueurs ; il a ses racines jusque dans l’histoire lointaine des pays allemands, dans leur constitution géographique même ; il répond aux aspirations instinctives et profondes des peuples. Il était naturel que la région rhénane fût celle où ces tendances autonomistes se manifestassent le plus tôt et avec le plus d’énergie, non parce qu’elle est occupée par les troupes alliées, mais parce que, à travers les siècles, c’est là que l’histoire et la civilisation allemandes se sont développées avec le plus d’éclat et d’intensité au contact de la civilisation latine de l’Occident. Ce peuple a le droit de disposer de ses destinées et ce serait mal interpréter le principe des nationalités, sur lequel repose tout l’édifice de la paix, que de lui en contester le bénéfice.

Lorsque, de Berlin, on cherche à discréditer le mouvement rhénan, on l’accuse de servir les intérêts de l’étranger, de trahir la patrie allemande et de n’exister que par la protection des armées victorieuses. En réalité, si les autorités d’occupation avaient, durant cette première année, été autorisées par les gouvernements alliés à soutenir ouvertement les aspirations autonomistes, la République rhénane serait aujourd’hui une réalité vivante. Le mot d’ordre, que ces populations, peu habituées à l’initiative, attendaient, ne fut pas donné. Fut-ce par un respect exagéré pour un principe mal interprété ? Fut-ce par une étrange méconnaissance du caractère vrai des revendications rhénanes ? L’histoire le dira, car nous ne pouvons croire, que ce soit par une opposition de nos alliés qui dénoterait chez eux, outre des sentiments qui ne peuvent pas être les leurs, une incompréhension radicale de leurs propres intérêts et de la situation politique dans l’Europe d’après la guerre.

Si la liberté rhénane est une plante naturelle, produit du terroir et de l’histoire, c’est une plante délicate dont les premiers ans ont besoin d’être protégés contre les ennemis qui la voudraient détruire. La fureur des Prussiens aurait frappé les hommes énergiques qui se faisaient les porte-parole du peuple rhénan et aurait étouffé toute velléité d’autonomie par les procédés qui lui sont habituels, si les chefs des armées alliées ne s’y étaient opposés. Dans la zone française, le général Mangin, commandant la 10e armée française en Hesse et dans une partie de la Prusse rhénane, et le général Gérard, commandant la 8e armée dans le Palatinat, se sont acquittés de cette tâche délicate avec une fermeté et une réserve qui leur ont gagné la confiance des populations : elles se sentaient protégées sans redouter de se trouver contraintes. Lorsque, au mois d’octobre dernier, les deux grands chefs français, ainsi que le général Fayolle commandant du groupe d’armées, furent simultanément remplacés, par suite d’une organisation nouvelle, par le seul général Degoutte, il y eut parmi les Rhénans, surtout dans la zone du général Mangin, outre des regrets justifiés, quelque incertitude et quelque appréhension. De fait, ils purent se demander si le nouveau commandant en chef n’avait pas reçu des ordres trop rigoureux d’abstention, quand ils le virent refuser l’autorisation, accordée dans les zones des autres armées alliées, d’afficher dans la zone française, de beaucoup la plus étendue, la proclamation de l’Union populaire rhénane. Les Rhénans ont pu se rendre compte que l’éminent chef qu’est le général Degoutte, pas plus que ses glorieux prédécesseurs, ne les abandonnera aux vengeances prussiennes. Le récent complot qui a menacé la vie du Dr Dorten leur en a fourni la preuve.

Déjà, à trois reprises différentes, par ordre des autorités de Berlin, le Dr Dorten avait été arrêté, deux fois par les autorités prussiennes en zone anglaise et américaine, une fois par les autorités hessoises en zone française ; il s’agissait d’enlever le chef du mouvement séparatiste, de le transporter en territoire non occupé pour lui intenter un procès de haute trahison. Chaque fois ces tentatives de violence et d’arbitraire ont été déjouées par les autorités militaires alliées et le Dr Dorten remis en liberté. Cette fois il s’agissait de le supprimer comme l’a été Kurt Eisner. Le chef de la police de Wiesbaden et trois de ses agents ont été arrêtés le 19 janvier par les autorités françaises ; à l’instigation d’un ministre socialiste prussien ils auraient soudoyé et armé un assassin pour débarrasser les gouvernants de la Prusse et du Reich d’un patriote rhénan dont les idées et les succès paraissent à Berlin de plus en plus dangereux. Cette affaire, qui n’est pas éclaircie à l’heure où nous écrivons, prouve en tout cas l’efficacité vigilante de la protection des autorités alliées.

Après la mise en vigueur du traité, le commandant de l’armée d’occupation n’a plus qu’un rôle strictement militaire, la direction politique relevant de la haute commission interalliée siégeant à Coblentz sous la présidence de M. Paul Tirard, assisté d’un haut-commissaire anglais, américain et belge. « Les administrations allemandes, disons pour être plus précis et exact, les administrations prussiennes, reprenant l’entière disposition et l’entière autorité sur les services publics de la rive gauche du Rhin, la commission interalliée conserve simplement, aux termes du traité de paix, le droit de veiller à la sécurité des armées d’occupation et de prendre toutes mesures de protection, de façon à préserver les troupes d’occupation contre les désordres éventuels [12]. » Dans la limite de ses attributions, la Commission a le droit de rendre des ordonnances qui ont force de loi et, si limité que paraisse au premier abord son pouvoir, il est en réalité très étendu, puisque c’est en définitive à la Commission, s’appuyant sur les armées occupantes, qu’incombe la charge et la responsabilité de l’ordre. « Personne en France, conclut M. Tirard, pas plus que dans les autres démocraties alliées, personne n’admettra que la force des baïonnettes qui ont combattu pour la liberté, vienne soutenir une administration de tyrannie au profit de qui que ce soit. »

Les Alliés ont combattu pour délivrer l’Europe du danger permanent du « militarisme prussien. » Or les Allemands, eux aussi, ou tout au moins une partie d’entre eux, demandent à être délivrés du régime prussien, dont le « militarisme » est l’expression la plus complète, ; à ceux-là les Alliés ne peuvent refuser leur appui. La France, tout particulièrement, peut et doit avoir une politique rhénane, ou plutôt une politique allemande. La France de 1871, vaincue et mutilée, repliée derrière les Vosges, pouvait rester, en face de l’Allemagne, dans une attitude de réserve et d’expectative ; victime de la force, elle attendait l’heure de la justice. Mais la France de 1920, la France victorieuse, revenue sur le Rhin, n’est pas libre de ne pas avoir en Allemagne une politique active. Alsace oblige. Cette politique a été très heureusement définie, à la Chambre et au Sénat, par plusieurs orateurs, notamment par M. Maurice Barrès qui s’est trouvé d’accord sur les points essentiels avec M. Albert Thomas ; elle a été approuvée par la presque unanimité du Parlement ; elle se formule d’un mot, chargé de sens et d’histoire : c’est la défense des libertés germaniques.

Les bords du Rhin, dont la rive gauche tout entière et la rive droite jusqu’à 50 kilomètres sont interdites par le traité de Versailles aux troupes du Reich allemand, peuvent devenir comme un champ d’expérience où la civilisation occidentale, représentée surtout par la France et la Belgique, viendra se mesurer, dans une concurrence pacifique, à la civilisation allemande. Les populations rhénanes reprendront ainsi leur grand rôle historique et retrouveront leur personnalité nationale. La France, d’accord avec ses alliés, peut et doit les y aider. Nous n’avons pas à dire par quels moyens d’ordre économique, politique et moral elle peut y parvenir. En décrivant la naissance et le développement, dans la région rhénane, d’un mouvement autonomiste, nous avons essayé d’établir la légitimité et la nécessité d’une telle politique dans l’intérêt de la France, de l’Allemagne elle-même et de l’humanité. Le traité de paix est entré en vigueur. La Société des Nations et les gouvernements sont saisis des notifications et des demandes pressantes des Rhénans auxquelles il va falloir enfin donner une réponse. La paix de l’avenir dépend de la solution que les Alliés sauront donner à la question d’Occident.


RENE PINON.

  1. Voyez le beau livre de M. Henri Moysset, L’Esprit public en Allemagne vingt ans après Bismarck, 1 vol. in-8o ; (Alcan).
  2. Le Rhin dans l’histoire, (Leroux, 1916-1917, 2 vol. in-8.)
  3. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er novembre 1917, et Les Survivances françaises dans l’Allemagne napoléonienne depuis 1815, 1 vol. in-8, à la librairie Félix Alcan. Voyez aussi, de M. Ed. Driault : La République et le Rhin (2 vol.in-16, librairie du Recueil Sirey) ; de M. René Johannet : Rhin et France (1 vol. in- 16, Nouvelle Librairie nationale) ; etc.
  4. Bismarck et l’Église ; 4 vol in-16 ; (Perrin).
  5. Deutsches Volksblatt, 16 juin 1919.
  6. M. Thyssen, le grand industriel, fut même arrêté dans les premiers jours de décembre 1918, conduit à Berlin et relâché.
  7. Inutile d’observer que « les agents de la France » ne sont pour rien dans le mouvement guelfe.
  8. Le socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine. Librairie de l’Action nationale, brochure, 1912, reproduite et augmentée du Dossier d’une polémique avec Jean Jaurès (1912-1913) (1 vol., 1918 ; Bussard). M. Andler vient de publier : La décomposition du socialisme allemand (1 vol. ; Bossard).
  9. Berliner Tageblatt, 17 juillet 1919, matin.
  10. La Gazette de Francfort du 13 juillet, matin, donne les détails du projet.
  11. Il n’est pas exact, ainsi que l’allègue le Vorvärts pour les besoins de sa cause, que la « République de Dorten » n’embrasse que la rive gauche du Rhin.
  12. Discours de M. Paul Tirard, haut-commissaire de la République dans les provinces du Rhin, au banquet de l’Union des grandes associations françaises, le 22 octobre 1919.