Le Rideau levé ou l’éducation de Laure/02

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Au palais sous les robes (p. 9-13).

LE RIDEAU LEVÉ


OU


L’ÉDUCATION DE LAURE





LAURE À EUGÉNIE


Loin de moi, imbéciles préjugés ! il n’y a que les âmes craintives qui vous soient asservies ! Eugénie, accablée d’ennui dans sa solitude, exige de sa chère Laure ce petit amusement tendre : il n’y a plus rien qui puisse me retenir.

Oui, ma chère Eugénie, ces moments délicieux, dont je t’ai quelquefois entretenue dans ton lit ; ces transports des sens, dont nous avons cherché à répéter les plaisirs dans les bras l’une de l’autre ; ces tableaux de ma jeunesse, dont nous avons voulu réaliser la volupté, eh bien ! pour te satisfaire, je vais, sous des traits ressemblants, les retracer ici.

Tout ce que j’ai fait et pensé dès ma plus tendre enfance, tout ce que j’ai vu et ressenti, va reparaître sous tes yeux. Je ferai renaître dans toi ces sensations vives, ces mouvements précieux, dont l’ivresse a tant de charmes. Mes expressions seront vraies, naturelles et hardies ; j’oserai même dessiner de ma main des figures dignes de sujet et de tes désirs enflammés ; je ne crains pas de manquer d’énergie. Eugénie, c’est toi qui m’inspires et qui m’échauffes. Tu es ma Vénus et mon Apollon ; mais, garde-toi, chère amie, que ma confidence échappe de tes mains ; souviens-toi que tu es dans le sanctuaire de l’imbécilité ou de la dissimulation : celles même des religieuses qui sont dans la bonne foi, ont un zèle mille fois moins à craindre que celles qui goûtent, sous un voile hypocrite, la volupté la plus exquise et la plus raffinée. Tu ne serais que criminelle aux yeux des unes, et les autres crieraient hautement à l’infamie.

Le bonheur des femmes aime partout l’ombre et le mystère, mais la crainte et la décence donnent du prix à leurs plaisirs. Cet ouvrage-ci ne doit jamais voir le jour : il n’est point fait pour les yeux du vulgaire ; il serait indigne de la franchise d’une femme, et son impertinente crédulité lui donne de l’horreur pour la nudité des productions de la nature.

Tu ne le croirais pas, ma chère Eugénie, c’est que les hommes, même les plus libres, nous envient jusqu’aux privautés de l’imagination. Ils ne veulent nous permettre que les plaisirs qu’ils nous départissent. Nous ne sommes à leurs yeux que des esclaves, qui ne devons rien tenir que de la main du maître impérieux qui nous a subjuguées. Tout est pour eux ou doit se rapporter à eux ; ils deviennent des tyrans dès qu’on ose deviser leurs plaisirs ; ils sont jaloux, si l’on ose s’envisager à son tour. Égoïstes, ils prétendent l’être seuls, et que personne ne le soit.

Dans les plaisirs qu’ils prennent avec nous, il en est peu qui pensent à nous les faire partager : il y en a même qui cherchent à s’en procurer en nous tourmentant et en nous faisant éprouver des traitements douloureux. À quelles bizarreries leur extravagance ne les porte-t-elle pas ? Leur imagination ardente, fougueuse et remplie d’écarts, s’éteint avec la même facilité qu’elle s’allume ; leurs désirs licencieux, sans frein, inconstants et perfides, errent d’un objet vers l’autre. Par une contradiction perpétuelle avec leurs sentiments, ils exigent que nous ne jouissions pas des privilèges qu’ils se sont arrogés, nous, dont la sensibilité est plus grande, dont l’imagination est encore plus vive et plus inflammable par la nature de notre constitution.

Ah ! les cruels qu’ils sont ! ils veulent anéantir nos facultés, tandis que notre froideur insipide ferait leur tourment et leur malheur. Quelques-uns, à la vérité, suivent une ligne écartée du tourbillon ordinaire, mais il serait toujours imprudent de nous dévoiler à leurs yeux.

Cet ouvrage ne serait pas moins déplacé devant ces êtres engourdis que l’amour ne peut émouvoir : je parle de ces femmes flegmatiques que les empressements des hommes aimables ne peuvent exciter, et de ces graves personnages que la beauté ne peut réveiller ; il en existe, Eugénie, de ces animaux indéfinis, parés du titre fastueux de virtuose ou de philosophe, livrés à l’effervescence d’une bile noire, aux vapeurs sombres et malfaisantes de la mélancolie, qui fuient le monde dont ils sont méprisés : ces gens-là, comme la vieillesse inutile, blâment amèrement tous les plaisirs dont ils sont déchus.

Il en est d’autres, au contraire, d’un tempérament fougueux, mais que les préjugés de l’éducation et la timidité ont enthousiasmés pour le nom d’une vertu dont ils ne connurent jamais l’essence ; ils détournent les éjaculations naturelles de leur cœur, pour en diriger les élans vers des êtres fantastiques. L’amour est un dieu profane qui ne mérite pas leur encens, et si sous le nom d’hymen, ils lui sacrifient quelquefois, ils deviennent des fanatiques qui, sous le titre d’honneur, déguisent leur dure jalousie. C’est pour nous un blasphème que d’exprimer l’amour.

Ainsi, ma chère Eugénie, il ne faut choquer personne : gardons nos confidences libertines pour nous égayer dans le particulier ; c’est à toi seule que je veux ouvrir mon cœur, c’est uniquement pour toi que je ne couvrirai d’aucune gaze les tableaux que je mettrai sous tes yeux : ils seront cachés pour les autres, ainsi que les libertés que nous avons prises ensemble.

Il n’y a que l’amitié ou l’amour qui puissent arrêter des regards de complaisance sur les objets licencieux que ma plume et mes crayons vont tâcher d’exprimer.