Le Rig-Véda et les origines de la mythologie indo-européenne/Préface

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PRÉFACE



En proposant aux indianistes un système d’interprétation du Rig-Véda très différent de ceux qui ont eu cours jusqu’ici, j’ai tout d’abord à cœur de montrer que ce système, loin de s’appuyer sur des hypothèses paradoxales, a, bien au contraire, son point de départ dans les idées que suggèrent naturellement l’expérience et la raison.

Je ne saurais, certes, m’empêcher de reconnaître que je m’écarte considérablement des théories admises[1] en cessant, par exemple, de considérer à la suite des brâhmanes le soma comme le suc clarifié d’une certaine plante formant le breuvage des dieux et des sacrificateurs, pour y voir, selon les indications des textes et du sens commun, une huile ou une liqueur spiritueuse dont l’usage consistait à alimenter les flammes d’Agni ou le feu du sacrifice.

Mais combien pourtant cette nouvelle hypothèse paraîtra vraisemblable si l’on réfléchit que les libations du sacrifice, à moins d’être destinées à l’éteindre, ne pouvaient servir qu’à rallumer et à l’entretenir, et que, étant donné l’absurdité de la première alternative, la seconde prend un caractère pour ainsi dire impératif ? Combien aussi se justifient par là les nombreuses et profondes modifications en matière d exégèse védique, qui seront la conséquence forcée de ce changement de perspective !

De même, au point de vue de l’interprétation hymnes, on m’accordera sans peine, je l’espère, qu’il n’y a rien d’essentiellement extraordinaire ou illogique dans la position que j’ai prise entre MM. Max Müller, Kuhn, Roth et Bergaigne, d’une part, et MM. Oldenberg, Pischel-Geldner et Bloomfield, de l’autre. Alors que les premiers expliquent le Véda par une hypothèse mythologique qui lui est antérieure et extérieure, et que les seconds font appel pour le même but à des documents moins anciens que ceux dont il s’agit de trouver le mot, je considère les textes des hymnes comme originaux dans toute la force du terme et j’y puise directement les éléments d’interprétation que ceux-là demandent à leur imagination et ceux-ci à des documents équivoques, — les uns et les autres à des données étrangères au domaine réel et propre des idées védiques.

Les théories nouvelles excitent invinciblement la défiance, et je tenais a présenter ces circonstances atténuantes de l’aspect novateur des miennes.

Je passe maintenant à l’exposé rapide des principales observations qui m ont guidé dans l’établissement de la méthode requise pour l’explication du Rig-Véda.

Le caractère exclusivement concret du vocabulaire védique est le sûr indice de l’état intellectuel de ceux qui s’en servaient ; s’ils étaient dépourvus de termes pour exprimer l’idéal, c’est que leur esprit ne connaissait que le réel et ne se préoccupait que du réel. Ni l’abstrait ni le mythe ne doivent intervenir dans l’analyse que nous faisons de leurs idées. La langue des hymnes, presque toute en adjectifs, ne visé que des objets sensibles, et c’est en ne l’oubliant jamais que nous avons le plus de chance de bien la comprendre.

Autant elle est descriptive et pittoresque, autant sont peu nombreux les objets qu’elle concerne, mais autant aussi elle use d’expressions différentes, d’images multipliées et de métaphores sans nombre peur en varier la peinture. Tout ou presque tout dans le Rig Véda se rapporte au sacrifice consistant dans l’élément liquide et l’élément igné qui lui donnent naissance. Ou, plutôt, les sacrificateurs-poètes ne voient que la libation, soit sous sa forme première, soit à l’état mixte où elle est à la fois coulante et allumée, soit dans la métamorphose qui la change en flamme ; autrement dit, ils célèbrent sans cesse Sonia destiné à devenir Agni, Soma-Agni qui participe de celui-ci et de celui-là, ou Agni, autre nom de Soma transformé. Mais que d’appellations diverses, que d’épithètes, que de synonymes, que de périphrases, que de comparaisons, que de formules énigmatiques ou paradoxales pour multiplier à l’infini les désignations de l’objet unique et changeant de leur culte !

Se rendre compte des traits si particuliers de ce style créé sans modèle et resté sans imitateurs est la première condition requise pour s’orienter dans le labyrinthe de la phraséologie des hymnes. Indépendamment de cette observation générales, j’ai tiré parti, à un point de vue d’ordre plus grammatical, des règles suivantes qui s’imposent également, j’en ai acquis la conviction par l’expérience, à quiconque veut tirer le char de l’exégèse védique des ornières où il est embourbé depuis si longtemps : — Interpréter les cas des mots déclinables d’une manière uniforme et en strict rapport avec leur valeur la plus généralement admise ; ne considérer a priori comme adverbes ou prépositions que les très rares indéclinables de la langue des Védas ; se persuader que cette langue ne connaît pour ainsi dire pas de noms propres et que la plupart de ceux que l’on regarde comme tels ne doivent ce titre qu’aux préjugés évhéméristes des lexicographes et des traducteurs ; ne supposer le texte corrompu ou entaché d’une irrégularité quelconque qu’après avoir acquis la certitude absolue qu’il est inintelligible sans correction ; observer avec soin les coupes prosodiques comme éléments de ponctuation et sûrs indices de l’endroit où les phrases se terminent ; préciser les sens vagues et rectifier ceux qui sont inexacts à l’aide simultanée de l’étymologie, des exigences du contexte et de l’esprit général des conceptions védiques.

Dans une certaine mesure donc, mon livre est l’exposé d’un système d’interprétation du Rig-Véda fondé sur les remarques qui précèdent et, à cet égard, il peut être considéré comme la préface d’une traduction complète des hymnes. Le titre n’en implique pas moins un programme plus étendu et qui embrasse la grosse question des sources de la mythologie indo-européenne. C’est, qu’en effet, si les textes védiques de la spéculation brahmanique sous ses différentes formes, si surtout les métaphores des hymnes sont, comme je compte le montrer, la matière même qui prise au propre plus tard est devenue la cause de la grande erreur, du πρῶτον ψεῦδος qui a, durant de longs siècles, interposé ses voiles fantastiques entre l’esprit humain et la perception du réel, la manière dont je les comprends entraîne la solution de l’énigme mythique.

J’ajoute que le mythe, de concert avec la religion, est devenu la source de tout le développement intellectuel et moral qui a suivi, sous les différentes formes de la poésie, de la philosophie, des œuvres d’imagination, etc.

Le Véda est l’œuf d’or de la cosmogonie de Manou ; toute la genèse brahmanique en est issue. On peut dire en même temps que la science du Véda doit dissiper l’illusion mythologique : les promesses de la sagesse de l’Inde, qui voyait dans sa lumière la conquérante prédestinée de l’obscur domaine de la Mâyâ, étaient vraies dans un certain sens et j’ai pris à tâche de le montrer.

Mais, pour les choses que nous considérons, la Grèce, sans parler des autres nations de race indo-européenne, est inséparable de l’Inde. C’est dire qu’à mon avis, en Grèce comme dans l’Inde, l’apparition des mythes et leur alliance avec tous les modes primitifs de l’activité intellectuelle de la nation doit avoir eu pour base des chants religieux analogues aux hymnes du Rig-Véda et consacrés, ainsi que l’étaient ceux-ci, à la célébration de rites empruntés à la période d’unité[2].

Envisagée ainsi dans ses rapports essentiels et naturels avec les sciences qui lui sont apparentées, l’exégèse védique prend une portée dont la valeur en matière d’archéologie indo-européenne (en employant le mot dans son sens plus large) ne saurait être surfaite. Là est le principe et la source, je me plais à le répéter, de tout ce que nous pouvons savoir sur l’état intellectuel de notre race aux périodes les plus reculées de son histoire.

L’intérêt qui doit en résulter joint à l’étrangeté du style védique et à la nouveauté de la méthode dont j’use dans ces études me feront excuser, je l’espère, si je reviens indéfiniment sur les mêmes explications que nécessite d’ailleurs l’identité intime du sens des formules védiques les plus diverses. Quelque fastidieux que le procédé puisse paraître, il est tellement imposé par la nature du sujet et l’obligation où je suis de montrer à mes lecteurs que sous les mille formes dont elle est revêtue l’idée est toujours la même, que j’ai dû me résigner à des redites incessantes.

Et pourtant, malgré le soin que j’ai pris de subordonner l’élégance à l’intention constante de prouver la légitimité de ma méthode et la justesse de mes explications, il y aurait peut-être quelque illusion de ma part à compter sur l’approbation immédiate de ceux que j’ai le plus à cœur de convaincre.

Dans le domaine de la philologie, plus une spécialité est étroite, plus les idées nouvelles sont exposées à y trouver toutes les places prisés et toutes les portes closes. L’exemple de Bergaigne est fait surtout pour donner à réfléchir à quiconque pourrait croire qu’il suffit d’avoir raison en matière d’exégèse védique pour obtenir la prompte adhésion des plus compétents. Quand on voit le peu de compte réel qu’on a tenu, tout en le couvrant de fleurs, de ses découvertes les plus fécondes et les plus sûres[3], on se prend à désespérer d’obtenir plus que lui le bénéfice de cette religion scientifique qui consiste à sacrifier spontanément les idoles des formules baconniennes sur l’autel de la vérité.

Mais, après tout, qu’importe ? Dans la ferme espérance où je suis que mes idées n’auront qu’à profiter d’un examen sincère et approfondi, mon désir est plutôt encore de les voir discutées qu’adoptées à la légère. Or, la nature même des questions soulevées par mon livre s’oppose à ce que je puisse craindre de les voir étouffées en quelque sorte sous le silence des savants dont elles relèvent le plus directement. L’histoire et la philosophie sont trop intéressées à leur solution, pour que philosophes et historiens n’obligent pas les indianistes à dire ce qu’ils en pensent avec raisons à l’appui et conclusions motivées.

D’ailleurs, je ne suis pas seul à la besogne. Des collaborateurs jeunes et diligents sont prêts à me seconder et déjà se constitue la petite école à qui sera confiée la fortune des théories que cet ouvrage inaugure. Leurs travaux ajoutés aux miens prouveront au moins que la patrie des Burnouf et des Bergaigne n’a pas cessé de produire des chercheurs, qui s’intéressent aux origines indo-européennes de la civilisation dont la nôtre est la fille légitime et l’héritière directe.


Le second volume de cet ouvrage traitera tout particulièrement du mythe d’Apâm Napât, — des énigmes védiques avec la traduction de l’hymne, RV. i, 164, — de l’évhémérisme appliqué à l’interprétation des hymnes védiques, — du mythe de Yama et des Pitris, — de la légende de Purûravas et d’Urvaçi dans les hymnes et la littérature postérieure, du vrai sens des formules du Rig-Véda considérées comme philosophiques, — d’un résumé général des idées védiques, et d’une explication de la mythologie grecque d’après la méthode indiquée par les origines de la mythologie brahmanique.

Ce même volume contiendra les addenda et corrigenda nécessités par les lapsus et les omissions qui m’auront échappé au cours de l’ouvrage[4], et les index destinés à en faciliter l’étude.

Lyon, 5 Avril 1892.
Paul REGNAUD.
  1. Un détail qui montre bien à quel point l’importance du soma comme aliment d’Agni a échappé jusqu’à présent aux interprètes du Véda, c’est que M. Hillebrandt dans son ouvrage récent intitulé : Soma und verwandte Götter, consacre à peine deux lignes (p. 263) à constater que le soma était versé dans le feu du sacrifice comme libation aux dieux, et n’en tire aucune conséquence.
  2. Les plus anciennes formes de la religion et de la mythologie en Égypte et en Babylonie, prêtent à croire que là aussi les métaphores relatives au sacrifice ont été le point de départ des développements ultérieurs. C’est une hypothèse que suggèrent particulièrement des travaux récents comme ceux du Rév. C.-J. Ball (Glimpses of Babylonian religion, dans les Proceedings of the Society of biblical Archæology, vol. XIV, 1892), et de M. Maspero, sur l’Ennéade (Rev. de l’hist. des Rel.) numéro de janvier-février 1892). Voir aussi et surtout Brugsch, Religion und Mythologie der alten Aegypter (1888). Le passage suivant tiré de cet ouvrage (p. 160) résumerait tout aussi bien, mutatis mutandis, les conceptions védiques que les principes de la mythologie de l’Égypte : Das Emportauchen des Lichtes aus den Wassern, die Erzeugung des Feurigen aus dem Feuchten, die Geburt des Râ aus dem Nun bildet den Ausgangspunkt aller Anschauungen, Gedanken und Lehren der ägyptischen Priesterweisheit auf dem mythologischen Gebiete.
  3. Un des savants étrangers qui lui ont rendu la meilleure justice, M. Oldenberg (dans les Beiträge de Bezzenberger, t. XVI, 1890), ne célèbre guère parmi ses travaux que ceux qu’il a consacrés au classement des hymnes. Tout admirables qu’elles sont, ces recherches restent d’une portée à peu près nulle au point de vue de l’interprétation du Rig-Véda. Il en est autrement de celles qui concernent les principes du style et de la lexicographie védiques et pourtant, à cet égard, personne ne le loue et surtout personne ne le suit !
  4. L’interprétation des passages védiques traduits dans les cent premières pages donnera lieu tout particulièrement à quelques rectifications que je réserve pour l’erratum en question.