Le Rire. Essai sur la signification du comique/Chapitre II

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Félix Alcan (p. 67-133).


CHAPITRE II

LE COMIQUE DE SITUATION ET LE COMIQUE DES MOTS


Nous avons étudié le comique dans les formes, les attitudes, les mouvements en général. Nous devons le rechercher maintenant dans les actions et dans les situations. Certes, ce genre de comique se rencontre assez facilement dans la vie de tous les jours. Mais ce n’est peut-être pas là qu’il se prête le mieux à l’analyse. S’il est vrai que le théâtre soit un grossissement et une simplification de la vie, la comédie pourra nous fournir, sur ce point particulier de notre sujet, plus d’instruction que la vie réelle. Peut-être même devrions-nous pousser la simplification plus loin encore, remonter à nos souvenirs les plus anciens, chercher, dans les jeux qui amusèrent l’enfant, la première ébauche des combinaisons qui font rire l’homme. Trop souvent nous parlons de nos sentiments de plaisir et de peine comme s’ils naissaient vieux, comme si chacun d’eux n’avait pas son histoire. Trop souvent surtout nous méconnaissons ce qu’il y a d’encore enfantin, pour ainsi dire, dans la plupart de nos émotions joyeuses. Combien de plaisirs présents se réduiraient pourtant, si nous les examinions de près, à n’être que des souvenirs de plaisirs passés ! Que resterait-il de beaucoup de nos émotions si nous les ramenions à ce qu’elles ont de strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui est simplement remémoré ? Qui sait même si nous ne devenons pas, à partir d’un certain âge, imperméables à la joie fraîche et neuve, et si les plus douces satisfactions de l’homme mûr peuvent être autre chose que des sentiments d’enfance revivifiés, brise parfumée que nous envoie par bouffées de plus en plus rares un passé de plus en plus lointain ? Quelque réponse d’ailleurs qu’on fasse à cette question très générale, un point reste hors de doute : c’est qu’il ne peut pas y avoir solution de continuité entre le plaisir du jeu, chez l’enfant, et le même plaisir chez l’homme. Or la comédie est bien un jeu, un jeu qui imite la vie. Et si, dans les jeux de l’enfant, alors qu’il manœuvre poupées et pantins, tout se fait par ficelles, ne sont-ce pas ces mêmes ficelles que nous devons retrouver, amincies par l’usage, dans les fils qui nouent les situations de comédie ? Partons donc des jeux de l’enfant. Suivons le progrès insensible par lequel il fait grandir ses pantins, les anime, et les amène à cet état d’indécision finale où, sans cesser d’être des pantins, ils sont pourtant devenus des hommes. Nous aurons ainsi des personnages de comédie. Et nous pourrons vérifier sur eux la loi que nos précédentes analyses nous laissaient prévoir, loi par laquelle nous définirons les situations de vaudeville en général : Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique.


I. — Le diable à ressort. — Nous avons tous joué autrefois avec le diable qui sort de sa boîte. On l’aplatit, il se redresse. On le repousse plus bas, il rebondit plus haut. On l’écrase sous son couvercle, et souvent il fait tout sauter. Je ne sais si ce jouet est très ancien, mais le genre d’amusement qu’il renferme est certainement de tous les temps. C’est le conflit de deux obstinations, dont l’une, purement mécanique, finit pourtant d’ordinaire par céder à l’autre, qui s’en amuse. Le chat qui joue avec la souris, qui la laisse chaque fois partir comme un ressort pour l’arrêter net d’un coup de patte, se donne un amusement du même genre.

Passons alors au théâtre. C’est par celui de Guignol que nous devons commencer. Quand le commissaire s’aventure sur la scène, il reçoit aussitôt, comme de juste, un coup de bâton qui l’assomme. Il se redresse, un second coup l’aplatit. Nouvelle récidive, nouveau châtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se tend et se détend, le commissaire s’abat et se relève, tandis que le rire de l’auditoire va toujours grandissant.

Imaginons maintenant un ressort plutôt moral, une idée qui s’exprime, qu’on réprime, et qui s’exprime encore, un flot de paroles qui s’élance, qu’on arrête et qui repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision d’une force qui s’obstine et d’un autre entêtement qui la combat. Mais cette vision aura perdu de sa matérialité. Nous ne serons plus à Guignol ; nous assisterons à une vraie comédie.

Beaucoup de scènes comiques se ramènent en effet à ce type simple. Ainsi, dans la scène du Mariage forcé entre Sganarelle et Pancrace, tout le comique vient d’un conflit entre l’idée de Sganarelle, qui veut forcer le philosophe à l’écouter, et l’obstination du philosophe, véritable machine à parler qui fonctionne automatiquement. À mesure que la scène avance, l’image du diable à ressort se dessine mieux, si bien qu’à la fin les personnages eux-mêmes en adoptent le mouvement, Sganarelle repoussant chaque fois Pancrace dans la coulisse. Pancrace revenant chaque fois sur la scène pour discourir encore. Et quand Sganarelle réussit à faire rentrer Pancrace et à l’enfermer à l’intérieur de la maison (j’allais dire au fond de la boîte), tout à coup la tête de Pancrace réapparaît par la fenêtre qui s’ouvre, comme si elle faisait sauter un couvercle.

Même jeu de scène dans le Malade imaginaire. La médecine offensée déverse sur Argan, par la bouche de M. Purgon, la menace de toutes les maladies. Et chaque fois qu’Argan se soulève de son fauteuil, comme pour fermer la bouche à Purgon, nous voyons celui-ci s’éclipser un instant, comme si on l’enfonçait dans la coulisse, puis, comme mû par un ressort, remonter sur la scène avec une malédiction nouvelle. Une même exclamation sans cesse répétée : « Monsieur Purgon ! » scande les moments de cette petite comédie.

Serrons de plus près encore l’image du ressort qui se tend, se détend et se retend. Dégageons-en l’essentiel. Nous allons obtenir un des procédés usuels de la comédie classique, la répétition.

D’où vient le comique de la répétition d’un mot au théâtre ? On cherchera vainement une théorie du comique qui réponde d’une manière satisfaisante à cette question très simple. Et la question reste en effet insoluble, tant qu’on veut trouver l’explication d’un trait amusant dans ce trait lui-même, isolé de ce qu’il nous suggère. Nulle part ne se trahit mieux l’insuffisance de la méthode courante. Mais la vérité est que si on laisse de côté quelques cas très spéciaux sur lesquels nous reviendrons plus loin, la répétition d’un mot n’est pas risible par elle-même. Elle ne nous fait rire que parce qu’elle symbolise un certain jeu particulier d’éléments moraux, symbole lui-même d’un jeu tout matériel. C’est le jeu du chat qui s’amuse avec la souris, le jeu de l’enfant qui pousse et repousse le diable au fond de sa boîte, — mais raffiné, spiritualisé, transporté dans la sphère des sentiments et des idées. Énonçons la loi qui définit, selon nous, les principaux effets comiques de répétition de mots au théâtre : Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment.

Quand Dorine raconte à Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci l’interrompt sans cesse pour s’enquérir de la santé de Tartuffe, la question qui revient toujours : « Et Tartuffe ? » nous donne la sensation très nette d’un ressort qui part. C’est ce ressort que Dorine s’amuse à repousser en reprenant chaque fois le récit de la maladie d’Elmire. Et lorsque Scapin vient annoncer au vieux Géronte que son fils a été emmené prisonnier sur la fameuse galère, qu’il faut le racheter bien vite, il joue avec l’avarice de Géronte absolument comme Dorine avec l’aveuglement d’Orgon. L’avarice, à peine comprimée, repart automatiquement, et c’est cet automatisme que Molière a voulu marquer par la répétition machinale d’une phrase où s’exprime le regret de l’argent qu’il va falloir donner : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Même observation pour la scène où Valère représente à Harpagon qu’il aurait tort de marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas. « Sans dot ! » interrompt toujours l’avarice d’Harpagon. Et nous entrevoyons, derrière ce mot qui revient automatiquement, un mécanisme à répétition monté par l’idée fixe.

Quelquefois, il est vrai, ce mécanisme est plus malaisé à apercevoir. Et nous touchons ici à une nouvelle difficulté de la théorie du comique. Il y a des cas où tout l’intérêt d’une scène est dans un personnage unique qui se dédouble, son interlocuteur jouant le rôle d’un simple prisme, pour ainsi dire, au travers duquel s’effectue le dédoublement. Nous risquons alors de faire fausse route si nous cherchons le secret de l’effet produit dans ce que nous voyons et entendons, dans la scène extérieure qui se joue entre les personnages, et non pas dans la comédie intérieure que cette scène ne fait que réfracter. Par exemple, quand Alceste répond obstinément « Je ne dis pas cela ! » à Oronte qui lui demande s’il trouve ses vers mauvais, la répétition est comique, et pourtant il est clair qu’Oronte ne s’amuse pas ici avec Alceste au jeu que nous décrivions tout à l’heure. Mais qu’on y prenne garde ! il y a en réalité ici deux hommes dans Alceste, d’un côté le « misanthrope » qui s’est juré maintenant de dire aux gens leur fait, et d’autre part le gentilhomme qui ne peut désapprendre tout d’un coup les formes de la politesse, ou même peut-être simplement l’homme excellent, qui recule au moment décisif où il faudrait passer de la théorie à l’action, blesser un amour-propre, faire de la peine. La véritable scène n’est plus alors entre Alceste et Oronte, mais bien entre Alceste et Alceste lui-même. De ces deux Alceste, il y en a un qui voudrait éclater, et l’autre qui lui ferme la bouche au moment où il va tout dire. Chacun des « Je ne dis pas cela ! » représente un effort croissant pour refouler quelque chose qui pousse et presse pour sortir. Le ton de ces « Je ne dis pas cela ! » devient donc de plus en plus violent, Alceste se fâchant de plus en plus — non pas contre Oronte, comme il le croit, mais contre lui-même. Et c’est ainsi que la tension du ressort va toujours se renouvelant, toujours se renforçant, jusqu’à la détente finale. Le mécanisme de la répétition est donc bien encore le même.

Qu’un homme se décide à ne plus jamais dire que ce qu’il pense, dût-il « rompre en visière à tout le genre humain », cela n’est pas nécessairement comique ; c’est de la vie, et de la meilleure. Qu’un autre homme, par douceur de caractère, égoïsme ou dédain, aime mieux dire aux gens ce qui les flatte, ce n’est que de la vie encore ; il n’y a rien là pour nous faire rire. Réunissez même ces deux hommes en un seul, faites que votre personnage hésite entre une franchise qui blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne sera pas encore comique, elle paraîtra sérieuse, si les deux sentiments arrivent à s’organiser par leur contrariété même, à progresser ensemble, à créer un état d’âme composite, enfin à adopter un modus vivendi qui nous donne purement et simplement l’impression complexe de la vie. Mais supposez maintenant, dans un homme bien vivant, ces deux sentiments irréductibles et raides ; faites que l’homme oscille de l’un à l’autre ; faites surtout que cette oscillation devienne franchement mécanique en adoptant la forme connue d’un dispositif usuel, simple, enfantin : vous aurez cette fois l’image que nous avons trouvée jusqu’ici dans les objets risibles, vous aurez du mécanique dans du vivant, vous aurez du comique.

Nous nous sommes assez appesanti sur cette première image, celle du diable à ressort, pour faire comprendre comment la fantaisie comique convertit peu à peu un mécanisme matériel en un mécanisme moral. Nous allons examiner un ou deux autres jeux, mais en nous bornant maintenant à des indications sommaires.


II. — Le pantin à ficelles. — Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisagé d’un certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains d’un autre qui s’en amuse. Du pantin que l’enfant manœuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, l’intervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même : « La machine est toute trouvée », et encore : « C’est le ciel qui les amène dans mes filets », etc. Par un instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme l’enfant qui a obtenu d’un camarade qu’il lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition n’est pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette d’un agencement mécanique. C’est ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour : tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul s’il doit se marier. Remarquons que l’auteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. À défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.

Tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté. Les sentiments que nous avons mûris, les passions que nous avons couvées, les actions que nous avons délibérées, arrêtées, exécutées, enfin ce qui vient de nous et ce qui est bien nôtre, voilà ce qui donne à la vie son allure quelquefois dramatique et généralement grave. Que faudrait-il pour transformer tout cela en comédie ? Il faudrait se figurer que la liberté apparente recouvre un jeu de ficelles, et que nous sommes ici-bas, comme dit le poète,

… d’humbles marionnettes
Dont le fil est aux mains de la Nécessité.

Il n’y a donc pas de scène réelle, sérieuse, dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au comique par l’évocation de cette simple image. Il n’y a pas de jeu auquel un champ plus vaste soit ouvert.

III. — La boule de neige. — À mesure que nous avançons dans cette étude des procédés de comédie, nous comprenons mieux le rôle que jouent les réminiscences d’enfance. Cette réminiscence porte peut-être moins sur tel ou tel jeu spécial que sur le dispositif mécanique dont ce jeu est une application. Le même dispositif général peut d’ailleurs se retrouver dans des jeux très différents, comme le même air d’opéra dans beaucoup de fantaisies musicales. Ce qui importe ici, ce que l’esprit retient, ce qui passe, par gradations insensibles, des jeux de l’enfant à ceux de l’homme, c’est le schéma de la combinaison, ou, si vous voulez, la formule abstraite dont ces jeux sont des applications particulières. Voici, par exemple, la boule de neige qui roule, et qui grossit en roulant. Nous pourrions aussi bien penser à des soldats de plomb rangés à la file les uns des autres : si l’on pousse le premier, il tombe sur le second, lequel abat le troisième, et la situation va s’aggravant jusqu’à ce que tous soient par terre. Ou bien encore ce sera un château de cartes laborieusement monté : la première qu’on touche hésite à se déranger, sa voisine ébranlée se décide plus vite, et le travail de destruction, s’accélérant en route, court vertigineusement à la catastrophe finale. Tous ces objets sont très différents, mais ils nous suggèrent, pourrait-on dire, la même vision abstraite, celle d’un effet qui se propage en s’ajoutant à lui-même, de sorte que la cause, insignifiante à l’origine, aboutit par un progrès nécessaire à un résultat aussi important qu’inattendu. Ouvrons maintenant un livre d’images pour enfants : nous allons voir ce dispositif s’acheminer déjà vers la forme d’une scène comique. Voici par exemple (j’ai pris au hasard une « série d’Épinal ») un visiteur qui entre avec précipitation dans un salon : il pousse une dame, qui renverse sa tasse de thé sur un vieux monsieur, lequel glisse contre une vitre qui tombe dans la rue sur la tête d’un agent qui met la police sur pied, etc. Même dispositif dans bien des images pour grandes personnes. Dans les « histoires sans paroles » que crayonnent les dessinateurs comiques, il y a souvent un objet qui se déplace et des personnes qui en sont solidaires : alors, de scène en scène, le changement de position de l’objet amène mécaniquement des changements de situation de plus en plus graves entre les personnes. Passons maintenant à la comédie. Combien de scènes bouffonnes, combien de comédies même vont se ramener à ce type simple ! Qu’on relise le récit de Chicaneau dans les Plaideurs : ce sont des procès qui s’engrènent dans des procès, et le mécanisme fonctionne de plus en plus vite (Racine nous donne ce sentiment d’une accélération croissante en pressant de plus en plus les termes de procédure les uns contre les autres) jusqu’à ce que la poursuite engagée pour une botte de foin coûte au plaideur le plus clair de sa fortune. Même arrangement encore dans certaines scènes de Don Quichotte, par exemple dans celle de l’hôtellerie, où un singulier enchaînement de circonstances amène le muletier à frapper Sancho, qui frappe sur Maritorne, sur laquelle tombe l’aubergiste, etc. Arrivons enfin au vaudeville contemporain. Est-il besoin de rappeler toutes les formes sous lesquelles cette même combinaison se présente ? Il y en a une dont on use assez souvent : c’est de faire qu’un certain objet matériel (une lettre, par exemple) soit d’une importance capitale pour certains personnages et qu’il faille le retrouver à tout prix. Cet objet, qui échappe toujours quand on croit le tenir, roule alors à travers la pièce en ramassant sur sa route des incidents de plus en plus graves, de plus en plus inattendus. Tout cela ressemble bien plus qu’on ne croirait d’abord à un jeu d’enfant. C’est toujours l’effet de la boule de neige.

Le propre d’une combinaison mécanique est d’être généralement réversible. L’enfant s’amuse à voir une bille lancée contre des quilles renverser tout sur son passage en multipliant les dégâts ; il rit plus encore lorsque la bille, après des tours, détours, hésitations de tout genre, revient à son point de départ. En d’autres termes, le mécanisme que nous décrivions tout à l’heure est déjà comique quand il est rectiligne ; il l’est davantage quand il devient circulaire, et que les efforts du personnage aboutissent, par un engrenage fatal de causes et d’effets, à le ramener purement et simplement à la même place. Or, on verrait que bon nombre de vaudevilles gravitent autour de cette idée. Un chapeau de paille d’Italie a été mangé par un cheval. Un seul chapeau semblable existe dans Paris, il faut à tout prix qu’on le trouve. Ce chapeau, qui recule toujours au moment où on va le saisir, fait courir le personnage principal, lequel fait courir les autres qui s’accrochent à lui : tel, l’aimant entraîne à sa suite, par une attraction qui se transmet de proche en proche, les brins de limaille de fer suspendus les uns aux autres. Et lorsque, enfin, d’incident en incident, on croit toucher au but, le chapeau tant désiré se trouve être celui-là même qui a été mangé. Même odyssée dans une autre comédie non moins célèbre de Labiche. On nous montre d’abord, faisant leur quotidienne partie de cartes ensemble, un vieux garçon et une vieille fille qui sont de vieilles connaissances. Ils se sont adressés tous deux, chacun de son côté, à une même agence matrimoniale. À travers mille difficultés, et de mésaventure en mésaventure, ils courent côte à côte, le long de la pièce, à l’entrevue qui les remet purement et simplement en présence l’un de l’autre. Même effet circulaire, même retour au point de départ dans une pièce plus récente. Un mari persécuté croit échapper à sa femme et à sa belle-mère par le divorce. Il se remarie ; et voici que le jeu combiné du divorce et du mariage lui ramène son ancienne femme, aggravée, sous forme de nouvelle belle-mère.

Quand on songe à l’intensité et à la fréquence de ce genre de comique, on comprend qu’il ait frappé l’imagination de certains philosophes. Faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de départ, c’est fournir un grand effort pour un résultat nul. On pouvait être tenté de définir le comique de cette dernière manière. Telle paraît être l’idée de Herbert Spencer : le rire serait l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide. Kant disait déjà : « Le rire vient d’une attente qui se résout subitement en rien. » Nous reconnaissons que ces définitions s’appliqueraient à nos derniers exemples ; encore faudrait-il apporter certaines restrictions à la formule, car il y a bien des efforts inutiles qui ne font pas rire. Mais si nos derniers exemples présentent une grande cause aboutissant à un petit effet, nous en avons cité d’autres, tout de suite auparavant, qui devraient se définir de la manière inverse : un grand effet sortant d’une petite cause. La vérité est que cette seconde définition ne vaudrait guère mieux que la première. La disproportion entre la cause et l’effet, qu’elle se présente dans un sens ou dans l’autre, n’est pas la source directe du rire. Nous rions de quelque chose que cette disproportion peut, dans certains cas, manifester, je veux dire de l’arrangement mécanique spécial qu’elle nous laisse apercevoir par transparence derrière la série des effets et des causes. Négligez cet arrangement, vous abandonnez le seul fil conducteur qui puisse vous guider dans le labyrinthe du comique, et la règle que vous aurez suivie, applicable peut-être à quelques cas convenablement choisis, reste exposée à la mauvaise rencontre du premier exemple venu qui l’anéantira.

Mais pourquoi rions-nous de cet arrangement mécanique ? Que l’histoire d’un individu ou celle d’un groupe nous apparaisse, à un moment donné, comme un jeu d’engrenages, de ressorts ou de ficelles, cela est étrange, sans doute, mais d’où vient le caractère spécial de cette étrangeté ? pourquoi est-elle comique ? À cette question, qui s’est déjà posée à nous sous bien des formes, nous ferons toujours la même réponse. Le mécanisme raide que nous surprenons de temps à autre, comme un intrus, dans la vivante continuité des choses humaines, a pour nous un intérêt tout particulier, parce qu’il est comme une distraction de la vie. Si les événements pouvaient être sans cesse attentifs à leur propre cours, il n’y aurait pas de coïncidences, pas de rencontres, pas de séries circulaires ; tout se déroulerait en avant et progresserait toujours. Et si les hommes étaient toujours attentifs à la vie, si nous reprenions constamment contact avec autrui et aussi avec nous-mêmes, jamais rien ne paraîtrait se produire en nous par ressorts ou ficelles. Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements.

Mais ceci même nous invite à chercher plus loin et plus haut. Nous nous sommes amusés jusqu’ici à retrouver dans les jeux de l’homme certaines combinaisons mécaniques qui divertissent l’enfant. C’était là une manière empirique de procéder. Le moment est venu de tenter une déduction méthodique et complète, d’aller puiser à leur source même, dans leur principe permanent et simple, les procédés multiples et variables du théâtre comique. Ce théâtre, disions-nous, combine les événements de manière à insinuer un mécanisme dans les formes extérieures de la vie. Déterminons donc les caractères essentiels par lesquels la vie, envisagée du dehors, paraît trancher sur un simple mécanisme. Il nous suffira alors de passer aux caractères opposés pour obtenir la formule abstraite, cette fois générale et complète, des procédés de comédie réels et possibles.

La vie se présente à nous comme une certaine évolution dans le temps, et comme une certaine complication dans l’espace. Considérée dans le temps, elle est le progrès continu d’un être qui vieillit sans cesse : c’est dire qu’elle ne revient jamais en arrière, et ne se répète jamais. Envisagée dans l’espace, elle étale à nos yeux des éléments coexistants si intimement solidaires entre eux, si exclusivement faits les uns pour les autres, qu’aucun d’eux ne pourrait appartenir en même temps à deux organismes différents : chaque être vivant est un système clos de phénomènes, incapable d’interférer avec d’autres systèmes. Changement continu d’aspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d’une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. Prenons-en le contrepied : nous aurons trois procédés que nous appellerons, si vous voulez, la répétition, l’inversion et l’interférence des séries. Il est aisé de voir que ces procédés sont ceux du vaudeville, et qu’il ne saurait y en avoir d’autres.

On les trouverait d’abord, mélangés à doses variables, dans les scènes que nous venons de passer en revue, et à plus forte raison dans les jeux d’enfant dont elles reproduisent le mécanisme. Nous ne nous attarderons pas à faire cette analyse. Il sera plus utile d’étudier ces procédés à l’état pur sur des exemples nouveaux. Rien ne sera plus facile d’ailleurs, car c’est souvent à l’état pur qu’on les rencontre dans la comédie classique, aussi bien que dans le théâtre contemporain.

I. — La répétition. — Il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, d’un mot ou d’une phrase qu’un personnage répète, mais d’une situation, c’est-à-dire d’une combinaison de circonstances, qui revient telle quelle à plusieurs reprises, tranchant ainsi sur le cours changeant de la vie. L’expérience nous présente déjà ce genre de comique, mais à l’état rudimentaire seulement. Ainsi, je rencontre un jour dans la rue un ami que je n’ai pas vu depuis longtemps ; la situation n’a rien de comique. Mais, si, le même jour, je le rencontre de nouveau, et encore une troisième et une quatrième fois, nous finissons par rire ensemble de la « coïncidence ». Figurez-vous alors une série d’événements imaginaires qui vous donne suffisamment l’illusion de la vie, et supposez, au milieu de cette série qui progresse, une même scène qui se reproduise, soit entre les mêmes personnages, soit entre des personnages différents : vous aurez une coïncidence encore, mais plus extraordinaire. Telles sont les répétitions qu’on nous présente au théâtre. Elles sont d’autant plus comiques que la scène répétée est plus complexe et aussi qu’elle est amenée plus naturellement, — deux conditions qui paraissent s’exclure, et que l’habileté de l’auteur dramatique devra réconcilier.

Le vaudeville contemporain use de ce procédé sous toutes ses formes. Une des plus connues consiste à promener un certain groupe de personnages, d’acte en acte, dans les milieux les plus divers, de manière à faire renaître dans des circonstances toujours nouvelles une même série d’événements ou de mésaventures qui se correspondent symétriquement.

Plusieurs pièces de Molière nous offrent une même composition d’événements qui se répète d’un bout de la comédie à l’autre. Ainsi L’École des Femmes ne fait que ramener et reproduire un certain effet à trois temps : 1er temps, Horace raconte à Arnolphe ce qu’il a imaginé pour tromper le tuteur d’Agnès, qui se trouve être Arnolphe lui-même ; 2e temps, Arnolphe croit avoir paré le coup ; 3e temps, Agnès fait tourner les précautions d’Arnolphe au profit d’Horace. Même périodicité régulière dans L’École des Maris, dans L’Étourdi, et surtout dans George Dandin, où le même effet à trois temps se retrouve : 1er temps, George Dandin s’aperçoit que sa femme le trompe ; 2e temps, il appelle ses beaux-parents à son secours ; 3e temps, c’est lui, George Dandin, qui fait des excuses.

Parfois, c’est entre des groupes de personnages différents que se reproduira la même scène. Il n’est pas rare alors que le premier groupe comprenne les maîtres, et le second les domestiques. Les domestiques viendront répéter dans un autre ton, transposée en style moins noble, une scène déjà jouée par les maîtres. Une partie du Dépit amoureux est construite sur ce plan, ainsi qu’Amphitryon. Dans une amusante petite comédie de Benedix, Der Eigensinn, l’ordre est inverse ; ce sont les maîtres qui reproduisent une scène d’obstination dont les domestiques leur ont donné l’exemple.

Mais, quels que soient les personnages entre lesquels des situations symétriques sont ménagées, une différence profonde paraît subsister entre la comédie classique et le théâtre contemporain. Introduire dans les événements un certain ordre mathématique en leur conservant néanmoins l’aspect de la vraisemblance, c’est-à-dire de la vie, voilà toujours ici le but. Mais les moyens employés diffèrent. Dans la plupart des vaudevilles, on travaille directement l’esprit du spectateur. Si extraordinaire en effet que soit la coïncidence, elle deviendra acceptable par cela seul qu’elle sera acceptée, et nous l’accepterons si l’on nous a préparés peu à peu à la recevoir. Ainsi procèdent souvent les auteurs contemporains. Au contraire, dans le théâtre de Molière, ce sont les dispositions des personnages, et non pas celles du public, qui font que la répétition paraît naturelle. Chacun de ces personnages représente une certaine force appliquée dans une certaine direction, et c’est parce que ces forces, de direction constante, se composent nécessairement entre elles de la même manière, que la même situation se reproduit. La comédie de situation, ainsi entendue, confine donc à la comédie de caractère. Elle mérite d’être appelée classique, s’il est vrai que l’art classique soit celui qui ne prétend pas tirer de l’effet plus qu’il n’a mis dans la cause.

II. — L’inversion. — Ce second procédé a tant d’analogie avec le premier que nous nous contenterons de le définir sans insister sur les applications. Imaginez certains personnages dans une certaine situation : vous obtiendrez une scène comique en faisant que la situation se retourne et que les rôles soient intervertis. De ce genre est la double scène de sauvetage dans Le Voyage de M. Perrichon. Mais il n’est même pas nécessaire que les deux scènes symétriques soient jouées sous nos yeux. On peut ne nous en montrer qu’une, pourvu qu’on soit sûr que nous pensons à l’autre. C’est ainsi que nous rions du prévenu qui fait de la morale au juge, de l’enfant qui prétend donner des leçons à ses parents, enfin de ce qui vient se classer sous la rubrique du « monde renversé ».

Souvent on nous présentera un personnage qui prépare les filets où il viendra lui-même se faire prendre. L’histoire du persécuteur victime de sa persécution, du dupeur dupé, fait le fond de bien des comédies. Nous la trouvons déjà dans l’ancienne farce. L’avocat Pathelin indique à son client un stratagème pour tromper le juge : le client usera du stratagème pour ne pas payer l’avocat. Une femme acariâtre exige de son mari qu’il fasse tous les travaux du ménage ; elle en a consigné le détail sur un « rôlet ». Qu’elle tombe maintenant au fond d’une cuve, son mari refusera de l’en tirer : « cela n’est pas sur son rôlet ». La littérature moderne a exécuté bien d’autres variations sur le thème du voleur volé. Il s’agit toujours, au fond, d’une interversion de rôles, et d’une situation qui se retourne contre celui qui la crée.

Ici se vérifierait une loi dont nous avons déjà signalé plus d’une application. Quand une scène comique a été souvent reproduite, elle passe à l’état de « catégorie » ou de modèle. Elle devient amusante par elle-même, indépendamment des causes qui font qu’elle nous a amusés. Alors des scènes nouvelles, qui ne sont pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles ressemblent à celle-là par quelque côté. Elles évoqueront plus ou moins confusément dans notre esprit une image que nous savons drôle. Elles viendront se classer dans un genre où figure un type de comique officiellement reconnu. La scène du « voleur volé » est de cette espèce. Elle irradie sur une foule d’autres scènes le comique qu’elle renferme. Elle finit par rendre comique toute mésaventure qu’on s’est attirée par sa faute, quelle que soit la faute, quelle que soit la mésaventure, — que dis-je ? une allusion à cette mésaventure, un mot qui la rappelle. « Tu l’as voulu, George Dandin », ce mot n’aurait rien d’amusant sans les résonances comiques qui le prolongent.

III. — Mais nous avons assez parlé de la répétition et de l’inversion. Nous arrivons à l’interférence des séries. C’est un effet comique dont il est difficile de dégager la formule, à cause de l’extraordinaire variété des formes sous lesquelles il se présente au théâtre. Voici peut-être comme il faudrait le définir : Une situation est toujours comique quand elle appartient en même temps à deux séries d’événements absolument indépendantes, et qu’elle peut s’interpréter à la fois dans deux sens tout différents.

On pensera aussitôt au quiproquo. Et le quiproquo est bien en effet une situation qui présente en même temps deux sens différents, l’un simplement possible, celui que les acteurs lui prêtent, l’autre réel, celui que le public lui donne. Nous apercevons le sens réel de la situation, parce qu’on a eu soin de nous en montrer toutes les faces ; mais les acteurs ne connaissent chacun que l’une d’elles : de là leur méprise, de là le jugement faux qu’ils portent sur ce qu’on fait autour d’eux comme aussi sur ce qu’ils font eux-mêmes. Nous allons de ce jugement faux au jugement vrai ; nous oscillons entre le sens possible et le sens réel ; et c’est ce balancement de notre esprit entre deux interprétations opposées qui apparaît d’abord dans l’amusement que le quiproquo nous donne. On comprend que certains philosophes aient été surtout frappés de ce balancement, et que quelques-uns aient vu l’essence même du comique dans un choc, ou dans une superposition, de deux jugements qui se contredisent. Mais leur définition est loin de convenir à tous les cas ; et, là même où elle convient, elle ne définit pas le principe du comique, mais seulement une de ses conséquences plus ou moins lointaines. Il est aisé de voir, en effet, que le quiproquo théâtral n’est que le cas particulier d’un phénomène plus général, l’interférence des séries indépendantes, et que d’ailleurs le quiproquo n’est pas risible par lui-même, mais seulement comme signe d’une interférence de séries.

Dans le quiproquo, en effet, chacun des personnages est inséré dans une série d’événements qui le concernent, dont il a la représentation exacte, et sur lesquels il règle ses paroles et ses actes. Chacune des séries intéressant chacun des personnages se développe d’une manière indépendante ; mais elles se sont rencontrées à un certain moment dans des conditions telles que les actes et les paroles qui font partie de l’une d’elles pussent aussi bien convenir à l’autre. De là la méprise des personnages, de là l’équivoque ; mais cette équivoque n’est pas comique par elle-même ; elle ne l’est que parce qu’elle manifeste la coïncidence des deux séries indépendantes. La preuve en est que l’auteur doit constamment s’ingénier à ramener notre attention sur ce double fait, l’indépendance et la coïncidence. Il y arrive d’ordinaire en renouvelant sans cesse la fausse menace d’une dissociation entre les deux séries qui coïncident. À chaque instant tout va craquer, et tout se raccommode : c’est ce jeu qui fait rire, bien plus que le va-et-vient de notre esprit entre deux affirmations contradictoires. Et il nous fait rire parce qu’il rend manifeste à nos yeux l’interférence de deux séries indépendantes, source véritable de l’effet comique.

Aussi le quiproquo ne peut-il être qu’un cas particulier. C’est un des moyens (le plus artificiel peut-être) de rendre sensible l’interférence des séries ; mais ce n’est pas le seul. Au lieu de deux séries contemporaines, on pourrait aussi bien prendre une série d’événements anciens et une autre actuelle : si les deux séries arrivent à interférer dans notre imagination, il n’y aura plus quiproquo, et pourtant le même effet comique continuera à se produire. Pensez à la captivité de Bonivard dans le château de Chillon : voilà une première série de faits. Représentez-vous ensuite Tartarin voyageant en Suisse, arrêté, emprisonné : seconde série, indépendante de la première. Faites maintenant que Tartarin soit rivé à la propre chaîne de Bonivard et que les deux histoires paraissent un instant coïncider, vous aurez une scène très amusante, une des plus amusantes que la fantaisie de Daudet ait tracées. Beaucoup d’incidents du genre héroï-comique se décomposeraient ainsi. La transposition, généralement comique, de l’ancien en moderne s’inspire de la même idée.

Labiche a usé du procédé sous toutes ses formes. Tantôt il commence par constituer les séries indépendantes et s’amuse ensuite à les faire interférer entre elles : il prendra un groupe fermé, une noce par exemple, et le fera tomber dans des milieux tout à fait étrangers où certaines coïncidences lui permettront de s’intercaler momentanément. Tantôt il conservera à travers la pièce un seul et même système de personnages, mais il fera que quelques-uns de ces personnages aient quelque chose à dissimuler, soient obligés de s’entendre entre eux, jouent enfin une petite comédie au milieu de la grande : à chaque instant l’une des deux comédies va déranger l’autre, puis les choses s’arrangent et la coïncidence des deux séries se rétablit. Tantôt enfin c’est une série d’événements tout idéale qu’il intercalera dans la série réelle, par exemple un passé qu’on voudrait cacher, et qui fait sans cesse irruption dans le présent, et qu’on arrive chaque fois à réconcilier avec les situations qu’il semblait devoir bouleverser. Mais toujours nous retrouvons les deux séries indépendantes, et toujours la coïncidence partielle.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse des procédés de vaudeville. Qu’il y ait interférence de séries, inversion ou répétition, nous voyons que l’objet est toujours le même : obtenir ce que nous avons appelé une mécanisation de la vie. On prendra un système d’actions et de relations, et on le répétera tel quel, ou on le retournera sens dessus dessous, ou on le transportera en bloc dans un autre système avec lequel il coïncide en partie, — toutes opérations qui consistent à traiter la vie comme un mécanisme à répétition, avec effets réversibles et pièces interchangeables. La vie réelle est un vaudeville dans l’exacte mesure où elle produit naturellement des effets du même genre, et par conséquent dans l’exacte mesure où elle s’oublie elle-même, car si elle faisait sans cesse attention, elle serait continuité variée, progrès irréversible, unité indivisée. Et c’est pourquoi le comique des événements peut se définir une distraction des choses, de même que le comique d’un caractère individuel tient toujours, comme nous le faisions pressentir et comme nous le montrerons en détail plus loin, à une certaine distraction fondamentale de la personne. Mais cette distraction des événements est exceptionnelle. Les effets en sont légers. Et elle est en tout cas incorrigible, de sorte qu’il ne sert à rien d’en rire. C’est pourquoi l’idée ne serait pas venue de l’exagérer, de l’ériger en système, de créer un art pour elle, si le rire n’était un plaisir et si l’humanité ne saisissait au vol la moindre occasion de le faire naître. Ainsi s’explique le vaudeville, qui est à la vie réelle ce que le pantin articulé est à l’homme qui marche, une exagération très artificielle d’une certaine raideur naturelle des choses. Le fil qui le relie à la vie réelle est bien fragile. Ce n’est guère qu’un jeu, subordonné, comme tous les jeux, à une convention d’abord acceptée. La comédie de caractère pousse dans la vie des racines autrement profondes. C’est d’elle surtout que nous nous occuperons dans la dernière partie de notre étude. Mais nous devons d’abord analyser un certain genre de comique qui ressemble par bien des côtés à celui du vaudeville, le comique de mots.

II

Il y a peut-être quelque chose d’artificiel à faire une catégorie spéciale pour le comique de mots, car la plupart des effets comiques que nous avons étudiés jusqu’ici se produisaient déjà par l’intermédiaire du langage. Mais il faut distinguer entre le comique que le langage exprime et celui que le langage crée. Le premier pourrait, à la rigueur, se traduire d’une langue dans une autre, quitte à perdre la plus grande partie de son relief en passant dans une société nouvelle, autre par ses mœurs, par sa littérature, et surtout par ses associations d’idées. Mais le second est généralement intraduisible. Il doit ce qu’il est à la structure de la phrase ou au choix des mots. Il ne constate pas, à l’aide du langage, certaines distractions particulières des hommes ou des événements. Il souligne les distractions du langage lui-même. C’est le langage lui-même, ici, qui devient comique.

Il est vrai que les phrases ne se font pas toutes seules, et que si nous rions d’elles, nous pourrons rire de leur auteur par la même occasion. Mais cette dernière condition ne sera pas indispensable. La phrase, le mot, auront ici une force comique indépendante. Et la preuve en est que nous serons embarrassés, dans la plupart des cas, pour dire de qui nous rions, bien que nous sentions confusément parfois qu’il y a quelqu’un en cause.

La personne en cause, d’ailleurs, n’est pas toujours celle qui parle. Il y aurait ici une importante distinction à faire entre le spirituel et le comique. Peut-être trouverait-on qu’un mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le prononce, et spirituel quand il nous fait rire d’un tiers ou rire de nous. Mais, le plus souvent, nous ne saurions décider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible simplement.

Peut-être aussi faudrait-il, avant d’aller plus loin, examiner de plus près ce qu’on entend par esprit. Car un mot d’esprit nous fait tout au moins sourire, de sorte qu’une étude du rire ne serait pas complète si elle négligeait d’approfondir la nature de l’esprit, d’en éclaircir l’idée. Mais je crains que cette essence très subtile ne soit de celles qui se décomposent à la lumière.

Distinguons d’abord deux sens du mot esprit, l’un plus large, l’autre plus étroit. Au sens le plus large du mot, il semble qu’on appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles indifférents, l’homme d’esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et lui-même, un peu, se met en scène aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple épris du théâtre. Dans l’homme d’esprit il y a quelque chose du poète, de même que dans le bon liseur il y a le commencement d’un comédien. Je fais ce rapprochement à dessein, parce qu’on établirait sans peine une proportion entre les quatre termes. Pour bien lire, il suffit de posséder la partie intellectuelle de l’art du comédien ; mais pour bien jouer, il faut être comédien de toute son âme et dans toute sa personne. Ainsi la création poétique exige un certain oubli de soi, qui n’est pas par où pèche d’ordinaire l’homme d’esprit. Celui-ci transparaît plus ou moins derrière ce qu’il dit et ce qu’il fait. Il ne s’y absorbe pas, parce qu’il n’y met que son intelligence.

Tout poète pourra donc se révéler homme d’esprit quand il lui plaira. Il n’aura rien besoin d’acquérir pour cela ; il aurait plutôt à perdre quelque chose. Il lui suffirait de laisser ses idées converser entre elles « pour rien, pour le plaisir ». Il n’aurait qu’à desserrer le double lien qui maintient ses idées en contact avec ses sentiments et son âme en contact avec la vie. Enfin il tournerait à l’homme d’esprit s’il ne voulait plus être poète par le cœur aussi, mais seulement par l’intelligence.

Mais si l’esprit consiste en général à voir les choses sub specie theatri, on conçoit qu’il puisse être plus particulièrement tourné vers une certaine variété de l’art dramatique, la comédie. De là un sens plus étroit du mot, le seul qui nous intéresse d’ailleurs au point de vue de la théorie du rire. On appellera cette fois esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir.

Quels sont les acteurs de ces scènes ? À qui l’homme d’esprit a-t-il affaire ? D’abord à ses interlocuteurs eux-mêmes, quand le mot est une réplique directe à l’un d’eux. Souvent à une personne absente, dont il suppose qu’elle a parlé et qu’il lui répond. Plus souvent encore à tout le monde, je veux dire au sens commun, qu’il prend à partie en tournant au paradoxe une idée courante, ou en utilisant un tour de phrase accepté, en parodiant une citation ou un proverbe. Comparez ces petites scènes entre elles, vous verrez que ce sont généralement des variations sur un thème de comédie que nous connaissons bien, celui du « voleur volé ». On saisit une métaphore, une phrase, un raisonnement, et on les retourne contre celui qui les fait ou qui pourrait les faire, de manière qu’il ait dit ce qu’il ne voulait pas dire et qu’il vienne lui-même, en quelque sorte, se faire prendre au piège du langage. Mais le thème du « voleur volé » n’est pas le seul possible. Nous avons passé en revue bien des espèces de comique ; il n’en est pas une seule qui ne puisse s’aiguiser en trait d’esprit.

Le mot d’esprit se prêtera donc à une analyse dont nous pouvons donner maintenant, pour ainsi dire, la formule pharmaceutique. Voici cette formule. Prenez le mot, épaississez-le d’abord en scène jouée, cherchez ensuite la catégorie comique à laquelle cette scène appartiendrait : vous réduirez ainsi le mot d’esprit à ses plus simples éléments et vous en aurez l’explication complète.

Appliquons cette méthode à un exemple classique. « J’ai mal à votre poitrine », écrivait Mme  de Sévigné à sa fille malade. Voilà un mot d’esprit. Si notre théorie est exacte, il nous suffira d’appuyer sur le mot, de le grossir et de l’épaissir, pour le voir s’étaler en scène comique. Or nous trouvons précisément cette petite scène, toute faite, dans L’Amour médecin de Molière. Le faux médecin Clitandre, appelé pour donner ses soins à la fille de Sganarelle, se contente de tâter le pouls à Sganarelle lui-même, après quoi il conclut sans hésitation, en se fondant sur la sympathie qui doit exister entre le père et la fille : « Votre fille est bien malade ! » Voilà donc le passage effectué du spirituel au comique. Il ne nous reste plus alors, pour compléter notre analyse, qu’à chercher ce qu’il y a de comique dans l’idée de porter un diagnostic sur l’enfant après auscultation du père ou de la mère. Mais nous savons qu’une des formes essentielles de la fantaisie comique consiste à nous représenter l’homme vivant comme une espèce de pantin articulé, et que souvent, pour nous déterminer à former cette image, on nous montre deux ou plusieurs personnes qui parlent et agissent comme si elles étaient reliées les unes aux autres par d’invisibles ficelles. N’est-ce pas cette idée qu’on nous suggère ici en nous amenant à matérialiser, pour ainsi dire, la sympathie que nous établissons entre la fille et son père ?

On comprendra alors pourquoi les auteurs qui ont traité de l’esprit ont dû se borner à noter l’extraordinaire complexité des choses que ce terme désigne, sans réussir d’ordinaire à le définir. Il y a bien des façons d’être spirituel, presque autant qu’il y en a de ne l’être pas. Comment apercevoir ce qu’elles ont de commun entre elles, si l’on ne commence par déterminer la relation générale du spirituel au comique ? Mais, une fois cette relation dégagée, tout s’éclaircit. Entre le comique et le spirituel on découvre alors le même rapport qu’entre une scène faite et la fugitive indication d’une scène à faire. Autant le comique peut prendre de formes, autant l’esprit aura de variétés correspondantes. C’est donc le comique, sous ses diverses formes, qu’il faut définir d’abord, en retrouvant (ce qui est déjà assez difficile) le fil qui conduit d’une forme à l’autre. Par là même on aura analysé l’esprit, qui apparaîtra alors comme n’étant que du comique volatilisé. Mais suivre la méthode inverse, chercher directement la formule de l’esprit, c’est aller à un échec certain. Que dirait-on du chimiste qui aurait les corps à discrétion dans son laboratoire, et qui prétendrait ne les étudier qu’à l’état de simples traces dans l’atmosphère ?

Mais cette comparaison du spirituel et du comique nous indique en même temps la marche à suivre pour l’étude du comique de mots. D’un côté, en effet, nous voyons qu’il n’y a pas de différence essentielle entre un mot comique et un mot d’esprit, et d’autre part le mot d’esprit, quoique lié à une figure de langage, évoque l’image confuse ou nette d’une scène comique. Cela revient à dire que le comique du langage doit correspondre, point par point, au comique des actions et des situations et qu’il n’en est, si l’on peut s’exprimer ainsi, que la projection sur le plan des mots. Revenons donc au comique des actions et des situations. Considérons les principaux procédés par lesquels on l’obtient. Appliquons ces procédés au choix des mots et à la construction des phrases. Nous aurons ainsi les formes diverses du comique de mots et les variétés possibles de l’esprit.

I. — Se laisser aller, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, à dire ce qu’on ne voulait pas dire ou à faire ce qu’on ne voulait pas faire, voilà, nous le savons, une des grandes sources du comique. C’est pourquoi la distraction est essentiellement risible. C’est pourquoi aussi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie. Ce genre de raideur s’observe-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisqu’il y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées. Un personnage qui s’exprimerait toujours dans ce style serait invariablement comique. Mais pour qu’une phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore qu’elle porte en elle un signe auquel nous reconnaissions, sans hésitation possible, qu’elle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut guère arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste, soit une erreur grossière, soit surtout une contradiction dans les termes. De là cette règle générale : On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré.

« Ce sabre est le plus beau jour de ma vie », dit M. Prudhomme. Traduisez la phrase en anglais ou en allemand, elle deviendra simplement absurde, de comique qu’elle était en français. C’est que « le plus beau jour de ma vie » est une de ces fins de phrase toutes faites auxquelles notre oreille est habituée. Il suffit alors, pour la rendre comique, de mettre en pleine lumière l’automatisme de celui qui la prononce. C’est à quoi l’on arrive en y insérant une absurdité. L’absurdité n’est pas ici la source du comique. Elle n’est qu’un moyen très simple et très efficace de nous le révéler.

Nous n’avons cité qu’un mot de M. Prudhomme. Mais la plupart des mots qu’on lui attribue sont faits sur le même modèle. M. Prudhomme est l’homme des phrases toutes faites. Et comme il y a des phrases toutes faites dans toutes les langues, M. Prudhomme est généralement transposable, quoiqu’il soit rarement traduisible.

Quelquefois la phrase banale sous le couvert de laquelle l’absurdité passe est un peu plus difficile à apercevoir. « Je n’aime pas à travailler entre mes repas », a dit un paresseux. Le mot ne serait pas amusant, s’il n’y avait ce salutaire précepte d’hygiène : « Il ne faut pas manger entre ses repas. »

Quelquefois aussi l’effet se complique. Au lieu d’un seul moule de phrase banal, il y en a deux ou trois qui s’emboîtent l’un dans l’autre. Soit, par exemple, ce mot d’un personnage de Labiche : « Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable. » On semble bien profiter ici de deux propositions qui nous sont familières : « C’est Dieu qui dispose de la vie des hommes », et : « C’est un crime, pour l’homme, que de tuer son semblable. » Mais les deux propositions sont combinées de manière à tromper notre oreille et à nous donner l’impression d’une de ces phrases qu’on répète et qu’on accepte machinalement. De là une somnolence de notre attention, que tout à coup l’absurdité réveille.

Ces exemples suffiront à faire comprendre comment une des formes les plus importantes du comique se projette et se simplifie sur le plan du langage. Passons à une forme moins générale.

II. — « Nous rions toutes les fois que notre attention est détournée sur le physique d’une personne, alors que le moral était en cause » : voilà une loi que nous avons posée dans la première partie de notre travail. Appliquons-la au langage. On pourrait dire que la plupart des mots présentent un sens physique et un sens moral, selon qu’on les prend au propre ou au figuré. Tout mot commence en effet par désigner un objet concret ou une action matérielle ; mais peu à peu le sens du mot a pu se spiritualiser en relation abstraite ou en idée pure. Si donc notre loi se conserve ici, elle devra prendre la forme suivante : On obtient un effet comique quand on affecte d’entendre une expression au propre, alors qu’elle était employée au figuré. Ou encore : Dès que notre attention se concentre sur la matérialité d’une métaphore, l’idée exprimée devient comique.

« Tous les arts sont frères » : dans cette phrase le mot « frère » est pris métaphoriquement pour désigner une ressemblance plus ou moins profonde. Et le mot est si souvent employé ainsi que nous ne pensons plus, en l’entendant, à la relation concrète et matérielle qu’une parenté implique. Nous y penserions déjà davantage si l’on nous disait : « Tous les arts sont cousins », parce que le mot « cousin » est moins souvent pris au figuré ; aussi ce mot se teindrait-il ici d’une nuance comique légère. Allez maintenant jusqu’au bout, supposez qu’on attire violemment notre attention sur la matérialité de l’image en choisissant une relation de parenté incompatible avec le genre des termes que cette parenté doit unir : vous aurez un effet risible. C’est le mot bien connu, attribué encore à M. Prudhomme : « Tous les arts sont sœurs. »

« Il court après l’esprit », disait-on devant Boufflers d’un prétentieux personnage. Si Boufflers avait répondu : « Il ne l’attrapera pas », c’eût été le commencement d’un mot d’esprit ; mais ce n’en eût été que le commencement, parce que le terme « attraper » est pris au figuré presque aussi souvent que le terme « courir », et qu’il ne nous contraint pas assez violemment à matérialiser l’image de deux coureurs lancés l’un derrière l’autre. Voulez-vous que la réplique me paraisse tout à fait spirituelle ? Il faudra que vous empruntiez au vocabulaire du sport un terme si concret, si vivant, que je puisse m’empêcher d’assister pour tout de bon à la course. C’est ce que fait Boufflers : « Je parie pour l’esprit. »

Nous disions que l’esprit consiste souvent à prolonger l’idée d’un interlocuteur jusqu’au point où il exprimerait le contraire de sa pensée et où il viendrait se faire prendre lui-même, pour ainsi dire, au piège de son discours. Ajoutons maintenant que ce piège est souvent aussi une métaphore ou une comparaison dont on retourne contre lui la matérialité. On se rappelle ce dialogue entre une mère et son fils dans les Faux Bonshommes : « Mon ami, la Bourse est un jeu dangereux. On gagne un jour et l’on perd le lendemain. — Eh bien, je ne jouerai que tous les deux jours. » Et, dans la même pièce, l’édifiante conversation de deux financiers : « Est-ce bien loyal, ce que nous faisons là ? Car enfin, ces malheureux actionnaires, nous leur prenons l’argent dans la poche… — Et dans quoi voulez-vous donc que nous le prenions ? »

Aussi obtiendra-t-on un effet amusant quand on développera un symbole ou un emblème dans le sens de leur matérialité et qu’on affectera alors de conserver à ce développement la même valeur symbolique qu’à l’emblème. Dans un très joyeux vaudeville, on nous présente un fonctionnaire de Monaco dont l’uniforme est couvert de médailles, bien qu’une seule décoration lui ait été conférée : « C’est, dit-il, que j’ai placé ma médaille sur un numéro de la roulette, et comme ce numéro est sorti, j’ai eu droit à trente-six fois ma mise. » N’est-ce pas un raisonnement analogue que celui de Giboyer dans Les Effrontés ? On parle d’une mariée de quarante ans qui porte des fleurs d’oranger sur sa toilette de noce : « Elle aurait droit à des oranges », dit Giboyer.

Mais nous n’en finirions pas si nous devions prendre une à une les diverses lois que nous avons énoncées, et en chercher la vérification sur ce que nous avons appelé le plan du langage. Nous ferons mieux de nous en tenir aux trois propositions générales de notre dernier chapitre. Nous avons montré que des « séries d’événements » pouvaient devenir comiques soit par répétition, soit par inversion, soit enfin par interférence. Nous allons voir qu’il en est de même des séries de mots.

Prendre des séries d’événements et les répéter dans un nouveau ton ou dans un nouveau milieu, ou les intervertir en leur conservant encore un sens, ou les mêler de manière que leurs significations respectives interfèrent entre elles, cela est comique, disions-nous, parce que c’est obtenir de la vie qu’elle se laisse traiter mécaniquement. Mais la pensée, elle aussi, est chose qui vit. Et le langage, qui traduit la pensée, devrait être aussi vivant qu’elle. On devine donc qu’une phrase deviendra comique si elle donne encore un sens en se retournant, ou si elle exprime indifféremment deux systèmes d’idées tout à fait indépendants, ou enfin si on l’a obtenue en transposant une idée dans un ton qui n’est pas le sien. Telles sont bien en effet les trois lois fondamentales de ce qu’on pourrait appeler la transformation comique des propositions, comme nous allons le montrer sur quelques exemples.

Disons d’abord que ces trois lois sont loin d’avoir une égale importance en ce qui concerne la théorie du comique. L’inversion est le procédé le moins intéressant. Mais il doit être d’une application facile, car on constate que les professionnels de l’esprit, dès qu’ils entendent prononcer une phrase, cherchent si l’on n’obtiendrait pas encore un sens en la renversant, par exemple en mettant le sujet à la place du régime et le régime à la place du sujet. Il n’est pas rare qu’on se serve de ce moyen pour réfuter une idée en termes plus ou moins plaisants. Dans une comédie de Labiche, un personnage crie au locataire d’au-dessus, qui lui salit son balcon : « Pourquoi jetez-vous vos pipes sur ma terrasse ? » À quoi la voix du locataire répond : « Pourquoi mettez-vous votre terrasse sous mes pipes ? » Mais il est inutile d’insister sur ce genre d’esprit. On en multiplierait trop aisément les exemples.

L’interférence de deux systèmes d’idées dans la même phrase est une source intarissable d’effets plaisants. Il y a bien des moyens d’obtenir ici l’interférence, c’est-à-dire de donner à la même phrase deux significations indépendantes qui se superposent. Le moins estimable de ces moyens est le calembour. Dans le calembour, c’est bien la même phrase qui paraît présenter deux sens indépendants, mais ce n’est qu’une apparence, et il y a en réalité deux phrases différentes, composées de mots différents, qu’on affecte de confondre entre elles en profitant de ce qu’elles donnent le même son à l’oreille. Du calembour on passera d’ailleurs par gradations insensibles au véritable jeu de mots. Ici les deux systèmes d’idées se recouvrent réellement dans une seule et même phrase et l’on a affaire aux mêmes mots ; on profite simplement de la diversité de sens qu’un mot peut prendre, dans son passage surtout du propre au figuré. Aussi ne trouvera-t-on souvent qu’une nuance de différence entre le jeu de mots, d’une part, et la métaphore poétique ou la comparaison instructive de l’autre. Tandis que la comparaison qui instruit et l’image qui frappe nous paraissent manifester l’accord intime du langage et de la nature, envisagés comme deux formes parallèles de la vie, le jeu de mots nous fait plutôt penser à un laisser-aller du langage, qui oublierait un instant sa destination véritable et prétendrait maintenant régler les choses sur lui, au lieu de se régler sur elles. Le jeu de mots trahit donc une distraction momentanée du langage, et c’est d’ailleurs par là qu’il est amusant.

Inversion et interférence, en somme, ne sont que des jeux d’esprit aboutissant à des jeux de mots. Plus profond est le comique de la transposition. La transposition est en effet au langage courant ce que la répétition est à la comédie.

Nous disions que la répétition est le procédé favori de la comédie classique. Elle consiste à disposer les événements de manière qu’une scène se reproduise, soit entre les mêmes personnages dans de nouvelles circonstances, soit entre des personnages nouveaux dans des situations identiques. C’est ainsi qu’on fera répéter par les valets, en langage moins noble, une scène déjà jouée par les maîtres. Supposez maintenant des idées exprimées dans le style qui leur convient et encadrées ainsi dans leur milieu naturel. Si vous imaginez un dispositif qui leur permette de se transporter dans un milieu nouveau en conservant les rapports qu’elles ont entre elles, ou, en d’autres termes, si vous les amenez à s’exprimer en un tout autre style et à se transposer en un tout autre ton, c’est le langage qui vous donnera cette fois la comédie, c’est le langage qui sera comique. Point ne sera besoin, d’ailleurs, de nous présenter effectivement les deux expressions de la même idée, l’expression transposée et l’expression naturelle. Nous connaissons l’expression naturelle, en effet, puisque c’est celle que nous trouvons d’instinct. C’est donc sur l’autre, et sur l’autre seulement, que portera l’effort d’invention comique. Dès que la seconde nous est présentée, nous suppléons, de nous-mêmes, la première. D’où cette règle générale : On obtiendra un effet comique en transposant l’expression naturelle d’une idée dans un autre ton.

Les moyens de transposition sont si nombreux et si variés, le langage présente une si riche continuité de tons, le comique peut passer ici par un si grand nombre de degrés, depuis la plus plate bouffonnerie jusqu’aux formes les plus hautes de l’humour et de l’ironie, que nous renonçons à faire une énumération complète. Il nous suffira, après avoir posé la règle, d’en vérifier de loin en loin les principales applications.

On pourrait d’abord distinguer deux tons extrêmes, le solennel et le familier. On obtiendra les effets les plus gros par la simple transposition de l’un dans l’autre. De là, deux directions opposées de la fantaisie comique.

Transpose-t-on en familier le solennel ? On a la parodie. Et l’effet de parodie, ainsi défini, se prolongera jusqu’à des cas où l’idée exprimée en termes familiers est de celles qui devraient, ne fût-ce que par habitude, adopter un autre ton. Exemple, cette description du lever de l’aurore, citée par Jean-Paul Richter : « Le ciel commençait à passer du noir au rouge, semblable à un homard qui cuit. » On remarquera que l’expression de choses antiques en termes de la vie moderne donne le même effet, à cause de l’auréole de poésie qui entoure l’antiquité classique.

C’est, sans aucun doute, le comique de la parodie qui a suggéré à quelques philosophes, en particulier à Alexandre Bain, l’idée de définir le comique en général par la dégradation. Le risible naîtrait « quand on nous présente une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile ». Mais si notre analyse est exacte, la dégradation n’est qu’une des formes de la transposition, et la transposition elle-même n’est qu’un des moyens d’obtenir le rire. Il y en a beaucoup d’autres, et la source du rire doit être cherchée plus haut. D’ailleurs, sans aller aussi loin, il est aisé de voir que si la transposition du solennel en trivial, du meilleur en pire, est comique, la transposition inverse peut l’être encore davantage.

On la trouve aussi souvent que l’autre. Et l’on pourrait, semble-t-il, en distinguer deux formes principales, selon qu’elle porte sur la grandeur des objets ou sur leur valeur.

Parler des petites choses comme si elles étaient grandes, c’est, d’une manière générale, exagérer. L’exagération est comique quand elle est prolongée et surtout quand elle est systématique : c’est alors, en effet, qu’elle apparaît comme un procédé de transposition. Elle fait si bien rire que quelques auteurs ont pu définir le comique par l’exagération, comme d’autres l’avaient défini par la dégradation. En réalité, l’exagération, comme la dégradation, n’est qu’une certaine forme d’une certaine espèce de comique. Mais c’en est une forme très frappante. Elle a donné naissance au poème héroï-comique, genre un peu usé, sans doute, mais dont on retrouve les restes chez tous ceux qui sont enclins à exagérer méthodiquement. On pourrait dire de la vantardise, souvent, que c’est par son côté héroï-comique, qu’elle nous fait rire.

Plus artificielle, mais plus raffinée aussi, est la transposition de bas en haut qui s’applique à la valeur des choses, et non plus à leur grandeur. Exprimer honnêtement une idée malhonnête, prendre une situation scabreuse, ou un métier bas, ou une conduite vile, et les décrire en termes de stricte respectability, cela est généralement comique. Nous venons d’employer un mot anglais : la chose elle-même, en effet, est bien anglaise. On en trouverait d’innombrables exemples chez Dickens, chez Thackeray, dans la littérature anglaise en général. Notons-le en passant : l’intensité de l’effet ne dépend pas ici de sa longueur. Un mot suffira parfois, pourvu que ce mot nous laisse entrevoir tout un système de transposition accepté dans un certain milieu, et qu’il nous révèle, en quelque sorte, une organisation morale de l’immoralité. On se rappelle cette observation d’un haut fonctionnaire à un de ses subordonnés, dans une pièce de Gogol : « Tu voles trop pour un fonctionnaire de ton grade. »

Pour résumer ce qui précède, nous dirons qu’il y a d’abord deux termes de comparaison extrêmes, le très grand et le très petit, le meilleur et le pire, entre lesquels la transposition peut s’effectuer dans un sens ou dans l’autre. Maintenant, en resserrant peu à peu l’intervalle, on obtiendrait des termes à contraste de moins en moins brutal et des effets de transposition comique de plus en plus subtils.

La plus générale de ces oppositions serait peut-être celle du réel à l’idéal, de ce qui est à ce qui devrait être. Ici encore la transposition pourra se faire dans les deux directions inverses. Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’humour. L’humour, ainsi définie, est l’inverse de l’ironie. Elles sont, l’une et l’autre, des formes de la satire, mais l’ironie est de nature oratoire, tandis que l’humour a quelque chose de plus scientifique. On accentue l’ironie en se laissant soulever de plus en plus haut par l’idée du bien qui devrait être : c’est pourquoi l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir, en quelque sorte, de l’éloquence sous pression. On accentue l’humour, au contraire, en descendant de plus en plus bas à l’intérieur du mal qui est, pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence. Plusieurs auteurs, Jean Paul entre autres, ont remarqué que l’humour affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis. Si notre analyse est exacte, ce n’est pas là un trait accidentel de l’humour, c’en est, là où il se rencontre, l’essence même. L’humoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection que pour nous dégoûter ; et l’humour, au sens restreint où nous prenons le mot, est bien une transposition du moral en scientifique.

En rétrécissant encore l’intervalle des termes qu’on transpose l’un dans l’autre, on obtiendrait maintenant des systèmes de transposition comique de plus en plus spéciaux. Ainsi, certaines professions ont un vocabulaire technique : combien n’a-t-on pas obtenu d’effets risibles en transposant dans ce langage professionnel les idées de la vie commune ! Également comique est l’extension de la langue des affaires aux relations mondaines, par exemple cette phrase d’un personnage de Labiche faisant allusion à une lettre d’invitation qu’il a reçue : « Votre amicale du 3 de l’écoulé », et transposant ainsi la formule commerciale : « Votre honorée du 3 courant. » Ce genre de comique peut d’ailleurs atteindre une profondeur particulière quand il ne décèle plus seulement une habitude professionnelle, mais un vice de caractère. On se rappelle les scènes des Faux Bonshommes et de la Famille Benoiton où le mariage est traité comme une affaire, et où les questions de sentiment se posent en termes strictement commerciaux.

Mais nous touchons ici au point où les particularités de langage ne font que traduire les particularités de caractère, et nous devons en réserver pour notre prochain chapitre l’étude plus approfondie. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, et comme on a pu voir par ce qui précède, le comique de mots suit de près le comique de situation et vient se perdre, avec ce dernier genre de comique lui-même, dans le comique de caractère. Le langage n’aboutit à des effets risibles que parce qu’il est une œuvre humaine, modelée aussi exactement que possible sur les formes de l’esprit humain. Nous sentons en lui quelque chose qui vit de notre vie ; et si cette vie du langage était complète et parfaite, s’il n’y avait rien en elle de figé, si le langage enfin était un organisme tout à fait unifié, incapable de se scinder en organismes indépendants, il échapperait au comique, comme y échapperait d’ailleurs aussi une âme à la vie harmonieusement fondue, unie, semblable à une nappe d’eau bien tranquille. Mais il n’y a pas d’étang qui ne laisse flotter des feuilles mortes à sa surface, pas d’âme humaine sur laquelle ne se posent des habitudes qui la raidissent contre elle-même en la raidissant contre les autres, pas de langue enfin assez souple, assez vivante, assez présente tout entière à chacune de ses parties pour éliminer le tout fait et pour résister aussi aux opérations mécaniques d’inversion, de transposition, etc., qu’on voudrait exécuter sur elle comme sur une simple chose. Le raide, le tout fait, le mécanique, par opposition au souple, au continuellement changeant, au vivant, la distraction par opposition à l’attention, enfin l’automatisme par opposition à l’activité libre, voilà, en somme, ce que le rire souligne et voudrait corriger. Nous avons demandé à cette idée d’éclairer notre départ au moment où nous nous engagions dans l’analyse du comique. Nous l’avons vue briller à tous les tournants décisifs de notre chemin. C’est par elle maintenant que nous allons aborder une recherche plus importante et, nous l’espérons, plus instructive. Nous nous proposons, en effet, d’étudier les caractères comique, ou plutôt de déterminer les conditions essentielles de la comédie de caractère, mais en tâchant que cette étude contribue à nous faire comprendre la vraie nature de l’art, ainsi que le rapport général de l’art à la vie.