Le Robinson suisse/III

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 30-39).

CHAPITRE III

Le tonneau de beurre. — Mon fils aîné et moi nous nous rendons au navire naufragé. — Notre chargement. — Notre invention singulière pour emmener le bétail. — Le requin ; courage et sang-froid de Fritz. — Nous rejoignons notre famille. — La ceinture d’Ernest. — les œufs de tortue.


« Ma chère amie, dis-je à ma femme, nous avons tant de choses à faire, que je ne sais vraiment pas par laquelle commencer. Un voyage au navire me semble nécessaire si nous voulons sauver notre bétail et des provisions que la mer peut engloutir d’un moment à l’autre ; d’un autre côté, il faut songer à nous construire à terre une solide habitation.

— Avec de la patience, de l’ordre et du courage, répondit ma femme, tout arrivera à bonne fin. Je crains ce voyage au navire ; mais, puisque tu le regardes comme nécessaire, commence par là. Demain nous penserons à autre chose : à chaque jour suffit son mal, comme l’a dit Notre-Seigneur, lui, le plus grand ami de l’humanité. Je resterai à terre avec nos enfants, à l’exception de Fritz, qui t’accompagnera. »

Je me levai et réveillai mes fils. Fritz sauta de son lit de mousse et d’herbe, tandis que ses trois frères bâillaient, se frottaient les yeux, étendaient les bras et avaient l’air de regretter d’être tirés sitôt de leur sommeil. Fritz courut hors de la tente, ramassa un des chacals tués par nous cette nuit même et le mit debout en parade à l’entrée de notre demeure. Dès que nos chiens l’eurent vu, ils firent entendre d’horribles aboiements, et, le croyant en vie, ils voulaient s’élancer dessus. Les trois autres enfants, curieux de savoir ce qui se passait dehors, sortirent alors, Jack le premier, avec son singe, qui, à la vue du chacal, rentra précipitamment et se coucha sous nos matelas de mousse et d’herbe. Ernest déclara que le chacal était un renard ; Jack voulait que ce fût un loup, tandis que le petit François le prenait pour un chien jaune.

« Monsieur le savant, dit alors Fritz à Ernest, comment se fait-il que vous, qui avez si bien reconnu l’agouti, vous ne reconnaissiez pas le… chacal ?

— Tu ne sais probablement le nom de cet animal, répliqua Ernest d’un ton irrité, que parce que papa te l’a appris.

— Allons ! calmez-vous, dis-je à mon tour en intervenant. Toi, Ernest, il faut supporter patiemment d’être repris quand tu te trompes ; toi, Fritz, sois moins moqueur et moins mordant dans tes observations. Au surplus, pour vous faire tomber d’accord, apprenez que cet animal a donné matière à bien des discussions entre les naturalistes : le chacal tient, tout à la fois, du loup, du renard et du chien. »

Les deux enfants firent la paix ; et alors vinrent des questions, des observations, des commentaires sans suite et sans fin,

« Mes amis, leur dis-je, il ne faut jamais commencer sa journée sans prier Dieu ; prions-le donc maintenant. » Ils se mirent tous à genoux autour de moi et invoquèrent le Seigneur. Ensuite, on pensa au déjeuner. Nous n’avions pas autre chose que du biscuit, et du biscuit même assez dur. Nous dûmes nous en contenter. Pendant que nous le mangions avec du fromage, Ernest découvrit du beurre salé dans une tonne jetée au rivage par la mer ; il revint tout joyeux nous chercher, et, ensemble, nous courûmes au tonneau, dont Fritz, toujours ami des moyens les plus expéditifs, voulait faire sauter les cercles à coups de hache. Sa mère l’en empêcha en lui disant que tout le beurre se fondrait à la chaleur du soleil et coulerait. Je pratiquai un trou à l’aide d’une grosse vrille, et je pris seulement la quantité de beurre dont nous avions besoin pour le moment. Nos tartines nous semblèrent délicieuses ; à la vérité, le biscuit était toujours dur ; mais l’un de nous eut l’idée de le présenter au feu, ce qui le rendit quelque peu tendre. Nos chiens nous laissèrent déjeuner sans nous importuner : leur repas nocturne n’était apparemment pas encore digéré. Nous vîmes alors qu’ils avaient autour du cou de larges et profondes blessures ; ma femme les pansa avec du beurre, qu’elle eut soin d’abord de laver dans l’eau froide pour enlever une partie du sel. Ce remède réussit très-bien. Fritz prit de là occasion de nous conseiller de mettre au cou de Bill et de Turc de solides colliers garnis de pointes de fer. « Je me charge de leur faire à chacun un collier, dit Jack, toujours prompt à s’offrir, pourvu que maman veuille m’aider.

— Oui, mon petit empressé, dit la mère, je t’aiderai, si tu veux t’occuper sérieusement de cela. »

Je fis alors connaître à mes enfants l’expédition décidée pour la journée. Je les invitai à être soumis, obéissants à leur mère, à prier Dieu de nous ramener sains et saufs ; après quoi je convins avec ma femme de quelques signaux qui devaient nous servir à communiquer ensemble, malgré la distance. Ainsi un morceau de toile attaché à une perche plantée sur le rivage indiquait que tout était en sûreté à terre ; cette toile abaissée, huit coups de fusil tirés par elle et par Ernest, indiqueraient qu’il fallait nous hâter de revenir. Je la prévins aussi que, probablement, il nous faudrait passer la nuit sur le navire, Fritz et moi.

Nous ne prîmes que des armes et des munitions, dans la certitude de trouver des vivres sur le bâtiment. Fritz, désireux de faire goûter à son singe du lait de chèvre, l’emmena avec lui.

Nous nous embarquâmes dans nos cuves, tristes, le cœur ému et après nous être embrassés tous. Parvenus au milieu de la baie, nous sûmes profiter d’un fort courant formé par la rivière à son embouchure, pour nous rapprocher de notre but ; ainsi, sans ramer, ayant soin de guider seulement notre embarcation, nous fîmes les trois quarts du trajet et achevâmes le reste par quelques coups d’avirons.

Ayant attaché notre bateau, nous entrâmes dans l’intérieur du navire par l’ouverture que j’avais faite en le quittant.

Fritz courut aussitôt porter de la nourriture aux animaux rassemblés sur le pont. Ces pauvres bêtes nous saluèrent par leurs bêlements, leurs mugissements, leurs cris divers : et leur joie venait surtout du plaisir que leur faisait notre venue, car elles avaient encore du fourrage en quantité suffisante, Fritz mit son singe auprès d’une chèvre, dont il suça le pis en faisant force grimaces de plaisir. Je demandai alors à Fritz par quoi il fallait commencer, tout en prenant, à notre tour, un peu de nourriture.

« Mon père, répondit Fritz, m’est avis que nous devons d’abord mettre une voile à notre embarcation.

moi. — Ah ! par exemple ! voilà une singulière idée ! Es-tu fou ? Selon toi, il n’y a rien de plus urgent à faire maintenant ?

fritz. — J’ai senti en venant un vent assez vif qui me soufflait au visage. Or je réfléchis que le courant ne pourra pas nous aider pour le retour, tandis que ce vent nous favoriserait ; notre bâtiment va être lourd ; je ne sais pas encore très-bien ramer.

moi. — Ton idée est bonne. Apporte une perche, qui nous servira de mât, et une plus mince pour attacher la voile. »

Fritz exécuta mes ordres. Il eut soin, de plus, d’attacher transversalement une planche sur une des cuves, et, par un trou fabriqué dans cette planche formant une sorte de pont, il fit entrer notre mât improvisé ; je coupai ensuite un morceau de toile pour en former une voile triangulaire, je l’attachai à la vergue transversale : au moyen de cordes nous pouvions l’étendre et la resserrer à notre gré.

Fritz n’oublia pas de décorer la pointe du mât d’une petite banderole rouge en guise de pavillon. Cette vanité d’enfant me fit sourire, et je pensai en moi-même que la nature humaine est partout la même, dans le malheur comme dans la prospérité ; j’avoue que moi-même je ne tardai pas à prendre un certain plaisir à voir ainsi flotter ce chiffon au souffle du vent.

Cependant le soir approchait ; nous ne devions pas songer à retourner auprès des nôtres pendant les ténèbres. Nous leur fîmes les signaux convenus, auxquels ils répondirent de manière à nous rassurer complètement sur leur compte.

Ayant ôté de notre embarcation les pierres que nous y avions mises pour nous servir de lest, nous la remplîmes de choses utiles : poudre, plomb, clous, marteaux, outils de toute sorte qu’on avait embarqués en très-grande quantité à destination d’un établissement colonial dans les forêts d’Amérique. Je n’oubliai pas non plus les cuillers, les fourchettes, les couteaux. Je trouvai aussi plusieurs couverts d’argent, des plats du même métal, d’autres d’étain, et, à côté, une caisse pleine de flacons de vins fins ; puis des grils, des casseroles, des chaudrons, des poêles à frire, des rôtissoires, etc. Parmi les provisions de bouche je choisis des jambons de Westphalie, des tablettes de bouillon, des légumes secs et des grains.

Fritz me rappela que, nos lits de mousse étant assez durs, il fallait emporter des hamacs et des couvertures de laine. Pour lui, grand amateur d’armes, il prit je ne sais combien de sabres, de couteaux de chasse et de fusils. Dans la dernière cuve je mis du soufre, de la toile à voile, des ficelles et des cordages.

Notre bâtiment était extrêmement chargé ; peut-être même aurais-je ôté quelque chose à ma cargaison, si la mer n’eût pas été calme et paisible. Par précaution, pour la nuit, nous mîmes chacun une sorte de corset de liège.

Un feu très-brillant allumé par les nôtres sur les rochers nous empêcha d’avoir aucune inquiétude sur leur sort ; pour réponse, nous attachâmes quatre lanternes à notre mât.

Après avoir prié Dieu, nous nous couchâmes dans nos cuves, où le sommeil ne tarda pas à venir nous reposer des fatigues de la journée.

Dès l’aube, je fus sur le pont du navire, et, à l’aide de notre télescope braqué sur le rivage, je pus voir ma femme sortir de la tente. Elle paraissait regarder avec attention du côté de la mer, et son pavillon blanc flotta bientôt en l’air ; j’éprouvai une grande joie, maintenant que j’étais sûr que ma famille n’avait couru aucun danger. Nous déjeunâmes avec appétit, et je dis à Fritz : « Mon enfant, il va falloir quitter encore une fois ces pauvres bêtes vers lesquelles, peut-être, nous ne reviendrons plus. Si nous tâchions d’en sauver quelques-unes ?

fritz. — Faisons un radeau et attachons-les dessus.

moi. — C’est une entreprise difficile, et d’ailleurs espères-tu que la vache, la truie, l’âne, les chèvres, se tiendront tranquillement sur le radeau ?

fritz. — Jetons, sans façon, le cochon à la mer : son large ventre le soutiendra bien, et, s’il faut l’aider, nous le traînerons au moyen d’une corde passée à l’une de ses pattes.

moi. — Très-bien ; et les autres animaux ?

fritz. — Mettons-leur à tous des corsets natatoires comme nous en avons nous-mêmes ; il ne manque pas de liège ici.

moi. — Encore très-bien. Allons, vite à l’ouvrage ! »

Un mouton fut d’abord pourvu d’un corset de liège et jeté à la mer. Il disparut au milieu de l’eau, qui le couvrit avec bruit comme pour l’engloutir ; nous le revîmes bientôt agitant les pieds, la tête, tout le corps, puis, à notre grande joie, il commença à nager avec facilité ; quand il se sentait fatigué, il laissait pendre ses pieds, et la mer le portait doucement.

Ainsi furent attachés les chèvres et les autres moutons ; mais, comme les corsets de liège eussent été insuffisants pour notre vache et notre âne, nous leur mîmes de chaque côté du dos, en manière de bâts, de gros tonneaux vides et bien fermés. L’âne fut jeté à l’eau et enfonça comme avait fait le mouton, puis il se mit à nager d’un air brave et superbe qui lui mérita nos applaudissements ; le tour de la vache arriva, et tout se passa bien pour elle, comme pour le reste du bétail. Le cochon seul se débattit avec colère et gagna le rivage avant nous. Au moyen de cordes solides nouées aux cornes de nos autres bêtes et fixées aux côtés de notre bateau, nous remorquâmes cette cargaison vivante. Le vent nous poussa vers le rivage ; sans ce vent favorable, jamais nous ne serions parvenus à avancer.

Fiers de notre ouvrage, heureux de voir comme nous marchions vite, nous nous assîmes au fond de nos cuves pour prendre quelque nourriture. Fritz jouait avec son singe ; je regardais à l’aide de mon télescope ma femme et mes enfants accourus sur le rivage, quand, tout à coup, mon fils poussa un cri terrible. « Nous sommes perdus ! regardez ce poisson monstrueux qui s’approche ! »

Je regardai, et je vis un énorme requin qui s’avançait vers nous. Nous chargeons nos fusils, et, au moment où le monstre, d’un bond rapide, s’élançait sur une des brebis, Fritz le tire à la tête, et si juste et si bien, que le requin, meurtri, ensanglanté, gagne le large, renonçant à sa proie.

« Il en a assez, père, me dit mon fils.

— Très bien, mon ami, ton coup est des plus heureux : on ne blesse que rarement les requins avec des armes à feu ; mais recharge ton fusil et tenons-nous sur nos gardes : il pourrait bien revenir encore une fois. »

Cette précaution fut inutile. Quelques minutes après nous abordions sains et saufs, nous et nos bêtes.

La famille nous accueillit avec de grandes démonstrations de joie, et admira l’appareil de natation inventé par nous pour conduire notre bétail.

« En vérité, nous dit ma femme, jamais je n’aurais trouvé un moyen si merveilleux.

— À tout seigneur tout honneur, répondis-je : Fritz est l’auteur du procédé. »

Ma femme embrassa son fils ; il fallut ensuite songer à déballer notre cargaison. Jack se chargea d’ôter aux animaux leurs corsets de liège et leurs tonneaux. Mais l’âne rétif ne se laissa pas faire, et Jack, montant dessus, le frappant des pieds et des mains, l’amena vers nous tout équipé, pour voir si nous réussirions mieux. Le cavalier et le baudet avaient, il faut l’avouer, une singulière tournure ; nous ne pûmes nous empêcher d’en rire, et notre hilarité augmenta quand nous vîmes l’étrange accoutrement de Jack : il portait autour du corps une sorte de ceinture très-large toute couverte de poils jaunes et touffus dans laquelle était une paire de pistolets.

« Où donc, lui demandai-je, as-tu pris une pareille ceinture ?

— Elle est de ma fabrique, me répondit-il d’un air fier et content. Et puis, regardez nos chiens. »

Je vis autour du cou de nos chiens des colliers de même façon et de même couleur tout armés de longs clous. « C’est toi, Jack, qui as fait ces colliers et cette ceinture ?

jack. — Oui, cher père, et maman m’a aidé seulement pour ce qu’il fallait coudre.

moi. — Où donc avez-vous trouvé du cuir, du fil et des aiguilles ?

ma femme. — Le chacal de Fritz a fourni le cuir : quant au fil et aux aiguilles, une bonne ménagère doit toujours en être pourvue. Aux hommes à penser aux grandes affaires, à nous les petites, qui ont quelquefois leur utilité ; j’ai un sac enchanté d’où je tire beaucoup de choses. Dans l’occasion, adresse-toi à moi, tu seras content. »

Fritz se trouvait offensé, comme chasseur, de ce qu’en son absence on s’était permis de découper la belle peau de son chacal. Il cachait son dépit ; mais Jack s’étant approché de lui : « Aie la bonté de te tenir à distance, lui dit-il, tu empestes, monsieur l’écorcheur ! Cette odeur-là est sans doute aussi de ta fabrique ?

— Non, monsieur, c’est de la vôtre, répliqua vivement Jack : vous aviez pendu votre chacal au soleil.

fritz. — Il se serait à la longue desséché dans sa peau, s’il vous avait plu de me laisser disposer de ma chasse à ma volonté.

moi. — Fritz, pourquoi donc rechercher toujours la discussion ? Ton frère a tiré le meilleur parti possible de cette peau. Il faut maintenant jeter le cadavre du chacal à la mer. Pour toi, Jack, ôte ta ceinture, ou mets-toi sous le vent, afin de ne pas nous incommoder par la mauvaise odeur.

mes enfants. — Jack sous le vent ! Jack sous le vent ! »

Jack préféra laisser là sa ceinture pour le moment.

Cependant, nous étant rapprochés de la tente, je m’aperçus qu’il n’y avait rien de préparé pour le souper ; je dis alors à Frite d’aller nous chercher un jambon de Mayence enfermé encore dans un des tonneaux. Les enfants me regardèrent avec surprise et crurent que je plaisantais ; mais, quand ils virent Fritz revenir tout joyeux, tenant à la main le jambon dont nous avions mangé un morceau : « Oh ! oh ! s’écrièrent-ils ! quel régal ! un jambon ! un jambon !

— Avec le jambon, dit ma femme, je vous offrirai une douzaine d’œufs bien frais trouvés par nous dans l’excursion de ce matin : selon Ernest, ce sont des œufs de tortue. Je vais faire une bonne omelette.

moi. — Comment, des œufs de tortue ?

ernest. — Oui, papa, suivant toute probabilité : ils ont la forme de petites boules, sont doux au toucher et recouverts d’une membrane semblable à du parchemin humide ; nous les avons trouvés enfouis dans le sable du rivage.

moi. — Ce sont bien là les caractères des œufs de tortue. Et comment avez-vous fait cette merveilleuse découverte ?

ma femme. — Nous vous conterons cela plus tard, après le souper, pour dessert.

moi. — Soit. Pendant que tu feras l’omelette, j’irai, aidé des enfants, débarrasser entièrement nos bêtes de leur appareil natatoire. »

Cette besogne terminée, nous revînmes à la tente. Le couvert fut mis sur le fond d’un tonneau à beurre ; les assiettes, les cuillers, les fourchettes, les couteaux, ne nous manquaient pas. L’omelette était vraiment excellente, et nous mangeâmes avec appétit de grosses tranches de jambon sautées dans la poêle, puis du beurre frais et du fromage de Hollande.

Les chiens, les poules, les pigeons, les brebis, les chèvres, toutes nos bêtes, en un mot, se rassemblèrent autour de nous et eurent part au festin, à l’exception des oies et des canards, qui préférèrent rester dans la baie, où ils trouvaient en abondance crabes et vermisseaux.

Quand nous eûmes raconté ce que nous avions fait sur le navire, ma femme se décida à nous instruire des événements mémorables survenus à terre en notre absence.