Le Robinson suisse/X

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 89-102).

CHAPITRE X

Voyage au navire. — La machine infernale. — Nous parvenons enfin à nous rendre maîtres de la pinasse. — Le jardin potager planté à mon insu par ma femme et le petit François. — Nous célébrons le troisième dimanche depuis notre naufrage. — Je fais à mes enfants une fronde comme celle dont se servent les Patagons. — L’outarde. — Le crabe et les noix de coco. — L’yguane ou iguana. — Les goyaves.


J’étais décidé à retourner au navire ; je voulais emmener avec moi toute ma famille, car le concours de nos forces était nécessaire pour enlever la pinasse. Il me fut impossible de décider ma femme à venir en mer ; je la laissai donc avec le petit François, et je partis en compagnie de mes trois autres fils, après avoir promis de revenir le soir même ; nous emportions une provision de pommes de terre bouillies, du manioc et nos corsets de liège. Arrivés sur le navire, notre premier soin fut de charger notre bateau d’une quantité d’objets utiles ; pendant que mes enfants couraient gaiement sur le pont, je descendis visiter la pinasse. Deux grands obstacles, presque insurmontables, s’opposaient à son transport : l’endroit où elle était, sa grandeur et son poids. Elle se trouvait, en effet, dans une espèce de cabinet, entre plusieurs cloisons renversées l’une sur l’autre, et sa base appuyée sur la paroi du navire qui plongeait dans l’eau ; il y avait à peine assez de place dans ce cabinet pour laisser à deux hommes la liberté de leurs mouvements ; de plus, les pièces séparées étaient fort pesantes. Que faire donc ? Je donnai quelques coups de hache dans la paroi latérale du navire, afin de pouvoir faire arriver un peu de lumière jusqu’à moi, et je me mis à rassembler plusieurs pièces numérotées de la pinasse ; j’allais lentement ; le courage m’eût peut-être abandonné sans mon vif désir d’avoir ce bâtiment neuf, sûr, solide, qui pourrait servir, plus tard, à notre délivrance.

Cependant la fin du jour arriva, et nous repartîmes pour la baie du Salut, comme je l’avais promis le matin même. Je fus bien content d’y trouver ma femme et le petit François, venus à notre rencontre. Ils avaient pris toutes les mesures nécessaires pour établir notre demeure à Zeltheim, tant que nous aurions à faire des voyages au navire ; de cette manière, nous serions toujours en vue les uns des autres, et nous n’aurions pas à nous fatiguer pour aller de Zeltheim à Falkenhorst. Je fus vivement touché de cette attention délicate de ma femme ; je l’en remerciai et je lui présentai avec empressement notre cargaison. Je savais qu’elle éprouverait un grand plaisir en voyant deux tonnes de beurre salé, trois de farine, quelques petits sacs de blé et de riz, et d’autres objets utiles pour son ménage. Nous transportâmes le tout dans notre magasin.

Il nous fallut une semaine pour reconstruire la pinasse en son entier. Tous les matins, mes trois fils et moi, nous partions après la prière pour ne revenir que le soir avec du butin. Ma femme s’habitua à se séparer de nous sans être aussi inquiète qu’au commencement ; elle avait même le courage de se rendre souvent, avec François, à Falkenhorst, où nos volailles réclamaient ses soins.

Que nous passions de douces heures le soir, au retour ! comme les mets de notre table rustique nous semblaient délicieux !

Cependant la pinasse fut achevée et prête à être lancée à la mer. Mais comment la faire sortir du navire, que la première tempête pouvait briser ? Nous étions vraiment fiers de voir cette pinasse si jolie, si élégante, si légère, et portant déjà ses mâts et ses vergues. Nous l’avions calfeutrée avec soin ; toutes les jointures étaient garnies d’étoupe ; nous avions même placé les deux canons à l’arrière, où de solides chaînes de fer les assujettissaient comme sur un vaisseau de guerre. Percer à coups de hache les parois du vaisseau était un travail fort long, peut-être au-dessus de nos forces ; et puis, si une tempête survenait, si la mer, soulevée avec fureur, précipitait ses vagues dans l’intérieur du bâtiment ! Je me décidai pour un expédient hardi, dangereux, mais d’un grand effet.

J’avais trouvé dans le navire un de ces mortiers de fer dont on se sert dans les cuisines ; je le remplis de poudre ; je plaçai dessus une planche de chêne, épaisse et solide, la fixant avec deux forts crampons ; par une rainure faite à cette planche, j’introduisis une mèche à canon assez longue pour pouvoir brûler pendant deux heures au moins. Je serrai enfin, autour de la planche et du mortier, d’énormes chaînes de fer, et j’obtins ainsi un pétard ou une sorte de machine infernale que je suspendis dans le cabinet où était la pinasse, sur la paroi latérale du navire. J’eus soin de calculer la distance laissée entre la pinasse et le pétard, de manière à être sûr que, par l’explosion, ce dernier reculerait et n’atteindrait pas la pinasse. J’allumai ensuite la mèche qui sortait de la planche, et, sans rien dire à mes enfants de ce que j’avais fait, je remontai promptement avec eux dans notre bateau de cuves. Nous arrivâmes sans accident à Zeltheim. Nous étions occupés à décharger notre cargaison, quand une détonation terrible se fit entendre sur la mer ; nos enfants furent épouvantés. « Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? Un coup de canon ! s’écriaient-ils. Le capitaine de notre bâtiment et ses matelots seraient-ils dans ces parages ? Peut-être un navire en perdition demande-t-il du secours !

ma femme. — Le bruit me semble venir directement du vaisseau. Si le feu s’était communiqué à quelque baril de poudre ?

moi. — Peut-être, en effet, aurons-nous oublié d’éteindre le feu après avoir calfeutré la pinasse. Allons sur les lieux mêmes nous assurer de l’événement. Qui veut être de la partie ?

— Moi ! moi ! moi ! » répondirent mes trois aînés, qui se précipitèrent dans les cuves. Je les suivis après avoir dit à voix basse quelques mots à leur mère pour la tranquilliser.

Avec quelle vitesse sortîmes-nous de la baie ! Comme nos coups de rames se suivaient de près ! Nous fîmes le tour du navire au milieu de débris de toutes sortes qui, çà et là, jonchaient la mer. À travers une immense ouverture de la paroi latérale, nous vîmes la pinasse tout à fait intacte, quoique renversée un peu sur le côté. Je m’écriai, plein de joie : « Victoire ! mes enfants, victoire ! Elle est à nous, la belle pinasse ! nous pouvons la mettre facilement en mer. Montons dedans.

fritz. — Ah ! je comprends ! vous avez fait sauter vous-même une partie de la paroi du navire, avec la poudre, pour ouvrir une issue à la pinasse. Mais quelle machine avez-vous employée à cet effet ? »

Je leur expliquai mon stratagème. À l’aide du cric et de leviers, nous fîmes glisser doucement la pinasse à la mer, après avoir eu soin néanmoins de rattacher avec une forte et longue corde pour l’empêcher de s’éloigner trop. Bientôt notre joli bâtiment fut gréé et en état de voguer.

Mes enfants, se voyant sur une pinasse défendue par deux canons, avec leurs fusils, leurs pistolets, se croyaient invincibles ; ils eussent souhaité de tous leurs vœux rencontrer des flottes de sauvages, pour les bombarder et les couler à fond. La nuit avançait ; nous partîmes. Fritz fut érigé immédiatement en capitaine ; il avait sous ses ordres, comme canonniers, Jack et Ernest ; moi, j’étais au gouvernail. Quand nous entrâmes dans la baie du Salut, le capitaine commanda de tirer le canon : « No 1, feu ! no 2, feu ! » et les échos répétèrent au loin les détonations de notre formidable artillerie.

Derrière les rochers du rivage, ma femme et le petit François nous attendaient ; mais ils ne nous reconnurent pas de loin en mer ; aussi furent-ils très-effrayés de notre démonstration belliqueuse. Quand nous débarquâmes, ils s’élancèrent vers nous. « Soyez les bienvenus ! nous dit ma femme ; je devrais pourtant vous en vouloir, car vos coups de canon m’ont fait grand’peur. Quel joli bâtiment ! je crois que j’aurai maintenant assez de courage pour me mettre en mer avec vous. »

Mon fils aîné la pria de monter sur la pinasse, ce qu’elle fit très-volontiers, et deux autres coups de canon furent immédiatement tirés en son honneur.

Ma femme loua beaucoup notre persévérance et notre habileté, puis elle ajouta :

« Si je vous fais tant de compliments, c’est peut-être un peu dans l’espoir que vous nous en ferez à votre tour au petit François et à moi : pendant que vous travailliez sur le navire, nous ne restions pas oisifs à terre ; venez voir notre ouvrage. »

Elle nous conduisit au haut de la colline d’où la rivière des Chacals se précipite en cascades, et nous vîmes avec joie et surprise un charmant jardin potager, divisé en planches et en compartiments, entre lesquels étaient tracés des sentiers assez larges pour permettre d’y marcher deux de front.

« Eh bien, mon ami, dit-elle, que penses-tu de notre ouvrage ? J’ai planté ici des patates, des racines de manioc, des laitues de plusieurs espèces ; ce coin est réservé pour les cannes à sucre. Par le moyen de longs bambous, vous amènerez facilement l’eau ici, et mes plantes, nourries, arrosées, deviendront magnifiques. J’ai choisi le talus du rocher pour les ananas et les melons. Plus loin, un terrain préparé doit recevoir des pois, des fèves, des choux. Autour de chaque plantation, j’ai semé des grains de maïs : quand ils seront hauts et touffus, ils abriteront le reste contre les ardeurs du soleil. »

J’étais en admiration devant ce travail si beau et si utile. « Je n’aurais jamais pensé que toi et le petit François vous fussiez capables d’exécuter si bien et si promptement une pareille entreprise. Je dois cependant t’avertir que peut-être les légumes d’Europe ne réussiront pas ici. Console-toi donc à l’avance si tes espérances étaient déçues de ce côté. On obtient plus facilement, au moyen de serre, une chaleur artificielle qu’on ne diminue la chaleur naturelle. Aux Indes, il est vrai, la plupart des plantes potagères de nos pays réussissent ; mais que de soins particuliers, et surtout que de connaissances en jardinage il faut pour ces sortes de travaux ! Et ces connaissances, les avons-nous ?

ma femme. — En commençant ce travail, je ne savais pas moi-même si j’en viendrais heureusement à bout. Mais l’envie de vous surprendre m’a donné la force et l’activité nécessaires. Et puis, je soupçonnais un complot secret arrêté entre vous pour faire quelque chose qui me fût agréable ; je n’ai point voulu être en reste avec vous. Après les louanges que tu mérites, permets-moi de t’adresser un petit reproche. Tes courses journalières au navire t’ont fait oublier ces précieux plants d’arbres fruitiers européens que tu as apportés à Falkenhorst. Je les ai arrosés avec soin et couverts de branches, j’en ai même couché quelques-uns en terre ; cependant je crains qu’ils ne soient déjà desséchés, il faut donc t’en occuper en toute hâte.

moi. — Tu as agi très-sagement. Dès mon retour à Falkenhorst, je te promets de faire ce que tu demandes. »

Nous déchargeâmes le bateau de cuves, que nous avions amené à la remorque de notre pinasse ; et, quand toutes nos provisions eurent été enfermées dans la tente, après avoir solidement amarré la pinasse et le radeau, nous nous mîmes en route pour Falkenhorst. Nous emportions seulement quelques-unes des choses les moins lourdes, ne voulant point repartir les mains vides.

J’ai oublié de dire que, pendant que nous étions à Zeltheim, arriva le second dimanche, au milieu de nos nombreuses occupations ; le jour de notre retour à Falkenhorst était précisément le troisième dimanche, et nous le sanctifiâmes de notre mieux par la lecture des saintes Écritures, par la prière et les pieux cantiques. J’inventai pour mes enfants une parabole, les Voyageurs arabes dans laquelle je personnifiai ma famille sous des noms supposés. Je parlai des biens dont Dieu nous comblait, le remerciant, par-dessus tout, de nous avoir donné un talisman qui nous inspirait les meilleures pensées et un génie protecteur : j’entendais parler de la Bible et de ma pieuse femme. Les enfants me comprirent ; et, dès que j’eus achevé ma parabole, ils embrassèrent leur mère avec tendresse, l’appelant leur génie protecteur.

Je permis ensuite à mes fils de se livrer à des exercices utiles et fortifiants : le tir de l’arc, la lutte modérée, la course, les sauts, la corde à nœuds. Je suis persuadé que rien n’ôte plus le courage à un homme que l’aveu qu’il est obligé de se faire à lui-même de son impuissance et de sa maladresse. Je voulus ensuite leur apprendre un exercice qui leur avait été inconnu jusqu’alors : je pris deux balles de plomb et les attachai aux deux bouts d’une corde longue de six pieds. Mes enfants avaient les yeux fixés sur moi ; ils me demandaient à quoi ma machine était bonne, et comment on s’en servait.

« Je vous fabrique, leur répondis-je, une arme en usage chez les Patagons, peuplades vaillantes qui habitent l’extrémité méridionale de l’Amérique du Sud. Comme ils n’ont point de balles, ils les remplacent par de lourdes pierres attachées à une courroie. Veulent-ils tuer un animal ou un homme, ils lancent contre eux une des pierres avec une force extraordinaire et presque toujours à coup sûr. Ils retirent cette pierre au moyen de l’autre, retenue dans leur main ; ils lancent ensuite celle-ci pour frapper une seconde fois. Veulent-ils arrêter un animal sans le blesser, ils lui lancent encore une de leurs pierres, mais de manière qu’elle serve seulement à entortiller la courroie à ses jambes ou à son cou. »

Ces détails intéressèrent mes enfants ; et, à leur prière, je dus sur-le-champ faire l’essai de mon invention. Je choisis pour but un tronc de jeune arbre, que j’entourai très-bien avec ma fronde. Fritz s’en servit avec beaucoup d’adresse. Les autres s’exercèrent à leur tour, mais avec moins de succès ; du reste, il n’est pas étonnant que Fritz l’emportât sur eux : il avait quelques années de plus et une intelligence plus développée ; même dans les exercices du corps, l’intelligence est d’un grand secours.

Le lendemain, à mon lever, je vis, du haut de notre château aérien, qu’il y avait tempête en mer ; je résolus donc de rester à terre et me mis aux ordres de ma femme pour tout ce qu’elle jugerait bon de commander. Après m’avoir montré une grande quantité de grives et d’ortolans pris aux pièges par elle et soigneusement placés dans du beurre, elle me mena à l’endroit où se trouvaient nos plants d’arbres fruitiers, que je plantai sans perdre de temps. Nous partîmes tous pour la baie des Calebassiers, où nous voulions faire une grande provision d’ustensiles de cuisine. L’âne fut attelé à son traîneau ; Turc fut revêtu de sa cotte d’armes garnie de pointes de porc-épic ; Bill portait le singe Knips sur son dos. Ensuite marchaient mes trois fils aînés, puis ma femme et François ; je me tenais auprès d’eux avec mon fusil à deux coups, une balle dans l’un des canons, de la cendrée dans l’autre.

Fritz, désireux de s’illustrer par quelque exploit de chasseur, ne tarda pas à s’éloigner un peu, avec Turc, du côté des hautes herbes que nous avions à notre droite ; il venait de disparaître à nos yeux, quand nous vîmes s’élever en l’air un oiseau énorme ; un coup de fusil partit, et l’oiseau tomba.

C’était Fritz qui l’avait atteint sans le tuer ; car l’oiseau se sauva avec une vitesse incroyable, non pas en volant, mais en marchant. Fritz courut à sa poursuite avec Turc. Bill, animé par les cris de mon fils et les aboiements du chien, voulut être de la partie et se débarrassa du singe. Nos deux dogues arrêtèrent le fuyard, non sans recevoir de lui de violents coups d’ailes et de pattes, qui les auraient forcés à lâcher prise, si je n’étais accouru à leur aide : je reconnus une grosse outarde femelle. Au lieu de la tuer, je pensai à la prendre vivante pour notre basse-cour ; épiant donc un moment favorable, je m’approchai d’elle et lui enveloppai la tête avec mon mouchoir. Alors il ne fut pas très-difficile de lui lier solidement les ailes avec une ficelle : nous rejoignîmes les nôtres avec ce gibier.

Jack trouvait l’oiseau très-grand et très-beau. Ernest l’eut à peine vu qu’il dit gravement :

« Je déclare que c’est une oie-outarde, oiseau dont la chair, très-délicate, a le goût de celle du dindon. Si maman veut, elle peut l’apprivoiser.

la mère. — Je suis d’avis qu’on lui rende la liberté : peut-être a-t-elle des petits auxquels ses soins sont nécessaires.

moi. — Ma chère amie, remettre cette bête blessée en liberté, ce serait la condamner à mourir bientôt faute de soins. J’examinerai sa blessure ; si elle est mortelle, il faudra bien tuer l’oiseau, qui nous fournira un excellent rôti ; si, au contraire, elle est guérissable, nous l’apprivoiserons pour notre basse-cour. »

Ayant ainsi parlé, j’attachai l’outarde sur le traîneau, et nous nous avançâmes vers le bois où nous avions trouvé précédemment tant de singes, et que, pour cette raison, nous avions appelé bois des Singes. Ernest ne pouvait se lasser de regarder ces arbres si hauts, si élancés et si beaux ; un superbe palmier, haut de plus de soixante pieds, garni de ses grappes de cocos, attirait surtout son admiration. Je remarquai une expression de convoitise sur son visage, et je l’entendis prononcer ces mots d’un ton plaintif :

« Hélas ! que c’est haut !

moi. — Oui, c’est bien haut ! Tu regrettes, sans doute, que ces noix de coco ne tombent pas d’elles-mêmes dans la bouche ?

ernest. — Non, papa ; car je craindrais en même temps d’avoir quelques dents et peut-être les mâchoires cassées par le choc. »

Il achevait à peine de parler, quand une des plus grosses noix, se détachant de l’arbre, vint rouler à ses pieds ; puis une seconde, puis une troisième : il recula effrayé. J’étais aussi surpris que lui, car je n’apercevais pas le moindre animal ; d’un autre côté, je savais que les noix de coco ne tombent d’elles-mêmes que mûres ou gâtées ; or celles-ci étaient fraîches et vertes.

« Papa, dit Ernest, c’est comme dans les contes des bonnes fées : à peine un souhait est-il formé qu’il s’accomplit. moi. — Peut-être le sorcier mystérieux qui nous envoie ces noix a-t-il plutôt l’intention de nous casser la tête que de nous régaler. C’est, sans doute, un singe méchant qui nous guette. »

Fritz se rapprocha de nous sur ces entrefaites, et deux noix qui tombèrent en cet instant lui écorchèrent les joues.

« Je te découvrirai, maudit sorcier ! » s’écria-t-il.

En effet, il ne tarda pas à nous montrer un vilain crabe de terre, de forme ronde, assez semblable à un homard, et qui descendait doucement le long du tronc de l’arbre.

Ce crabe est connu sous le nom de pagure voleur ou de crabe à coco. Il monte jusque dans le chou du palmier, coupe avec ses pinces un certain nombre de grappes de coco, puis retourne à terre pour sucer tranquillement le lait des noix à travers les trous situés près de la queue. Certains naturalistes prétendent même que ses pinces sont assez fortes pour en briser la dure enveloppe.

Dès que le crabe fut à terre, Jack s’élança vers lui pour le tuer à coups de crosse de fusil. Il le manqua, et le crabe s’avança à son tour vers lui, avec ses pinces ouvertes et menaçantes. Jack, furieux de voir son adversaire échapper à plusieurs attaques, eut recours à la ruse : ayant ôté sa veste, il en couvrit le crabe.

Jack s’était montré courageux et habile ; je vins mettre fin à la lutte en tuant le hideux animal avec ma hache.

« Quelle vilaine bête ! s’écria Jack, je suis fier d’avoir délivré la terre d’un pareil monstre.

moi. — Allons, allons, mon petit Hercule ; il y a des millions d’autres crabes sur les bords de la mer qui sont réservés à ton bras exterminateur. Tu mangeras à dîner un peu de ton crabe, si sa viande ne te semble ni trop dure ni trop indigeste. »

Nous continuâmes notre route ; la chaleur devenait insupportable ; nous commencions déjà à souffrir de la soif, quand le naturaliste Ernest, toujours occupé à étudier les plantes, en découvrit une dont la tige renfermait une eau limpide et délicieuse à boire. Je regrettai beaucoup de ne pas savoir le nom de cette plante, qui nous fournit à tous de quoi nous désaltérer.

Enfin, nous atteignîmes nos calebassiers : c’eût été un plaisir de voir avec quelle ardeur et quelle habileté mes enfants fabriquaient des vases de toutes formes, des assiettes, des cuillers, des gourdes, des bouteilles, même des nids pour nos pigeons et des ruches.

On décida ensuite qu’on ferait cuire le crabe sans tarder. Mais il fallait de l’eau, et nous n’avions plus dans cet endroit nos plantes à fontaine, comme disait Ernest ; je m’avançai donc dans le bois avec mes enfants pour tâcher de découvrir quelque ruisseau. Tout à coup Ernest, qui marchait en avant, s’écria :

« Un sanglier ! un sanglier ! »

Nous nous lançâmes dans la direction qu’il nous montra, et bientôt nous vîmes nos chiens qui venaient de notre côté, tenant par les oreilles, non pas un sanglier… mais notre truie, qui s’était évadée. Nous la débarrassâmes de ses deux ennemis, et elle ne tarda pas à fouiller tranquillement la terre autour de nous.

Notre attention fut attirée alors par une espèce de petites pommes qui tombaient des arbres environnants, et que la truie et les chiens avalaient avec avidité. Comme je ne connaissais aucunement ce fruit, je défendis à mes enfants d’en manger.

Je leur dis de mettre quelques-unes de ces pommes dans leurs poches : mon intention était de les faire goûter au singe, notre expérimentateur ordinaire.

Cependant nous cherchions toujours à trouver de l’eau, et j’envoyai Jack vers un massif de rochers où j’espérais qu’il découvrirait, soit une source, soit un ruisseau. Son excursion ne fut pas longue : il revint vers nous pâle, tremblant, et nous dit : « Un crocodile est caché dans ces rochers, je l’ai vu ; heureusement il dort étendu sur une pierre.

— Un crocodile ! répliquai-je en éclatant de rire, un crocodile ici, sur des rochers brûlants et sans eau ! tu rêves !

— Je ne rêve point ; venez voir. »

Nous le suivîmes, et nous trouvâmes, non pas un crocodile, mais une iguane. C’est un animal de la famille des lézards, long d’environ cinq à six pieds, d’un caractère inoffensif, et très-bon à manger. Fritz s’apprêtait à faire feu dessus. Je relevai son arme. Après avoir coupé une baguette fort mince dans un buisson voisin, je m’avançai doucement vers l’iguane, et je me mis à siffler, ce qui la réveilla. Elle leva la tête et parut charmée de cette douce mélodie ; alors je lui enfonçai ma baguette dans une des narines ; le sang coula avec abondance, et l’animal mourut sans donner aucun signe de douleur. Mes enfants examinèrent alors l’iguane autant qu’ils voulurent. Ils remarquèrent ses brillantes écailles, ses effets changeants, ses longues dents pointues, et la longue poche en forme de goître qu’elle a sous la gorge. Je la chargeai sur mes épaules, tandis que mes enfants soutenaient par derrière la queue, qui, à elle seule, est aussi longue que le reste du corps.

Nous retournâmes alors vers ma femme et François. Ils étaient très-inquiets de notre absence, qui leur avait semblé d’autant plus longue, que nous avions oublié de tirer quelques coups de fusil pour les avertir de notre retour. Mes enfants présentèrent au singe les petites pommes que je leur avais permis d’emporter. Maître Knips en mangea avec avidité. Persuadés alors qu’elles n’étaient pas vénéneuses, nous en mangeâmes nous-mêmes. Je crus reconnaître que c’étaient des goyaves, fruits très-estimés des naturels des pays où ils se trouvent. Toute la famille se remit en route pour Falkenhorst, sans faire d’autre trouvaille sur la route que des glands semblables à ceux d’Europe, mais d’un goût très-agréable.

Arrivés à notre château, nous fîmes un repas délicieux avec la chair de l’iguane ; les chiens mangèrent le crabe, dont la chair nous sembla trop dure et trop coriace. Ensuite chacun se coucha.