Le Robinson suisse/XIX

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 178-184).

CHAPITRE XIX

Nous construisons une cabane. — Découverte du térébinthe, de l’arbre à mastic, de la cannelle. — La rizière. — La laie ; les cygnes noirs. — Nous donnons le nom de Waldegg à notre première métairie. — Le pin pinier. — Construction d’une seconde cabane que nous appelons Prospect-Hill.

À une centaine de pas du ruisseau dont j’ai parlé se trouvaient quatre arbres d’égale grosseur, formant un carré long (rectangle) assez régulier, dont le plus grand côté, ayant vingt-quatre pieds, donnait sur la mer ; le petit côté avait seize pieds. Je taillai dans les troncs des mortaises pour y mettre les perches destinées à soutenir le toit ; sur ces perches transversales nous clouâmes des lattes et de larges morceaux d’écorce ; comme nous n’avions pas beaucoup de clous de fer, nous nous servîmes, en cette occasion, de fortes épines qui viennent sur l’arbre nommé acacia à trois épines ; nous en avions découvert un le jour précédent ; séchées au soleil, ces épines deviennent presque aussi dures que du fer.

Ensuite nous nous occupâmes de nous procurer des morceaux d’écorce pour le toit ; il nous fallut bien du temps et bien de la patience : d’abord je faisais autour des troncs d’arbres des traits de scie assez profonds pour atteindre jusqu’à l’aubier ; ces coupures parallèles étaient séparées les unes des autres par un espace de deux pieds ; je les fendais ensuite, perpendiculairement, puis j’enlevais les morceaux avec des coins ; pour les empêcher de se mettre en rouleaux, je les chargeais de lourdes pierres. Mes fils m’aidaient à les placer solidement les uns sur les autres comme des écailles de poissons. Nous eûmes ainsi un toit semblable à ceux de la plupart de nos chalets suisses.

Nous fîmes alors deux découvertes. Ma femme s’étant servie des débris des tuiles de bois pour allumer son feu, je sentis s’en exhaler une odeur de résine aromatique. En les examinant avec plus d’attention, je reconnus que quelques-uns de ces morceaux appartenaient au térébinthe, les autres à l’arbre à mastic. Je n’avais nullement l’intention de me servir de ces résines comme d’une chose de luxe, mais je pensais déjà pouvoir obtenir par leur cuisson une sorte de goudron ou de poix. La seconde découverte fut due à nos chèvres. Ernest remarqua que ces animaux mangeaient avec avidité des petits morceaux d’écorce des arbres que nous avions pelés ; comme mon fils était un peu gourmand, il voulut savoir le goût de ces écorces ; il en porta donc à sa bouche et s’écria tout joyeux : « De la cannelle ! de la cannelle ! » Il ne se trompait pas : c’était bien de la cannelle, et si elle ne valait pas celle de Ceylan, fort estimée en Europe, elle n’en avait pas moins un parfum très-suave.

Pendant le repas du soir il fut naturellement question des trois découvertes du jour. Je racontai à ma famille que le térébinthe avait été trouvé par les Vénitiens dans les îles de l’archipel grec. « Et que fait-on de la résine qu’il donne, appelée térébenthine ? demanda Ernest.

moi. — Elle sert en médecine. On l’emploie aussi pour les vernis, pour la colophane ; cuite et mêlée avec l’huile de poisson, elle donne un goudron très-estimé.

jack. — Et le mastic ?

moi. — Le mastic, qui sort par gouttes de l’arbre à mastic et se durcit au soleil, est employé très-souvent par les parfumeurs ; dissous dans l’alcool ou esprit-de-vin, il fournit un vernis pour la porcelaine.

fritz. — Et la cannelle ?

moi. — La plus estimée vient de l’île Ceylan ; on la recueille sur l’arbre appelé cannellier ; la plus fine est celle qui se trouve entre la seconde écorce et l’aubier ; séchée au soleil, la cannelle se roule d’elle-même en morceaux de différentes grandeurs qu’on lie ensemble et qu’on met dans des sacs de coton renfermés eux-mêmes dans d’autres sacs de peau de buffle, impénétrables à l’air. C’est ainsi qu’on la transporte en Europe sans qu’elle perde rien de son parfum ; elle entre dans la composition des liqueurs les plus fines. »

Le toit achevé, nous environnâmes nos arbres d’une palissade serrée de roseaux et de poutres de six pieds de haut, entre l’extrémité supérieure de cette palissade nous laissâmes un espace d’environ quatre pieds, fermé par un simple grillage qui permettait à l’air et à la lumière de pénétrer. Une cloison perpendiculaire divisait l’intérieur en deux parties : l’une, plus grande, pour les moutons et les chèvres ; l’autre, plus petite, pour nous-mêmes. Au fond de l’étable de longs bâtons furent fixés pour servir de perchoirs aux poules.

À côté de l’endroit que nous avions ménagé pour la porte nous plaçâmes deux bancs rustiques à l’ombre des arbres et du côté de la mer. Des claies d’osier élevées un peu au-dessus du sol, et sur lesquelles on pouvait mettre nos matelas, composaient notre ameublement.

Je savais bien qu’une maisonnette aussi frêle que celle et ne résisterait ni aux vents ni aux pluies d’hiver ; aussi mon intention était de garnir plus tard les palissades, en dedans et en dehors, de terre grasse gâchée avec du plâtre et du sable fin. Pour le moment, je ne désirais qu’une chose : donner à nos bêtes un abri où elles prissent l’habitude de se retirer d’elles-mêmes tous les soirs au retour du pâturage ; pour les accoutumer à cela, j’eus soin, pendant plusieurs jours de suite, de remplir leurs auges de pommes de terre mêlées de sel. C’était leur nourriture favorite, et mes enfants se chargeraient de la renouveler de temps en temps.

Cette cabane, que j’avais cru pouvoir achever en trois ou quatre jours, nous prit une semaine ; avec nos travaux finirent nos provisions de bouche. Comme je ne voulais pas retourner à Falkenhorst avant d’avoir établi une autre métairie du même genre près du cap de l’Espérance trompée, j’envoyai Fritz et Jack à notre demeure pour nous rapporter des pommes de terre, des jambons, du fromage, du poisson fumé et des gâteaux de cassave ; ils devaient aussi donner de la nourriture aux animaux que nous avions laissés soit à Falkenhorst, soit à Zeltheim. Fiers de leur mission, ils partirent au grand trot, montés, l’un sur l’onagre, l’autre sur le buffle, et emmenant en laisse l’âne comme bête de somme ; Turc les accompagnait.

En leur absence, je suivis avec Ernest les bords du ruisseau, et j’arrivai jusqu’à la paroi escarpée du rocher d’où j’espérais découvrir les traces de notre première excursion dans ces lieux ; elles n’étaient plus visibles. Nous arrivâmes à un marécage ou petit lac, sur les bords duquel nous vîmes du riz sauvage en pleine maturité ; d’innombrables troupes d’oiseaux en sortirent à notre approche ; Ernest, se montrant alors meilleur tireur que Fritz lui-même, en abattit plusieurs que nous reconnûmes pour des outardes. Je fus très-surpris de la justesse de son coup d’œil.

Cet enfant, avec sa lenteur ordinaire, ne se passionnait pour rien ; mais, grâce à son esprit d’observation, il réfléchissait à tout, et savait, à l’occasion, réussir mieux que les autres dans ses entreprises. Pourtant son habileté ne nous aurait pas été très-utile en cette occasion, sans le jeune chacal qui nous suivait et qui alla ramasser le gibier dans les parties de la rizière où nous n’osions entrer nous-mêmes, de peur d’enfoncer dans ce sol mou et détrempé par les eaux. Maître Knips, qui était sur le dos de Bill, nous fit découvrir, au milieu d’une verdure épaisse, cette belle et grosse fraise blanche et délicieuse à la bouche, que l’on nomme en Europe : fraise du Chili ou fraise ananas. Nous eûmes soin d’en emplir la hotte du singe, afin d’apporter quelque chose de bon à notre famille.

La vue de ce lac charmant, qui bornait la rizière au nord, nous rappela notre patrie : « La Suisse est transplantée ici ! » s’écria Ernest. Sans doute les eaux de ce lac étaient aussi limpides que celles des nôtres ; elles se ridaient au doux souffle du vent et reflétaient le ciel ; mais nous ne voyions ni les sommets neigeux de nos montagnes, ni les forêts de sapins au sombre feuillage ; nous n’entendions ni la clochette des troupeaux, ni la corne retentissante du pâtre des Alpes.

Des cygnes, en bandes nombreuses, sillonnaient la surface du lac ; au lieu d’être blancs comme ceux d’Europe, ils étaient d’un noir très-vif, à l’exception de six grandes plumes blanches de l’aile ; du reste, même fierté dans le maintien, même grâce dans les mouvements, même sollicitude dans les mères cygnes, qui, inquiètes, attentives, rassemblaient autour d’elles leurs petits et leur cherchaient de la nourriture. Ne voulant point troubler un spectacle si charmant, je défendis à Ernest de faire le coup de feu, comme il en avait envie ; je lui dis cependant que nous chercherions le moyen d’avoir une paire de ces cygnes pour les établir sur notre ruisseau de Falkenhorst. Tant qu’aux oiseaux qui volaient çà et là dans le marécage, nous les déclarâmes de bonne prise pour l’avenir ; nous n’avions pas besoin d’en tuer ce jour-là, nos outardes nous suffisaient. Mais Bill, s’étant jeté à l’eau, revint, du milieu des roseaux, tenant à la gueule une bête fort singulière. Elle ressemblait à une loutre sous plusieurs rapports : les doigts des quatre pieds étaient réunis par des membranes comme ceux des oiseaux aquatiques ; sa longue queue poilue se dressait en l’air ; elle avait une tête fort petite avec des yeux et des oreilles à peine visibles, et, comme trait fort remarquable, un long bec de canard au bout de son museau. Il nous fut impossible de savoir dans quelle espèce il fallait ranger cet étrange animal, qui tenait à la fois de l’oiseau et du quadrupède. Nous ne nous rappelions point d’avoir rien lu dans les ouvrages d’histoire naturelle qui pût nous mettre sur la voie. Je lui donnai, de mon autorité privée, le nom de bête à bec.

Chargés de notre butin, nous retournâmes à la métairie, où Fritz et Jack ne tardèrent point à nous rejoindre. « Il était temps, me dirent-ils, de renouveler les provisions de notre volaille ; nous lui avons laissé une quantité de nourriture suffisante pour au moins une dizaine de jours ; et voici des provisions pour nous. »

On se mit à table, et, pour dessert, Ernest offrit ses fraises ananas, auxquelles on fit honneur. Ma femme nous remercia pour le riz, qu’elle déclara excellent, quoique le grain en fût petit.

La bête à bec excita la curiosité de tous mes enfants et donna lieu à Fritz de regretter beaucoup de n’avoir pas pris part à notre glorieuse excursion. Jack se consola en pensant que son élève chacal l’avait bien remplacé. Je dis alors à Fritz : « Mon ami, notre confiance en toi doit te paraître de quelque prix. Pourquoi tant regretter trois ou quatre coups de fusil que tu aurais tirés ? Tu n’es pas content que je t’aie chargé, comme fils aîné, d’approvisionner Falkenhorst ? Envierais-tu le succès d’Ernest à la chasse ? »

Fritz, honteux du dépit qu’il avait éprouvé d’abord, sauta au cou d’Ernest et l’embrassa avec tendresse. Je lui promis de le mener avec nous au lac avant de quitter les parages où nous nous trouvions.

Ma femme pluma et sala les outardes que nous avions tuées ; nous en mangeâmes une au souper, elle obtint les louanges de tous les convives affamés.

Le lendemain, le nom de Waldegg fut donné solennellement à la métairie ; on mit du fourrage dans l’étable, du grain dans le poulailler, et nous quittâmes nos colons, que Fritz fut oblige d’empêcher de nous suivre.

Après avoir marché pendant une heure environ, nous venions d’entrer dans Une forêt d’arbres résineux assez semblables à ceux de l’Europe, quand, tout à coup, des singes, cachés dans les branches, nous jetèrent des pommes de pin, petites, il est vrai, mais qui, lancées d’une si grande hauteur, auraient pu faire des blessures fort dangereuses. Il fallut nous servir de nos fusils contre les agresseurs ; le bruit de la décharge les mit en fuite. Les pommes de pin qui avaient servi de projectiles aux singes avaient une forme particulière ; Fritz en écrasa une entre deux pierres, et trouva dedans une amande d’un goût agréable ; m’étant approché de lui et ayant à mon tour examiné les morceaux, je reconnus le pin pinier[1], qui donne un fruit bon à manger et une huile à brûler excellente et sans aucune odeur.

« Ne t’occupe point maintenant à écraser ces pommes, dis-je à Fritz, je t’apprendrai une manière plus commode de les ouvrir ; ramasse seulement toutes celles que tu vois à terre. »

Quand nous eûmes atteint la colline qui, par une pente douce, monte jusqu’au cap de l’Espérance trompée, à peu de distance du champ des cannes à sucre, nous dressâmes notre tente sous l’ombrage d’un bouquet de palmiers, près d’une source d’eau. Il était impossible de trouver un endroit plus convenable pour l’établissement de notre seconde métairie : eau, belles prairies, bois touffus, rien ne manquait.

Les enfants, par mon conseil, allumèrent du feu et posèrent leurs pommes de pin quelques minutes sur les charbons ardents ; elles éclatèrent d’elles-mêmes en produisant une petite détonation ; il fut alors facile d’ôter les amandes.

Dans l’après-midi, il fallut commencer les travaux de construction de la nouvelle métairie. Nous allâmes vite en besogne ; le plan et les divisions intérieures de Waldegg furent suivis. Six jours nous suffirent pour son achèvement. Ernest voulait, sans doute pour nous donner un petit air anglais, que cette métairie reçût le nom de Prospect-Hill ; pour moi, fidèle à notre chère langue allemande, je préférais l’appeler Shattenbourg ou Schauenbach. Prospect-Hill obtint la préférence ; je dus céder devant la majorité.

  1. On appelle encore cet arbre pignon doux, et ses fruits pignoles.